David Madore's WebLog: Les nombres surréels sont-ils intéressants ?

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(dimanche)

Les nombres surréels sont-ils intéressants ?

J'ai évoqué brièvement dans une entrée passée les nombres surréels de Conway. En marge de ma saga sur les ordinaux (commencée ici), je voudrais essayer d'en parler un peu plus ici (comme d'habitude, je promets de faire en sorte de dépendre le moins possible des entrées passées et d'être largement self-contained), et discuter notamment de la question de savoir dans quel mesure ces objets sont naturels, ou intéressants. Je sais qu'ils fascinent beaucoup les mathématiciens amateurs ou moins amateurs, parce qu'ils sont une classe de nombres extrêmement généraux, unifiant à la fois les ordinaux et les nombres réels : on aime bien, en maths, trouver des généralisations communes à plusieurs choses (et c'est vrai que c'est assez rigolo de se dire qu'il y a des « nombres » comme ω√2 ou ε−½). Il y a aussi de jolies analogies entre ces nombres surréels et les nimbres, ces derniers étant une sorte de version en caractéristique 2 de la même chose. Ceci étant, je n'arrive pas vraiment à décider si je trouve les nombres surréels vraiment élégants ou insupportablement bricolés, et je veux présenter des arguments dans les deux sens.

Suites de signes

Je vais prendre la définition suivante : un nombre surréel est une suite de signes plus (+) et moins (−), dont la longueur peut être ou non finie, et est en général un ordinal. (Cet ordinal est appelé par Conway la date de naissance du nombre surréel en question.) Parfois on peut avoir envie d'imposer à cette longueur de ne pas être trop grande, j'y reviendrai.

0 −1 1 −2 −½ ½ 2 −3 −3⁄2 −¾ −¼ ¼ ¾ 3⁄2 3

Par exemple, la suite vide () servira à désigner le nombre 0 (c'est le seul nombre surréel né le jour 0), la suite de longueur 1 formée d'un seul plus (+) le nombre 1 tandis que la suite (−) sera le nombre −1 (ce sont les deux nombres surréels nés le jour 1). Les quatre suites possibles de longueur 2, (++), (+−), (−+) et (−−) seront les nombres 2, ½, −½ et −2 respectivement (les quatre nombres surréels nés le jour 2). Comme je n'ai pas encore expliqué comment on ajoute ou multiplie les nombres surréels, il est normal de ne pas comprendre pourquoi ils correspondraient à ces valeurs précises, mais je donne ces exemples juste pour situer. En fait, n'importe quelle suite finie de + et de − codera un nombre dyadique, c'est-à-dire de la forme p/2r (avec p et r entiers). Ces suites forment un arbre, représenté ci-dessus si votre navigateur gère le SVG (prendre la branche qui descend à droite revient à ajouter un + à la fin de la suite, et celle qui descend à gauche revient à ajouter un −), et dont on devine assez bien la règle de correspondance avec les dyadiques : pour construire le niveau r en ayant construit les niveaux antérieurs, chaque nœud représente le nombre qui est la demi-somme du nombre immédiatement à gauche et du nombre immédiatement à droite dans les niveaux précédents (je veux dire, l'ancêtre le plus récent qui soit situé sur la gauche, resp. sur la droite, du nœud considéré), sauf pour le nombre le plus à droite d'un niveau donné qui s'obtient en ajoutant 1 à celui du niveau précédent (c'est donc l'entier r) et pour le nombre le plus à gauche qui s'obtient en soustrayant 1 à celui du niveau précédent (c'est donc l'entier −r).

Mais les suites peuvent aussi être infinies, dont voici quelques exemples un peu aléatoires uniquement à fin d'illustration de ce à quoi ça peut ressembler : la suite (++++…) simplement infinie, c'est-à-dire indicée par l'ordinal ω, correspond, justement, à l'ordinal ω vu comme nombre surréel, et plus généralement une suite constituée de α signes plus et aucun moins représente l'ordinal α. La suite (−−−−…) correspond à −ω (qui n'existe pas comme ordinal, mais qui existe comme nombre surréel). La suite (+−+−+−+−…) (toujours de longueur ω) correspond au nombre réel 2/3. La suite (+−−−−…) (encore de longueur ω, avec un plus suivi de ω moins) sera 1/ω, l'inverse de ω (de nouveau, quelque chose qui n'a pas de sens comme ordinal mais qui en a comme nombre surréel). Le nombre réel √2 sera représenté par la suite de longueur ω (++−−++−+−+−−−−−+−−++++−−++−−++−−+++++++−…) qui, à part le tout début, s'obtient à partir de l'écriture binaire de ce nombre ; de façon générale, la longueur de la suite représentant un nombre réel est toujours finie ou ω. Si j'ajoute un signe plus à la fin de la suite de √2 (ce qui fait donc une suite de longueur ω+1), il s'agira du nombre √2 + 1/ω. Le nombre surréel ½ω, quant à lui, est représenté par la suite de longueur ω2 composé de ω signes plus suivi de ω signes moins ; et le nombre surréel √ω est représenté par la suite de longueur ω² formée de ω signes plus suivis de ω² signes moins. Pour donner enfin des exemples plus compliqués, le nombre ω√2 commence par ω² signes plus, puis ω³·2 moins, puis ω4 plus, puis ω5 moins, puis ω5 plus, puis ω6 moins, puis ω6 plus, puis ω7·5 moins, puis ω7 plus, et je vous laisse deviner si vous comprenez la logique qui sera expliquée plus loin : la longueur totale de la suite est ωω. Et le nombre ε−½ est formé de ε0 signes plus suivis de ε0ω signes moins et enfin de ε1 signes plus, pour une longueur totale de ε1.

Comparer des nombres surréels, avec la définition que j'ai choisie, est très facile : on utilise l'ordre lexicographique, c'est-à-dire qu'on regarde à partir de quel point les suites de signes diffèrent, et comme on s'en doute on classe dans l'ordre +>∅>−, c'est-à-dire par exemple que (+)>()>(−) ou que (++)>(+)>(+−)>()>(−+)>(−)>(−−). Les suites dont le premier signe est un plus correspondent donc aux nombres surréels strictement positifs, et celles qui commencent par un moins correspondent donc aux nombres surréels strictement négatifs. L'opposé d'un nombre surréel se forme, bien sûr, en remplaçant tous les signes par le signe contraire (changer plus en moins et vice versa). Sur les nombres réels, ces notions donneront bien les notions usuelles d'ordre et d'opposé.

