David Madore's WebLog: Coup de théâtre à l'Assemblée : et hop, on légalise le peer-to-peer

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(mercredi)

Coup de théâtre à l'Assemblée : et hop, on légalise le peer-to-peer

Débat sur le DADVSI aujourd'hui à l'Assemblée. À ma grande surprise, le débat n'est pas aussi nul qu'on pouvait le craindre : un certain nombre de députés (de tous partis), manifestement, ont été bien briefés et disent des choses plutôt sensées. Le ministre (Renaud Donnedieu de Vabres), en revanche, est épouvantablement nul, prétend contre toute évidence que le projet est un bon compromis (alors même qu'il va beaucoup plus loin que la directive européenne, dont des rumeurs veulent qu'elle doive déjà être assouplie parce qu'elle pose des problèmes) ou qu'il ne nuit pas aux logiciels libres (pur mensonge), ou encore que le monde entier nous regarde, que l'Europe nous envie la solution de « réponse graduée » (pourtant ficelée à la hâte en dernière minute quand le gouvernement a craint d'être accusé de faire du tout-répressif).

Contre toute attente, un petit nombre de députés UMP ont voté contre le gouvernement ici ou là. Notamment, Mme Christine Boutin (ce qui a permis à Patrick Bloche à lui faire un petit clin d'œil[#]) : mais elle me deviendrait presque sympathique, Mme Boutin, là !

Le coup de théâtre, donc, c'est, par 30 voix contre 28 (!) et 1 abstention, le vote d'un amendement (le 153–154) qui légalise (dans une certaine mesure) les échanges peer-to-peer en contrepartie d'une licence globale (optionnelle, de quelque chose comme 7€). Je recopie quelques extraits du débat, parce que les arguments avancés sont intéressants. (Naturellement, le rapporteur s'oppose à cette solution ; tous les autres que je cite argumentent en sa faveur.)

Mme Christine Boutin — … La quasi-totalité des tribunaux qui ont eu à se prononcer sur les actes de téléchargement sur les réseaux peer-to-peer ces deux dernières années ont décidé qu'ils relevaient effectivement de l'exception pour copie privée. Alors, je vous en supplie, ne parlons plus de « piratage » !

Enfin, force est de constater que nous ne parvenons pas à empêcher les particuliers de s'échanger des œuvres entre eux. Certains lobbies proposent d'accroître la répression. Il est vrai que la philosophie sécuritaire est à la mode, ce que personnellement je dénonce. La réponse dite « graduée » n'empêcherait pas d'aller plus loin dans la traque des internautes. Certaines personnes proposent des mesures de filtrage et multiplient les systèmes de protection des œuvres et de contrôle des usages à distance. Mais la réponse est-elle vraiment proportionnée à l'attaque ? Je ne le crois pas, au vu des effets pervers.

M. le Rapporteur — Ces amendements étendent la notion de copie privée aux téléchargements sur internet réalisés — et je le souligne — sans autorisation, notamment des auteurs, en contrepartie d'une rémunération forfaitaire. C'est donc la question de la licence légale, qui légalise les pratiques du piratage — et je souligne aussi ce terme —, en prévoyant une contrepartie financière qui sera nécessairement d'un montant très faible, sans rapport avec le préjudice subi, notamment par les auteurs. Une telle évolution irait dans le sens d'une gestion collective — et je souligne encore ce terme — des droits, alors que la technique va permettre de revenir à une gestion personnaliste — et je souligne le terme ! — des droits d'auteur et des droits voisins. La technologie d'aujourd'hui permet d'en revenir à la conception française traditionnelle du droit d'auteur, humaniste et personnaliste, où l'auteur est reconnu en tant que tel. Je déplore que certains ici ne se soucient que des utilisateurs. Tout le texte et l'ensemble de mon rapport consistent à établir un équilibre entre les uns et les autres. Si l'on ne pense qu'aux utilisateurs, pensez-vous qu'il y aura encore des auteurs demain ? Bien sûr que non ! Et c'est la raison pour laquelle il faut revenir à une conception équitable de la rémunération des auteurs. Aujourd'hui, la technologie le permet. Il faut donc accepter la technique et non pas la diaboliser comme s'emploient à le faire certains.

