David Madore's WebLog: Approximation diophantienne ; et une bizarrerie mathématique : la constante de Freiman

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(samedi)

Approximation diophantienne ; et une bizarrerie mathématique : la constante de Freiman

Il est bien connu que l'ensemble ℚ des rationnels, que je noterai ici p/q sous forme irréductible, est dense dans les réels ℝ, c'est-à-dire que si x∈ℝ, on peut trouver p/q aussi proche qu'on veut de x, ou encore : (pour tout ε>0, il existe p/q tel que) |xp/q| < ε. Là où les choses deviennent plus intéressantes, c'est quand on commence à se demander, donné x∈ℝ, combien il faut payer pour l'approcher par p/q rationnel : autrement dit, si je veux une approximation de qualité ε>0, combien je dois le payer en utilisant un rationnel compliqué, le « compliqué » en question se mesurant par le dénominateur q>0 utilisé (on pourrait prendre la « hauteur » max(|p|,q), ou peut-être |p|+q, mais ça ne changerait pas grand-chose). Le sujet général s'appelle l'approximation diophantienne, et je n'y connais pas grand-chose, mais rappelons quand même les résultats les plus standards à ce sujet.

Si h est une fonction croissante des entiers naturels non nuls vers les réels strictement positifs, je peux dire qu'un réel x est h-approchable par les rationnels (ou simplement h-approchable) lorsqu'il existe des rationnels p/q de dénominateur q arbitrairement élevé tels que |xp/q| < 1/h(q) (formellement : pour tout n entier naturel non nul, il existe p et q entiers premiers entre eux avec qn tels que |xp/q| < 1/h(q)). Il faut y penser comme : en payant avec un dénominateur q j'obtiens une qualité d'approximation h(q). Plus la fonction h grandit vite, plus je demande une bonne approximation, donc plus il est difficile de trouver de tels x. Si h′≥h, ou même simplement si cette inégalité vaut à partir d'un certain rang, alors tout réel h′-approchable est, en particulier, h-approchable. Si h est constante (je demande une qualité d'approximation constante, et je suis prêt à payer arbitrairement cher pour l'avoir) ou simplement bornée, tout réel x est approchable, c'est ce que j'ai rappelé ci-dessus, mais on va voir ci-dessous qu'on peut faire mieux. Dans la pratique, on prendra donc une fonction h de limite ∞ en ∞, sinon la définition n'a guère d'intérêt.

Si h est quelconque (croissante des entiers naturels non nuls vers les réels strictement positifs), il existe toujours des réels h-approchables au sens ci-dessus : c'est une conséquence du théorème de Baire : quel que soit n>0, l'ensemble des x pour lesquels il existe p/q avec qn vérifiant |xp/q| < 1/h(q) est ouvert (puisque c'est une réunion d'intervalles ouverts de largeur 2/h(q) centrés en les p/q) et dense (puisqu'il contient l'ensemble dense des rationnels p/q de dénominateur qn) ; donc (le théorème de Baire assure que) leur intersection est non vide, c'est-à-dire qu'il existe des réels x, et même qu'il existe un ensemble dense, pour lesquels il existent des p/q avec q arbitrairement grand vérifiant |xp/q| < 1/h(q), ce qui signifie exactement qu'ils (les x en question) sont h-approchables. Bref, on peut trouver des réels approchés arbitrairement bien par des rationnels, quelle que soit la qualité h de l'approximation qu'on demande pour un dénominateur donné.

Un autre résultat, dit théorème d'approximation de Dirichlet, est que quel que soit x irrationnel, il existe des p/q de dénominateur q arbitrairement élevé tels que |xp/q| < 1/q² (c'est-à-dire que x est q²-approchable, ceci étant une écriture abusive pour dire h-approchable pour h(q)=q²). La démonstration est vraiment facile mais astucieuse : on considère les parties fractionnaires zk := yk−⌊yk⌋ (entre 0 inclus et 1 exclu) des réels yk := k·x pour 0≤kN entier ; ceci fait N+1 nombres zk, qu'on répartit en les N intervalles de largeur 1/N partitionnant [0;1[ (je veux dire : l'intervalle entre 0 inclus et 1/N exclu, l'intervalle entre 1/N inclus et 2/N exclu, et ainsi de suite jusqu'à l'intervalle entre (N−1)/N inclus et 1 exclu) ; comme il y a plus de réels que d'intervalles, deux d'entre eux, disons zk et z avec k<, qui tombent dans le même intervalle de largeur 1/N, donc ils vérifient |zzk| < 1/N, c'est-à-dire |·x − ⌊·x⌋ − k·x + ⌊k·x⌋| < 1/N, ce qui donne |q·xp| < 1/Nq = k et p = ⌊·x⌋−⌊k·x⌋, et comme 0<q<N (puisque 0≤k<N), on a du coup |xp/q| < 1/(N·q) < 1/q² comme annoncé ; quant au fait qu'on puisse trouver des q arbitrairement grands vérifiant ça, c'est simplement parce que (tant que x est irrationnel !, ce qui n'a pas encore été utilisé), chaque q donné ne peut vérifier |xp/q| < 1/(N·q) que jusqu'à un certain N (à savoir la partie entière de |q·xp|), et donc en prenant un N plus grand que ça, on obtient un p/q forcément différent (je laisse le lecteur remplir les détails).