Il n'est pas nécessaire pour comprendre les nombres surréels de s'intéresser à leur correspondance avec des jeux, mais cela peut aider à motiver les choses. Le jeu joué entre deux joueurs appelés gauche et droite défini par une suite de plus et de moins consiste à ce que chaque joueur tour à tour racourcisse la suite (c'est-à-dire la tronque en en enlevant la fin), sachant que le joueur gauche peut tronquer la suite à partir de n'importe quel signe plus (il efface ce signe plus et tous les signes qui suivent) et le joueur droite peut tronquer la suite à partir de n'importe quel signe moins ; et comme d'habitude, le joueur qui ne peut plus jouer a perdu. Bref, imaginez un jeu comme au jeu de nim sauf qu'au lieu d'avoir une ligne d'allumettes toutes identiques, le joueur gauche peut retirer une allumette plus et tout ce qui vient après, et le joueur droite peut retirer une allumette moins et tout ce qui vient après. Tel quel, bien sûr, ce jeu est totalement sans intérêt, puisque le joueur gauche peut gagner en un seul coup en effaçant toute la suite si elle commence par un plus (c'est-à-dire si nombre surréel est strictement positif), tandis que le joueur droite peut gagner en un seul coup si la suite commence par un moins ; mais comme au jeu de nim on peut considérer une combinaison de plusieurs lignes, et cela permet de définir l'addition : une somme (d'un nombre fini de termes) de nombres surréels sera dite nulle lorsque le jeu constitué de ces différentes lignes est équilibré au sens où le second joueur à jouer, quel qu'il soit, y a une stratégie gagnante (il n'est pas possible dans ce type de jeu que ce soit le premier joueur qui ait une stratégie gagnante : soit le joueur gauche en a une, soit le joueur droite en a une, soit c'est le second joueur à jouer qui en a une, selon que la somme des nombres surréels sera strictement positive, strictement négative, ou nulle). Par exemple, on n'aura pas de mal à se convaincre que dans le jeu dont la situation initiale est constitué de trois lignes, une ligne (+) et deux lignes (−+), est équilibré : ceci prouve que (−+) doit être considéré comme représentant le nombre −½.

Avant d'expliquer comment on ajoute des nombres surréels vus comme des suites (éventuellement transfinies) de signes plus et moins, j'ai besoin de définir deux concepts supplémentaires : les approximants canoniques d'un surréel, et la notation L|R.

Les suites obtenues en tronquant un nombre surréel, c'est-à-dire en effaçant tous les symboles à partir d'un certain point (=on ne garde que le début) s'appellent les approximants canoniques ou ancêtres de ce nombre (il y en a donc exactement un pour chaque longueur inférieure à la longueur du nombre considéré). Si on voit les nombres surréels comme un arbre binaire (transfini), alors il s'agit bien des ancêtres, dans cet arbre, du nombre considéré. Par convention, on ne considérera pas le nombre lui-même comme un approximant canonique de lui-même. Par ailleurs, si le premier symbole effacé est un plus, on dit qu'il s'agit d'un approximant (canonique) gauche, tandis que si c'est un moins, on dit qu'il s'agit d'un approximant (canonique) droite. Par exemple, les approximants gauche de (+−−+) sont (+−−) et (), tandis que ses approximants droite sont (+−) et (+). Naturellement, les approximants gauche sont plus petits que le nombre considéré et les approximants droite sont plus grands (c'est presque la définition de l'ordre). Une suite formée uniquement de signes plus (qu'on identifiera à un ordinal : sa longueur) n'a pas d'approximant canonique droite ; et une suite formée uniquement de signes moins n'a pas d'approximant canonique gauche. (Et zéro n'a aucun approximant canonique, ni gauche ni droite.)

À l'inverse, si j'ai deux ensembles L et R de nombres surréels (toujours vus comme des suites de signes plus et moins), et que tout élément de l'ensemble L est strictement inférieure à tout élément de l'ensemble R (ce qui, soit dit en passant, est le cas si l'un de ces ensembles est vide), je définis un nombre surréel L|R de la façon suivante : c'est la plus courte suite possible qui soit strictement supérieure à tous les éléments de L et strictement inférieure à tous les éléments de R, i.e., le nombre surréel x le plus simple (=court = « né » le plus tôt) tel que L<x<R. Par exemple, {(−),(+)}|{(++)} vaut (++−).

De façon équivalente (plus longue mais plus opérationnelle), on peut définir x=L|R comme suit : si tous les éléments de L commencent par un signe moins et tous les éléments de R comment par un signe plus, alors x est la suite vide ; s'il existe un élément de L qui est positif (soit c'est la suite vide 0=(), soit il commence par un signe plus), alors x commencera par un signe plus ; enfin, s'il existe un élément de R qui est négatif (soit c'est la suite vide 0=(), soit il commence par un signe moins), alors x commencera par un signe moins : ceci définit le premier signe de x=L|R dans tous les cas. Or en supposant connus les α premiers signes de x, on peut définir le signe suivant en considérant uniquement les éléments de L et R qui commencent par ces α signes connus, qu'on efface du début, ce qui définit des ensembles L′ et R′, et alors le signe d'indice α de x sera le premier signe de L′|R′.

Ces notions sont liées en ce que si L est l'ensemble {xL} des approximants canoniques gauche d'un nombre surréel x et R={xR} l'ensemble de ses approximants canoniques droite, alors x=L|R. (On utilise souvent cette notation xL et xR pour un élément qui parcourt les approximants canoniques gauche ou droite d'un nombre surréel x.)

Je signale au passage que Conway utilise la notation x={xL|xR} (parce qu'il considère les nombres surréels comme une sorte de généralisation des ensembles) là où je préfère écrire x={xL}|{xR}.

Opérations sur les nombres surréels

Je peux maintenant définir l'addition sur les nombres surréels. Il s'agit d'une définition par induction, c'est-à-dire que pour définir x+y, je vais supposer connue l'addition de tous les nombres de longueur strictement plus petite (ou nés avant dans la terminologie de Conway), et en particulier de x avec n'importe quel approximant canonique de y, ou bien de n'importe quel approximant canonique de x avec y. Je définis alors x+y par x+y = ({xL+y} ∪ {x+yL}) | ({xR+y} ∪ {x+yR}), où xL parcourt les approximants canoniques gauche de x, xR les approximants canoniques droite de x, yL les approximants canoniques gauche de y, et yR les approximants canoniques droite de y.

La motivation de cette définition est que si on se rappelle que xL<x pour tout approximant gauche xL de x et de même x<xR pour tout approximant droite, et de même yL<y et y<yR, les minorants évidents qu'on peut vouloir donner à x+y sont les xL+y et les x+yL, et les majorants évidents sont les xR+y et les x+yR. La définition signifie en gros que x+y est le nombre surréel le plus simple (i.e., le plus court) possible ayant ces minorants et majorants.

