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D'Ernélion on ne voit jamais à la télévision qu'un millier de kilomètres carrés autour des vieux bâtiments du Sénat. Les luxueuses demeures, les immenses parcs, la « Place de la Confédération » universellement connue, l'Académie — tout cela se trouve dans ce qu'on appelle le Secteur impérial. Pourtant, il y a plus dans Ernélion que ce seul quartier. Ernélion, capitale de l'Empire, est le centre nerveux de l'Univers, tire les ficelles qui meuvent les galaxies ; mais cela ne signifie pas que tous ceux qui y habitent ont une telle ficelle dans leur mains ! Tous jouent un certain rôle dans l'administration de l'Empire, certes, et tous en sont fiers. Mais ce rôle est parfois très distant ; Ernélion a besoin d'hommes pour la soigner, ne serait-ce que pour s'occuper des parcs ou pour s'assurer que la Place de la Confédération est parfaitement propre quand la télévision vient. Si les choses avaient suivi leur cours normal, les prix immobiliers auraient partout atteint la valeur astronomique de deux cent cinquante millions par mètre carré qui est la leur dans le Secteur impérial, et la main d'œuvre devrait être apportée quotidiennement des planètes avoisinantes à un prix élevé. Mais le Gouvernement impérial a évité cet écueil en réduisant brutalement l'immigration — et s'est assuré que le Secteur impérial était entouré de banlieues modestes où la main d'œuvre nécessaire pouvait être trouvée à faible coût.

Cette Banlieue, comme les Ernéliens l'appellent — notez le B majuscule — n'est pas pauvre ; du reste, n'importe quel habitant de la galaxie d'Anecdar est certainement bien plus riche que le plus riche des paysans de la province Alékarnienne. Mais elle l'apparaît inévitablement en comparaison avec le luxe insolent du Secteur impérial. En tout cas, la pauvreté n'est pas la principale caractéristique de la Banlieue : il a été la stratégie du Gouvernement d'y maintenir un état d'anarchie presque complète. Alors qu'un paysan Alékarnien qui vole son camarade est presque sûr d'être pris et jugé dans l'heure, des milliers de crimes passent chaque jour inaperçus dans la Banlieue sur Ernélion. Ce n'est pas que la police est incapable de maintenir le contrôle : elle y parvient très bien lorsqu'il s'agit de percevoir les impôts ; la population d'une seule planète, aussi grande soit-elle, ou même d'une galaxie entière, est ridiculement petite en comparaison avec l'effectif de la Flotte. C'est simplement que le Gouvernement ne veut pas faire l'effort : les gardes sur Ernélion sont bien mieux employés à protéger la maison du maire que quelques délinquants qui seront bien vite remplacés en puisant dans le vaste réservoir humain que constituent les Provinces. Peut-être aussi y a-t-il un dessein plus sinistre là-dessous ; « que les meilleurs survivent » est réputé avoir dit le vice-secrétaire d'État pour les Galaxies Proximales au maire d'Ernélion nouvellement élu. Certaines rumeurs affirment que le Gouvernement est de mèche avec une des mafias qui domine la Banlieue — mais ce qu'il aurait à gagner par cela, les rumeurs ne le disent pas.

Naturellement, des émeutes se produisent occasionnellement çà et là : un quelconque agitateur ou démagogue politique promet de l'espoir et de la gloire, et quelques jours plus tard la rébellion éclate. Les autorités, certaines de leur propre supériorité, choisissent généralement de l'ignorer, et de fait elle disparaît le plus souvent d'elle-même en une semaine environ sans avoir causé de grands dégâts. Il fut nécessaire en quelques occasions de recourir à la violence, et alors ce fut effectivement violent — des centaines de milliers d'innocents furent massacrés par l'armée qui considérait qu'il était plus sûr de tuer tout le monde et de réfléchir après. Dans l'ensemble, les Ernéliens sont trop conscients de leurs privilèges pour être prompts à se révolter. Quand le rêve le plus cher de la moitié de la population de l'Univers est de mettre le pied sur la planète où l'on vit, on ne se plaint pas si facilement que cette planète est plus un enfer qu'un paradis.

« Libérateur des Mondes » — comme il se faisait appeler — était un tel créateur de troubles, qui prétendait défendre la Liberté et la Démocratie. Chaque soir après le travail — il était employé par les halles d'Ernélion — il s'installait dans une des places principales de la Banlieue et improvisait un discours sur la situation politique de l'Empire. Il prononçait de grands mots, parlait de merveilleuses choses à venir, et ses auditeurs rentraient chez eux et rêvaient d'un monde meilleur. Libérateur des Mondes était différent de ceux qui le précédaient, cependant, en ce qu'il était doué d'intelligence, d'habileté et de charisme ; et, ce qui ne gâtait rien, il était jeune et beau. Ainsi, il devenait de plus en plus populaire ; et cela signifiait qu'il se mettait en danger. Libérateur des Mondes faisait attention à ne pas tenter sa chance trop loin : il évitait de critiquer plus haut que le maire d'Ernélion, ou en tout cas le Procurateur d'Anecdar.