Si x est lui-même rationnel, disons x = u/v, il existe évidemment une approximation infiniment bonne, à savoir u/v, mais toute autre approximation p/q vérifie |xp/q| = |u/vp/q| = |u·qv·p|/(v·q) ≥ 1/(v·q) (la dernière inégalité utilisant le fait trivial mais crucial qu'un entier non nul est de valeur absolue au moins 1) et du coup x n'est pas (v·q)-approchable. En revanche, en trouvant des relations de Bézout |u·qv·p| = 1, on voit qu'on peut effectivement obtenir |xp/q| = 1/(v·q) (donc < 1/(C·q) pour n'importe quel C<v).

Les résultats que je viens de montrer suggèrent de s'intéresser particulièrement au fait qu'un réel x soit ou non C·qμ-approchable, pour μ≥0 et C>0 réels. Lorsque c'est le cas, autrement dit lorsqu'il existe des rationnels p/q de dénominateur q arbitrairement élevé tels que |xp/q| < 1/(C·qμ), on dira simplement que x est (C,μ)-approchable, ou approchable à l'exposant μ avec la constante C. Lorsque x est (C,μ)-approchable pour une certaine constante C>0, on dira simplement qu'il est approchable à l'exposant μ. Informellement, cela signifie que pour trouver une approximation p/q de x, on peut obtenir une qualité qui croît en la puissance μ-ième de l'exposant qu'on a mis (i.e., une distance qui décroît en qμ), ou encore que l'exposant à mettre est en puissance 1/μ de la qualité demandée. Plus l'exposant est élevé, plus la contrainte est forte : un réel approchable à l'exposant μ′, c'est-à-dire (C′,μ′)-approchable pour une certaine C′, est a fortiori, approchable à l'exposant μ pour tout μ<μ′ et même (C,μ)-approchable pour toute constante C. Comme on vient de le voir, tous les réels sont approchables à l'exposant 2 avec la constante 1 (Dirichlet), sauf les rationnels, qui sont approchables à l'exposant 1 mais pas mieux ; par ailleurs, il existe des réels, dits nombres de Liouville, cf. ci-dessous, qui sont approchables à tout exposant réel (c'est ce que j'ai démontré plus haut avec le théorème de Baire, mais c'est facile d'en construire de façon plus explicite, comme la somme des 10i! pour i parcourant les entiers naturels).

La borne supérieure des μ pour lesquels un réel x est approchable à l'exposant μ s'appelle l'exposant d'approximation de x. Si ν est la borne supérieure en question, cela signifie que x est approchable à tout exposant μ<ν (et même, avec toute constante), et qu'il n'est approchable à aucun exposant μ>ν ; ce qui se passe exactement pour l'exposant ν est plus subtil, mais laissons-le de côté pour le moment.

