Le Meurtre d'Hellequin

À propos de cette édition

Contenu

Ce qui suit est le texte complet de la nouvelle Le Meurtre d'Hellequin, écrite entre 1991 et 1994 (dates incertaines) par David Madore et Laurent Penet. Il n'a subi que des modifications de nature éditoriale (dans la conversion du format Sprint au format HTML) par rapport à la version finale.

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Copyright

Copyright © 1991–1999 David A. Madore et Laurent Penet.

La copie et la diffusion de cet ouvrage est permise suivant les termes suivants:

Table des matières

Les parties écrites par Laurent Penet vont du début jusqu'au quinconce d'astérisques, et le reste est écrit par David Madore.

Aux noctuelles...

Lentement, le pays avait glissé dans la nuit, noire et froide, coiffée d'étoiles, et la vie s'était tue. Oneir, blotti contre l'arbre, sur un lit de fougères, s'agita.

Il marche vers le palais. Le long bâtiment de grès montre des centaines de fenêtres qui possèdent chacune un archivolte damasquiné de smalt, et qui luisent de feux bleus trompeurs. Il arrive à la porte, aux battants d'ébène, parcourue d'une frise de diablotins entremêlés, mais elle ne s'ouvre pas, malgré de longues tentatives. Le temps passe, il est aspiré à l'intérieur. Triste vision à présent : des gravats et des tessons de verre, de céramique jonchent le sol, les murs sont rayés, une statue décapitée le regarde sinistrement de ses yeux inexistants.

Panique. Il veut sortir, la porte est bloquée.

Alors, il est le palais, il sent par ses murs, il sent le froid intérieur sous le calme apparent, il se sent lourd et perdu...

Une fois de plus, Le Rêve lui était apparu, une fois de plus, il s'était éveillé en sursaut, angoissé. Alors, dans les ombres douces, Oneir alluma la chandelle. Une multitude de papillons noirs s'échappaient de la flamme vacillante et se dissipaient dans les ténèbres ; mais personne ne les contemplait : Oneir avait de nouveau sombré dans le sommeil.

Être parti

Le robinier faux acacia bourdonnait, chargé des abeilles matinales. Oneir s'éveilla. Il contemplait l'arbre, qui enneigeait le sol de ses fleurs fatiguées. C'est alors qu'il se souvint de la veille. Des gardes royaux étaient venu à la ferme et, pris d'une soudaine panique face à ces brutes qui molestaient les paysans, il s'était enfui par la fenêtre. Il avait couru jusqu'à la nuit, quand il s'arrêta, et s'aperçut que, sans y prendre garde, il avait même emporté son sac... Un chien hurla rageusement. Les fougères bruissaient, frémirent. Des hommes étaient là, et avec des chiens. Oneir se leva et courut encore ; on le poursuivait. Tel le sanglier ou le renard qu'on traque, il fuyait dans la forêt, toujours plus profonde, aux fourrés toujours plus denses, plus épineux. Un filet stoppa sa course, un chasseur, monté sur un cheval noir, survint.

« Oneir ! lança le cavalier, et plus bas : mais que fais tu ici ? Les vélites du roi te recherchent... »

« Et toi, Orphil le louvetier, quel drôle de gibier tu prends aujourd'hui ! murmura le captif. Que me conseilles tu ? »

« Prends donc ce poignard et file... Va voir Barbe d'or, il t'aidera mieux que moi... »

Oneir, libéré, partit par un sentier.

La grande fuite

Le chemin était coupé et recoupé par d'autres et en maint endroit. La végétation arbustive s'accrochait à lui, l'agrippait comme pour le retenir. La journée avançait, il arrivait à la demeure de Barbe d'or, le pont de la route aux vignes. Oneir arriva par le torrent. Barbe d'or, de ses yeux roux et humides perdus sous une masse de cheveux noirs, juste au dessus d'une barbe blonde et broussailleuse, dévisagea le nouveau venu qui avait fait fuir les libellules. Il commença :

« Quel est donc le motif de cette visite ? »

C'était un rite de mise en relation, car il savait chaque chose en tout lieu... Oneir répondit :

« Je n'apporte pas d'or, mais mes ennuis... »

« Je ne veux pas d'or, et puisque tu es dans l'embarras, je vais te dévoiler la vérité, si tu es prêt à l'entendre toutefois. »

Oneir hésita, puis s'assit près des roseaux.

« Nul ne sait d'où tu viens, et qui sont tes parents. Chacun, au village, se questionne... Plusieurs fois, on est venu me voir, mais cela ne concerne que toi.

Tu sais cent fois que les seigneurs du pays, les haïdus, possèdent des pouvoirs fabuleux que les fées du Grand Lac leur ont offert. On les appelle aussi les sorciers. Tu n'ignores pas non plus, car on te l'a conté aux veillées, que la fillette d'Hellequin, le prince sorcier au pouvoir, a disparu depuis dix-sept années... TU ES ANTALLIRIS, la fille du prince ! Tu n'es qu'un rêve, elle est en toi ! »

Oneir demeura stupéfait. Barbe d'or, le visage grave, restait silencieux. Oneir vivait ! Il ne pouvait pas, il ne voulait pas être Antalliris. Il s'enfuit...

Pour ne pas mourir, un voyage...

La charrette l'avait transporté loin, à travers les champs d'ors et d'argents, mûrissant au soleil. La bourgade de Palenchêne l'avait accueilli au soir, il avait trouvé place à l'auberge.

Les habitants de la principauté sont toujours de bonne humeur, aussi fut il engagé dans la discussion, pendant le repas. Un botaniste avait débuté par :

« Les roses ont les couleurs du crépuscule. »

Remarque qui avait soulevé des objections...

« La rose pique, la rose ne sert à rien ! »

Auquel on avait répondu :

« J'aime les roses pour leurs odeurs au soir tombant. Elles sont pourtant si frêles... Si elles n'existaient pas, le monde serait moins beau ! »

« Il faut bien admettre que les roses sont un signe important et attendu au village. Et que ferions nous sans la liqueur de rose si réputée ? Nous serions obligés de nous remettre à tailler des épieux pour la chasse au loup... »

« Mais la rose hautaine nous nargue par sa beauté, par sa fierté ! »

« Essaie donc, maintenant, de venir à bout de tous ces plants enflammés... La rose est l'avenir ! »

La soupe avait refroidi. Oneir la termina et monta se coucher.

Par ce qui suit, vous n'êtes

Pour la première fois, quelqu'un partait pour le nord-est, la région la plus désolée, la région la plus calme et la plus silencieuse. Oneir avançait, les oiseaux s'étaient tus, le vent arrêté et il était à présent plongé dans la solitude la plus complète.

Les arbres même ne répondaient plus, ils restaient immobiles, figés. Le pays mort.

Les cailloux, les graviers qui glissaient sur son passage ne faisaient aucun bruit. Le soleil arrachait la terre de sa torpeur, sa chaleur brûlait le sol, le fendillait, et les frondaisons se pliaient, meurtries.

L'azur qu'il respirait était trop chaud, la route s'enfuyait sans jamais finir, chaque pas résonnait en lui, comme un coup au cœur auquel il n'aurait pas succombé. Et le jour avait décliné, mais dans la souffrance il n'y avait pris garde. Le ciel qui avait été le souffle du brasier devint la fraîcheur de l'eau, alors qu'il se parait des couleurs de la flamme.

Les pierres du chemin s'irisèrent et les herbes jaunies sur les murs éparpillés frissonnèrent.

La nuit, chargée d'ombres grises, régna un temps court et le soleil reparut. Oneir marcha tant que la rosée resta entre les graminées, puis il attendit le crépuscule sous un olivier à la feuillée de cendre. Le troisième jour sur cette contrée lui avait réservé de désagréables surprises, sa progression était retardée par un vent safran. Autour de lui éclataient des champignons lycoperdons de la taille d'un rat...

