Je me promène souvent avec un sac à dos. Parfois on me demande ce
qu'il y a dedans, et je réponds : Tout ce qui pourrait m'être
utile.
J'ai souvent impressionné les gens parce que juste après
qu'ils disaient ce serait bien d'avoir un foobar
, je
sortais un foobar de mon sac (non, je n'ai pas sorti,
littéralement, un foobar
, j'ai sorti toutes sortes de choses à
mettre à la place de foobar
). Rien qu'aujourd'hui, j'en ai
sorti : du papier et un stylo (d'accord, ce n'est pas très
surprenant), un appareil photo numérique, et du paracétamol à croquer.
Par le passé, il m'est arrivé d'en sortir, juste quand des gens en
avaient besoin, des choses plus surprenantes : une serviette, une
lampe-torche, un tournevis cruciforme, le dernier numéro de
Têtu, le livre de géométrie algébrique de Robin
Hartshorne, et, sans doute le plus surprenant, Fictions
de Borges avec un marque-page placé pile à la bonne page (marquant la
nouvelle Pierre Ménard, auteur du
Quichotte). Bien sûr, je ne me promène pas
toujours avec dans mon sac une serviette, une lampe-torche,
un tournevis cruciforme, le dernier numéro de Têtu, etc.
Mais j'ai été remarquablement chanceux d'avoir souvent juste ce qu'il
fallait au bon moment (pour moi ou pour les autres), ou parfois assez
perspicace pour deviner ce qui était susceptible d'être utile.
Mais cette habitude cache en fait une certaine névrose de ma part : le besoin d'avoir tout un tas de choses utiles à ma disposition immédiate. Je m'efforce maintenant de sortir le moins possible avec mon sac, mais j'ai encore toujours les poches bien pleines. Par exemple, j'ai (presque) toujours sur moi une ou deux serviettes rafraîchissantes au citron : c'est très souvent utile de pouvoir se nettoyer, et j'ai plus d'une fois rendu service à quelqu'un qui s'était mis quelque chose de poisseux sur les mains en sortant de mon chapeau — enfin, de ma poche — le rince-doigt salvateur (bien sûr, encore plus souvent, c'est à moi que ça sert). Parfait, mais l'ennui, c'est qu'à force d'accumuler les choses que j'estime utiles, je finis par avoir les poches vraiment très pleines — c'est pour ça que je porte des treillis avec plein de poches, pour pouvoir y mettre tout mon bardas —, et en fait c'est révélateur d'un sentiment d'insécurité qui me hante. J'ai aussi toujours avec moi un plan de la ville où je suis (presque toujours Paris, donc, mais dès que je vais ailleurs, même pour quelques heures, je me sens obligé d'acheter une carte).
Chez moi, c'est encore pire : s'il y a déjà beaucoup de choses que j'aime avoir avec moi quand je sors juste pour quelques heures, le nombre de choses dont j'estime avoir besoin dans mon appartement pour pouvoir en disposer à tout moment est assez hallucinant. Quantité de livres (des dictionnaires et d'autres usuels, des livres de maths de référence, quelques grands classiques), mais aussi quelques outils de bricolage ou de cuisine, des ingrédients alimentaires, et énormément de produits pharmaceutiques (aspirine, paracétamol, désinfectant, alcool, eau oxygénée, vaseline, sérum physiologique, et encore, je ne cite là que les produits génériques). Plus, bien sûr, l'ordinateur et énormément de fichiers qui vont dessus, et une connexion Internet permanente (Google fait partie de ces choses dont l'accès immédiat m'est indispensable).
Quand quelque chose me manque, je peux entrer dans de vives colères. Notamment, je me suis vraiment énervé il y a quelques jours d'apprendre qu'il n'y avait chez mes parents à Orsay ni punaises ni patafix, alors que ce sont vraiment des objets indispensables qui devraient en permanence se trouver dans n'importe quel domicile décemment fourni.
Mine de rien, c'est la principale raison pour laquelle je ne peux pas voyager (c'est presque une phobie de ma part) : à moins de me promener avec quelques esclaves derrière moi pour porter les nombreuses malles renfermant tous ces objets indispensables (et ne parlons pas de la difficulté à les ranger à chaque fois), je serais obligé de les laisser derrière, ce qui est inadmissible. Les rares fois où je pars en voyage, je fais les courses et je prends avec moi un sac à dos gigantesque contenant des quantités stupéfiantes de choses (et il est vrai que beaucoup me sont, à un moment ou un autre, au moins modérément utiles), du rouleau de sopalin à la crème solaire et de la paire de ciseaux à la boîte de vitamine C à croquer.
Si j'étais milliardaire, je m'offrirais dans un certain nombre de grandes villes du monde un appartement relativement modeste (pour un milliardaire, je veux dire) mais généreusement fourni en toutes sortes de choses de ce genre. Je pourrais alors voyager tout à mon gré, et trouver partout de quoi satisfaire mon obsession de toujours-tout-avoir-avec-moi. Actuellement, j'arrive à peu près à me sentir correctement entouré à la fois chez moi à Paris et chez mes parents à Orsay (même si presque tous mes livres de maths sont à Orsay, ce qui me tracasse, et si ma pharmacie y est moins bien fournie). En revanche, le camping, ou ce genre de choses, m'est à tout jamais interdit, parce que l'eau courante fait quand même partie des items les plus indispensables sur la liste.
Une psychanalyste m'a affirmé que ce besoin que j'éprouve d'avoir
toujours auprès de moi des objets familiers pour marquer mes repères
devait révéler le fait que mes parents n'avaient pas correctement tenu
leur rôle pendant mon enfance. C'est à ce moment-là que j'ai décidé
que je ne croyais pas à la psychanalyse. (Je dis ça
en plaisantant : ce que je veux dire, c'est que cette psy plaquait
immédiatement sur moi une théorie toutes les névroses sont nées de
situations vécues pendant l'enfance
qui est peut-être vraie en
général mais dont j'ai suffisamment de pouvoir d'introspection pour
être sûr qu'ici elle était fausse.)