Pour comprendre un peu mieux cette définition, on peut commencer par regarder ce qui se passe pour y=() (qui représente le nombre zéro, comme il s'agit justement de s'en convaincre) : on veut alors voir que x+y=x pour tout x ; mais comme il n'y a pas de yL ni de yR dans l'affaire (on ne peut pas tronquer la suite vide), et si on suppose par induction sur la longueur du nombre surréel que xL+y=xL et xR+y=xR pour tous approximants canoniques de x, la définition donne {xL}|{xR}, ce qui vaut bien x par la remarque du paragraphe précédent. Autre exemple : une fois convenu que (+) représente le nombre 1 (dont le seul approximant gauche est 0 et qui n'a aucun approximant droite), on a ensuite x+1 = ({xL+1} ∪ {x}) | {xR+1} ; ceci permet de calculer par exemple, la somme de (−++) avec 1=(+) : on calcule successivement (−)+1 = {(−)}|{(+)} = (), puis (−+)+1 = {(),(−+)}|{(+)} = (+−), et enfin (−++)+1 = {(),(+−),(−++)}|{(+)} = (+−+) ; c'est cohérent avec l'interprétation de (−++) comme −¼ et de (+−+) comme ¾.

Cette addition a toutes les propriétés qu'on peut lui souhaiter : elle est associative et commutative, la suite vide () en est élément neutre comme on l'a démontré, ce qui justifie de la noter 0, et l'opposé s'obtient en inversant tous les signes ; du point de vue du mathématicien, on a affaire à un groupe abélien totalement ordonné divisible.

Il est par ailleurs vrai que l'égalité x+y = ({xL+y} ∪ {x+yL}) | ({xR+y} ∪ {x+yR}) est encore valable si xL et xR, au lieu de parcourir les approximants canoniques gauche et droite respectivement de x, parcourent n'importe quels ensembles L et R tels que x=L|R ; la même remarque vaut aussi pour yL et yR. On appelle parfois ça le principe d'uniformité. Ou, pour dire les choses différemment : x+y est le nombre surréel le plus simple qui soit strictement supérieur à tous les xL+y pour xL<x et à tous les x+yL pour yL<y, et strictement inférieur à tous les xR+y pour xR>x et à tous les x+yR pour yR>y (écrit comme ça, ça ne peut pas servir de définition, parce que ce n'est pas inductif — on ne ramène pas une addition uniquement à des additions de termes plus simples — mais c'est néanmoins vrai).

La multiplication des nombres surréels est définie par une formule tout aussi inductive, et un petit peu plus compliquée : x·y = ({xL·y + x·yLxL·yL} ∪ {xR·y + x·yRxR·yR}) | ({xL·y + x·yRxL·yR} ∪ {xR·y + x·yLxR·yL}). Pour la motiver, on rappelle que, par exemple, xxL>0 et yyL>0 (pour tous approximants gauches xL et yL de x et y respectivement), et on a certainement envie que la définition du produit fasse du produit de deux quantités strictement positives une quantité strictement positive, donc que (xxL)(yyL)>0, et comme on veut aussi la distributivité, on veut avoir x·y > xL·y+x·yLxL·yL, ce qui explique la première partie, et chacune des autres s'explique de façon semblable, et finalement la définition demande que x·y soit le nombre surréel le plus simple possible qui vérifie toutes ces inégalités.

De nouveau, la multiplication vérifie toutes les propriétés heureuses qu'on peut en attendre : elle est associative, distributive sur l'addition, commutative, elle admet 0=() pour élément absorbant et 1=(+) pour élément neutre, et vérifie les lois de signe qu'on espère ; de plus, tout élément non nul a un inverse. Le mathématicien dit qu'on a affaire à un corps totalement ordonné. Il y a mieux : ce corps est réel-clos, c'est-à-dire que tout polynôme qui prend une valeur strictement positive et une valeur strictement négative s'annule entre les deux (ou, de façon équivalente : tout élément positif a une racine carrée, et tout polynôme de degré impair admet une racine). Par ailleurs, le principe d'uniformité vaut aussi pour la multiplication (i.e, dans la formule la définissant, on peut faire parcourir à xL et xR les éléments de n'importe quels ensembles L et R tels que x=L|R, pas nécessairement les approximants canoniques ; et idem pour y).

Ces propriétés, et la façon élégante dont elles se démontrent, témoignent au moins du fait que les définitions ne sont pas idiotes. (Le fait qu'elles sont très fortement parallèles aux définitions de l'addition et de la multiplication « de nim » qu'on peut donner sur les « nimbres », et que celles-ci possèdent également de très heureuses propriétés, suggère aussi que la piste est bonne.)

Les nombres réels sont définis (ou identifiés) comme les nombres surréels qui sont soit de longueur finie (ce sont les dyadiques) soit de longueur ω avec une suite des signes qui n'est pas constante à partir d'un certain rang. (Par exemple, (++−++−++−++−…) est un nombre réel, c'est le nombre 13/7 ; en revanche, (+−+++++++…) n'est pas un nombre réel, c'est 1−1/ω.) Sur les nombres réels, les opérations que nous venons de définir coïncident avec les opérations usuelles.

Je souligne que sur le nombres surréels qui sont des ordinaux (c'est-à-dire les suites ne comportant que des signes plus), les opérations en question ne sont exactement pas les opérations usuelles sur les ordinaux (pour lesquelles on a par exemple 1+ω=ω mais ω+1>ω) : ce sont les operations dites naturelles ou de Hessenberg, parfois notées ⊞ et ⊠. Dans les nombres surréels, on a bien 1+ω=ω+1 (et c'est bien aussi l'ordinal ω+1 pour l'addition usuelle). C'est un peu perturbant, mais c'est plutôt plus simple : c'est ce qui me permet de parler de 2·ω, par exemple, alors que pour l'ordinal je devrais normalement noter ω2.

Ce qui est plus dérangeant, en revanche, à mes yeux, est que ces opérations ne sont pas très naturelles sur la suite de signes qui définit le nombre surréel : il est sans doute possible d'écrire une définition directement sur les suites, mais le fait que sur les suites uniquement formées de signes plus on fasse l'addition en unaire alors que dans d'autres cas on la fait en binaire, laisse penser que c'est fort peu commode. (Pour donner un exemple, ajouter 1 à un nombre surréel directement à partir de sa suite de signes se fait, si je ne me trompe pas, de la façon suivante : on commence par sauter tous les blocs de signes répétés dont la longueur est multiple de ω ; si on arrive ainsi au bout de la chaîne ou bien que le signe suivant est un plus, on insère un plus à cet endroit-là ; s'il y a au moins deux signes moins, on en retire un ; s'il y a un unique signe moins, soit c'est le dernier de la suite auquel cas on le retire, soit il est lui-même suivi d'un signe plus, auquel cas on remplace cette combinaison −+ par +−. C'est, disons, un peu tordu.) Je vais y revenir dans mes critiques.