Lorsque la tempête cessa, il eut l'envie d'entendre à nouveau le chant doux des oiseaux, le murmure d'un ruisseau ou même un cerf bramer. Mais ses désirs, perdus entre l'angoisse et l'attente, s'évanouirent dans la brise.

Après que les cieux eurent huché la terre

Les jours coulaient, il marchait à présent dans de vertes campagnes. Les brumes du matin avaient cessé d'oindre les herbes ou les feuilles, de couronner les collines. Il avait passé les épinaies, traversé la houssaie noire pour suivre enfin le cour sinueux d'un petit ruisseau. Les nuées grondèrent, houssinèrent les vallées d'éclairs. Il plut.

Oneir s'arrêta sous un bosquet. Ses intentions étaient d'y rester, attendre la nuit à l'abri, mais il entendit, entre deux coups de tonnerre, des aboiements furieux. Comme ils se rapprochaient, il fut pris de la même panique qui l'avait poussé à fuir devant les gardes du prince. Il se sauva, sous la pluie, forte et désagréable. Ses vêtements étaient lourds, les herbes le fouettaient.

Tomba le soleil, perle de cornaline, au loin, en un foyer pourpre. la pluie cessa. La nuit peupla la colline, il dormit peu. Les trois grands cèdres qui l'avaient hébergé l'éveillèrent en grinçant.

Guidé par la Providence à travers les prés aux alouettes, puis dans les taillis, il stoppa au devant un puits creusé dans la terre ; un puits sans eau.

Par cette étrange ouverture, il aperçut un homme vêtu de vieux habits marron, des cheveux sales et le teint incarnadin, mais propre.

« Eh bien voyageur, n'as tu jamais vu d'ermite ? Je suis Va Sans Rien... Je vis dans ce trou, descend donc, il me reste quelques racines ! »

« J'ai aussi du pain, partageons ! »

Oneir raconta ses mésaventures.

« Je sais ce qu'est la Mort, termina Va Sans Rien, la Mort, ce n'est pas le retour au néant, la mort, c'est un envol. Si tu ne t'es pas détaché de toutes tes richesses, elles t'alourdiront, et tu tomberas aux enfers pour y souffrir éternellement, ce sera la fuite sans fin, pour garder ton or des autres, qui te poursuivront, ou toi même les poursuivras pour le reprendre, et tu glisseras, tu souffriras ! Mais si tu es assez léger pour t'envoler, alors tu accéderas aux forêts sans frontières de l'Éden, et au savoir !

Mourir, pour celui qui vit, est un calvaire ; vivre, pour celui qui meurt, est un calvaire : tu mourras et tu vivras ! Les êtres se perdent, la nuit revient pour tout recommencer, offrir un matin neuf... »

« Pour parler ainsi, tu as du beaucoup voyager... »

« Je parcours les contrées les plus dangereuses, et pourtant, je reste ici. L'esprit est le plus grand voyageur, il va au delà de tout, c'est lui qui procure la puissance aux mages. Pour partir, il suffit de créer. Qui pense crée ; Créer, c'est concevoir parfait ce qui ne l'est pas ; mais ne pas Créer à nouveau, c'est trouver parfait ce qui ne l'est pas, c'est penser faux et réduire le monde. Ceux qui regardent ce monde et surprennent ces paroles doivent comprendre ! »

« Dois-je me rendre ? »

« Pas du tout, chacun a beaucoup à apprendre avant de rejoindre les autres... Je vais partir avec toi, nous irons faire un tour sur les astéroïdes du septentrion, peut être pourrons nous faire des découvertes ? »

Les terres sur l'Éther

Depuis sa rencontre avec Svindir Va Sans Rien, Oneir trouva le monde plus vaste et plus beau. Au delà des apparences, couleurs et formes unies, l'essence même des choses imposait son existence...

Le Nord des terres habitées regorgeait de richesses, hélas fourmillait aussi de pièges et de bêtes. Mais ceux qui y vivaient ne craignaient pas le danger, car ils vivaient sous les nuées. Des astéroïdes millénaires portés par de puissants vents couraient autour du monde, mais du Nord seulement, ces mêmes vents permettaient d'y accéder.

D'où Svindir puisait ses pouvoirs ? Qui pouvait le savoir ? Oneir le suivait calmement.Ils montèrent sur le dos d'un pégase qui les mena aux mondes volants.

Le sol scintillait, les pas crissaient et la brise emportait une fine poudre blanche. Lorsqu'ils y goûtèrent, ils admirent qu'il s'agissait de sel. L'astéroïde était sans vie. Ils plongèrent alors dans les brumes. la plaque saline commença à fondre, ils peinaient à retourner sur leurs pas. L'eau brisait des coques solides qui chuintèrent et livrèrent des bêtes horrible. Il fut temps de partir.

* * *
* * * *
* * *

Alors qu'ils sillonnaient le ciel à la recherche d'un autre monde ou se poser, que les rocs de tailles variées, entraînés par le vent en un ballet vertigineux, manquaient de peu de les frapper de front et qu'ils ne réussissaient à les éviter que par ce qui semblait à Oneir n'être qu'une chance miraculeuse, celui-ci interrogeait son compagnon :

« Toutes les astéroïdes sont-elles semblables à celle que nous venons de quitter ? »

« La variété de ces astres flottants n'a d'égale que celle des Vérités. Pour certains, il n'y a qu'un Vrai, Immobile et Éternel. Mais si un évènement te paraît être dû au pur hasard, tu peux être sûr que tu n'as pas vu la Cause première... Ah, voici un monde que j'aimerais que tu visses. »

Leur monture n'avait aucunement besoin d'être guidée ; elle se dirigea elle-même vers le globe étincelant où Svindir voulait s'arrêter ; elle posa le pied sur le sol avec une légèreté incomparable.

Oneir resta éberlué du foisonnement de vie qui se développait sur l'astre. Grouillaient partout les créatures les plus étranges qu'il eût jamais vu, qui ne ressemblaient à rien de ce qui habitait sur le sol ferme. Les couleurs éclataient en une euphonie lumineuse resplendissante et enchanteresse. La Création manifestait une si immense variété et complexité qu'Oneir se sentit pénétré d'un amour infini pour tous ces animaux qui le regardaient de leurs yeux interrogateurs, pour ces petites boulles de fourrure bleu pâle, ces disques volant à toute allure, ces étranges vers à un œil... Toutes ces créatures semblaient sorties d'un rêve ; lorsque ce dernier mot tomba dans la pensée d'Oneir, il frissonna.

Mais déjà le soir tombait. Ils durent rentrer.

Vivre

Svindir éteignint la lanterne. Les papillons de nuit que la flamme avait attirés là se dispersèrent en silence.

« Svindir ? »

« Oui, Oneir ? »

« Je ne suis qu'un rêve ? »

« Qui de nous ne l'est pas ? »

« Mais j'ai peur... »

« De quoi ? »

« Je ne sais pas. Du néant... de moi-même... »

« Il n'y a rien d'autre dont on puisse avoir peur. Nous sommes tous ainsi. Mais la vraie bravoure, c'est de vaincre sa peur, pas de ne pas la connaître. »

« Sais-tu toujours tout ? »

« Pas plus que toi. Mais dors maintenant. »

Oneir ferma les yeux. Il repensa au palais, à toutes ses aventures, mais elles lui semblaient si distantes dans le silence de cette nuit, qui n'était troublé que par la lointaine plainte d'une hulotte.

Il s'endormit, sans inquiétude.

Un voyage dans la pénombre

Son compagnon le réveilla en sursaut :

« Les soldats arrivent ! Il faut partir. »

En un instant, ils ramassèrent leurs quelques possessions et se mirent en route.

