David Madore's WebLog: Où je comprends un peu mieux comment recoller les surfaces

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(vendredi)

Où je comprends un peu mieux comment recoller les surfaces

Cette entrée fait logiquement suite à la précédente, même si je vais essayer de redire en partie (pour, j'espère, éclaircir) ce que j'y disais. Sinon, ce n'est pas grave, c'est au moins un nouveau prétexte pour faire des zoulis dessins.

[Un domaine fondamental dans le plan hyperbolique]Je me posais (dans l'entrée précédente) la question de comprendre la forme — et mathématiquement, la réalisation du groupe fondamental — d'une surface obtenue en recollant un polygone par identification de certaines arêtes du bord. (En l'occurrence, un polygone hyperbolique, mais peu importe si on veut juste se poser des questions de topologie.)

J'ai tracé ci-contre à gauche (cliquez pour agrandir) une version beaucoup plus symétrique, quitte à découper à l'intérieur des carrés du pavage, du « domaine fondamental » de mon labyrinthe hyperbolique jouet, ce sera beaucoup plus satisfaisant d'expliquer sur cet exemple-là, même si les explications que je vais donner sont tout à fait générales. J'ai aussi choisi un code de couleurs plus logique (et, j'espère, un peu moins difficile à repérer visuellement), et surtout, j'ai choisi de marquer les identifications par des pastilles au niveau des sommets plutôt que par des languettes au niveau des arêtes. Il faut donc comprendre qu'on a identifié les deux arêtes portant chaque paire de couleurs consécutives possible (par exemple les deux arêtes vert-clair–bleu-foncé sont identifiées, en identifiant bien sûr les extrémités de la même couleur ; ainsi, dans mon jeu de labyrinthe, si on sort du domaine fondamental par une arête vert-clair–bleu-foncé, on y rentre par l'autre arête ayant le même code de couleurs). Le but est de comprendre, de façon aussi explicite que possible, ce qu'on obtient en faisant ces identifications (et pourquoi, sur mon exemple, on obtient un tore à 4 poignées, et comment voir ces poignées).

Pour ceux qui auraient du mal à voir la figure ou qui voudraient plus de détails, la description complète du polygone hyperbolique ci-contre est la suivante : gris [X] bleu-clair [Y] vert-foncé* [X] rouge-clair [Y] jaune-foncé [Y] vert-clair [X] rouge-foncé* [Y] bleu-clair [X] gris [X] rouge-clair [Y] bleu-foncé* [X] jaune-clair [Y] vert-foncé [Y] bleu-clair [X] jaune-foncé* [Y] rouge-clair [X] gris [X] jaune-clair [Y] rouge-foncé* [X] vert-clair [Y] bleu-foncé [Y] rouge-clair [X] vert-foncé* [Y] jaune-clair [X] gris [X] vert-clair [Y] jaune-foncé* [X] bleu-clair [Y] rouge-foncé [Y] jaune-clair [X] bleu-foncé* [Y] vert-clair [X] : ici, les couleurs étiquettent les sommets (c'est la seule chose qui importe topologiquement), les astérisques qui suivent certains d'entre eux signifient qu'à cet endroit le polygone a un angle de 3π/4 (i.e., en suivant le périmètre, on fait un tournant de π/4 vers la gauche) alors que partout ailleurs c'est un angle droit (i.e., on fait un tournant de π/2 vers la gauche), et les lettres X et Y font référence aux longueurs des cotés, à savoir X≈1.4693517444 et Y≈1.5919125929 unités naturelles de longueur du plan hyperbolique. (Mon polygone hyperbolique a donc seulement deux angles différents et deux longueurs différentes de côtés ; par ailleurs, il est symétrique par rapport à quatre axes. Mais je répète que, pour ce qui est de la topologie, les longueurs des côtés et angles aux sommets n'ont pas d'importance.)

Le fait de colorier les sommets et pas les arêtes, pour l'identification, aide à y voir plus clair : on est naturellement amené à tracer le graphe des sommets du polygone en reliant deux sommets lorsqu'il y a une arête qui les joint sur le polygone. Sur mon exemple, bien que le polygone ait prima facie 32 sommets (et donc 32 arêtes), il n'a en fait, compte tenu des identifications, que 9 sommets distincts (i.e., 9 couleurs), et 32/2 = 16 arêtes. Le graphe d'adjacence des sommets est tracé ci-contre pour ceux dont le navigateur supporte le SVG.

