Histoire d'écrire non pas trois mais quatre entrées datées d'aujourd'hui, je signale cette transcription d'un débat (tenu en 2005) sur laquelle je suis tombée, entre Antonin Scalia et Stephen Breyer, deux juges de la Cour suprême des États-Unis d'Amérique, le premier étant classé comme notoirement conservateur, l'autre comme notoirement libéral. Le thème du débat est de savoir s'il est souhaitable que les juges (américains) fassent référence, dans leurs opinions, à des jugements de cours étrangères et s'en inspirent. Mais à travers ce débat, il y en a un autre, plus fondamental, qui surgit çà et là : sur la conception même de ce qu'est un juge, et de sur quoi il doit se baser pour juger.
Scalia a une position très stricte : un juge ne doit pas avoir de
rôle politique, il ne doit pas se laisser influencer par son sens de
la morale et ce n'est pas non plus à lui de présupposer des évolutions
de la société, et donc il doit appliquer la Loi telle qu'elle est
écrite, et notamment la Constitution avec le sens (immuable) qu'elle
avait pour ceux qui l'ont écrite (la doctrine
dite originaliste). En particulier, il ne voit rien dans
la Constitution des États-Unis
qui protège le
droit à l'avortement ou
qui interdise
aux États de pénaliser des pratiques sexuelles entre adultes
consentants (deux célèbres décisions de la Cour où il s'est retrouvé
en minorité) : si on croit ses arguments, ce n'est pas lui qui est
conservateur
(un autre
juge proche de ces thèses a d'ailleurs qualifié la loi texane
interdisant la sodomie d'étrangement ridicule
, tout en la
trouvant conforme à la Constitution), c'est juste qu'il ne considère
pas qu'il soit son rôle de faire de la politique — selon lui, ce
sont aux législateurs de passer les lois qui correspondent aux
évolutions de la société. (On se doute aussi qu'il est opposé à ce
que les juges fassent référence à des jugements de cours étrangères :
c'est, selon lui, au législateur de s'inspirer de ce qu'il y a de bien
dans les juridictions étrangères, ce n'est pas au juge de mettre son
nez dedans.) Quant à l'interprétation immuable de la Constitution,
elle est, selon Scalia, importante pour des raisons de stabilité
juridique : si on l'interprète selon les progrès de la société, rien
ne dit que ces progrès iront toujours dans le même sens ; pour la même
raison, Scalia est un fervent défenseur du stare
decisis (s'en tenir à la jurisprudence établie par la Cour).
C'est une position qui ne manque pas de cohérence. Là où on
l'attaque souvent, c'est en demandant comment Scalia aurait voté dans
les
affaires Plessy
v. Ferguson (celle qui a ouvert la voie à la discrimination
raciale)
et Brown
v. Board of Education (celle qui y a mis fin), cette
dernière, qu'il est maintenant inimaginable de critiquer, étant
incontestablement « politique », et par ailleurs un revirement de
jurisprudence, deux choses que Scalia décrie. Il m'a l'air important
que le juge sache parfois appeler de la souveraineté du peuple à la
souveraineté du genre humain
(donc éviter la tyrannie de la
majorité), pour reprendre les mots de Tocqueville que j'avais déjà
cités en présentant la façon dont je
conçois la démocratie.
On comprend qu'il ne soit pas très souhaitable que les juges à la Cour suprême des États-Unis aient des positions politiques. Surtout qu'ils sont nommés à vie et risquent de devenir des super hommes politiques, responsables devant personne, rédigeant des opinions, et même des opinions minoritaires, où ils ne manquent pas d'étaler des convictions idéologiques, démissionnant au moment où ils prévoient qu'un président pourra nommer un successeur de la même couleur politique, bref, je ne suis pas sûr qu'on doive envier cette Cour. Ceci dit, a contrario, le Conseil constitutionnel français est nommé par un processus éminemment politique, et je ne suis pas sûr que l'opacité complète qui l'entoure (ses décisions sont à peu près illisibles pour le non-juristes, contrairement à celles de la Cour suprême des États-Unis, qui se lisent souvent comme un roman, récapitulant clairement les faits, expliquant le raisonnement et les règles appliquées, etc. ; les membres du Conseil constitutionnel ne disent pas pour quoi ils ont voté ni pour quelles raisons, on ne connaît que la décision finale), je ne suis pas sûr que cette opacité soit très souhaitable ni soit un gage de neutralité politique. L'ennui, comme d'habitude, c'est que ces institutions se retrouvent avec des modes de fonctionnement hérités de l'histoire, et que personne n'a vraiment rationnellement choisi : personne ne s'est demandé au juste, quelle est la bonne façon d'avoir une Cour suprême pour appliquer les normes fondamentales en évitant les écueils à la fois de la tyrannie de la majorité et celle de la dictature des juges. (En général, les juristes français vous expliquent que le système français est le meilleur possible dans le meilleur des mondes possibles, et les juristes américains vous expliquent à peu près la même chose, mutatis mutandis.)