L'Énigme de Monsieur T

Il n'y a pas beaucoup de mathématiciens dont la vie ferait facilement un film. Pourtant, Alan, le petit génie curieux de tout et passionné par la science, l'athlète, l'inventeur de la « machine » qui porte son nom, le héros de la bataille de l'Atlantique, le créateur de l'informatique, le visionnaire qui imagina l'« intelligence artificielle », enfin l'homosexuel que la justice de son pays contraignit à subir un traitement humiliant et qu'elle conduisit probablement au suicide, a de quoi devenir une idole.

Né le 23 juin 1912 à Londres, il étudia dans une école privée (« public school ») anglaise très conservatrice. À cause de son total manque d'intérêt pour les disciplines autres que scientifiques, et d'une difficulté à s'organiser, ses résultats étaient mauvais. À l'âge de 16 ans, il y rencontra Christopher Morcom, qui était, lui, bon élève, et les deux jeunes gens se prirent de passion l'un pour l'autre. Mais Christopher mourut de la tuberculose en 1930. Cette tragédie donna à Alan de la force pour continuer ses études et pour poursuivre le travail que Chrisopher aurait fait. Il fut admis à l'Université de Cambridge, à King's College, en 1931, et quatre ans plus tard il y était fellow. C'est à Cambridge qu'il prit véritablement conscience de son homosexualité, et il décida de l'assumer ouvertement.

Son directeur de thèse fut le logicien Alonzo Church. Ensemble, Church et son étudiant développèrent le concept de calculabilité, c'est-à-dire une formalisation mathématique des calculs qu'il est théoriquement possible d'effectuer par des moyens mécaniques. Les approches différaient, celle du maître, le « lambda-calcul », était essentiellement dénotationnelle, tandis que celle de l'élève était opérationnelle : la fameuse « machine universelle », appareil théorique qui effectue des opérations simples suivant un programme défini, et qui ressemble à un précurseur idéalisé de l'ordinateur. Par une utilisation ingénieuse de l'argument dit « diagonal » inventé par Cantor au siècle précédent, Alan put montrer qu'il existait des fonctions mathématiques bien définies, qu'aucun ordinateur ne saurait calculer.

Dès le début de la guerre, il fut employé pour déchiffrer le code secret utilisé par les Allemands dans leur communication, produit par une machine appelée Enigma. Des mathématiciens polonais avaient déjà travaillé sur ce problème, avec un certain succès ; mais c'est grâce à Alan que les alliés eurent le moyen de décoder pratiquement toutes les transmissions interceptées, malgré les complications successives apportées par les Allemands à l'Enigma. C'est ainsi qu'il joua un rôle important dans la victoire alliée à la bataille de l'Atlantique.

Les dispositifs qui servaient à déchiffrer le code de l'Enigma, d'abord mécaniques (et appelés « bombes » en raison du bruit qu'ils faisaient), puis électroniques (le « Colossus », quand les complications du codage firent que les moyens mécaniques ne suffisaient plus), furent source d'inspiration quand il s'agit de construire les premiers ordinateurs. Les Américains (conduits par le mathématicien John von Neumann, qui connaissait et respectait beaucoup Alan) y arrivèrent d'abord, avec l'ENIAC. Mais l'idée fondamentale, celle d'universalité, était déjà présente dans la thèse d'Alan : précisément la même machine peut servir à faire n'importe quel calcul effectuable par des moyens mécaniques, il n'est pas besoin de créer des ordinateurs spécialisés dans telle ou telle tâche.

Après la guerre, Alan se mit très sérieusement à la course de fond, poussant extrêmement dur son entraînement ; il ne dut qu'à une blessure de ne pas être sélectionné dans l'équipe britannique pour les jeux olympiques de 1948. Il réussit par exemple à courir le Marathon en 2h46m03s. D'autre part, c'est autour de cette période qu'il prit le parti de ne plus faire aucun mystère de sa sexualité, abandonnant finalement toute sorte de conformisme. Ce qui était dangereux, car les relations homosexuelles, même en privé entre adultes consentants, restèrent un délit en Angleterre jusqu'en 1967 ; et l'Amérique du début de la guerre froide ne les voyait pas bien non plus. Par ailleurs, l'athéisme affiché par Alan était également peu apprécié par certains.

Parallèlement, il élargit son champ de recherches à la philosophie des sciences. Il s'intéressa notamment à la morphogenèse. Mais une question qui le préoccupa tout particulièrement est la suivante : « les machines peuvent-elles penser ? ». Il était convaincu que la réponse était oui, et fut un des pionniers de l'« intelligence artificielle » (même si le terme lui-même n'a été inventé que dans la fin des années 1950 par John McCarthy et Marvin Minsky). Pour donner un sens précis à la question, et éliminer tout débat métaphysique sur la signification du mot « penser », il proposa un protocole expérimental dans lequel un être humain, l'« interrogateur », communiquant uniquement par écrit avec un autre humain et un ordinateur, doit réussir, en leur posant des questions, à deviner lequel des deux est l'humain et lequel est l'ordinateur, tandis que l'ordinateur doit tenter de se faire passer pour l'humain. Alan écrivit plusieurs articles pour défendre sa proposition de test (qui aujourd'hui porte son nom, mais que, bien sûr, aucun programme ne passe encore avec succès) et sa certitude qu'il serait un jour possible de réaliser un ordinateur capable de le réussir.

Il fut élu à la Royal Society, la plus prestigieuse société scientifique britannique, en juillet 1951.

En 1952, Alan fit appel à la police pour un cambriolage. Mais la police s'intéressa rapidement plus aux relations sexuelles qu'il avait avec un jeune homme de Manchester, qu'au vol. Il fut arrêté et condamné : on lui laissa le choix entre la prison ou des injections d'œstrogène destinées à supprimer sa libido, ce qu'il accepta. Ce traitement le rendit profondément malheureux. Peu de temps après sa fin, le 8 juin 1954, on le retrouva mort d'avoir mangé une pomme empoisonnée au cyanure. Sa mère fut convaincue qu'il s'agissait d'un accident (Alan pratiquait beaucoup la chimie, et une erreur était tout à fait possible), mais l'enquête conclut à un suicide.

En 1966, l'Association for Computing Machinery créa un prix, qui tient le rôle du prix Nobel en informatique ; et elle lui donna le nom de celui qui a inventé la discipline : Alan Mathinson Turing.


David Madore

Dernière modification : $Date: 2002/06/17 22:41:52 $