David Madore's WebLog: L'enseignement et les raisonnements incorrects

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(vendredi)

L'enseignement et les raisonnements incorrects

Mercredi j'ai de nouveau passé un certain nombre d'heures à corriger des copies (d'Analyse cette fois) : c'est le genre de choses qui donne envie d'avoir un punching-ball à portée de main, alors, faute de punching-ball, je vais me défouler en pondant un rant interminable sur mon blog. Non, plus sérieusement, je ne suis pas trop du genre à répertorier les perles de mes copies ou à étaler la certitude que mes étudiants sont les plus mauvais de l'Univers (de toute façon, tous les étudiants sont toujours les plus mauvais de l'Univers comme tous les bébés sont toujours les plus beaux de l'Univers) : ce qui est le plus frustrant, en fait, ce ne sont pas les copies nulles, ce sont les gens qui font des raisonnements faux trahissant des erreurs profondes mais un peu subiles, et qui arrivent quand même, dans l'ensemble, à rendre une copie où il y a des choses justes, donc auront sans doute une note passable, ne chercheront pas à en savoir plus, si bien qu'on ne les détrompera jamais. Un peu comme quand someone is wrong on the Internet, ce qui est le plus frustrant ce n'est pas tant le gros troll vert et velu et bien reconnaissable, mais celui qui est habilement déguisé en argument valable — et quand on ne peut pas lui répondre parce que le fil de discussion est vieux et fermé ou à sens unique pour n'importe quelle raison.

Bref.

L'enseignement des maths est centré sur la notion de raisonnement correct. Ce qui, dit comme ça, est normal, mais ce que je veux souligner, c'est qu'on accorde des points pour un raisonnement correct sans pénaliser spécifiquement un raisonnement incorrect (c'est-à-dire, pas plus que l'absence de réponse). Dans ces conditions, l'étudiant qui ne sait pas répondre à une question a intérêt à essayer de répondre n'importe quoi dans l'espoir que ça soit juste ou, de façon plus subtile, que le correcteur ne se rende pas compte[#] que c'est n'importe quoi. Ce n'est pas tout à fait vrai (qu'un étudiant ait toujours intérêt à tenter sa chance), parce qu'il perd du temps à écrire un n'importe quoi qui a peu de chances d'être juste, et aussi qu'il risque fort d'irriter le correcteur lequel, même s'il ne sanctionne pas spécialement l'erreur, sera moins disposé à pardonner une absence de justification plus loin ; mais c'est néanmoins assez tentant pour que beaucoup essaient.

[#] Cette dernière possibilité est d'ailleurs presque toujours illusoire : chaque question possède en général un point crucial que vérifie principalement le correcteur — comme le choix du bon théorème ou l'invocation de la bonne hypothèse : il est peu probable qu'un raisonnement faux passe justement par ce point crucial, et quand il n'est pas présent le correcteur passe en mode « c'est louche, trouvons l'erreur ».

Toujours est-il qu'il y a des copies qui essaient sciemment d'arnaquer, et il y a aussi des copies qui écrivent des raisonnements faux en pensant qu'ils sont justes. Il y a des situations où quelques indices permettent de deviner dans quel cas on est, mais généralement ce n'est pas possible ; et la distinction n'est pas forcément totalement claire même en théorie : cela peut arriver à tout le monde de commencer à tenir un raisonnement (que ce soit en maths ou autre chose), d'avoir une partie de soi qui dit c'est de la mauvaise foi, là, et de l'ignorer sans chercher à regarder de plus près, peut-être en se disant si ce n'est pas bon, de toute façon, je ne sais pas faire autrement.

Mais ce n'est pas juste qu'on ne pénalise pas les raisonnements incorrects : on n'apprend pas vraiment aux étudiants à les détecter, à les identifier, à les analyser. Or apprendre à produire des raisonnements corrects n'est pas vraiment la même chose qu'apprendre à reconnaître les raisonnements incorrects. (De même, mon père me fit jadis remarquer que dans un cours de littérature au lycée on fait lire aux élèves les bons auteurs, et on les leur fait analyser, comprendre pourquoi ces bons auteurs écrivent bien… mais il pourrait être intéressant de faire aussi lire des textes mal écrits, à toutes sortes de niveaux, pour les critiquer et comprendre en quoi ils sont mauvais.)

Peut-être, d'ailleurs, (c'est une idée développée ici par un bloggueur anonyme que j'ai déjà mentionné) que le but de l'enseignement des mathématiques (fût-ce au niveau post-bac) n'est pas tellement l'enseignement des mathématiques mais l'enseignement du raisonnement logique et structuré ; et qu'il est alors important d'insister sur les deux aspects : raisonner correctement, mais aussi, détecter quand quelqu'un d'autre ne raisonne pas correctement.

Je me demande donc dans quelle mesure il y aurait vertu pédagogique à proposer des exercices, ou mener des évaluations, du type chercher l'erreur dans le raisonnement suivant ou l'argument suivant est-il correct ? ou autres variantes.

Il y a assurément des raisons d'être réticent. D'abord, il faut trouver des raisonnements incorrects mais néanmoins intéressants à faire analyser, et ce n'est pas forcément si évident (ça demande d'arriver à comprendre quel genre d'erreurs les étudiant sont susceptibles de ne pas détecter) — heureusement, à ce niveau-là, il y a une source quasi inépuisable, ce sont les copies qu'on reçoit, en se disant que si quelqu'un a fait une erreur, quelqu'un d'autre risque de la commettre aussi ou de se laisser berner par elle. Plus sérieusement, il y a la crainte que l'exposition au raisonnement incorrect soit contaminante et qu'il vaille mieux le confiner à des endroits où on ne risque pas de le voir. Par exemple, on m'a souvent dit que quand on enseigne il ne faut jamais écrire de chose fausse au tableau, même temporairement, parce que la loi de Murphy veut qu'il y aura toujours un étudiant qui suit distraitement, qui lève la tête au pire moment, et qui recopie justement ça sur son cahier. Je ne sais pas dans quelle mesure c'est exagéré, mais dans le doute, il vaut mieux s'abstenir, pour ce qui est d'écrire au tableau. Pour ce qui est de proposer des exercices sur ce thème, je m'interroge.