Pour les autres, en voici la description : le sommet gris est relié aux quatre sommets bleu-clair, rouge-clair, jaune-clair et vert-clair ; et chacun de ceux-ci est relié aux trois sommets parmi les quatre couleurs bleu-foncé, rouge-foncé, jaune-foncé et vert-foncé dont la première partie du nom de couleur n'est pas la même (i.e., rouge-clair n'est pas relié à rouge-foncé mais aux trois autres couleurs foncées).

[Autre vue de la même forme]Quel est le rapport, donc, entre ce graphe de bord du polygone, et la topologie de la surface où on a fait les identifications ? La première chose à comprendre est la topologie du graphe lui-même, ou plutôt, son homotopie (pour parler de façon très grossière, alors que la topologie s'intéresse aux formes en caoutchouc librement étirable ou déformable, l'homotopie va un peu plus loin en permettant de contracter en un seul point des régions qui ne présentent aucune sorte de trou — par exemple, une boule (pleine) est homotope à un point, alors qu'elle n'est pas topologiquement identique ; une sphère (creuse), en revanche, n'est pas homotope à un point). En l'occurrence, ce qu'on veut vraiment comprendre, c'est (la seule partie intéressante de l'homotopie ici, à savoir) le groupe fondamental : de façon sommaire, le groupe fondamental d'un objet topologique, une fois choisi un point de référence, ou point-base sur celui-ci, c'est l'ensemble des lacets (boucles continues) qui partent de ce point pour y revenir, sachant qu'on identifie deux lacets lorsqu'on peut transformer l'un en l'autre de façon continue en gardant fixe le point-base. Ces lacets peuvent se composer en les parcourant successivement dans l'ordre, et s'inverser en les parcourant dans le sens inverse : on obtient ainsi une structure de groupe, et c'est ça qu'on appelle le groupe fondamental.

Or le groupe fondamental d'un graphe fini, c'est quelque chose de simple (ou disons, de bien connu) : il s'agit toujours d'un groupe libre (c'est-à-dire un groupe sans aucune relation autre que celles qui sont valables dans tous les groupes), dont le nombre de générateurs, et la visualisation, peut être déterminé par le procédé qui suit. On choisit dans le graphe un arbre couvrant T, c'est-à-dire un sous-graphe connexe contenant tous les sommets et ne comportant pas de cycles (son groupe fondamental est donc trivial : on peut considérer qu'il s'agit d'un seul point du point de vue de l'homotopie ; on va l'utiliser comme point-base). Toutes les arêtes w du graphe ne faisant pas partie de cet arbre couvrant T se voient donc comme des cycles allant de T vers lui-même : si on les oriente de façon arbitraire, on obtient autant de lacets dans le graphe (partir de la racine de T, aller en suivant T vers l'origine de w, parcourir w selon l'orientation choisie, puis revenir à la racine de T en suivant T), et ces lacets constituent les générateurs libres du groupe fondamental du graphe (tout lacet dans le graphe peut être décrit comme une composée de tels lacets, et il n'y a aucune relation non-triviale entre eux).

[Troisième vue de la même forme]Dans mon cas, je peux prendre par exemple l'arbre T suivant : il a pour racine le sommet gris, ceux-ci ayant pour fils les quatre sommets clairs (bleu-clair, rouge-clair, jaune-clair et vert-clair), et ceux-ci étant chacun relié à un unique sommet foncé, disons jaune-foncé, vert-foncé, bleu-foncé et rouge-foncé dans cet ordre ; sur la figure de gauche, l'arbre a été figuré en traits noirs épais : il s'agit de l'arbre formé par les quatre arêtes verticales plus les quatre terminant sur le sommet gris ; sur la figure de droite (qui est une translation hyperbolique du domaine représenté plus haut), on peut identifier l'arbre T à la réunion (non tracée explicitement) des deux diagonales principales se coupant au point gris central et y reliant les deux points les plus proches dans chaque direction. Les huit autres arêtes du graphe (en gris à droite) constitueront donc autant de générateurs libres du groupe fondamental du graphe, une fois choisie une orientation pour ceux-ci. Par exemple, on pourrait décider d'appeler u₁,u₂,u₃,u₄,v₁,v₂,v₃,v₄ respectivement les arêtes (u₁)bleu-clair→vert-foncé, (u₂)rouge-clair→bleu-foncé, (u₃)jaune-clair→rouge-foncé, (u₄)vert-clair→jaune-foncé, (v₁)bleu-clair→rouge-foncé, (v₂)rouge-clair→jaune-foncé, (v₃)jaune-clair→vert-foncé et (v₄)vert-clair→bleu-foncé ; plus exactement, u₁ représente le lacet gris → bleu-clair → vert-foncé → rouge-clair → gris (toutes les arêtes introduites proviennent de T).