Comme expliqué ci-dessus, l'exposant d'approximation d'un réel est toujours au moins 2, sauf pour les rationnels pour lesquels il vaut 1 ; et il existe des réels d'exposant d'approximation ∞ (on les appelle nombres de Liouville). On peut être un peu plus fin : quel que soit ν entre 2 et ∞, il existe des réels x dont l'exposant d'approximation vaut exactement ν (j'avais démontré ça quand j'étais en prépa, en juin 1995 si j'en crois la date de mon fichier : j'étais très fier de moi à l'époque) : lorsque 2<ν<∞, ça se fait par exemple en construisant x comme limite d'une suite de rationnels pi/qi adjacents les uns aux autres (c'est-à-dire pi·qi+1pi+1·qi = ±1) qui vérifient qiν−1 < qi+1 < 2qiν−1. (Je crois qu'en regardant de plus près, ce que j'ai un peu la flemme de faire, on doit pouvoir montrer dans cet ordre d'idées que si 2<ν<∞ et C<0, il existe un réel x qui est (C,ν)-approchable mais pas (C′,ν)-approchable pour aucun C′>C.) Un théorème classique de Liouville (essentiellement une application judicieuse du théorème des accroissements finis, c'est fait, quoique de façon un peu confuse, dans l'article Wikipédia sur les nombres de Liouville lié ci-dessus) montre que si x est algébrique de degré d (c'est-à-dire racine d'un polynôme de degré d à coefficients rationnels) alors l'exposant d'approximation de x est ≤d (i.e., x n'est pas approchable à l'exposant >d) : ceci montre notamment que les nombres de Liouville sont transcendants et c'était historiquement la raison pour laquelle Liouville s'est intéressé à la question. En fait, ce résultat est nettement sous-optimal parce que Klaus Roth a montré en 1955 que tout nombre algébrique irrationnel a un exposant d'approximation exactement égal à 2.

En fait, l'exposant 2 est spécial : au sens de la mesure de Lebesgue, presque tous les nombres réels ont exposant d'approximation exactement égal à 2 (c'est-à-dire que la mesure de Lebesgue de l'ensemble des x approchables à un exposant >2 est nulle) ; ou, de façon plus informelle, si on tire un réel au hasard, il est avec probabilité 1 approchable à l'exposant 2 (Dirichlet), et pas mieux. Ce n'est pas difficile à montrer : pour q fixé, l'ensemble des x entre 0 et 1 vérifiant |xp/q| < 1/(C·qμ) pour un certain p est une réunion d'intervalles de largeur 2/(C·qμ), et il y a au plus q tels intervalles pour p allant de 1 à q−1, bref, si q n'est pas trop petit, l'ensemble des x entre 0 et 1 qui vérifient |xp/q| < 1/(C·qμ) pour un certain p/q est de mesure au plus 2/(C·qμ−1). Si μ>2, la somme de cette quantité sur tous les q converge, c'est-à-dire que les sommes sur tous les qn tendent vers 0 quand n tend vers l'infini. Donc l'ensemble des réels qui sont (C,μ)-approchables est de mesure de Lebesgue nulle.

C'est d'ailleurs intéressant : au sens de la mesure, « presque tous » les réels ont exposant d'approximation égal à 2, alors qu'au sens de la catégorie (pas la théorie des catégories, mais le vieil usage du terme catégorie [topologique] dans le contexte du théorème de Baire), « quasiment tous » les réels ont exposant d'approximation égal à ∞ (quasiment tous au sens où ils contiennent une intersection dénombrable d'ouverts denses, c'est ce que j'ai démontré plus haut). Ou pour reprendre ce que j'avais expliqué ici, le nombre réel aléatoire est d'exposant d'approximation 2 tandis que le nombre réel générique est d'exposant d'approximation ∞.

Si je résume et synthétise ce qui a été dit ci-dessus, le spectre d'exposants, c'est-à-dire l'ensemble des exposants d'approximation possibles des réels, est la réunion du singleton {1} et de l'intervalle fermé [2;∞] : les rationnels ont exposant 1, tous les autres réels ont exposants au moins 2, presque tous les réels (et tous les algébriques irrationnels) ont l'exposant 2, mais il y a beaucoup (dans un sens topologique, cf. ci-dessus) de réels, dits nombres de Liouville, qui ont exposant ∞, et toutes les valeurs intermédiaires entre 2 et ∞ sont possibles.

Ayant regardé les exposants, on peut commencer à s'intéresser un peu plus finement à la constante, que j'ai complètement laissée de côté ci-dessus. De même que j'ai appelé exposant d'approximation ν=ν(x) de x la borne supérieure des μ≥0 pour lesquels un réel x est approchable à l'exposant μ (i.e., (C,μ)-approchable pour un certain C>0), je peux m'intéresser à la borne supérieure Kμ = Kμ(x) des C>0 pour lesquels x est (C,μ)-approchable. Ce n'est évidemment intéressant que quand μ=ν(x) : si μ<ν(x), alors x est (C,μ)-approchable pour tout C et la borne supérieure est ∞ ; et si μ>ν(x), alors x n'est (C,μ)-approchable pour aucun C, et on convient que la borne supérieure est 0. Par ailleurs, comme je vais le dire maintenant, Kμ(x) n'est vraiment intéressant que pour μ=2.