« J'ai effacé toutes les traces de notre passage. Ils ne nous trouveront pas. »

Mais Oneir était fatigué, et enclin à se plaindre :

« Courir, courir, toujours courir. Je n'ai pas dormi convenablement depuis quatre jours au moins. Je suis épuisé. Pourquoi ne peut-on pas les laisser me prendre. Que me feront-ils, ces gardes ? »

Va Sans Rien laissa maugréer son ami, puis dit :

« Allons, viens. Tu n'es pas encore prêt à affronter ton destin. Mais ne t'impatiente pas, le temps viendra. »

Ils étaient à pieds, les hommes d'armes à cheval, mais la complicité de la forêt leur assurait l'avantage. Svindir connaissait tous les layons et les cachettes du bois.

Le soleil levant revêtait l'horizon oriental de robes enflammées. Petit à petit, les ombres du bois laissaient entre elles filtrer des rais de lumières, et les oiseaux commençaient à célébrer la naissance du jour.

Les deux amis parvinrent à l'orée de la forêt.

« Nous sommes à découvert. Si nous ne nous enfuyons pas au plus vite, ils vont nous rattraper. »

Il saisit une herbe et, la plaçant savamment entre ses mains, émit un sifflement inaudible à Oneir. Bien vite la superbe silhouette de Pégase se détacha sur le ciel mauve.

« Monte, Oneir ! »

Ils furent sur son dos juste au moment où les soudards les retrouvaient.

« Là ! Rattrapez-les ! »

Ils décolèrent sous une nuée de flèches visant à abattre l'animal, et furent bien vite hors de portée.

Questions au milieu des airs

Le fils de Méduse glissait sans peine dans l'éther. Enfin bien réveillé, Oneir s'enhardissait à regarder au nadir. Une couche de vide de plusieurs milliers de pieds les séparait du sol, dans laquelle flottaient quelques nimbus ouatés et volaient silencieusement des formations d'oiseaux migrateurs revenant du sud. Le soleil s'était levé et les travaux avaient commencé dans les villages avoisinants. Progressivement le monde s'éveillait.

Les soldats, malgré l'excellence de leurs destriers, n'avaient pas pu sortir vainqueurs de cette course inégale.

« Svindir ? »

« Oui ? »

« Où nous mènes-tu ? »

« Demande au cheval. Nous nous laissons dériver, portés par les vents. »

Cependant, à mesure qu'ils avançaient, les grandes montagnes du nord se rapprochaient.

« Qu'y a-t-il dans ces monts ? »

« Ce que tu y apporteras. »

« Qui es-tu vraiment, Svindir ? Je ne sais rien sur toi. Où es-tu né ? D'où viens-tu ? Où vas-tu ? Qui sont tes parents ? »

« Cela fait beaucoup de questions. Mais je croyais t'avoir dit être un ermite qui a beaucoup voyagé. Cela n'explique pas tout ? Où suis-je né ? Dans ton esprit, le moment où tu m'as rencontré. D'où viens-je ? Où vais-je ? Partout où Dieu conduit mes pas. Qui sont mes parents ? L'Univers et la Vie. Ou bien de pauvres mendiants. Cela n'a pas grande importance, n'est-ce pas ? »

« Tu as appris seulement en voyageant ? »

« Oui, mais « seulement » ne convient pas. Tout ce qu'on apprend est un voyage. Un voyage dans les hauteurs de la connaissance, ou dans les profondeurs de soi-même. Simplement, il faut apprendre à bien regarder ce qu'on voit, à bien voir ce qu'on regarde, à bien écouter ce qu'on entend, et à bien entendre ce qu'on écoute. Il est possible d'aller de l'autre côté du monde et de ne rien voir, mais aussi de découvrir l'Univers en traversant la rue. »

Enfin Pégase les déposa près de la ville d'Arkanein, la dernière des contrées du sud.

Destinées lointaines et pierres proches

« N'est-ce pas imprudent d'aller là ? On me recherche. »

« Le seul danger, ce sont les gardes des portes. Arkanein est si grande qu'une fois que nous serons à l'intérieur, il sera à peu près impossible de nous trouver. »

« Et pour les gardes des portes ? »

« Pour entrer, pas de problèmes, ils ne savent encore rien. Pour sortir, quand les gardes auront été prévenus de notre arrivée, je pense pouvoir bénéficier de certaines complicités... »

« Nous devons vraiment entrer là ? »

« Tout ce que nous faisons dans cette vie est nécessaire. »

« Pourquoi ? »

« À quelle phrase se rapporte ton « pourquoi » ? »

« Dans quel but allons nous dans Arkanein ? »

« Il nous faut du matériel pour traverser les montagnes. »

« Et pourquoi allons-nous traverser les montagnes ? »

« Pour passer de l'autre côté. »

« Pégase ne peut pas nous y emmener ? »

« Pégase n'est pas notre esclave ! »

« Qu'y a-t-il de l'autre côté des montagnes ? »

« Des hommes qui désignent ce côté-ci par « l'autre côté ». Mais notre but là-bas est le château d'Hellequin. »

« QUOI ? Qu'ois-je ? Mais c'est de la folie ! Autant nous rendre tout de suite aux gardes ! Que comptes-tu faire là-bas ? »

« Mais que veux-tu que j'y fasse ? D'abord, quand tu arriveras au château, je ne serai plus avec toi. Ensuite, qu'y a-t-il d'intéressant dans le château d'Hellequin ? Hellequin bien entendu ! Je vois à ton air que tu es dans l'incompréhension la plus totale. Tout ce que je vais te dire pour l'instant est : tu vas rentrer dans le palais par... disons... la « porte de derrière », grâce à l'aide d'une amie, et tu vas voir Hellequin. Il a des choses intéressantes à te dire. Tu connais le palais, je crois. Ou, du moins, le palais tel qu'il était, avant que les hommes du Roi-Sorcier ne massacrassent ses habitants. »

« Mais... »

« Comment je sais tout cela ? Ce que tu ne m'as pas confié, je l'ai appris par tes paroles lorsque tu dors. »

Oneir hésita un moment, déchiré entre plusieurs émotions très fortes. Finalement, ce fut le rire qui l'emporta.

« Svindir, dit-il alors, je ne sais par quel miracle nous nous sommes rencontrés, mais sans toi que serais-je devenu ? »

Cette remarque plongea curieusement Svindir dans un abîme de perplexité.

Tous seuls, très nombreux

Comme Svindir l'avait prédit, ils n'eurent aucune difficulté pour entrer dans la ville.

Arkanein était peut-être un joyau d'architecture dans ses quartiers riches, mais les ruelles sales et délabrées dans lesquelles les deux hommes progressaient étaient une vision pitoyable. Ici, un mendiant aveugle tendait piteusement sa main à la générosité des passants, sans grand succès cependant ; là, une commère versait une certaine quantité d'un liquide mal défini sur la tête d'un pauvre hère qui n'avait pas entendu les cris de « gare à l'eau » annonçant sa venue. De temps en temps, un chevalier ou un garde passait à cheval, et renversait parfois les produits que les marchands étalaient en devanture pour attirer la clientèle. Mais Svindir ne s'arrêtait devant aucun de ces spectacles. Il avançait résolument dans les rues tortueuses, n'hésitant jamais à aucun croisement. Oneir avait du mal à le suivre.

« À la campagne, avait dit Svindir quelques jours plus tôt, à la compagne, les habitants sont peu nombreux, mais les villages forment une réelle communauté vivante. Dans une ville, les habitants sont plus nombreux, mais tous sont seuls. Le village est l'unité solidaire de la multitude, la ville, la multitude de l'unité solitaire. » Oneir voyait à présent la justesse de cette parole.

Enfin, parvenu devant l'auberge « la croix d'Eserst », Svindir fit halte et rentra, s'étant assuré que son compagnon le voyait bien. À l'intérieur, il parcourut la grande salle des yeux et vit qui il cherchait : il s'approcha d'une jeune et mince femme, aux yeux et cheveux noirs, vêtue légèrement, une dague à la ceinture, assise seule à une table, les yeux rivés sur celle d'à côté, et s'assit à côté d'elle.

