Ceci est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnages existant est le fruit d'une simple coïncidence.


Julien jeta le bouquet de fleurs séchées sur la tombe.

Curieusement, il lui semblait ne pouvoir ressentir aucune émotion. La douleur était passée. Même la colère lui était impossible. Il ne restait en lui qu'une amertume légère et presque — fallait-il l'admettre ? — agréable.

À quoi cela rimait-il ? On avait dit Sophie douée, promise à une belle carrière dans l'enseignement ou la recherche : un chauffard avait brisé ces illusions, brutalement, la semaine précédente, à cent mètres du domicile parental de la jeune femme. « Sophie Bouchez, 1979–2001 », affichait sobrement la pierre. Voilà où tout cela avait mené. Une enfance heureuse et équilibrée, un bac S avec mention, un accessit au Concours Général, un DEUG brillant, une licence de mathématiques tout aussi excellente, une maîtrise commencée — et une pierre tombale. Y avait-il un sens à cette vie ? Sophie avait-elle laissé quelque chose derrière elle ?

Julien pensa à quelle partie de lui-même était enterrée là, et ne parvint pas à trouver le chagrin. Il contempla la végétation bordant le cimetière, baignée de la lumière chaleureuse du soleil couchant. Tout aspirait au calme et à la tranquillité. Rien dans ce lieu ne pouvait tolérer une émotion violente.

Julien jeta un dernier regard à son amie et tourna le dos. Son train l'attendait.

Rentré chez lui, le jeune homme prit — non sans quelque hésitation — son téléphone, et composa le numéro qu'il avait griffonné la veille. Il demanda à parler au professeur Therry. Il s'appelait Julien Defur, il était ami de Mlle Bouchez. Oui, il voulait bien patienter. Enfin, le mathématicien, manifestement dérangé pendant son dîner, répondit. Julien eut quelque difficulté à se faire comprendre. Therry ne lui rit pas au nez, il fit au contraire des efforts pour paraître gentil, mais l'effet sur le garçon était le même : non, ce que Julien proposait n'était pas possible ; certes, Mlle Bouchez était brillante, certes, son mémoire présentait quelque intérêt, mais, non, vous comprenez, ce n'est pas publiable. Peut-être même y avait-il quelque sincérité lorsque le professeur exprima ses regrets et assura Julien de sa sympathie : il est vrai que lors de l'enterrement, Therry avait semblé véritablement affecté par la mort de son étudiante. Il promit que son prochain article porterait une dédicace à la mémoire de Sophie. Julien le remercia, plus sèchement qu'il l'aurait voulu, et raccrocha.

Puis se fut à sa mère que Julien téléphona. Comme toujours, le garçon se garda de se confier à elle. L'excès d'attention dont Mme Lelandais faisait preuve à l'égard de son fils avait convaincu celui-ci de ne jamais lui parler que de choses triviales. Maladroitement, elle tenta de le consoler ; encore plus maladroitement, elle chercha à savoir quelle relation il avait entretenu avec Sophie : était-elle une bonne amie ? la voyait-il souvent ? Julien esquiva, et fut finalement soulagé de parler d'intendance : oui, il avait encore de quoi manger, et, oui, il promettait de passer régulièrement l'aspirateur. Il passa le bonjour à son petit frère et à son beau-père, et la conversation s'acheva.

Plus tard, ce fut entre larmes et rire d'amertume que Julien hésita, avant de tomber finalement dans un sommeil sans rêves.

Le lendemain était un dimanche, et il pleuvait. Aucune lueur d'espoir ne paraissait devoir percer un ciel constamment et uniformément gris. Julien voulut travailler son devoir de thermodynamique, buta sur une question du problème, s'énerva, et abandonna. Il s'occupa alors à préparer son déjeuner (bien qu'il fût déjà trois heures passées), et réussit à la fois à se brûler et à casser une assiette. Resté de longues minutes stupide à regarder par terre les bris de porcelaine mêlés de nourriture gâchée, le jeune homme trouva que quelque chose avait lâché en lui ; il se mit à sangloter sans raison.

La semaine commença en semblant devoir dissiper les spectres du passé. Le temps était ensoleillé, et il flottait dans l'air un petit parfum d'été insaisissable mais certain.

Julien n'était ni spécialement brillant ni vraiment mauvais. Il cultivait l'art de réussir ses examens juste ce qu'il lui fallait. Tandis que Sophie s'était engagée dans les mathématiques avec motivation, lui n'avait aucun goût particulier pour la physique. Il ne concevait pas de projet bien défini pour l'avenir, il se contenterait de voir ce que celui-ci lui apporterait.

La vie étudiante convenait bien à une nature nonchalante. Entre deux cours, ou écoutés ou séchés, il passait son temps à jouer aux cartes avec ses condisciples. L'absence de Sophie paraissait devoir se compenser par quelques parties de belote supplémentaires (elle-même avait préféré le bridge, et elle y était très forte — Julien trouvait que c'était du gâchis de jouer à un jeu où l'on est trop doué).