L'inverse, par ailleurs, n'est pas très plaisant à décrire explicitement (je veux dire, encore moins que ce qui précède) : Conway démontre que si x est un nombre surréel strictement positif et que xL parcourt ses approximants gauches strictement positifs (c'est-à-dire excluant 0) et xR ses approximants droite, alors l'inverse y de x est donné par y=L|RL et R sont les plus petits ensembles tels que 0∈L et (en MathML) 1 + ( xRx ) · yL xR L pour tout yLL (et xR approximant droite de x), et 1 + ( xLx ) · yR xL L pour tout yRR (et xL approximant gauche strictement positif de x), et 1 + ( xLx ) · yL xL R pour tout yLL (et xL approximant gauche strictement positif de x), et enfin 1 + ( xRx ) · yR xR R pour tout yRR (et xR approximant droite de x). Autrement dit, en supposant qu'on connaît les inverses de tous les xL et xR, on fabrique les ensembles L et R en partant de 0 dans L et rien dans R en appliquant un nombre fini arbitraire de fois une de ces quatre formules (qui fabriquent un nouvel élément de L ou de R à partir d'un ancien yL ou yR de l'un ou de l'autre). Pour donner un exemple de comment ceci fonctionne, si je cherche l'inverse de 3=(+++), dont les seuls approximants gauches xL non nuls sont (+)=1 et (++)=2 d'inverses respectifs (+)=1 et (+−)=½, je pars de L={0} et R=∅, puis l'existence de yL=0 dans L m'oblige à mettre dans R les éléments 1 et ½ dans R, et ces éléments yR m'obligent à leur tour à mettre dans L les éléments −1, 0 et ¼, à l'étape suivante on mettra entre autres 3⁄8 dans R, etc.

Puissances de ω et formes normales

On définit sur les nombres surréels non seulement une addition et une multiplication, mais aussi une application xωx. Celle-ci n'est pas définie uniquement par l'addition et la multiplication, et ce sera un point important dans ma critique des nombres surréels. On définit ωx comme ({0} ∪ {u·ωxL}) | {v·ωxR}, où u,v parcourent les nombres réels positifs (ou rationnels positifs, ou, si on veut, on peut faire parcourir à u les entiers et à v les 1/2r), et comme d'habitude xL et xR parcourent les approximants gauche et droite de x (ou, d'après le « principe d'uniformité », n'importe quels ensembles tels que x=L|R).

Cette fois, il existe une façon pas trop atroce pour calculer la suite des signes de ωx en fonction de celle de x : commencer par un signe plus, puis, pour chaque bloc de signes plus dans x ajouter ωα signes plus où α est le nombre total de signes plus dans x jusqu'à ce bloc inclus, et pour chaque bloc de signes moins dans x ajouter ωα+1·β signes moins où α est le nombre total de signes plus dans x jusqu'à ce bloc et β est le nombre de signes moins dans le bloc.

L'opération xωx vérifie de nouveau un certain nombre de propriétés heureuses : elle coïncide avec celle du même nom sur les ordinaux (cette fois, on n'a pas à se préoccuper d'opérations naturelles), elle est strictement croissante et vérifie ωx·ωy = ωx+y.

En fait, on ne veut/peut pas seulement donner un sens à ωx pour tout x, mais à un certain nombre de sommes infinies du type ∑uι·ωxι où les uι sont des nombres réels au sens usuel (non nuls, disons, ce qui garantira l'unicité de l'écriture), les xι sont des nombres surréels, et les indices de sommation ι parcourent eux-mêmes un ordinal. On donne un sens à cette somme à condition que les xι soient strictement décroissants (comme fonction de ι). Par exemple, on donne un sens à l'expression ω + ω½ + ω¼ + ⋯ (si vous voulez savoir, cela donne le nombre surréel dont la suite des signes est formée de ω2 signes plus, puis ω² signes moins, puis ω signes plus, ω² signes moins, ω signes plus, ω² signes moins et ainsi de suite, pour une longueur totale de ω³) ; c'est assez remarquable parce que, sur l'exemple que je viens de donner, les termes de la somme ne tendent vers zéro en aucun sens raisonnable, donc il ne s'agit pas de la somme d'une série en un sens analytique, et le nombre surréel décrit par cette somme infinie n'est en aucun cas la « limite » des sommes partielles (d'ailleurs, je n'ai pas défini de limite dans les nombres surréels et je ne vais pas le faire). Je souligne que la longueur de la somme (l'ensemble que parcourt ι) peut être n'importe quel ordinal : par exemple, on donne un sens à 1 + ω−1 + ω−2 + ω−3 + ⋯ + ωω + ω−(ω+1) + ⋯ + ωα + ⋯ où α parcourt, disons, tous les ordinaux strictement inférieurs à ε0 (c'est donc une somme avec ε0 termes ; le nombre surréel résultant est celui dont la suite de signes est composée d'un signe plus puis ω signes moins, puis un plus, puis ω moins, un plus, ω moins, et ainsi de suite ε0 fois, pour une longueur totale de ε0) ; en allant encore plus loin, on donne même un sens à des sommes indénombrables, ce qui devrait choquer n'importe quel analyste qui se respecte, mais je répète que ces sommes sont à prendre en un sens formel et non analytique. Par ailleurs, les coefficients uι peuvent être absolument n'importe quels nombres réels : par exemple, on donne un sens dans les nombres surréels à 1 + ω−1 + 2·ω−2 + 6·ω−3 + ⋯ + nωn + ⋯ (je donne cet exemple parce qu'il s'agit de coefficients d'une série assez méchamment divergente).

Les détails ne sont pas très importants pour ce que je veux en dire, mais si le lecteur tient à tout savoir, on définit ∑uι·ωxι comme L|R, où L contient toutes les sommes du même genre, mais tronquées, et où on a ajouté, à la place du premier terme supprimé, un terme du même genre mais manifestement inférieur (c'est-à-dire, à la place de u·ωx un v·ωx avec v<u, ou bien un v·ωxL avec v réel quelconque et xL un approximant gauche de x), et R contient toutes les sommes du même genre, mais tronquées, et où a ajouté, à la place du premier terme supprimé, un terme du même genre mais manifestement supérieur (définition analogue) ; il y a toutes sortes de variantes et de théorèmes d'uniformité qui permettent de faire des variations dans cette définition. Il y a par ailleurs des théorèmes permettant de calculer la suite de signes d'une telle somme ∑uι·ωxι, mais ils sont fastidieux à énoncer (en gros, il est vrai que la suite de signes de ∑uι·ωxι s'obtient en concaténant des contributions correspondant à chaque terme uι·ωxι, mais la contribution du terme uι·ωxι n'est pas exactement la suite de signes de uι·ωxι, c'est la suite de signes de uι·ωxιxι s'obtient en retirant certains signes moins de la suite de signes de xι, et les détails sont, justement, pénibles).

Le fait est que tout nombre surréel possède une écriture unique sous la forme d'une telle expression, qu'on appelle sa forme normale ou forme canonique, donc ∑uι·ωxι avec uι des nombres réels non nuls, et xι des nombres surréels qui décroissent avec ι.