« Svindir ! s'écria-t-elle visiblement surprise. Toi ici ? Je pensais ne jamais te revoir, Va Sans Rien ; je me demandais d'ailleurs si tu étais encore en vie. Quelle raison t'amène donc à Arkanein ? »

« Oui, c'est bien moi. Je te présente Oneir. Oneir, voici Akiria... Puis, baissant la voix : Une voleuse d'une agilité prodigieuse. Je suis sûr qu'elle épiait notre voisin de table en quête d'une occasion de s'enrichir. Et bien je suis venu te proposer une quête et une occasion de t'enrichir, Akiria. Il s'agit d'aider Oneir à pénétrer dans un château ; et en supplément de nous faire quitter la ville sans se faire voir des gardes. »

« Ça va chercher dans les combien ? » demanda la voleuse, d'une voix intéressée.

Svindir essaya de prendre le ton le plus neutre possible.

« Oh, environ cinq cent millions de pièces d'or, j'imagine... »

Oneir et Akiria le regardèrent avec une expression d'incrédulité peu cachée.

« ...sans compter la Couronne du Royaume. »

L'ombre du futur

Akiria, sans dire un mot, leur fit signe de sortir et les conduisit dans la pièce minuscule qu'elle habitait.

« Je ne sais pas si vous êtes fous ou si c'est une farce stupide. »

« Ni l'un ni l'autre. Notre plan est simple : tu aides Oneir à pénétrer dans le château, il rencontre Hellequin. Quelque chose se passe, qui ne te concerne pas. Disons pour simplifier qu'Hellequin est « mis en-dehors du chemin », et tu deviens reine. Les possessions rattachées à la Couronne doivent totaliser au minimum un demi milliard de pièces d'or, vu tous les pillages auxquels Hellequin s'est livré depuis des temps immémoriaux. Sans compter la fortune d'État, les réserves, l'encaisse or des banques d'État, plus les joyaux, les légendaires Joyaux de la Couronne, et les propriétés foncières et autres. »

« Oneir serait capable d'éliminer Hellequin ? »

« C'est la seule personne de ce monde qui le puisse. Il le faut. »

« Comment ? »

« Disons... Disons qu'il est doté d'un pouvoir phénoménal. »

« Et ce pouvoir phénoménal ne lui permet pas de pénétrer le château sans mon aide ? »

« Si, mais il ne se rendra compte de son pouvoir et ne pourra l'utiliser que dès qu'il aura vu Hellequin. »

« Et si je me fais prendre ? »

« Si Oneir réussit à rencontrer le roi, il n'y aura pas de problème. Sinon... »

« Et toi ? »

« Je ne serai pas là. Ne me pose pas de questions à ce sujet. »

Oneir regarda son ami. La confusion naissait en lui ; tous les sentiments se mélangeaient, il ne comprenait plus rien. Il repensa au palais, à Antalliris. Pouvait-il vraiment être la fille d'Hellequin ? Perdu dans ces pensées profondes, il entendit une voix lointaine dire :

« Je suis peut-être folle, mais je marche. Va pour l'aventure. »

Avec beaucoup

« Allez acheter tout ce qui vous plaira, avait dit Svindir, je vous retrouverai ici quand six heures seront sonnées. »

« Très amusant, pensait maintenant Oneir, les bras pleins de choses dont l'utilité laissait quelque peu à désirer, mais comment allons-nous payer ? Dirons-nous que nous allons tuer Hellequin, et reviendrons les bras pleins d'or et de joyaux pour rembourser nos achats ? »

« Il nous faudra aussi une corde... et trois gourdes... » rajoutait Akiria, et Oneir prenait, et prenait encore. Il y avait de tout dans cette boutique. Svindir avait bien fait de leur recommander d'y aller.

Le marchand les regardait avec des yeux incrédules. Ces clients, pensait-il, devaient être milliardaires.

Pendant une bonne partie de la matinée, ils continuèrent ainsi, Akiria portant quand Oneir avait eu les bras bien trop chargés.

« Maintenant, marchand, peux-tu nous montrer tes écuries : nous avons besoin de quatre chevaux. »

Ils choisirent quatre étalons, trois noirs et un alezan.

Enfin, ils présentèrent tous leurs articles au marchand effaré, qui commença à compter.

« Les chevaux sont à trente pièces d'or chacun. Plus deux cent quatre-vingt-huit livres, douze sols quatre deniers pour les autres articles, cela fait : mille six cent huit livres, douze sols quatre deniers. Je vous fais le tout à soixante-dix ducats. Tope là ? »

« Qu'avait dit Svindir ? pensa Akiria. « Dans mon nom est la réponse. » Oui, c'était ça. « Si vous devez payer, souvenez-vous, dans mon nom est la réponse. » Je n'aime pas les énigmes. Qu'en pense Oneir ? »

« Oneir, fit-elle à haute voix, tu comprends ce qu'a voulu dire Svindir ? »

Peut-être Oneir allait-il répondre. En tout cas, le marchand, entendant le nom de Svindir, s'exclama :

« Svindir ! Mais alors vous ne me devez rien ! Pour celui qui m'a sauvé la vie. Je pensais justement qu'il était grand temps de m'acquitter de cette dette... »

Il continua ainsi pendant quelques minutes, puis laissa Oneir et Akiria sortir, les chevaux chargés de tous les biens plus de quelques cadeaux que le marchand avait insisté pour leur faire.

C'est alors qu'Oneir se rappela que le nom de Svindir était « Va Sans Rien »... Effectivement, à son retour, le regard de ce dernier montra très clairement que les autres n'avaient pas compris ce qu'il avait voulu dire par sa phrase énigmatique.

Silence hurlant de l'immensité

Akiria avait mille et une complicités dans Arkanein. En particulier celle des toits. Grâce à eux, les murailles furent vite franchies tandis que d'autres amis sortaient les chevaux, et on se trouva au pied des montagnes. Les hautes formations granitiques s'élançaient gracieusement vers les cieux, monts noirs massifs, incontournables, immanquablement présents, menaçants peut-être, abritant on ne savait quel dragon ou mauvais génie, on ne savait quelle divinité, mais peut-être aussi recelant en leur cœur une herbe miraculeuse, ou une fontaine magique. Oneir, Svindir et Akiria restèrent quelque temps à contempler la chaîne de ces montagnes. De tous côtés, le passage paraissait impraticable, les rares chemins convenant à peine à des chamois.

Svindir prit une roche au sol qu'il soupesa.

« Du basalte, dit-il. La région est volcanique d'origine. Le sous-sol est, je le pense, très riche. »

« Du basalte ! pensa Oneir. Il ne manquait plus que cela. Nous ne pourrons jamais franchir ces pics. Nous roulerons sur la pierre ponce, nous trébucherons sur les bombes, les chevaux n'y arriveront jamais. Nous aurions dû prendre des mulets. Quelle épreuve ! Mais pourquoi, mon Dieu, pourquoi suis-je ici ? »

Svindir s'aperçut de l'hésitation de son ami, lui mit la main sur l'épaule sans mot dire.

« Bon, et bien... en avant ! » dit alors Akiria.