… Il faut être un peu sérieux : ces amendements sont parfaitement irresponsables.

… Au plan juridique, une telle mesure serait difficilement compatible avec la directive en vigueur comme avec les traités signés au sein de l'OMPI en 1996. Cela nous amènerait à renégocier ces traités, car la mise à disposition du public sans autorisation — je souligne — constitue un délit de contrefaçon, au sens des accords internationaux dont la France est partie. Il faudrait quand même que certains se rappellent que le village gaulois, en général, ça ne marche pas !

Permettez-moi pour conclure de faire une citation de M. Ambroise Soreau, tirée du Livre blanc sur le peer to peer : « la gestion collective a été un mal nécessaire dans l'environnement analogique ; il nous appartient de faire en sorte qu'elle ne devienne pas un mal inutile dans l'environnement numérique ». Réfléchissez à cela ! Beaucoup ici, sur ma gauche, font profession d'archaïsme, sans doute parce que leurs idéologies les poussent vers le passé. J'espère qu'à droite, on saura choisir le chemin de l'avenir ! En tout cas, la commission a émis un avis défavorable.

Mme Christine Boutin — J'ai cosigné l'amendement d'Alain Suguenot et vous n'en serez pas surpris ! Je voudrais répondre plus particulièrement à M. le Rapporteur. D'abord, vous avez invoqué la nécessité de se conformer à la directive européenne : cher Monsieur, je vous resservirai l'argument lors d'un prochain débat, en lien avec les travaux de la mission sur la famille ! La France ne se conforme pas toujours strictement aux directives, et, selon que cela arrange ou non, on manie l'argument dans un sens ou dans l'autre. L'argument ne vaut donc pas. En outre, la directive date de 2001 : depuis son élaboration, figurez-vous que la technique a bien avancé !

Ensuite, je ne vous traiterai pas d'irresponsable, et je n'accepterai pas d'être ainsi qualifié. La licence globale optionnelle prévoit le financement par autorisation des ayants droit. Arrêtons donc cette discussion ! Et en ce qui concerne le cinéma, que vous nous avez envoyé à la figure, vous devez savoir qu'il a été retiré de nos amendements suivants. S'il n'y a que cela qui vous empêche de voter le présent amendement, je veux bien le rectifier tout de suite !

Enfin, nous n'allons pas nous lancer dans une course à l'échalote pour savoir qui est le plus réactionnaire ! Franchement ! Nous discutons de libertés fondamentales, et la seule chose qui vous intéresse est de savoir qui est de gauche et qui est de droite ? Si vous voulez un début de réponse, je vous signale que les jeunes, c'est-à-dire la France de demain, soutiennent cette proposition ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains.)

M. Frédéric Dutoit — Nous entrons là dans le vif du sujet. Le Gouvernement n'a aucune volonté d'adapter le droit aux évolutions technologiques extraordinaires que nous connaissons, afin que les auteurs puissent être rémunérés dans de bonnes conditions. En fait, tout ce qu'il souhaite, c'est faire de nos enfants des délinquants ! (Protestations sur les bancs du groupe UMP.) … Nos enfants téléchargent de la musique régulièrement, nous le savons ! Vous justifiez vos mesures en disant que les échanges de fichiers sur internet sont nuisibles à l'économie culturelle…