Un jour, cependant, il alla plus loin qu'il ne comptait, et se trouva en train de traîter le ministre des Provinces de « porc immonde, suintant la suffisance, et se baignant dans l'opprobre » — une jolie phrase, mais modérément dangereuse. Et, effectivement, la réunion était à peine finie qu'il se trouva en face d'un escadron de troupes d'élites commandées par un capitaine de la Garde impériale. On lui demanda — très poliment — de les suivre.

« Je dois vous prévenir, dit Libérateur des Mondes, que si vous m'exécutez, ou du reste s'il m'arrive quoi que ce soit, des émeutes naîtront à travers la Banlieue, et dans trois jours la planète entière sera à feu et à sang. Nous sommes tous prêts à mourir pour notre liberté. Et même si nous ne parvenons pas à notre but, vous aurez perdu un grand nombre de vies et une fortune considérable. »

C'était assez plat, pensa-t-il, mais cela devrait suffire. Il n'avait pas eu le temps de trouver une meilleure formulation de son ultimatum.

Le capitaine n'afficha aucune émotion.

« Je ne suis pas habilité à prendre des décisions dans ce domaine. Mes ordres sont de vous conduire auprès de quelqu'un qui l'est. Maintenant, si vous voulez bien nous suivre, Monsieur. »

« Puis-je savoir qui cette personne est ? »

« Je ne suis pas autorisé à vous dévoiler cette information, Monsieur. »

Quatre hommes maintinrent Libérateur des Mondes immobiles tandis qu'un cinquième lui bandait les yeux. Il fut conduit dans quelque chose qu'il supposa être une voiture. Il était vain de tenter quoi que ce soit : il semblait y avoir un garde pour surveiller chacun de ses doigts. Au moins, il était flatteur de penser qu'il méritait un escadron entier.

Quand, après une heure ou deux de voyage, on retira enfin le bandeau du soi-disant héros, il se trouvait dans une pièce très grande et magnifique, probablement dans le Secteur impérial. Une immense baie vitrée occupait tout le mur ouest, brûlant des rayons du soleil couchant. Ébloui, Libérateur des Mondes dut fermer les yeux. Il eut juste le temps de voir que, à part lui-même et le capitaine qui se retira rapidement, il n'y avait qu'une seule personne, plutôt petite, dans la pièce, probablement un jeune homme, que Libérateur des Mondes ne put pas identifier à contre-jour.

« J'allait me servir de thé, dit l'homme, de but en blanc. En voudrez-vous ? »

« Pas avant que je sois fixé quant à mon destin. »

« Oh, cela ! Il ne vous sera fait aucun mal, je vous l'assure. »

« Je l'espère. Dans votre intérêt. » répliqua Libérateur des Mondes, avec un peu moins de confiance dans sa voix qu'il ne l'aurait voulu. Il répéta alors en substance la menace qu'il avait faite au capitaine de la Garde.

« Il n'y aura pas de révolte, ne vous inquiétez pas, dit l'autre d'un ton parfaitement calme. Quand vos partisans découvriront que vous êtes un traître, votre rébellion disparaîtra aussi vite qu'elle était apparue. »

« Que je suis un traître ?… Je ne comprends pas. »

« Ce sera leur interprétation des choses. Mais naturellement, nous ne sommes pas dupes. »

L'homme attendit quelques secondes, puis consentit à expliquer :

« Je pensais qu'il serait dommage de vous gâcher. Vous semblez assez intelligent, et vous pourriez valoir quelque chose. »

Il s'écarta de la lumière pour que Libérateur des Mondes pût le voir.

« Vous voyez, je pense même vous offrire un siège dans mon Gouvernement. Peut-être pourriez-vous prendre la place d'Ambroise Kittel, ministre des Provinces, que vous avez si durement critiqué. »

Libérateur des Mondes était tombé à genoux.

« Je prie Votre Majesté de me pardonner, Sire. Je n'avais pas reconnu… »

L'Empereur se contenta de sourire, le releva d'une main, l'escorta jusqu'à la porte et ouvrit celle-ci.

« Réfléchissez à ce que je vous ai dit. Au revoir, mon ami. »

Il y avait une nette insistance sur ce dernier mot.

Quand la porte se ferma et que Libérateur des Mondes se retourna, il se trouva entouré d'une meute de journalistes. Des caméras de télévisions et des microphones étaient braqués sur lui.

« Votre Excellence ! Sa Majesté vous a appelé son “ami”. Est-il vrai que vous allez être nommé au Gouvernement de l'Univers ? »

Et, dans un murmure, le journaliste ajouta :

« Cinq millions pour votre interview exclusive, Votre Excellence. »

Libérateur des Mondes comprit finalement la situation dans laquelle il se trouvait. L'alternative était simple : il pouvait refuser l'offre de l'Empereur et retourner dans la Banlieue — pour être peut-être exécuté, peut-être accusé de trahison, au mieux mourir en héros. Ou il pouvait devenir un des hommes les plus puissants de l'Univers — et avec le pouvoir venaient la richesse et la gloire.

Il n'avait jamais quitté Ernélion : c'était là sa chance de le faire, et de visiter l'Empire. C'était là sa chance de faire tant de choses dont il avait toujours rêvé. Au prix de sa trahison.

« C'est exact, Monsieur, dit-il finalement. Le Président du Conseil ne devrait pas tarder à annoncer ma nomination au poste de Ministre des Provinces. »


David Madore

Dernière modification : $Date: 2002/06/17 22:41:44 $