Le premier col, sur lequel les aventuriers s'engagèrent par une piste dérobée et qu'ils atteignirent en quelques heures, leur permit d'avoir une vue d'ensemble des montagnes. Ce qui n'allégea pas les cœurs. Le récif se prolongeait sur des lieues et des lieues, ininterrompu sauf par une rare vallée glacière aux pentes escarpées, ou un lac de montagne, ou une crevasse gigantesque, ou un plateau volcanique... Loin à l'horizon, un œil attentif, peut-être celui de Svindir, certainement le regard d'aigle d'Akiria, peut-être même la vue d'Oneir qui en tout cas éprouvait un sentiment confus, pouvait entr'apercevoir, roc parmi les rocs, forteresse de la Terre, chevauchement de remparts inexpugnables et inflexibles, le trop lointain but, le Château des Ténèbres, le palais du Roi-Sorcier, la résidence d'Hellequin, dont les tours s'élevaient toujours plus haut, faisant au départ concurrence avec les pitons rocheux d'alentours, puis, changeant de but, s'élançant vers les brouillards, les nuées, les éthers, les astres enfin, dans un orgueil démesuré de grandeur. Cette forteresse marquait la limite des montagnes : derrière s'étendaient des plaines assez fertiles, sillonnées par les méandres de myriades de rivières.

Dominant de très haut le paysage, un aigle glatit puis, à grands coups de ses ailes majestueuses, s'éloigna vers le nord. À tord ou à raison, Oneir fut persuadé qu'il avait senti très nettement l'œil inquisiteur de l'oiseau fouiller ses pensées, et que maintenant il volait vers la sombre citadelle. Évidemment, il était vain de souhaiter l'atteindre avant lui. Mais Svindir ne semblait pas le moindre au monde préoccupé par le rapace.

L'appel des profondeurs

Depuis trois jours déjà les trois amis suivaient péniblement les sentiers escarpés des montagnes ; depuis trois jours Oneir se sentait toujours plus sombrer dans la mélancolie. Partout la masse des montagnes l'entourant semblait se presser de plus en plus vers lui pour l'étouffer. Ce soir, il aurait dû monter la garde, mais la main noire du sommeil le prit de force et le fit sombrer dans les profondeurs insondables de Morphée.

« Antalliris ! »

Un vieux couple le dévisage incrédule. L'homme porte une longue barbe et ses yeux gris semblent avoir vu tant de choses qu'il n'est plus possible d'en tirer un sourire ; ses cheveux noir geai supportent une couronne, un fin cercle d'or orné d'une gemme bleue d'un éclat insoutenable ; il regarde Oneir d'un air semblant triste et gai à la fois. La femme a gardé une grande beauté malgré son âge ; ses longs cheveux d'or jouent avec le vent ; une larme de cristal coule lentement sur sa joue rose. Derrière eux, le palais en ruines, démoli par le fer et la flamme ; un des pavillons brûle encore.

« Antalliris ! Tu es vivante ! C'est merveilleux ! » s'exclame encore le vieux roi.

« Antalliris ! Ma fille ! » dit de même la reine.

Mais voilà que les deux vieillards se font plus et plus transparents et finissent par s'évanouir totalement. Le palais se reconstruit et se barde de remparts, de tours et de donjons. La pierre devient noire. Derrière chaque meurtrière, derrière chaque créneau, il y a un archer, bandant son arme, prêt à tirer.

Le pont-levis s'ouvre et treize chevaliers en armure noire en sortent, se précipitent vers Oneir, pendant qu'une voix surgit de la plus haute tour, une voix très grave, mais très belle, une voix enchanteresse, une voix semblant sortir du château tout entier, une voix qui dit :

« Antalliris ! Tu es ma fille ! Rejoins-moi ! Sois mon héritière, Antalliris ! »

Et voilà qu'Oneir n'a plus pouvoir sur son esprit ni sur ses muscles. Il ne peut plus qu'une chose : aller vers les chevaliers qui galopent vers lui, se diriger vers le palais prêt à l'avaler, qui ouvre pour cela sa gueule béante... Les chevaliers noirs ne sont plus qu'à dix mètres, à cinq, à deux... Mais voilà qu'une autre voix, toute différente, se fait de plus en plus audible :

« Oneir ! Oneir ! réveille-toi ! »

Svindir secouait Oneir qui lentement émergeait de son sommeil mortifère. Akiria lui lança sur le visage quelques gouttes d'eau et lui fit boire une gorgée d'une liqueur très forte.

« Tu reviens de loin ! » dit-elle.

« Que... Que s'est-il passé ? » demanda Oneir, qui reprenait conscience de la réalité.

« Tu t'étais endormi pendant ton tour de garde, répondit Svindir. Akiria a été réveillée par un bruit de sabots dans la nuit. Elle a vu un cavalier s'enfuir. Il y a encore des traces de sabots. Nous avons entendu l'essentiel de ton rêve. Quel mal nous avons eu à te réveiller ! »

La mémoire du rêve revint brusquement à Oneir. Il regarda autour de lui. Il n'y avait certainement plus de château en vue. Akiria et Svindir s'affairaient autour de lui. L'aube enflammée commençait de poindre, éclipsant les restes du feu mourant.

Le cri de l'outre-tombe

Les aventuriers s'étaient accroupis en formant un triangle.

« Il est, je crois, temps d'abaisser les cartes, dit Svindir. Ce que je vais vous dire ne sera pas facile à entendre, surtout pour Oneir, et j'aurai tenté, du plus qu'il m'était possible, de retarder l'arrivée de ce moment. Voici ce que j'ai pu rassembler comme éléments sur Oneir d'après mes voyages, d'après ses rêves, et d'après quelques instincts qui me sont venus d'ailleurs.

Il y a bien vingt-deux années, alors que Tirien et Analya régnaient ici, ils mirent au monde un enfant, une fille, dont les oracles dirent qu'elle devait s'appeler Antalliris. Et grands furent les signes à sa naissance.

Mais l'année suivante, pour une raison qui reste encore inconnue, le sorcier Hellequin concentra tout son pouvoir sur la domination du royaume. Certes ce n'était pas la première fois que le sorcier décidait de piller une région, mais qu'il le fît avec tant d'ardeur fut une surprise pour tous. L'armée du roi tint une semaine. En dix jours le palais royal était en flammes, et le couple partit en exil ; hélas, ils n'avaient pas pu emmener avec eux Antalliris, et celle-ci resta entre les mains d'Hellequin. Celui-ci la traita avec douceur et voulut la faire passer pour sa fille ; mais on dit qu'elle ne se laissa pas faire et fugua à l'âge de cinq ans. Depuis, on est sans nouvelles d'elle.

Mais nous savons maintenant, sans l'ombre d'un doute.

Sur l'Arbre du Temps est gravé le poème suivant :

« Quand tous les sangs auront saigné,
Quand tous les ruisseaux seront secs,
Quand cet arbre sera détruit,
Quand un sorcier sera le roi,
Lors viendra l'enfant du destin,
L'enfant porteur du signe noir,
L'enfant aimé par sa victime,
L'enfant du rêve et de la nuit,
Sa compagne sera voleuse,
Et l'inceste sera puni,
Et les morts se relèveront,
Ténèbres seront dissipées,
L'ancien ami sera vengé.
L'enfant seul peut vaincre et venger,
Semblant perdu, seul et chétif,
Tout l'espoir du monde est en lui. »

Hellequin a fait abattre l'arbre pour éviter qu'il inspire des idées de révoltes.

J'ai moi-même connu Hellequin, il était autrefois mon meilleur ami. Mais il a choisi une voie différente de la mienne, lorsqu'il s'est rendu compte de la formidable puissance magique qu'il avait acquise. En tout cas, je sais qu'il est le frère du roi Tirien, à qui il n'a jamais pardonné d'être né avant lui.

Mais ce n'est pas pour cela qu'il a envahi le royaume. Non, la raison est bien plus noire. Il aime Antalliris. Il l'aime et la hait tout à la fois. Il sait qu'elle le conduira à sa perte, mais il est écrit qu'elle doit le détrôner, et il espère pouvoir en faire sa descendante légitime afin de remplir à sa façon les oracles, car après tout l'héritier marque le sceau du destin du roi.