Maintenant, le rapport entre le groupe fondamental de la surface obtenue par recollement du polygone de bord (celle qui m'intéresse) et celui du graphe représentant les recollements sur ce polygone (que je viens de décrire comme un groupe libre) ? La réponse est apportée par le théorème de van Kampen (appliqué aux deux ouverts que sont l'intérieur du domaine fondamental et un voisinage tubulaire du polygone hyperbolique décrit par le graphe ci-dessus — et homotope à lui) : il nous apprend, en l'occurrence, que la seule relation supplémentaire valable est celle qui parcourt le polygone dans l'ordre (en tant que bord du domaine fondamental). En l'occurrence, avec les conventions faites ci-dessus, on a une relation entre les générateurs u₁,u₂,u₃,u₄,v₁,v₂,v₃,v₄, à savoir : u₁·v₂·u−1·v−1·u₂·v₃·u−1·v−1·u₃·v₄·u−1·v−1·u₄·v₁·u−1·v−1 = 1.

Maintenant, il me reste une seule chose à faire pour pouvoir me déclarer complètement satisfait d'avoir compris la topologie de ma surface : c'est ramener cette relation sous la forme standard qui décrit le groupe fondamental d'un tore à 4 poignées, à savoir : a₁·b₁·a−1·b−1 · a₂·b₂·a−1·b−1 · a₃·b₃·a−1·b−1 · a₄·b₄·a−1·b−1 = 1 — pour huit éléments a₁,a₂,a₃,a₄,b₁,b₂,b₃,b₄ (exprimables comme mots sur u₁,u₂,u₃,u₄,v₁,v₂,v₃,v₄ et leurs inverses, et réciproquement) qui engendrent aussi librement le même groupe libre. Les ai et les bi seront alors les lacets autour des différentes poignées de la surface de genre 4. Je suis donc ramené, pour bien comprendre la topologie de ma surface, à résoudre une équation (a₁·b₁·a−1·b−1 · a₂·b₂·a−1·b−1 · a₃·b₃·a−1·b−1 · a₄·b₄·a−1·b−1 conjugué à u₁·v₂·u−1·v−1 · u₂·v₃·u−1·v−1 · u₃·v₄·u−1·v−1 · u₄·v₁·u−1·v−1) dans le groupe libre à 8 générateurs. Il me semble que cet article (que je n'ai pour l'instant regardé que très en diagonale) traite précisément de cette question, et prétend même fournir un algorithme polynomial pour la résoudre (malheureusement sans doute peu utilisable puisque le degré du polynomial a l'air d'être 30 dans la longueur de l'expression, qui est ici 16, ça fait un chouïa beaucoup). Vue l'extrême symétrie des expressions, il y a sans doute une solution simple et jolie qui me pend au nez, mais j'avoue que, pour l'instant, je ne la vois pas. [Ajout () : Une solution est donnée ici.] Je ne comprends pas non plus bien comment l'algorithme de l'article vers lequel je viens de faire un lien se relie à l'algorithme géométrique (en effectuant une preuve constructive de la classification des surfaces orientables par le genre) décrit par François Guéritaud en commentaire à l'entrée précédente (et qui correspond peut-être à ce qui est fait dans cet autre article que je n'ai pas lu non plus).

PS : Merci à Groug et à François Guéritaud pour leurs remarques et explications (dont je n'ai pas pu tenir compte autant qu'elles le méritaient parce qu'elles sont arrivées pendant que j'écrivais tout ceci). Je dois ajouter que la surface dont je parle est en un certain sens identifiable au petit dodécaèdre étoilé ou au grand dodécaèdre de Kepler : voir notamment cet article de Matthias Weber à ce sujet ; la correspondance (avec la « courbe de Bring » d'équations x₁+x₂+x₃+x₄+x₅=0, x₁²+x₂²+x₃²+x₄²+x₅²=0 et x₁³+x₂³+x₃³+x₄³+x₅³=0 dans l'espace projectif de dimension 4, qui est une description algébrique de la surface, cf. mes commentaires dans l'entrée précédente) a été observée par Felix Klein en 1877 au cours de ses travaux sur la résolution de l'équation du cinquième degré (pour ceux qui lisent l'allemand, il a dû incorporer ça dans son livre de 1884 sur la question, disponible ici, mais je ne sais pas bien où).

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