Dans le cas où l'exposant ν(x) est 1, c'est-à-dire que le nombre est rationnel, j'ai expliqué ci-dessus qu'il est (C,1)-approchable pour tout C<vv est le dénominateur (donc la borne supérieure K₁ des constantes C est justement le dénominateur). Mais en un certain sens, l'approximation des rationnels par les rationnels est un cas vraiment bizarre, parce qu'on insiste pour approcher par d'autres rationnels, au lieu de se dire que, par exemple, 1/2, 2/4, 3/6, 4/8, 5/10, etc., sont des approximations parfaites du rationnel auquel elles sont toutes égales. Pour les exposants μ>2, j'ai expliqué ci-dessus que je crois (même si j'ai la flemme de vérifier les détails) qu'il existe des réels x pour lesquels Kμ(x) prend n'importe quelle valeur fixée entre 0 et ∞.

Bref, on va s'intéresser avant tout à la borne supérieure K₂(x) =: Λ(x) des C pour lesquels x est (C,2)-approchable, i.e., des C tels qu'il existe des rationnels p/q de dénominateur q arbitrairement élevé tels que |xp/q| < 1/(C·q²). Cette quantité s'appelle la constante de Lagrange de x. On peut aussi écrire Λ(x) = lim.sup {1/|q·(qxp)| : p/q∈ℚ} (pour x irrationnel), la lim.sup signifiant qu'il s'agit de la plus petite valeur que 1/|q·(qxp)| ne dépasse strictement pour un nombre fini de p/q (irréductibles).

Le théorème de Dirichlet démontré plus haut affirme que tout réel irrationnel x est (1,2)-approchable, donc Λ(x)≥1 si x∉ℚ.

Mais en fait, on peut faire mieux que ça : d'après un résultat de Hurwitz (en fait prouvé une douzaine d'années plus tôt par Andrej Markov), tout réel irrationnel x est (√5, 2)-approchable, donc Λ(x) ≥ √5 ≈ 2.236. Et cette fois, la valeur est optimale, parce que lorsque φ est le nombre d'or (1+√5)/2, on a exactement Λ(φ)=√5, c'est-à-dire qu'il n'est (C,2)-approchable pour aucun C>√5.

Le nombre d'or φ, et les nombres qui lui sont équivalents au sens où ils s'écrivent (a·φ+b)/(c·φ+d) avec a,b,c,d entiers tels que |a·db·c|=1, sont les réels les plus mal approchés par les rationnels (donc en quelque sorte les plus rationnels des irrationnels, puisque les rationnels eux-mêmes sont mal approchés par les rationnels) : ce sont ceux pour lesquels la constante de Lagrange est la plus petite possible (√5). Un second résultat de Hurwitz montre que tout réel x qui n'est ni rationnel ni équivalent au nombre d'or est, cette fois, (√8, 2)-approchable, donc vérifie Λ(x) ≥ √8 ≈ 2.828. De nouveau, la constante en question est optimale, parce que √2 vérifie Λ(√2)=√8.

On peut relier la constante de Lagrange d'un réel et son écriture en fraction continuée de la manière suivante : si je note [a₀;a₁,a₂,a₃,…] (pour des entiers naturels non nuls sauf a₀ qui est un entier quelconque) pour la quantité a₀ + 1/(a₁ + 1/(a₂ + 1/(a₃ + 1/(…)))), il est bien connu que tout réel irrationnel possède une écriture unique de cette forme (et aussi les rationnels si on permet de tronquer l'écriture de la façon évidente après un nombre fini de termes), et alors Λ(x) est la lim.sup de la suite des sommes xi + rixi = [ai;ai+1,ai+2,…] (s'obtient en retirant les i premiers termes du développement en fraction continuée de x) et ri = [0;ai−1,ai−2,…a0] (est le rationnel formé par les i premiers termes en question, lus à l'envers). Lorsque x = φ = [1;1,1,1,1,…], en tout cas, on voit bien que les xi sont tous égaux à φ, et les ri tendent vers [0;1,1,1,1,…] = φ−1, si bien que la limite (donc la limite sup) des xi + ri vaut 2φ−1 = √5 comme je l'ai dit ; mais par ailleurs, on comprend que dès que le développement de x fait apparaître une infinité de 3, sa constante de Lagrange va être au moins 3 (parce que les xi seront infiniment souvent ≥3).