Je donne juste un exemple, pour ceux qui connaissent un peu de maths, de raisonnement faux tenu dans une copie, qui n'est pas spécialement une « perle », ni outrageusement grossier ni insidieusement subtil, mais qui mérite peut-être d'être considéré comme assez typique.

Le contexte : f et g sont deux fonctions L2 (= de carré intégrable) sur ℝ ; une question précédente demandait de remarquer que le produit de convolution fg est alors dans L (= essentiellement borné) ; on ajoute ensuite l'hypothèse que la transformée de Fourier gˆ de g est L et on demande de conclure que fg est L2 et qu'on a ‖fg2 ≤ ‖f2⋅‖gˆ‖. Raisonnement attendu : fˆ est L2 et gˆ est L, donc leur produit point à point fˆ⋅gˆ est L2 avec ‖fˆ⋅gˆ‖2 ≤ ‖fˆ‖2⋅‖gˆ‖, or fg est la transformée de Fourier inverse de fˆ⋅gˆ, et la transformée de Fourier est isométrique sur L2 [Parseval-Plancherel] donc fg est L2 avec précisément ‖fg2 ≤ ‖f2⋅‖gˆ‖ comme annoncé.

Raisonnement tenu (je crois l'avoir vu dans deux copies différentes) : on a ‖fg2 ≤ ‖f2⋅‖g2 = ‖f2⋅‖gˆ‖2 ≤ ‖f2⋅‖gˆ‖.

Il y a deux erreurs là-dedans. La première est liée au fait qu'ils ont dans leur cours un résultat selon lequel ‖fg1 ≤ ‖f1⋅‖g1 (c'est essentiellement Fubini-Tonelli) : c'est de s'imaginer que c'est du coup sans doute aussi vrai avec 2 à la place de 1 (il y en a un qui a tenté d'imiter la démonstration avec des carrés en plus, et qui a cru y arriver : là aussi, c'est intéressant) ; c'est sans doute notre faute, en tant qu'enseignant, de ne pas avoir bien souligné ce qu'on peut conclure sur fg d'une part, et fg d'autre part, à partir de majorations sur les normes p et p′ de f et g (ce n'est qu'au tout dernier TD, par exemple, que je me suis rendu compte que mes étudiants ne trouvaient pas du tout évident que si f est Lp et g est L alors fg est Lp, du coup j'ai essayé de le faire rentrer mais c'était sans doute déjà bien tard) ; après, bien sûr, beaucoup d'étudiants ne viennent pas du tout en cours, auquel cas on n'a pas à se sentir responsables de leur échec. • La deuxième erreur est de suggérer que ‖gˆ‖ majore ‖gˆ‖2 : c'est une erreur moins intéressante et sans doute écrite sans réfléchir ou avec la volonté délibérée d'arnaquer, mais quand même, comme c'est vrai pour les fonctions 1-périodiques, on peut imaginer une confusion possible (j'ai insisté très lourdement sur le fait qu'il n'y a pas d'inclusion entre les espaces Lp sur ℝ pour différents p, mais peut-être que j'aurais dû aussi insister sur le fait qu'il n'y a pas non plus d'inégalité entre les normes p pour différents p).

⁂ Je glisse sur un sujet connexe. Un de mes problèmes d'enseignant, dont j'ai déjà parlé à plusieurs reprises, c'est que j'ai comme mission (largement self-inflicted, certes) d'enseigner en un temps absurdement court (1h30) les rudiments de la calculabilité. C'est-à-dire, en se dispensant d'une formalisation précise particulière (machine de Turing, λ-calcul, fonctions générales récursives), d'expliquer ce que sont un ensemble décidable (=calculable, =récursif), et semi-décidable (=récursivement énumérable), pourquoi un ensemble est décidable ssi lui et son complémentaire sont semi-décidables, pourquoi un ensemble (non vide) est semi-décidable ssi il est l'image d'une fonction calculable, ce qu'est une machine universelle, et surtout, ce qu'est le problème de l'arrêt et pourquoi il n'est pas décidable. Forcément, les élèves ne comprennent pas grand-chose (voire, moins que rien : il y a des questions auxquelles ils savent répondre si on leur demande y a-t-il un algorithme permettant de <truc> ? mais plus si on la tourne comme <truc> est-il décidable ?) ; et je m'arrache les cheveux pour trouver moyen d'améliorer ça. Et quand je pose des questions là-dessus à l'examen, essentiellement personne ne sait monter un raisonnement correct. Or je viens de mener une expérience : puisqu'ils ne savent pas trouver un raisonnement correct en calculabilité, voyons s'ils sont capables d'en reconnaître un juste d'un faux : dans cet examen (un rattrapage, qui a eu lieu hier), plutôt que de leur demander de montrer que <machin> est ou n'est pas (semi-)décidable, j'ai proposé deux fois un raisonnement correct (quoique rapide) et un raisonnement complètement bidon, de conclusions opposées, en demandant d'expliquer lequel est valable (et de pointer du doigt les erreurs de l'autre). La question que je me pose, c'est s'ils feront statistiquement strictement mieux qu'un tirage aléatoire en la matière ! On verra ça quand j'aurai corrigé les copies.

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