Traumatisée par les actes incestueux de son oncle, la fillette s'enfuit, et nul ne devait plus la retrouver. Cependant, elle s'incarna dans celui qui devait la venger. C'est-à-dire Oneir, bien sûr. Maintenant, Hellequin sait qui nous sommes et est décidé à retrouver le fugitif coûte que coûte.

Et pour vérifier que les prophéties ont dit vrai, Oneir, montre-nous ta cuisse gauche. »

Oneir, machinalement, découvrit sa jambe, et bondit d'effroi en voyant sur celle-ci un glyphe qu'il n'avait jamais perçu : il y avait là, finement ciselé en noir sur la peau, deux épées croisées surmontées d'une couronne.

« Mais comment pourrais-je, moi qui ne suis rien qu'un rêve, vaincre ce sorcier qui a dompté un pays en une semaine ? »

« Je ne sais pas, Oneir, répondit Svindir, mais je sais seulement que tu le pourras. Et tu le dois. »

Oneir tourna la tête vers la sombre forteresse maintenant clairement visible, et tout espoir l'abandonna. Il se sentait étranger à ce corps qui n'était plus le sien depuis qu'il y avait vu cette marque inconnue. Il ne se trouvait pas l'étoffe d'un aventurier. Ce qui fallait pour vaincre Hellequin était une immense armée d'hommes bardés de fer, menée par un général intrépide, viril, un véritable héros. Ou bien douze mages revêtus de robes aux couleurs mystiques, détenteurs de toute la science arcane, devant lesquels même la puissance extrême d'Hellequin serait vaincue. Ou encore un petit groupe hétéroclite, un guerrier, un mage, une voleuse, un groupe poussé par le désir de revanche, qui ne reculerait devant rien. Ou à la limite le meneur charismatique d'une révolte paysanne. Mais Oneir n'était rien de tout cela. Quand bien même il serait vrai qu'il fût Antalliris, ce qu'il se refusait toujours à admettre, comment en viendrait-il à bout de son oncle si terrible ? Il se sentait perdu, seul et chétif.

Perdu, seul et chétif ? Les mots du poème ! Il repensa à Tirien et Analya, et l'espoir lui revint.

Un voyageur mystérieux

« Ohé ! cria-t-on. Ohé ! »

Akiria et Svindir se retournèrent. Un vieillard seul, monté sur un âne, vint à la rencontre des trois voyageurs.

« Trois voyageurs dans ces parties désertiques, voilà qui est fort rare. Que faites-vous par ici ? »

« Nous allons portés au gré des vents. » répondit Svindir.

« Vous permettrez sans doute, demanda l'autre, que je fasse un peu de route en votre compagnie, au moins jusqu'à la Croisée des Chemins. »

« Vous êtes libres de vos pas comme nous des nôtres. C'est-à-dire, pas du tout. »

Sur ce, ils se mirent en route.

« Je devine que vous allez au château royal. »

« Si vos yeux sont assez sages et clairvoyants pour percevoir les destinées humaines, répliqua Va Sans Rien, ils doivent être aussi perçants que ceux des vautours qui guettent en permanence notre mort. »

Oneir frissonna en voyant les deux hommes parler entre eux. Il lui sembla qu'il était le spectateur impuissant d'un duel sans merci.

« Pourquoi ne serait-il pas donné aux mortels d'entrevoir le futur ? Il le leur est, après tout, si souvent révélé. Comme sur un arbre... »

« Le futur, il l'apprendront de toute manière quand ils y arriveront. Mais jusqu'à ce que le devenir devienne passé, il reste dans la connaissance des seuls dieux. Ceux qui luttent contre les inévitables échecs que le destin leur impose, qui combattent les prophéties, sont des imbéciles. »

« Si vous vous en tenez à cette philosophie, votre vie doit être bien monotone, étant déjà toute tracée. Vous n'avez donc qu'à vous laisser lentement porter vers la mort ? »

« La mort est de toute manière notre destination finale à tous. Est-ce bien raisonnable de vouloir éviter l'inévitable ? »

« Le propre de l'homme est de lutter. »

« Le propre de l'homme est de penser. »

« À quoi cela vous servira-t-il de penser si toutes vos connaissances sont balayées avec votre fin ? »

« À quoi cela vous servira-t-il de lutter si votre but est d'ores et déjà inaccessible ? Je ne pense pas pour moi mais pour ceux qui viendront à ma suite. Vous luttez seul parmi une multitude qui font comme vous. »

« À quoi vous sert-il de transmettre le fruit de vos pensées à vos suivants ? »

« À quoi vous sert-il de vivre ? »

« Je vous le demande. »

« À vivre, à faire vivre, et à laisser vivre. »

« Comme c'est noble ! »

« Si vous vous refusez à voir ès autres hommes vos frères, vous vous désignez vous-même comme un animal. »

« Croyez-vous que ceux que vous aimez vous rendent votre amour fraternel ? »

« Je sais que non. Mais au moins je ne serai pas à blâmer. »

« Vous êtes fou ! »

« Et vous, non. Tout compte fait, je préfère la folie à la lucidité. »

Déjà, le croisement était atteint. Le voyageur partit vers l'ouest tandis que Svindir et ses amis continuèrent vers le nord.

Héros et Roi

Encore un campement. Oneir avait cessé de les compter. Il ne suivait plus Svindir que par le miracle de confiance qu'il avait en cet homme. Akiria, elle, devait soit être habituée à ce genre d'expéditions, soit savoir très bien cacher ses sentiments. Svindir, lui, semblait de plus en plus perdu dans ses pensées, surtout depuis la rencontre du voyageur mystérieux.

Les provisions touchaient à leur fin. Ceci inquiétait Oneir qui ne voyait pas comment la nature pourrait pourvoir à son appétit dans une région aussi hostile que celle qu'ils parcouraient, à mi-chemin entre les neiges éternelles et les hauts cratères recouverts de cendres. Tout de même, les lichens ne suffiraient pas ! Mais Svindir restait immuable lorsqu'on lui présentait le problème : il avait parcouru bien pire. Peut-être, pensait Oneir, mais je ne suis pas un ermite. Ni un héros, se répétait-il. Ni un héros.

Un bruit de sabots dans l'obscurité. Oneir n'y prêta au début aucune attention. Le bruit se précisait, mais les ténèbres étaient trop noires pour que le veilleur pût l'entendre avec précision. Le cheval hennit. Oneir sursauta et se retourna. Deux points rouges le fixaient avec attention dans le noir. Il eut l'impression que ce regard ardent fouillait les moindres recoins de son esprit. Il voulut crier, mais sa bouche resta close. L'apparition s'approcha ; se détachait lors nettement un homme drapé de noir, contour obscur sur les ténèbres. Il émit un rire sardonique et s'enfuit à grands galops.

Alors Oneir put hurler toute son angoisse, qui se répercuta sur les montagnes d'alentour dont l'écho lui rendit longuement son appel. Svindir et Akiria étaient réveillés, mais il n'y avait déjà plus rien à faire.

Le lendemain, il pleuvait et tout espoir de retrouver les traces dans la boue cendrée était vain. Svindir ramassa un petit médaillon d'or, l'ouvrit, y vit l'image de deux vieillards, le ferma et le remit à Oneir en disant :

« Si Votre Majesté me le permet, je crois qu'Hellequin a voulu nous avertir de la mort de vos feus parents le roi Tirien et la reine Analya, en leur vingt-deuxième année d'exil. Votre Majesté, vous êtes désormais roi. »

Et il se mit à genoux.

Oneir, sans trop comprendre pourquoi, se mit à pleurer.

Victoire

Le lendemain, alors que les voyageurs longeaient un profond canyon, Akiria annonça qu'elle entendait le bruit de nombreux cavaliers qui approchaient dans le ravin. Effectivement, à peine furent-ils cachés que les bruits devinrent évidents à tous. L'armée d'Hellequin les doublait, allant en direction du château.

