Dans le charmant et ô combien humaniste clip de campagne de notre président pour le second tour, on voit l'image suivante (c'est autour de 1′19″ dans la vidéo sur DailyMotion, mais je ne sais pas faire un lien vers un instant précis d'une vidéo sur ce site) :
Comme j'ai pris le parti de parler fort peu de politique sur ce blog[#], je n'en dirai pas plus sur ce que m'inspire ce clip, ou l'apparition de ce panneau censé représenter les frontières de l'Europe. Par contre, comme je suis geek et ça je ne le cache pas, je me suis posé des questions sur ce panneau.
En arabe, il est écrit : الجمارك
(ʾal-ǧamārik)
— ce qui est le pluriel de الجمرك
(ʾal-ǧumruk),
la douane. Là j'ai le plaisir de pouvoir dire que M. Sarkozy m'a
enseigné un mot d'arabe.
Wiktionary m'apprend
de plus que ce mot vient du turc gümrük
, qui
semble être le mot turc standard pour désigner les douanes (il n'a
lui-même pas d'entrée dans Wiktionary, mais il en a une
dans Wikipédia
en turc qui parle bien des douanes). Je suppose que l'emprunt
s'est fait sous l'Empire ottoman (qui parlait, si j'ai bien suivi, un
turc largement mêlé de persan-lui-même-mêlé-d'arabe).
Il y a une autre chose que je remarque dans ce mot arabe, c'est la façon dont est écrite la dernière lettre, U+0643 ARABIC LETTER KAF (celle de gauche, pour ceux qui auraient oublié que l'arabe s'écrit de droite à gauche…) : si on compare les deux formes suivantes de la même lettre :
Celle de gauche est la forme
« isolée »[#2] de la lettre
kāf, qu'il aurait, me semble-t-il, été plus standard de trouver ici
(et que votre navigateur devrait vous montrer dans
le الجمارك
que j'ai cité ci-dessus) ; remarquons
d'ailleurs qu'elle est graphiquement identique à un lam surmonté de
l'autre variante de cette lettre. La variante de droite est celle
qu'on trouve sur le panneau en question, et c'est celle qui sert
normalement plutôt pour la forme connectée à gauche (i.e., initiale ou
médiale) de cette lettre. Je ne sais pas pourquoi c'est celle qu'on
trouve ici : est-ce une bizarrerie de cette police de caractères
servant pour les panneaux routiers ? Est-elle là pour plus de
lisibilité ? Est-ce que la variation n'a simplement aucune
importance ? C'est probablement un peu comme l'alphabet grec, où on
enseigne souvent qu'il faut utiliser telle variante du bêta en début
de mot et telle variante en milieu de mot, ou telle variante du sigma
en milieu de mot et telle variante en fin de mot, mais en fait ces
règles sont sans doute un peu
arbitraires[#2b].
Ajout : J'aurais peut-être dû rendre plus clair le
fait qu'il ne s'agit en aucun cas d'une bizarrerie d'orthographe (la
dernière lettre du mot est indiscutablement un kāf) mais de
typographie/écriture (que ce soit pour plus de clarté ou de simplicité
ou je ne sais quoi, la forme isolée du kāf, dans cette police,
ressemble à ce qu'on voit). En
fait, cette
page explique assez clairement que le fait de ne pas prendre une
forme spéciale pour le kāf isolé/final est typique du persan, et que
pour ça Unicode a inventé le U+06A9 ARABIC LETTER KEHEH (le nom
keheh
n'est pas utilisé en persan, qui appelle kāf la lettre en
question, mais en sindhī, qui utilise à la fois un kāf arabe et un kāf
persan appelé alors keheh). On pourrait donc transcrire le mot tel
qu'il figure sur le panneau en الجمارک
, ce qui
donne la bonne apparence, mais ce serait un peu un non-sens (le mot
n'est pas persan, la lettre est un kāf arabe, quelque inattendue que
puisse être son écriture).
Revenons à la linguistique.
Le mot français douane
, qui figure en-dessous, vient
lui-même, apparemment via l'arabe, du mot
persan دیوان
(dīvān), lui aussi répandu par
l'empire ottoman, où il désignait
le divan du sultan,
c'est-à-dire une sorte de conseil d'État (dont
la porte
emblématique, celle du sérail Topkapı à İstanbul, est la
fameuse sublime porte
qui par métonymie désignalit
l'administration de l'Empire ottoman). Le mot a aussi donné en
français, tout
simplement, divan
[#3],
dont il est amusant de constater qu'il est apparenté à douane
.