La forme normale donne une façon nouvelle (et plus sympathique que les suites de signes !) de voir un nombre surréel, et toutes sortes de quantités naturellement associées. Il faut la voir comme analogue à la forme normale de Cantor des ordinaux. Mais comme on l'a signalé, convertir entre forme normale et suite de signes n'est pas évident : passer de la forme normale à la suite de signes est un peu fastidieux, et dans l'autre sens c'est carrément très compliqué.

Un exemple de quantité importante, c'est le nombre x0, c'est-à-dire le premier, i.e., le plus grand exposant de ω dans la forme normale du nombre surréel z=∑uι·ωxι ici supposé non-nul : il détermine en quelque sorte l'ordre d'infini de z. Pour des raisons de standardisation de terminologie, c'est à son opposé −x0 qu'on donne le nom de valuation de z : on peut donc qualifier un nombre surréel d'infinitésimal lorsque cette valuation est strictement positive (x0<0), et d'infiniment grand lorsqu'elle est strictement négative (x0>0). Et, de fait, les nombres surréels de valuation positive ou nulle (i.e., non infiniment grands) forment un anneau de valuation au sens usuel. (Pour donner quelques exemples, la valuation de tout nombre réel non-nul est 0, celle de 1/ω vaut 1, celle de ω√2+1729 vaut −√2, celle de ε0=ωε0 vaut −ε0.) Une autre quantité importante, c'est la longueur de la forme normale, qui ne semble pas avoir de nom particulier à part longueur de la forme normale, et dont les rapports avec la longueur de la suite de signes ne sont pas évidents.

La forme normale se comporte bien, c'est-à-dire, comme on s'y attend, vis-à-vis des opérations d'addition et de multiplication : si on veut dire ça formellement, cela signifie que la somme de ∑uι·ωxι et de ∑vι·ωxι, où on s'est arrangé quitte à ajouter des zéros pour que les deux suites d'exposants xι soient les mêmes, vaut ∑(uι+vιωxι, et le produit de ∑uι·ωxι et de ∑vι·ωyι vaut ∑wι·ωzιzι parcourt dans l'ordre croissant tous les nombres surréels qui peuvent s'écrire sous la forme xμ+yν et pour chacun wι est la somme des uμ·vν pour ces valeurs (μ,ν) telles que zι=xμ+yν (bref, on ajoute et on multiplie exactement comme on le pense). La façon sophistiquée de dire ça est que la forme normale permet de voir les nombres surréels comme des séries de Hahn à coefficients réels dont les exposants sont eux-mêmes des nombres surréels.

Digression : classes, et nombres surréels limités

Il faut que je consente quelque part à évoquer le problème suivant, au moins pour dire que ce n'est justement pas un problème : les nombres surréels ne forment pas un ensemble. La raison est que les ordinaux sont trop nombreux pour tenir dans un ensemble (sinon l'ensemble de tous les ordinaux serait lui-même un ordinal plus grand que tous les autres, et devrait donc être strictement inférieur à lui-même), et les suites de signes indicées par les ordinaux souffrent donc du même problème.

Ce n'est pas mon propos de discuter ici de questions de fondements des mathématiques. Disons juste rapidement que la façon dont il faut imaginer la chose, intuitivement et peut-être philosophiquement, est que les nombres ordinaux sont un processus par essence toujours inachevé (quel que soit le stock d'ordinaux dont on dispose, on peut de toute façon en ajouter un autre qui sera justement l'ensemble de tous les ordinaux fabriqués jusqu'à ce point), et c'est pour ça que parler de l'ensemble de tous les ordinaux conduit à un paradoxe. Pour faire de la théorie des ensembles, on se limite à une certaine hauteur d'ordinaux qui suffit à faire tout ce qu'on veut y faire ; ou, de façon équivalente, on choisit un certain ordinal pour être le premier ordinal qu'on a omis/oublié/arrêté : si la théorie des ensembles se fait dans ZFC (ou plus correctement ZFC-du-second-ordre), un ordinal auquel on s'arrête s'appelle — en gros — un cardinal inaccessible.

Si on veut pousser les nombres surréels aussi loin qu'on pousse la théorie des ensembles, donc, les nombres surréels ne forment pas un ensemble. Mais pour des questions d'algèbre, cela n'a aucun intérêt : on peut simplement considérer les nombres surréels dont la longueur (=la longueur de la suite de signes) est strictement inférieure à un certain ordinal δ, qui n'a pas besoin d'être un cardinal inaccessible pour que les nombres surréels soient intéressants, et les nombres surréels ainsi limités forment bien un ensemble. Par exemple, pour δ=ω on a affaire aux nombres réels dyadiques (de la forme p/2r). Lorsque δ est un εα (c'est-à-dire vérifie δ=ωδ), l'ensemble des nombres surréels de longueur <δ forme un corps, et réciproquement ; et ce corps est alors réel-clos. Pour être bien tranquille, on peut supposer que δ est un « cardinal régulier indénombrable » (peu importe le sens exact de cette expression, en fait) : par exemple, prendre δ=ω1, c'est-à-dire considérer uniquement les nombres surréels de longueur dénombrable, que je suis tenté d'appeler par abus de langage les nombres surréels dénombrables, suffit totalement à étudier toutes les questions intéressante, il faut simplement limiter de la même façon les formes normales (tout « nombre surréel dénombrable » admet une forme normale de longueur elle-même dénombrable, dont les exposants sont aussi des nombres surréels dénombrables, et réciproquement ∑uι·ωxι est un nombre surréel dénombrable si les xι en sont et que ι parcourt un ordinal dénombrable).

Insister pour considérer tous les nombres surréels, sans limitation sur la longueur, revient à s'exposer à des difficultés ensemblistes sans intérêt, pour un bénéfice nul (on a peut-être l'impression de ne pas se limiter, mais en fait on se limite au premier cardinal inaccessible dont on n'a pas postulé l'existence, et cela ne présente pas d'intérêt particulier).

Les formes normales « expliquent »-elles les nombres surréels ?

J'ai introduit la notion de forme normale d'un nombre surréel, qui du point de vue algébrique est très heureuse car elle permet de se raccrocher à quelque chose de connu (des séries généralisées, en l'occurrence les séries de Hahn). Mais « expliquent »-elles complètement les nombres surréels ?

Dire que les formes normales « expliquent » les nombres surréels, cela voudrait dire que si on part d'un nombre surréel z, qu'on l'écrit sous forme normale z=∑uι·ωxι, alors les exposants xι sont plus « simples » (c'est-à-dire strictement plus courts au sens de la longueur des suites de signes) que z lui-même. Si tel était le cas, on pourrait exprimer les exposants xι eux-mêmes sous forme normale, et ainsi de suite, et au bout d'un nombre fini d'étapes (la longueur, qui est un ordinal, décroissant strictement) on aurait une écriture complète de z ne faisant plus intervenir de nombres surréels mais uniquement des choses mieux comprises (ordinaux et nombres réels). Malheureusement, ce n'est pas le cas. Il est vrai que les xι ont une longueur inférieure ou égale à celle de z, mais elle peut être égale. C'est déjà le cas pour les ordinaux, à commencer par ε0=ωε0, qui est son propre exposant dans la forme normale (de Cantor) : en fait, pour les ordinaux, ce sont exactement les εα qui ont cette propriété.