Par ailleurs, un résultat d'Aleksandr Hinčin (Хинчин, Khinchin, Khintchine) montre que pour presque tout réel x (au sens de la mesure, i.e., comme précédemment, pour un réel x aléatoire avec probabilité 1), on a Λ(x)=∞ (autrement dit, presque tous les réels sont approchables à l'exposant 2 avec une constante arbitrairement grande — mais pas à un exposant supérieur à 2).

L'ensemble des constantes de Lagrange Λ(x) possibles des réels x (en excluant, par convention, la valeur 0 que j'ai convenu d'affecter au cas où x est rationnel, et la valeur ∞ qui est comme je viens de le dire celle de presque tout x) porte le nom de spectre de Lagrange, et je vais le noter L := {Λ(x) : x∈ℝ} ∩ ]0;+∞[. Le spectre de Lagrange est un fermé ; en fait, on peut montrer que c'est l'adhérence de l'ensemble des Λ(a) où a parcourt toutes les suites périodiques, indicées par ℤ, d'entiers naturels non nuls, et où Λ(a) désigne le maximum (ou, si on veut, la lim.sup) de la suite (périodique !) des sommes xi + tixi = [ai;ai+1,ai+2,…] (a le développement en fraction continuée formé de la suite a lue à partir du terme i) et ti = [0;ai−1,ai−2,…]. (À titre d'exemple, en prenant pour a la suite périodique …,1,2,1,2,1,2,…, comme on vérifie facilement que [1;2,1,2,1,…] = ½(1+√3), que [0;2,1,2,1,…] = ½(−1+√3), que [2;1,2,1,2,…] = 1+√3, et que [0;1,2,1,2,…] = −1+√3, on a Λ(a) = max {√3, 2√3} = 2√3 ≈ 3.464, donc cette valeur appartient à L, et est, de fait, Λ(±1+√3) ou Λ(½(±1+√3)).) Il est sans doute utile de rappeler à ce point qu'un irrationnel a un développement en fraction continuée préperiodique si et seulement si il est algébrique de degré 2.

Ce que j'ai expliqué ci-dessus, c'est que la plus petite valeur du spectre de Lagrange L est √5 ≈ 2.236, et que la plus petite valeur après est √8 ≈ 2.828. Viennent ensuite √(221)/5 ≈ 2.973 puis √(1517)/13 ≈ 2.996… Comme on peut le soupçonner, on a une suite de valeurs (tous des algébriques de degré 2) qui tend vers 3 : ce « début » du spectre de Lagrange (l'intersection L∩]0;3[) est discret et s'accumule en 3. On peut le relier aux solutions de l'équation diophantienne u²+v²+w²=3uvw avec u,v,w entiers naturels non nuls (forcément premiers entre eux deux à deux) ; les solutions (u,v,w) de cette équation forment un arbre de valence 3, dit arbre de Markov, ayant pour racine (1,1,1), les voisins de (u,v,w) étant (3vwu, v, w), (u, 3uwv, w) et (u, v, 3uvw). Plus précisément, lorsque (u,v,w) est un triplet de Markov (et disons, pour fixer les idées, que w est le plus grand des trois, ce qu'on peut toujours assurer), alors √(9−4/w²) est dans le spectre de Lagrange (et c'est, plus précisément, la constante de Lagrange de x := (−3w+2r+√(−4+9w²))/(2w), si je n'ai pas introduit d'erreur en transcrivant les formules, où r est le plus petit entier naturel tel que u·r≡±v (mod w) ; ce x n'a que des 1 et des 2 dans son développement en fraction continuée, qu'on peut d'ailleurs décrire de façon beaucoup plus précise) ; et tout élément <3 du spectre de Lagrange s'obtient ainsi à partir d'un triplet (u,v,w) de Markov. Bref, cette partie-là du spectre de Lagrange est bien comprise.

La partie ≥3, en revanche, est beaucoup moins bien connue : le spectre de Lagrange y a une structure fractale. Des résultats récents de Carlos Gustavo Moreira montrent que la dimension de Hausdorff d(λ) de l'intersection L∩]0;λ[ est une fonction continue (trivialement croissante) de λ, qui est >0 lorsque λ>3, et qui atteint 1 strictement avant √12 ≈ 3.464 ; quant à la dimension de Hausdorff D(λ) de l'ensemble {x : Λ(x)<λ} des réels dont la constante de Lagrange est strictement plus petite que λ, c'est aussi la dimension de Hausdorff de l'ensemble {x : Λ(x)≤λ} des réels dont la constante de Lagrange est au plus λ ou (entre les deux) des réels qui sont (λ,2)-approchables, cette fonction D est aussi continue (trivialement croissante), elle est toujours <1 et tend vers 1 quand λ → +∞ (comparer au résultat de Hinčin mentionné ci-dessus), et quel que soit λ on a d(λ) = min(1, 2D(λ)).