Alors qu'il attendait depuis quelques minutes, Oneir fut soudain saisi de la plus grande curiosité relativement à ces troupes. Il sortit sa tête de la corniche est vit...

Des hommes jusqu'à l'infini. Il n'y avait cesse de ces combattants revêtus des armes du sorcier : un vautour perché sur une croix noire. Juste à ce moment, les treize chevaliers de son rêve passaient. Oneir, mystérieusement attiré, se découvrit complètement, regardant fasciné. Un chevalier fit halte, et cria mot aux autres. Rapidement, un arc fut bandé, une flèche fut tirée. Alors, Svindir bondit, se jeta sur le projectile qui se ficha dans son cœur, et chuta dans l'abîme en criant :

« Triomphe, Oneir ! »

Tous regardaient, les adversaires également interloqués les uns que les autres. Une minute passa avant que l'on comprît ce qui s'était passé. C'est sous une grêle de coups qu'Oneir retourna à l'abri, en hurlant le nom de son défunt ami.

Akiria regarda Oneir comme si elle tentait de comprendre l'incompréhensible.

Une voix vint de l'armée.

« Oneir ! Nous savons que vous êtes là ! Hellequin vous appelle auprès de lui ! Il veut faire de vous son héritier ! Sortez, et vous aurez la vie sauve ! Le Prince vous en donne sa parole ! »

La réponse d'Oneir surprit tous ceux qui l'entendirent, lui en premier.

« Vous parlez au souverain légitime d'Énayor : je suis la fille de feu le roi Tirien et la reine Analya. Je n'ai nul besoin d'un sorcier pour me proclamer son successeur. Si vous versez mon sang, il retombera sur votre tête. Retournez dire à votre Hellequin que je me dirige vers son palais. Mais quand j'y arriverai, je ne serai plus la frêle fillette qui l'a fui : je serai le roi qui reprend possession de mon royaume, et de mon palais. »

En revanche, il ne fut pas réellement étonné de voir l'armée partir, sans l'ombre d'une riposte.

Terme

Oneir voulut descendre rechercher le corps de son ami qui était resté empalé sur une corniche, mais Akiria s'y opposa fermement, car ils n'avaient pas de temps à perdre et car Svindir lui-même s'y serait selon elle opposé.

Ce n'est qu'après quelques jours qu'ils se redirent compte à quel point Va Sans Rien leur avait été utile et combien son absence leur était cruellement douloureuse. Akiria avait, certes, une certaine connaissance des montagnes pour y avoir fait de la contrebande, mais elle n'était pas habituée à une situation aussi difficile. La nourriture devenait toujours plus rare ; Oneir même regrettait de s'être juré de ne pas abattre le cheval de Svindir. Heureusement, la chance leur souriait. Un jour ils découvrirent un buisson épineux portant des baies qu'Akiria reconnut immédiatement comme comestibles. Un autre, c'est un soldat de l'armée d'Hellequin qu'ils firent prisonnier et auquel ils purent voler armes et provisions.

Enfin, après un voyage qui tenait réellement du miracle, ils constatèrent avec stupeur qu'ils étaient arrivés au but : le palais d'Hellequin n'était plus qu'à une vingtaine de mètres en contrebas. Par chance (ou par la volonté de Svindir ?) ils avaient emprunté un chemin pratiquement abandonné, qui s'arrêtaient d'ailleurs où ils étaient, et non la route principale, qui y était parallèle, dans le ravin, et par laquelle était passée l'armée. Le plateau sur lequel ils se tenait donnait vue sur le mur sud-ouest de l'enceinte, lequel était peu gardé car immédiatement derrière se trouvaient les dortoirs des gardes. En ce soir, les gardes étaient tous ailleurs, et Oneir et Akiria pouvaient observer sans être vus.

« Allez, ma vieille, se disait Akiria. Il ne s'agit pas de laisser tomber maintenant. Souviens-toi : cinq cents millions de pièces d'or au bas mot. Courage ! »

Courage. Ils en auraient bien besoin.

Le château tout entier était fait dans une pierre noir ébène. Un premier mur relativement bas, et un fossé sec, entouraient le tout, en formant un hexagone. En haut du mur, des épieux acérés, peut-être empoisonnés. Dans le mur sud était la seule ouverture visible, un pont-levis conduisant à la route principale. Les murs sud-est et nord-est donnaient sur une falaise qui marquait la fin des montagnes de ce côté. Du côté du mur nord, la pente était un peu plus faible. Au sud-ouest, le mur jouxtait un flanc de montagne, sur une corniche duquel étaient Oneir et Akiria. Le mur nord-ouest enfin laissait un espace plan assez vaste avant une autre pente montagneuse.

À l'intérieur de l'enceinte fortifiée régnait le plus grand désordre architectural. Divers bâtiments, la plupart construits à la hâte, juraient horriblement entre eux sur une cour composée essentiellement de détritus de toutes sortes.

À l'ouest, parallèlement au mur sud-ouest se trouvait les dortoirs. Immédiatement à côté, entre eux et le pont-levis, une construction carrée, de toute évidence l'arsenal. En face, du côté est, on voyait un grand entrepôt, puis, derrière (au point le plus à l'est du château), une très large tour ronde, manifestement la tour de prison, car les fenêtres étaient munies de barreaux plus forts qu'à l'ordinaire. Accolée au mur nord-est, une plus petite tour carrée, une tour de guet qui donnait sur les plaines. Tout au nord, légèrement à l'est, un cimetière, et à l'ouest une étendue d'eau. Enfin, au centre et légèrement au nord, le château d'origine paraissait minuscule ; il était en forme de rectangle avec une tour à chaque coin ; des douves avait été rajoutées ultérieurement, et le pont-levis sur la partie sud avait été élargi et consolidé. Au centre de ce château, le Donjon où habitait très certainement Hellequin.

« Pour passer le premier mur, pas de problème. » chuchota Akiria.

« Pas de problèmes ? »

« Non. Il nous suffira d'utiliser un grappin. Les soldats du dortoir dormiront profondément cette nuit, et nous ne les réveillerons certainement pas. Les rares gardes seront amassés vers le pont-levis et la tour de guet. Il n'y a pas de fenêtres sur le mur sud-ouest du dortoir. Évidemment, ensuite... »

« Ensuite ? »

« Nous improviserons ! »

Destination : inconnue

Ainsi fut dit.

Ainsi fut fait. Deux heures après le coucher du soleil, alors qu'Oneir n'y voyait pour ainsi dire rien du tout, le grappin fut lancé. Le bruit qui annonça qu'il était accroché fut presque imperceptible. Akiria accrocha l'autre extrémité de la corde à un rocher voisin, testa la solidité du passage, et commença à suivre la corde. Oneir suivait, bien peu rassuré. Heureusement qu'il ne pouvait pas voir le sol sous lui !

Après qu'ils étaient parvenus au mur, Akiria, qui se tenait adroitement debout entre les épieux, retira le grappin, et, dans un geste qu'Oneir eut peine à croire, fit revenir la corde. Puis elle fixa l'attache pour la descente du mur.

Enfin, après effectivement moins d'encombres qu'Oneir ne l'avait imaginé, ils furent en bas. Ils passèrent entre les dortoirs et l'arsenal ; il n'y avait pas de fenêtres de ce côté sur aucun des bâtiments. Akiria repéra rapidement les gardes : il y en avait deux aux côtés du pont-levis, et quelques-uns probablement en haut de la tour de guet, mais ceux-ci scrutaient l'extérieur. Elle décida donc qu'ils tenteraient de rentrer dans le palais par la façade ouest.

Lorsqu'ils parvinrent à celle-ci, Akiria aperçut qu'une fenêtre était ouverte.