Cette absence se fit cependant ressentir, d'un coup bref mais brusque, à la cafétéria, quand l'étudiant se rendit compte qu'il n'avait personne à côté de qui s'asseoir ; que celle avec qui il avait déjeuné quasiment tous les jours pendant deux années ne serait plus jamais là pour lui parler. Il souffla un coup, interdit au chagrin de s'installer en lui, et prit place un peu au hasard à côté d'un garçon brun et souriant qui le dévisageait avec quelque curiosité.

Celui-ci semblait disposé à bavarder : au moment précis où Julien méditait silencieusement sur la solitude qui pouvait se cacher derrière les visages anonymes de ce restaurant, son voisin engagea la conversation sous un prétexte quelconque, et se présenta. Il s'appelait Ramon (jugeant sur ce prénom et sur le visage de celui qui le portait, l'autre décida qu'il devait avoir des origines en Amérique centrale), et suivait un DEA de biochimie. Immédiatement, il plut à Julien.

L'homosexualité de ce dernier n'avait pas grand-chose d'un secret. Quand il l'avait confiée à Sophie, tout tremblant de savoir ce que serait sa réaction, elle avait répondu avec panache : « ça ne m'étonne pas d'un homme de goût comme toi ; il faut être un garçon pour pouvoir apprécier les garçons, et une fille pour savoir aimer les filles ». Verdict un peu surprenant mais indubitablement favorable. Celui qui le reçut se détendit, et apprit vite à s'assumer complètement. Après deux ans, et deux aventures brèves mais intenses, il cherchait une relation plus stable, plus sérieuse.

Ramon ne se laissait pas facilement déchiffrer. La façon qu'il avait eue d'aborder Julien, et certaines remarques énigmatiques qu'il fit au cours de la discussion, pouvaient laisser penser qu'il voulait quelque chose. Et certainement il n'éveilla pas chez l'autre qu'un intérêt académique. D'un autre côté, il n'était que trop plausible que de simples marques de sympathie fussent interprétées à tort par celui qui voulait y voir plus. En tout cas, Ramon partit aussitôt son repas fini, en souhaitant d'une voie enjouée une bonne journée à Julien. Lequel ne réussit pas à le revoir de toute la semaine.

Un incident devait attirer son attention ailleurs. C'était juste à l'entrée du campus de l'Université : une petite bande, quatre ou cinq jeunes d'une vingtaine d'années, désœuvrés, stationnait là depuis quelques jours. Manifestement, ils n'étaient pas étudiants, mais on ne pouvait pas les chasser, même s'ils en effrayaient certains.

Au départ, ils n'étaient pas méchants. Le temps passant, par ennui sans doute, ils avaient commencé à apostropher les gens au passage. Vendredi, ils s'en prirent notamment à Julien. « C'est quoi c'te tenue d'bouffon ? Putain, t'as vu comment qu'il est sapé ! » En vérité, les vêtements visés n'avaient rien de remarquable ou d'original, mais depuis quand la moquerie a-t-elle besoin de plus qu'un prétexte ? Et un autre de rajouter : « Tarlouze ! »

À ce mot, Julien se roidit. Sa fierté (ou sa stupidité ?) exigeait une réaction. Il se tourna vers l'auteur de l'insulte, le regarda avec tout le dédain qu'il pouvait rassembler, et demanda doucement : « Oui, et alors ? »

L'atmosphère se tendit. Il y eut une seconde d'incertitude. Puis les rires fusèrent, et rapidement les invectives. Julien, qui avait un excellent sens de la répartie, ne fut pas en reste. La situation aurait sans doute dégénéré, si Ariane, une amie qui suivait la même licence que Julien, et dont la beauté avait fait chavirer plus d'un cœur, n'était pas passée juste à cet instant-là. Comprenant immédiatement de quoi il retournait, elle saisit son condisciple avec énormément d'aplomb, l'embrassa ostensiblement sur la bouche, et l'entraîna fermement loin de « ces petits péteux de machos frustrés débiles ». Lesquels se forçaient à plaisanter de voir « le pédé sauvé par une meuf ». Au demeurant, on ne les revit plus.

Julien ne put que remercier Ariane. Il l'invita (quelque peu maladroitement) à goûter chez lui, et ils discutèrent quelques minutes. Après cela, il voulut appeler Sophie pour lui raconter ce qui s'était passé, mais il se souvint qu'il n'y avait plus de Sophie à appeler.

La semaine suivante trompa le faux espoir de beau temps que les jours précédents avaient fait naître : le ciel fut perpétuellement pluvieux. Le moral de Julien suivit, et les événements ne firent rien pour l'aider. Cela commença par une altercation idiote avec le chargé de travaux dirigés en mécanique quantique, au cours de laquelle l'étudiant se leva et quitta la salle, se promettant de ne jamais revenir. Quant à la thermodynamique, Julien se vit rendre son devoir avec une note très médiocre en regard de ce qu'il espérait, ses explications étant, selon le correcteur, « beaucoup trop imprécises ».

