Je ne le connais pas : je suis sûr que je ne l'ai jamais vu ; pourtant, sa tête me dit quand même quelque chose. Il doit avoir un peu moins de vingt ans ; grand, plutôt longiligne, cheveux châtains mi-longs, barbe de trois jours ; il est habillé tout en noir, sur son hoodie le dessin d'un dragon, il porte un pendentif en acier en forme de dent. Un piercing à l'oreille droite. Son visage semble fatigué, comme s'il avait vieilli prématurément.
Je m'aperçois qu'il tremble.
Je lui demande ce qu'il veut. J'essaie de ne pas trop montrer qu'il me dérange. Il voudrait me parler. C'est compliqué. C'est bizarre. De préférence pas ici sur le pas de la porte.
Je n'ai pas voulu le faire entrer (je ne tenais pas à ce qu'il voie mon attirail), alors, même si ça m'embêtait, je l'ai emmené dehors, dans un parc un peu calme. On s'est assis sur un banc.
Donc, tu voulais me parler ?Je masque mon impatience. Je peux bien lui consacrer quelques minutes.Peut-être que tu devrais commencer par te présenter ?Zut, j'ai été sec.Il reste silencieux. Il tremble de plus en plus. Je lui demande s'il va bien. Il finit par éclater :
Voilà : vous êtes mon père.Première réaction, je n'ai pas dû bien comprendre. Je réécoute mentalement ce que j'ai entendu : oui, il a bien dit ce que j'ai cru. Deuxième réaction, c'est une blague, je suis dans un truc genre caméra cachée. Je m'apprête à lui répondre que le texte c'est
je suis ton père, et que même s'il a la tenue de la bonne couleur, il manque le masque sur le visage et la respiration de…Merde, il est en train de pleurer. Il essaie de le cacher, mais ses yeux sont rouges et il tremble encore plus. Je fais quoi, moi ?
Écoute, je ne sais pas ce qui te fait penser ça, mais ce n'est pas possible.(J'essaie de prendre une voix neutre, d'éviter toute moquerie.)Tu sais, pour avoir un enfant, il faut, euh, il faut faire quelque chose, et je suis quand même bien placé pour savoir que je n'ai pas couché avec une femme.(Je ne peux pas m'empêcher de penser : si c'était une caméra cachée, ils doivent s'amuser.) Puis une évidence me frappe :D'ailleurs, vu l'âge que tu dois avoir, je suis de toute façon trop jeune pour être ton père. Quand tu es né, je n'avais rien fait avec personne. (Enfin, sauf avec moi-même.)Je n'avais peut-être pas besoin d'ajouter ça.Il dit un truc dans un sanglot. Je ne comprends pas. Il répète. C'est un nom. Une fille qui était dans ma classe au collège. Sa mère.
D'accord, j'ai peut-être rencontré sa mère, mais je l'ai à peine connue, et certainement pas au sens biblique. Je lui explique qu'il doit s'être trompé. Peut-être quelqu'un d'autre dans la même classe ?
Je peux peut-être l'aider à enquêter ? (Merde, pourquoi j'ai dit ça ? Et si c'était une arnaque sophistiquée ? Non, il a l'air trop sincère.)
En fait, je me rends compte qu'il m'attendrit, ce gamin. Il est là en train de me raconter un truc complètement cinglé, je ne sais pas comment il s'est mis ça dans la tête, mais sa crise de nerfs est touchante. En même temps, je ne sais pas comment réagir. J'ai envie de le prendre dans mes bras. Je me retiens : on ne sait pas comment ça pourrait être interprété, comme un aveu, comme une avance.
Donc je reste comme un con à le regarder pleurer.
Elle est morte.Il parle de sa mère. Il y a quelques semaines. D'une leucémie. Apparemment elle m'a désigné formellement comme le père.Peut-être, mais je ne le suis pas. Qu'elle se soit trompée de bonne foi ou que ce soit un plan étrange pour me faire adopter le gamin, je suis maladroit face à un adolescent endeuillé, toujours est-il que je ne suis pas son père.
Et voilà qu'il me sort le test ADN. Il m'explique qu'il voulait être sûr, alors il m'a espionné de loin, il a récupéré des cheveux que j'avais perdus, il les a envoyés à une boîte américaine trouvée par Internet, qui fait des tests de paternité très vite et sans formalités.