Pour les nombres surréels, la situation est plus compliquée. Je vais donner différents exemples de phénomènes qui peuvent se produire où la forme normale peut être poussée à l'infini sans qu'elle « explique » vraiment les choses.

Tout d'abord, il existe des nombres qui vérifient x=ωx : on les appelle les nombres surréels ε généralisés ; en fait, il existe une façon assez naturelle de définir un εt pour n'importe quel nombre surréel t (on définit donc par exemple ε−1 ou ε√2 ou ε1/ω). On serait tenté de les noter ωωω mais comme on vient de le dire, ceci désigne quantité de nombres surréels différents : on peut donc plutôt tenter d'écrire [ωωω]t pour εt. Mais il existe encore d'autres choses plus bizarres.

Il existe, par exemple, un unique nombre surréel x qui vérifie x=ωx (il est de longueur ε0, et sa suite de signes est formée d'un signe plus, puis ω signes moins, puis ωω plus, ωω·2 moins, ωωω·2 plus, ωωω·2·2 moins, et ainsi de suite). On serait tenté de le noter ωωω : mais même si le nombre surréel vérifiant x=ωx est effectivement unique (appelons-le [ωωω]0), il existe d'autres nombres qu'on serait tenté de noter aussi ωωω, par exemple des nombres x′ et x″ tels que x′=ωx et x″=ωx.

Il existe aussi des nombres surréels x tels que x=−1+ωx (pour situer, ces nombres sont infinitésimalement plus grands que −1). On serait tenté de les noter −1+ω−1+ω−1+ω. Mais de nouveau, il n'y a pas unicité. Il y en a un cependant un plus simple, qu'on notera [−1+ω−1+ω−1+ω]0.

Il existe des nombres surréels qu'on serait tenté de noter −1+ω−2+ω−3+ω, c'est-à-dire des suites xii parcourt les entiers naturels non nuls, avec xi=−i+ωxi+1.

En revanche, il n'existe pas de nombre surréel x tel que x=1+ωx : ça c'est évident car ωxx, donc 1+ωx > x, pour n'importe quel x. Ce qui est moins évident, c'est qu'il n'existe aucun nombre surréel qu'on puisse noter 1+ω1+ω1+ω, c'est-à-dire aucune suite xii parcourt les entiers naturels (non nuls, peu importe), avec xi=1+ωxi+1 : la raison est qu'on pourrait montrer dans ce cas que la longueur de xi serait strictement supérieure à celle de xi+1, donc on aurait une suite infinie strictement décroissante d'ordinaux, ce qui n'est pas possible.

Pour le même genre de raison, il n'existe pas de nombre surréel tel que x=ω−2x, ni même de suite xi telle que xi=ω−2xi+1 (i.e., pas de ω−2ω−2ω). On peut vraiment dire qu'on a affaire à une incomplétude des nombres surréels, parce que la fonction xω−2x, qui est strictement croissante, peut prendre des valeurs strictement positives ou strictement négatives aussi petit qu'on veut en valeur absolue, mais jamais 0.

Bref, tout ceci peut sembler assez confus. Essayons de décrire le motif général.

Ce qu'explique Conway, c'est que si on a un nombre surréel z dont la forme normale a un exposant xι aussi compliqué (= aussi long, au sens de la longueur de la suite des signes) que z lui-même, c'est forcément que cet exposant est le dernier, i.e., le plus petit, de cette forme normale (ce qui sous-entend déjà qu'il existe), et de plus le coefficient uι devant vaut forcément 1 ou −1. Si on suppose de plus que cet exposant vérifie lui-même la même propriété, et ainsi de suite à l'infini, une telle forme normale itérée à l'infinie doit être de la forme : z = c0±ωc1±ωc2±ω, ce qu'on notera pour plus de lisibilité z = c0±ω↑(c1±ω↑(c2±ω↑(⋯))), où ci sont des nombres surréels tels que l'exposant de chacun des termes de la forme normale de ci soit strictement plus grand que le ci+1±ω↑(⋯) qui suit (il faut se convaincre que cette condition a bien un sens, ce qui n'est pas totalement évident !). Même avec cette condition, il n'y a pas unicité du nombre surréel dont la forme normale itérée serait ainsi c0±ω↑(c1±ω↑(c2±ω↑(⋯))) : il y en a un unique plus simple (i.e., plus court, pour la longueur des suites de signes), qu'on peut noter [c0±ω↑(c1±ω↑(⋯))]0, puis un plus simple strictement supérieur à lui et un plus simple strictement inférieur, que l'on note respectivement [c0±ω↑(c1±ω↑(⋯))]1 et [c0±ω↑(c1±ω↑(⋯))]−1, et plus généralement un [c0±ω↑(c1±ω↑(⋯))]t pour chaque nombre surréel t. La définition formelle (par induction sur la complexité de t) est que [c0±ω↑(c1±ω↑(⋯))]t est le nombre surréel le plus simple, dont la forme normale soit du type c0±ω↑(c1±ω↑(⋯)) demandé, et qui soit strictement supérieur à tous les [c0±ω↑(c1±ω↑(⋯))]tL et strictement inférieur à tous les [c0±ω↑(c1±ω↑(⋯))]tR pour tL et tR parcourant les approximants canoniques de t. En particulier, en prenant les ci tous nuls et les signes tous plus, ceci définit εt = [ω↑(ω↑(ω↑(⋯)))]t. En revanche, les nombres ρt de la forme [ω↑(−ω↑(−ω↑(⋯)))]t vérifient ρt = ωρt, donc le seul nombre surréel tel que x=ωx est ρ0, mais il en existe énormément tels que x′=ωx et x″=ωx.

Même si on admet cela comme notation, on n'a toujours pas « expliqué » tous les nombres surréels : il existe par exemple des nombres surréels (et même des ordinaux) tels que t=εt, il existe des nombres surréels tels que t=ρt avec les notations ci-dessus, etc. Et il existe même un unique t tel que t=εt, qui pourrait être noté [ε↓(−ε↓(−ε↓(⋯)))]0, et ainsi de suite. Tout cela est une version plus compliquée mais pas fondamentalement différente de choses que je raconterai peut-être plus en détail sur les ordinaux, et déjà pour les ordinaux alors a fortiori pour les nombres surréels, on n'a aucune chance d'arriver à trouver une écriture générale, même pour les seuls ordinaux dénombrables ou nombres surréels dénombrables [:= de longueur dénombrable]. Il faut donc abandonner cet espoir.