Il revit à deux reprises Ramon à la cafétéria. La première fois, mardi, celui-ci avait déjà de la compagnie, donc il ne put pas discuter avec lui. Jeudi, il était de nouveau seul, et Julien se précipita pour s'asseoir avec lui. Mais Ramon resta très distant et peu loquace ; il feignit avoir oublié qui Julien était, et se contenta d'un vague « ah oui » au rappel qu'ils avaient déjeuné ensemble quelques jours auparavant. Sans oser se l'admettre, Julien fut cruellement déçu ; et il prit vaguement conscience que sa solitude lui pesait.

Julien dormit très mal cette nuit-là. Il se réveilla à plusieurs reprises, pris par un sentiment indéfinissable, mélange d'angoisse, de lassitude et de dégoût de soi-même. Sans cause discernable. Après s'être retourné pendant deux heures dans son lit, il alluma sa lampe, s'empara d'un livre au hasard dans sa bibliothèque, qui se trouvait être Les Fleurs du Mal, et commença de le lire. Arrivé à la fin du deuxième poème, il fondit en larmes.

Sa première pensée quand il se réveilla au matin fut de se dire : « Je suis encore en vie ». Mais ce n'était pas une constatation de soulagement : c'était une expression d'agacement.

« Tu vois toutes ces personnes ? » demanda-t-il à Ariane quand il la croisa, le vendredi midi, au restaurant universitaire. « Pense, » rajouta-t-il, « que chacune d'elle va mourir. Chacune aura son heure. Sa petite tragédie, minable et grandiose à la fois. Qui un cancer, qui un infarctus, qui une apoplexie, qui un accident. Le choix est fait pour eux, mais ils ne le savent pas encore. Ils sont des cadavres qui se meuvent sans s'apercevoir qu'ils sont déjà froids. Dis, tu y penses ? » Ariane ne répondit pas, et s'écarta, assez inquiète, d'un garçon qu'elle avait toujours connu tranquille et réservé, qu'elle n'aurait pas pu imaginer proférant de telles paroles.

Le lendemain, Julien rentrait passer le week-end chez sa mère. Son beau-père était en voyage, et l'atmosphère était morose. Julien se montra particulièrement taciturne. Même les calembours de son frère ne parvenaient pas à le dérider ; au contraire, il s'en agaça même et se leva brutalement au cours du repas. Parti dans sa chambre travailler, il comprit soudain, dans une presque illumination, une partie de son cours qui lui était toujours restée obscure : la dérivation des lois du mouvement à partir d'un principe variationnel. Pendant quelques minutes il consentit à s'égayer ; et presque immédiatement, il se rembrunit de nouveau. « Qu'est-ce que ça peut bien faire ? » murmura-t-il.

Cependant, de retour à l'Université après ce week-end, il sembla à tous être redevenu d'excellente humeur. Dès le lundi, il fit ses excuses à l'enseignant avec lequel il s'était disputé. Ensuite, c'est auprès d'Ariane qu'il s'excusa pour les propos importuns qu'il avait tenus. En même temps, il tint à lui présenter un cadeau : il voulait lui offrir deux volumes de sa bibliothèque qu'elle avait particulièrement admirés quand elle les avait vus, les œuvres complètes de Poe et Wilde. Ariane refusa d'abord, d'autant plus embarrassée que l'édition était fort belle ; mais Julien insista, prétendit qu'il s'était lassé de lire ces livres et qu'il ne voulait plus les voir, de sorte qu'elle dut accepter le présent.

Julien était radieux, à nouveau en harmonie avec le ciel.

« Je te laisse, » dit-il finalement à Ariane, « je dois aller à la pharmacie. J'espère qu'ils auront ce que je veux. » Faite sur un ton un peu cabotin, cette remarque intrigua la jeune femme. « Qu'est-ce que tu dois aller y chercher ? » demanda-t-elle avant de se reprendre : « Excuse-moi, je suis indiscrète, tu n'as pas à répondre. On se revoit demain ? »

Julien se contenta d'un sourire énigmatique ; et ils ne se revirent pas le lendemain, ni le surlendemain non plus, d'ailleurs. Quant à la réponse à la question d'Ariane, elle fut prononcée par un médecin légiste :

« Injection intraveineuse de chlorure de potassium. Une solution saturée, » rajouta-t-il en observant quelques cristaux flottant au fond du verre où Julien avait dissous la poudre blanche ; puis, examinant la seringue qui avait servi à administrer le poison, le médecin rajouta, « vingt millilitres. » D'un ton moins professionnel, il conclut : « Ça doit faire quatre à cinq fois la dose mortelle par arrêt cardiaque. Pauvre gosse, il ne s'est laissé aucune chance. Il savait ce qu'il faisait. »

Curieuse réflexion. Julien avait-il jamais su ce qu'il faisait ?


David Madore

Dernière modification : $Date: 2002/06/17 22:41:43 $