Mon père m'inquiète. Cette fois
ce n'est pas sa santé qui pose problème, ou du moins c'est plus vaste
que ça. Il passe sa vie devant son ordinateur : en cela, je suppose
qu'on ne peut que dire, tel père, tel fils
— et il a
d'ailleurs plus d'excuses que moi, puisqu'il est maintenant à la
retraite, donc pourquoi ne pas passer ses journées devant un
ordinateur ? Mais moi au moins je m'alimente à peu près correctement,
alors que lui ne mange le plus souvent rien de la journée et ma mère
en rentrant le trouve dans la même position que quand elle est sortie,
et doit insister pour obtenir de lui qu'il vienne dîner ; si elle est
sortie sans ouvrir les volets, ils seront encore fermés quand elle
rentrera, et ainsi de suite. Bref, mon père est en train de se
transformer en légume, ce qui n'est pas très réjouissant à voir.
On ne sait pas exactement, d'ailleurs, ce qu'il fait de son ordinateur (un PC sous Red Hat 9). Régulièrement, il me pose des questions informatiques complètement hétéroclites, parfois sans queue ni tête (le genre qui prouve qu'il n'a pas compris les deux tiers des mots qu'il utilise), je commence à lui expliquer (par exemple à corriger son emploi des termes), il n'écoute pas ma réponse, et parfois se fâche du ton sur lequel je lui réponds. (Un jour il m'a fait la gueule pendant des semaines d'affilée parce qu'il avait eu un problème avec NFS et s'était persuadé je ne sais comment que le routeur que j'administre en était responsable.)
En ce moment, je rentre chez mes parents une fois par semaine, le
mardi, après mon TD (j'y passe la nuit de mardi à
mercredi, parce que mon deuxième TD de la semaine est le
mercredi matin tôt, donc c'est commode pour moi d'être déjà à Orsay).
Mais je trouve de plus en plus dérangeant de rentrer dans la journée,
de dire bonjour et d'être accueilli par un grognement et de ne pas
échanger une parole avec mon père avant le dîner (où il consent à
retrouver un semblant de sociabilité). Ma mère se met parfois en
colère, mais le plus souvent c'est de la lassitude : Tu as posté la
lettre que j'avais laissée sur le coffre ? Non, bien sûr. Est-ce que
tu as au moins bougé de ton siège de toute la journée ? Non,
évidemment…
Bon, allez, pour ne pas faire comme lui, je vais décoller, moi.