Ce que je n'aime pas

Après cette (beaucoup trop longue !) explication de ce que sont et comment fonctionnent les nombres surréels, il faut que j'explique — du point de vue complètement subjectif — ce qui me pose problème et qui me fait en tout cas hésiter à les qualifier de naturels. Il s'agit de différentes facettes du même phénomène.

✱ D'abord, contrairement aux ordinaux et aux nombres réels dont ils prétendent constituer une généralisation commune, les nombres surréels ne sont pas du tout rigides, ou du moins ne le sont qu'accompagnés de leur « date de naissance » (=longueur [de la suite de signes]). Les ordinaux, eux, sont totalement rigides, au sens suivant : s'il y a une bijection croissante d'un ordinal vers un autre, ces ordinaux sont égaux et la bijection est l'identité. Les nombres réels sont également rigides, au moins comme structure algébrique : toute bijection de ℝ vers ℝ qui préserve l'addition et la multiplication (un automorphisme de corps) est nécessairement l'identité. En revanche, sur les nombres surréels, il est facile de voir qu'il existe énormément de bijections préservant la structure de corps et l'ordre, sans pour autant être l'identité : le plus simple pour s'en convaincre est de prendre la forme normale au deuxième niveau (c'est-à-dire d'écrire un nombre surréel sous forme normale, et de reprendre la forme normale sur les exposants, et s'arrêter là), et effectuer n'importe quelle bijection croissante fixant 0 (par exemple x↦2x) sur les exposants de deuxième niveau — ceci définira une bijection préservant l'addition, la multiplication et l'ordre, et préservant même ω, mais qui n'est pas l'identité (dans mon exemple elle envoie ωω sur ωω²) ; on peut aussi, si on préfère, envoyer ω sur un nombre différent. Ceci montre que ω n'est pas défini par la structure de la droite surréelle, et que même si ω est fixé (et du coup bien sûr aussi ω², ω³, etc.), on a encore de la flexibilité pour bouger par exemple ωω.

Il me semble que je sais démontrer mieux : même en préservant en outre toute la forme normale, il est encore possible de trouver des automorphismes qui ne sont pas l'identité (par exemple envoyant ε0 sur ε1). On n'a donc aucune chance de pouvoir définir ε0 avec uniquement la structure de corps ordonné et la forme normale, il faut impérativement passer par la notion de nombre surréel le plus simple tel que (…). Il faut que je voie si j'arrive à rédiger ça.

✱ Ensuite, il y a un aspect que j'ai déjà évoqué, qui est le fait que si la forme normale est quelque chose d'algébriquement satisfaisant puisque cela permet au moins de décrire l'addition et la multiplication, les suites de signes, pour leur part, sont plutôt déplaisantes (or je viens d'expliquer, en gros, qu'on ne peut pas vraiment espérer s'en passer : la forme normale seule ne peut en aucun cas suffire à définir les nombres surréels). Pour illustrer ce fait, ajouter un unique signe plus au début ou à la fin de la suite de signes, par exemple, devrait être une opération algébrique simple et naturelle — or il n'en est rien, comme je vais l'expliquer en détails en petits caractères pour les gens qui ne me croient pas sur parole.

Ajouter un plus à la fin de la suite de signes de z se voit sur la forme normale z=∑uι·ωxι de la façon suivante (si je ne me suis pas trompé !) :

  • s'il y a un dernier terme (i.e., ayant l'exposant xι le plus petit), c'est-à-dire que la longueur de la forme normale est un ordinal successeur, et que l'exposant xλ de ce dernier terme est l'opposé d'un ordinal, et que le coefficient uλ correspondant est un dyadique (c'est-à-dire de la forme p/2r avec p et r entiers), alors :
    • si le coefficient uλ du dernier terme est en fait un entier positif, alors le nombre surréel z′ obtenu en ajoutant un signe plus à la fin de z vaut : z′=z+ωxλ (i.e., on ajoute 1 à ce coeficient uλ),
    • si non, en écrivant le coefficient uλ du dernier terme, supposé dyadique, de la forme p/2r irréductible (p impair ou bien r=0 et p<0), alors le nombre surréel z′ obtenu en ajoutant un signe plus à la fin de z vaut : z′=z+(1/2r+1ωxλ (i.e., on ajoute 1/2r+1 à ce coeficient uλ) ;
  • et s'il n'y a pas de dernier terme (i.e., la longueur de la forme normale est un ordinal limite ou bien z=0) ou s'il y a un dernier terme mais que son exposant n'est pas l'opposé d'un ordinal ou que le coefficient n'est pas un dyadique, on appelle x′=∅|{xι} le nombre surréel opposé d'un ordinal qui soit le plus grand possible (=le plus petit possible en valeur absolue) strictement inférieur à tous les exposants xι (ou encore, la plus longue suite de signes moins qui commence les suites de signes de tous les xι, éventuellement suivie d'un nouveau signe moins lorsque en fait cette plus longue suite est égale au dernier xλ), et alors le nombre surréel z′ obtenu en ajoutant un signe plus à la fin de z vaut : z′=z+ωx (i.e., on ajoute un nouveau dernier terme d'exposant x′ et de coefficient 1).

Je n'ai peut-être pas écrit ça de la façon la plus simple, mais je doute qu'on puisse l'écrire de façon vraiment agréable.

Ajouter un signe plus au début de la suite de signes de z (ce qui définit une bijection croissante entre les nombres surréels et les nombres surréels strictement positifs) est encore plus bizarre. Si z est positif, c'est très facile, mais si z est négatif, c'est bizarre, et je n'arrive pas à trouver une règle qui unifie tous les cas. Voici quelques exemples (qui couvrent tous les cas positifs, donc, mais pas tous les cas négatifs) :