Le reste de ce qu'on sait est très fragmentaire. On a une description de certains des « trous » de L, c'est-à-dire des composantes connexes de son complémentaire. Par exemple, le spectre de Lagrange ne contient aucun λ contenu au sens strict entre √480/7 ≈ 3.130 et √10 ≈ 3.162, alors qu'il contient ces deux réels. Mais j'ai lu ce genre de choses très en diagonale, donc je ne peux pas en parler.

Le spectre de Lagrange L contient tous les réels à partir d'un certain point (ce qui est plus fort que de dire que sa dimension de Hausdorff est 1 à partir de ce point). Ce résultat-là (dû à Marshall Hall — je ne sais pas si Marshall est son prénom ou un titre —, qui a montré que L contient [6;+∞[) n'est pas très surprenant quand on se rappelle que j'ai mentionné que l'analogue {Kμ(x) : x∈ℝ} pour un exposant d'approximation μ>2 vaut toujours [0;+∞]. Mais le résultat le plus extraordinairement bizarre sur le spectre de Lagrange (obtenu indépendamment par Hanno Schecker dans sa thèse en 1972, publiée de façon posthume en 1977, et Gregory Freiman en 1975) concerne le plus petit λ tel que L contienne [λ;+∞[, autrement dit, le point exact à partir duquel chaque réel est une constante de Lagrange ; ce plus petit λ a la valeur exacte complètement hallucinante suivante, appelée constante de Freiman :

2 221 564 096 + 283 748 462 491 993 569 4.528

— ou, pour ceux dont le navigateur ne supporte pas le MathML (plaignez-vous, soit dit en passant, ce n'est pas normal) : (2 221 564 096 + 283 748 ⁢√462) / 491 993 569 ≈ 4.528. Il semble qu'il faille une centaine de pages de calculs pour arriver à ce résultat.

Quelque part, ce nombre choque ma conception ordonnée des mathématiques : même si cette entrée était assez longue, il a une définition passablement simple et naturelle (c'est le plus petit λ tel que pour tout Cλ il existe un x vérifiant Λ(x)=C, où la constante de Lagrange Λ(x) de x est la lim.sup des 1/|q·(qxp)| lorsque p/q parcourt les rationnels sous forme irréductible) : je pouvais facilement concevoir qu'une telle définition conduise à une valeur très simple (du genre 6, ou peut-être 9/2), ou à une valeur qui n'aurait pas vraiment d'autre formulation que la définition elle-même ; mais arriver à une écriture exacte faisant intervenir des nombres aussi bizarres que 462 et 491 993 569, ce n'est pas moral.

Je n'ai fait ci-dessus que picorer certains des résultats les plus emblématiques sur le sujet. Je me suis notamment limité à parler du spectre de Lagrange, en omettant totalement celui de Markov, qui est apparenté mais subtilement différent à partir de 3. (Rapidement : le spectre de Markov M est l'ensemble des Μ(a) où a parcourt toutes les suites indicées par ℤ d'entiers naturels non nuls, où Μ(a) désigne le sup de la suite des sommes xi + tixi = [ai;ai+1,ai+2,…] et ti = [0;ai−1,ai−2,…], tandis qu'on peut voir le spectre de Lagrange L comme l'ensemble des Λ(a), définis de façon identique avec une lim.sup à la place du sup. Le spectre de Lagrange, qui est l'adhérence de l'ensemble des Μ(a)=Λ(a) avec a périodique, est strictement inclus dans celui de Markov, lequel est aussi un fermé puisque c'est l'adhérence de l'ensemble des Μ(a) avec a périodique à partir d'un certain rang dans chaque sens. Les deux coïncident jusqu'à 3, et à partir de la constante de Freiman, mais entre les deux la situation n'est pas claire : on connaît des exemples explicites d'éléments de la différence M\L entre M et L, mais je ne crois pas, par exemple, qu'on connaisse le plus petit ni le plus grand élément de cette différence.) Ceux qui veulent en savoir plus peuvent consulter la monographie de Thomas Cusick et Mary Flahive, The Markoff and Lagrange Spectra (mais je dois dire que je trouve ce livre très déplaisant à lire) et les références qui y sont contenues.

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