« Kilma est avec nous ! chuchota-t-elle. Nous entrerons par là. »

Encore une fois, Oneir fut émerveillé de voir que sa compagne réussit à lancer le grappin et à l'accrocher au rebord de la fenêtre, sans faire le moindre bruit qu'il perçût. L'escalade de la paroi verticale du palais, fut plus difficile, mais tout de même réalisable. Enfin, ils débouchèrent sur une salle basse, à peine éclairée par quatre gigantesques cierges rouges aux deux extrémités, à peu près remplie d'étranges boîtes de bois noires, assez longues, chacune posée sur un piédestal de pierre.

Oneir murmura d'une voix tremblante et terrorisée :

« La chambre des morts ! »

Enfin, ils admirent qu'il s'agissait de cercueils. Chacun portait un nom. Et leur effroi fut bien grand en voyant sur l'un d'entre eux, vide, à côté de ceux de Tirien et d'Analya (vides eux-aussi), le nom « Akiria ». Et encore à côté, « Svindir Va Sans Rien », et celui-là contenait le corps de celui qui avait été leur compagnon. Oneir prit un poinçon, s'ouvrit une veinule, raya de son sang le nom de son amie et écrit à la place :

« Hellequin ».

Reinigkeit

Puis vint la course dans les couloirs. Le château était désert. Ils s'amusaient presque. Enfin, après un dédale dans lequel Oneir menait avec une assurance parfaite, ils parvinrent à la cour dans laquelle était le donjon. Le pont-levis en était abaissé, la herse relevée. Une lumière brillait à la fenêtre la plus haute.

« On nous attend ! » s'inquiéta Akiria.

« Et nous le cherchons. » répliqua Oneir.

Akiria commençait à trouver que son compagnon était certes beaucoup plus héroïque qu'il prétendait l'être ou vouloir l'être.

Ils rentrèrent.

L'essentiel du donjon était l'immense escalier de pierre nue qui montait en spirale sans commencement ni fin. Après mille quatre-vingt-douze marches, qu'Akiria compta, ils parvinrent à une petite porte de bois. Oneir chuchota :

« Je vais rentrer. Reste ici, et ne bouge pas ; ne te montre pas, quoiqu'il arrive ! »

Et, sans attendre une réponse, il ouvrit brutalement la porte. Un petit homme, assis derrière un grand bureau encombré de papiers, de livres et d'appareils d'alchimie, écrivait, à la lueur d'innombrables chandelles dans toute la pièce.

« Hellequin ! » appela Oneir.

Hellequin se retourna lentement. Oneir reconnut, avec un immense étonnement, le voyageur qu'ils avaient rencontré sur le chemin.

« Antalliris ! Ma petite fille ! Tu es revenue ! Viens dans mes bras ! »

Le sorcier pleurait de joie. Le visage bon et paisible de celui qui retrouvait sa nièce. Une seconde, Oneir sentit son cœur fondre, et il alla presque se jeter dans les bras de...

« Non ! » hurla-t-il intérieurement.

« Je ne suis plus Antalliris, dit-il à haute voix. Elle est morte. Quel dommage : peut-être vous aurait-elle pardonné... Je suis Oneir le vengeur, je suis l'enfant du destin. Je suis Némésis, Hellequin. Ton règne noir touche à sa fin. Le phénix renaît de ses cendres. Tu as tué Tirien et Analya ; tu as tué ton frère, tu as tué ton ancien ami, Svindir Va Sans Rien. Mais je reprends ce qui m'est dû : la couronne d'Énayor. La prophétie s'accomplit enfin. Je te déclare traître au royaume, et te condamne à mort. »

Hellequin dit d'une voix douce et légèrement étonnée :

« Mais je n'ai pas tué Tirien ni Analya ! »

« Si. Tu les a tué aussi sûrement que si tu eusses toi-même enfoncé un poignard dans leur cœur, en les privant de leur fille. »

« Antalliris ! »

« Non ! Pas Antalliris ! Il n'y a plus, il n'y aura jamais plus d'Antalliris ! Tu l'as tuée. Je suis son fantôme venu me venger et te faire payer, pour venger l'inceste. Regarde ! »

Oneir découvrit sa cuisse pour laisser voir le signe fatidique.

Mais Hellequin s'était déjà plongé dans une profonde méditation. Il tenait ses deux mains recourbées à quelques pouces l'une de l'autre, et une lueur blême commençait de se former entre elles. Enfin, une boule de feu étincelante fut prête, et Hellequin la lança sur Oneir. Mais elle le traversa comme s'il n'eût pas existé, et vint disparaître sur le pilier central de l'escalier.

Oneir annonça d'une voix calme et imperturbable :

« Antalliris savait que tu possédais de très puissants pouvoirs ; mais tu ne peux rien contre moi, qui ne suis qu'Illusion ; en revanche, toutes les forces de la magie sont de mon côté. Mais maintenant, le temps est venu pour toi de périr. »

Hellequin s'était assis et attendait, regardant son bourreau d'un œil vide. Oneir entonna :

« Éléments d'Éternité, du Soleil et de la Lune,
Fragments d'Astres et de Dieux, Rois du Ciel et de la Terre,
Et Puissances infinies de Magie et d'Illusion,
Venez répondre à l'appel que je lance à l'Univers,
Remplissez les Prophéties, Accomplissez le Destin,
Mettez un terme aux ténèbres, au long règne de la Nuit,
Rétablissez sur le trône celui qui devait régner,
Envoyez par l'Achéron celui qui a pris sa place,
Vengez-moi et punissez le meurtre de son ami ! »

Et à ce moment, Hellequin avait absolument disparu.

Akiria rejoignit Oneir juste alors qu'apparaissaient les spectres de Tirien, d'Analya et de Svindir.

« Tu as accompli ta destinée Oneir. Tu m'as vengé. Le jour peut enfin revenir sur Énayor. »

Alors que Svindir prononçait ces paroles, apparut à l'orient un éclat de lumière.

Tirien s'approcha d'Oneir, et, sans dire un mot, plaça une couronne sur sa tête, tandis qu'Analya réunissait les mains d'Oneir et d'Akiria. Alors le premier rayon du soleil matinal frappa le joyau de la couronne. La pièce fut transformée. Les murs sales et délabrés devinrent porphyre et cristal. Le couple royal fut revêtu de vêtements étincelants.

Ils s'avancèrent au balcon. Les fortifications d'Hellequin avaient disparu. Les soldats portaient à présent la couronne or sur font azur. La population, étrangement avertie, s'était regroupée.

Le Lion et l'Agneau

« Habitants d'Énayor !

Il y a vingt-deux ans aujourd'hui, un homme a pris le pouvoir et vous a contraint à la servitude, pour l'amour d'une fillette, moi-même. Cet homme aujourd'hui est mort.

Je suis venu enterrer Hellequin, et non pour le maudire. Puisse-t-il trouver paix là où il est. Je lui pardonne. Les temps de son règne sont révolus : il n'est pas nécessaire de réveiller les douleurs passées.

Leurs majestés la reine Analya et le roi Tirien sont aujourd'hui mortes. Je suis leur fille. Acceptez-vous, peuple d'Énayor, de me prendre pour roi, et Akiria d'Arkanein comme ma femme et votre reine ? »

L'accord de la foule fut assourdissant.

« Un demi milliard de pièces d'or, et la couronne du royaume. Je te l'avais promis. » murmura Svindir à l'oreille d'Akiria.

Lorsqu'Oneir se retourna, il vit deux hommes qu'il ne connaissait pas.

« Qui êtes-vous ? »

« Je suis, répondit l'un, Laurent. Et voici David. »

« Mais qui êtes-vous ? »

« Nous sommes, dit Laurent, les véritables coupables. »

« Dans des milliers d'année, ajouta David, ce royaume s'appellera non plus Énayor, mais d'Upsilon. D'ici là, faites de beaux rêves. Et gardez la couronne : elle servira plus tard. À un elfe. »

Sur ce, ils disparurent.


David Madore