  • si z est positif et infiniment grand (i.e., l'exposant x0 du premier terme de la forme normale de z vérifie x0>0 et est affecté d'un coefficient u0 positif), alors le nombre surréel z′ obtenu en ajoutant un unique plus en tête de sa suite de signes est égal à z (car z commence par une infinité de signes plus : par exemple, ω½−1 reste ω½−1) ;
  • si z est positif mais n'est pas infiniment grand (i.e., si z=0 ou bien si l'exposant x0 du premier terme de la forme normale de z est négatif ou nul et est affecté d'un coefficient u0 positif), alors le nombre z′ obtenu en ajoutant un plus en tête de sa suite de signes vaut z+1 (par exemple, ω−1 devient 1+ω−1) ;
  • si z=u est réel compris entre −n et −n+1 avec n un entier strictement positif, alors le nombre z′ obtenu en ajoutant un plus en tête de sa suite de signes vaut (u+n+1)/2n ; et plus généralement si z est strictement négatif et non infiniment grand (i.e., x0≤0 avec un coefficient u0 négatif), alors on l'écrit comme un réel u (négatif ou nul : l'éventuel coefficient devant le terme d'exposant 0 dans la forme normale) plus un infinitésimal, on transforme le réel u en u′ comme il vient d'être dit, et les autres termes sont inchangés (par exemple, -½+ω−1 donne ¾+ω−1) ;
  • si z=−α avec α un ordinal, alors en ajoutant un signe plus devant la suite de signes de z (qui n'est constituée que de signes moins), on obtient l'inverse comme nombre surréel de l'ordinal 2α (je n'ai pas défini 2x pour x un surréel : ici il s'agit de l'exponentiation des ordinaux, qu'on considère ensuite comme un nombre surréel pour en prendre l'inverse ; par exemple, −ω−1 donne ½·ω−1, et −3·ω² donne ω−3·ω) ;
  • si z=u·ω avec u un réel strictement compris entre −n et −n+1 où n un entier strictement positif, alors le nombre z′ obtenu en ajoutant un plus devant la suite de signes de z vaut v·ωn, où v=2m(u+n−1)+m+1, avec m tel que u soit entre −n+1−2m−1 et −n+1−2m, est le nombre obtenu en retirant les signes moins initiaux de la suite de signes de u (par exemple, −¾·ω devient ½·ω−½) ; et plus généralement, si z=u·ω+u1 avec u réel strictement négatif comme ci-dessus et u1 réel, alors z′=v·ωn+u1·ω−1 avec v comme ci-dessus (par exemple, −½·ω+42 devient ω−½+42·ω−1) ;
  • signalons quelques autres exemples de ce qu'un nombre surréel z peut devenir (z′) quand on insère un plus devant sa suite de signes, en l'occurrence des nombres z de la forme −ωx avec x réel ou (dans la troisième table) des nombres z′ de la forme ωx :
    zz
    ω1/16ω−1/4
    ω1/8ω−1/4
    ω1/7ω−1/4ω−3/7
    ω1/4ω−1/4
    ω2/7ω−1/4ω−3/7
    ω1/3ω−1/4ω−1/3
    ω3/8(3/2)·ω−1/4
    ω3/7ω−1/4 + ω−2/7
    ω1/2ω−1/4
    ω4/7ω−1/4ω−3/7
    ω5/8ω−1/4ω−3/8
    ω2/3ω−1/4ω−1/3
    ω5/7ω−1/4ω−2/7
    ω3/4(1/2)·ω−1/4
    ω6/7ω−2/7
    ω7/8ω−3/8
    zz
    ωω−1
    ω9/8ωω+3
    ω8/7ωω+3ωω+16/7
    ω5/4ωω+3
    ω9/7ωω+3ωω+16/7
    ω4/3ωω+3ωω+8/3
    ω11/8(3/2)·ωω+3
    ω10/7ωω+3 + ωω+20/7
    ω3/2ωω+3
    ω11/7ωω+3ωω+16/7
    ω13/8ωω+3ωω+5/2
    ω5/3ωω+3ωω+8/3
    ω12/7ωω+3ωω+20/7
    ω7/4(1/2)·ωω+3
    ω13/7ωω+20/7
    ω15/8ωω+5/2
    zz
    ω1/(ωω)ω−1/16
    ω1/ωω−1/8
    ω27/(7ω)ω−1/7
    ω1/2ω−1/4
    ω6/7ω−2/7
    ω7/8 + ω5/6ω−1/3
    ω7/8ω−3/8
    −2·ω7/8 + ω11/14ω−3/7
    −(1/2)·ωω−1/2
    ω + ω6/7ω−4/7
    ω + ω3/4ω−5/8
    ω + ω2/3ω−2/3
    ω + ω4/7ω−5/7
    ω + ω1/2ω−3/4
    ω + ω2/7ω−6/7
    ω + ω1/4ω−7/8
    Bref, ce n'est pas exactement limpide : on remarque certains motifs, bien sûr (et si j'ai pu calculer la table ci-dessus c'est que ce n'est pas infaisable !), mais la manière dont, par exemple, la valuation de z′ reste bloquée à ¼ pour se mettre à décrocher ensuite (puis, plus tard, reste de nouveau bloquée à ω−3) est tout de même mystérieuse. J'ai calculé toutes ces valeurs dans l'espoir de trouver une logique d'ensemble, et j'avoue que j'ai échoué.

Bref, on aimerait croire d'après le cas où z est l'opposé d'un ordinal qu'ajouter un plus au début de z calculerait quelque chose comme 2z, mais ce n'est manifestement pas le cas. Pour donner un autre exemple de bizarrerie, si z vaut −ε0 ou −ε1 ou plus généralement −εα avec α un ordinal, alors ajouter un signe plus devant z donne z′ = −1/z = 1/εα. En revanche, pour z = −ε−1, cela donne non pas 1/ε−1 comme on peut s'y attendre mais ωε0/ωω. Je prends ça pour un signe soit que les εx ne généralisent pas correctement les εα soit que les suites de signes sont bien déplaisantes.

✱ Il y a aussi l'aspect, que j'ai déjà souligné, que bien que la droite surréelle peut être décrite par un mécanisme de complétion répété de façon transfinie (et peut-être même pour tous les ordinaux, si on tient à faire des sottises), malgré cela, il reste des « trous », notamment le fait qu'il n'existe pas de nombre surréel x tel que x=ω−2x. Il me semble que je sais fabriquer (mais là aussi il faudrait que je rédigasse les détails pour en être bien sûr) un ensemble de nombres qui ressemble aux nombres surréels du point de vue de la forme normale, mais où les équations comme x=ω−2x qui « devraient » avoir une solution en ont bien une : cela justifierait qu'il s'agit bien d'une lacune dans les nombres surréels et pas d'une nécessité fondamentale. Et de fait, on a l'impression que le fait que x=ωx soit résoluble et pas x=ω−2x est simplement lié aux contingences de l'écriture par suites de signes.

✱ Enfin, il me semble qu'il y a un peu de publicité mensongère dans l'idée que les nombres surréels généralisent les ordinaux : le fait qu'on puisse donner un sens, dans les surréels, à ωx et à εx pour tout nombre surréel x et non seulement pour tout ordinal, laisse penser (et c'est là qu'est l'arnaque) que cette généralisation est totalement naturelle et qu'en gros toute fonction ordinale de ce genre va admettre une généralisation automatique aux nombres surréels. Or ce n'est pas le cas : c'est vrai, certes, dans une certaine mesure, pour des fonctions obtenues par itération transfinie de points fixes, mais par exemple la fonction αωα (qui à un ordinal α associe l'ordinal correspondant au α-ième cardinal, ℵα) n'a pas de généralisation un tant soit peu naturelle aux nombres surréels. Et même pour rester dans les ordinaux dénombrables, je doute assez fortement qu'on puisse généraliser aux nombres surréels la fonction αωαCK (qui à un ordinal α associe le α-ième ordinal admissible, une notion que je définirai une autre fois).

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