À l'origine, un dīvān, comme peut-être
l'arménien դիւան
(maintenant
écrit դիվան
), semble désigner un recueil de
textes, voire une collection de poèmes.
Bon, maintenant la question à 100 zorkmids : où cette photo
a-t-elle été prise ? Et pour commencer, quelle est la troisième
langue en-dessous de l'arabe et du français ? Le
mot duana
signifie douane
en catalan, par
exemple, mais je vois mal où on aurait du catalan dans ce contexte.
Peut-être est-il plus plausible de penser que c'est le mot
castillan aduana
dont la première lettre serait
tombée ou effacée ? Le centrage du mot (un peu décalé vers la droite)
ne rend pas la chose invraisemblable ; et cela semble plausible si le
panneau est situé à la frontière entre le Maroc (où l'on parle une
forme d'arabe et, de façon officieuse mais néanmoins assez répandue,
le français) et l'une des exclaves espagnoles
de Ceuta
ou Melilla (où l'on
parle espagnol). Ceci dit, c'est un peu étrange d'avoir photographié
un panneau dont une lettre serait tombée. Et à part ça, la frontière
entre le Maroc et l'Espagne à un de ces endroits, d'après Google
Images, elle a
l'air un
peu plus militarisée que ça, façon mur de Berlin dans les
années '60
, pas vraiment comme ce petit panneau qui pourrait être
au milieu de nulle part.
Ajout : Plusieur personnes me signalent que la
source est ici sur
fotolia et que je ne sais pas me servir de la recherche par images
dans Google Images (le truc est que j'ai bêtement cliqué
sur visually similar images
au lieu de descendre
à pages that include matching images
). Bon, ça
confirme que c'est bien au Maroc, mais on ne sait pas pour autant si
c'est aux frontières espagnoles ou, sinon, pourquoi
l'inscription (a)duana
.
Pas beaucoup de rapport, mais puisque je parlais de l'empire ottoman, je devrais mentionner que j'ai fini de lire le petit roman Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants[#4] de Mathias Énard (édité par Actes Sud). C'est l'histoire d'une visite (imaginaire !) que Michel-Ange — exaspéré que le pape Jules II se montrât si mauvais payeur — aurait fait à Constantinople en 1506, sur l'invitation du sultan Bāyezīd II pour concevoir un pont sur la Corne d'Or (dans la réalité, il semble que Michel-Ange ait bien été approché par le sultan, après Léonard de Vinci, mais qu'il ait refusé la proposition) ; et de sa réaction face à la découverte de cette ville et de ses habitants. C'est à la fois bien écrit et (pour autant que je puisse en juger) bien documenté, et ça se lit agréablement.
[#] Parce que — quelle que soit la position qu'on prenne — ça attire en général des commentaires fort stupides, alors que quand on parle, par exemple, du problème de Hadwiger-Nelson, ils sont beaucoup plus intelligents. Mais surtout parce que je n'ai pas l'impression que mes propres opinions politiques soient particulièrement originales ou intéressantes à raconter. Je ferai peut-être une exception le 6 mai, nous verrons.
[#2] Forme isolée et non finale, parce que la lettre précédente (rāʾ) ne lie jamais sur la gauche. Mais à la limite, peu importe, une forme finale serait semblable pour ce que je veux souligner.
[#2b] J'en profite en
revanche pour me plaindre d'une photo telle que
ci-contre qui est une photo de la
série
télé Over
There (au moins une photo promotionnelle
(film
still), je ne sais pas si elle apparaît vraiment à l'écran),
sur laquelle j'étais tombé en cherchant des photos du beau Josh
Henderson complètement par hasard. Est-on vraiment censé croire
que ce qui est écrit sur le mur derrière le soldat serait de l'arabe ?
Parce qu'il faut être assez profondément nul et ignorant pour penser
que ça puisse en être : ça ne ressemble même pas à de
l'arabe, ce sont des lettres arabes sous forme isolée disposées un peu
au hasard sur le mur. Or même si on ne connaît rien de l'alphabet
arabe, on doit quand même avoir remarqué que les lettres sont reliées
les unes aux autres !
[#3] Faut-il considérer
qu'il est équivalent à l'anglais ottoman
?
Google Images
semble penser
que non :
apparemment les Français ont l'idée que les divans ottomans avaient un
dossier et les Anglais qu'ils n'en avaient pas — mais sur quoi
s'asseyait donc le sultan ?
[#4] Le titre est tiré
d'une phrase de Kipling (dans Life's
Handicap) : Tell them of what thou alone hast
seen, then what thou hast heard, and since they be children tell them
of battles and kings, horses, devils, elephants, and angels, but omit
not to tell them of love and suchlike.