M. le Ministre — Je n'ai jamais dit ça !

M. Frédéric Dutoit — …mais vous n'avez jamais apporté la preuve d'un quelconque impact ! Vous auriez eu du mal, d'ailleurs, puisque aucune des études de ces dernières années ne l'a fait. En France, 16 millions de fichiers musicaux circulent tous les jours, et vous pensez qu'ils représentent un manque à gagner pour les auteurs et éditeurs. Mais croyez-vous vraiment que si vous interdisez à quelqu'un de télécharger ses cent disques par mois, il va les acheter ? Bien sûr que non ! Le manque à gagner n'existe donc pas. Et comment expliquez-vous que les vente de disques aient progressé de 16% au premier trimestre et que les plateformes de téléchargement légal se développent à un rythme effréné ? Le peer to peer ne leur fait donc pas obstacle ! La vérité est que le téléchargement ne porte aucunement préjudice aux créateurs. Raisonner en termes de manque à gagner est donc une erreur. De la même façon que pour le prêt d'ouvrages en bibliothèque, nous avons affaire à un moteur de la création culturelle et non à un obstacle. L'Assemblée doit réfléchir à cette licence globale.

M. Patrick Bloche — Ces deux amendements ne sont par ailleurs contraires ni au traité OMPI de 1996 ni à la directive européenne du 22 mai 2001. Ils ne font d'ailleurs qu'en transposer exactement l'article 5-2-B. Enfin, contrairement à ce que prétend le ministre, ils répondent au test en trois étapes. En effet, l'exception est limitée au cas des copies réalisées pour un usage privé à des fins non commerciales, disons dans le cadre familial — cette famille du XXIe siècle qui, Monsieur le ministre, m'amène sans doute à être plus proche de vous que de Mme Boutin… (Sourires sur les bancs du groupe socialiste.) Ensuite, cette copie ne cause pas de préjudice dès lors qu'est bien prévue une rémunération des créateurs. Enfin, elle ne porte pas atteinte à l'exploitation normale de l'œuvre dans la mesure où il n'existe pas d'alternative pour couvrir les reproductions effectuées massivement sans autorisation des ayants droit depuis plusieurs années.

M. Marc Le Fur — J'ai aujourd'hui des enfants de quatorze et seize ans dont internet constitue la culture et l'espace de liberté. (Interruptions sur certains bancs du groupe UMP.) C'est ainsi, mes chers collègues ! Sans doute téléchargent-ils des fichiers, et je suis incapable de les contrôler, ne maîtrisant pas comme eux ces techniques. (Exclamations sur certains bancs du groupe UMP.) Dans la situation actuelle, ils pourraient être considérés comme des délinquants. (Mêmes mouvements.) Seule la licence globale permet d'éviter ce risque en leur permettant, pour quelques euros par mois, de retrouver la liberté de télécharger sans porter atteinte au droit d'auteur puisque les sommes prélevées seront mutualisées et redistribuées aux auteurs, à l'instar de ce que pratique la SACEM.

Au moment d'encadrer les libertés du XXIe siècle, inspirons-nous de Tocqueville pour qui la société civile devait toujours prévaloir. Dans la société civile d'aujourd'hui, notamment pour les jeunes, internet est un espace de liberté. Ne le restreignons pas à l'excès.

On se demande bien ce qui va se passer maintenant. Le gouvernement aura sans doute l'occasion de faire retirer cet amendement, soit au Sénat soit en faisant un peu plus pression sur ses troupes, donc je ne me réjouirais pas si vite, je ne pense pas qu'on ait gagné une victoire importante, là. Néanmoins, si la presse relaie massivement la nouvelle, il sera plus difficile de revenir dessus, et en tout cas le ministre est mis en position délicate (ce qui n'est que très juste vue la manière dont il a vendu son âme aux lobbies de l'édition).

Pour le reste, apparemment, les logiciels libres ont bonne image, tout le monde prétend leur souhaiter le plus grand bien, c'est déjà quelque chose (même si ce sont des mensonges quand on veut faire passer une loi qui interdirait de regarder un DVD avec des logiciels libres).

Suite des opérations demain matin (enfin, tout à l'heure !).

[#] Lors des débats sur le PACS, Mme Boutin était à la tête de l'opposition au projet dont Bloche était le rapporteur, et par ailleurs Donnedieu de Vabres avait été pointé du doigt pour défiler dans des manifs portant des slogans comme les pédés au bûcher alors qu'il serait lui-même homo.

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