David Madore's WebLog: Law

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., celle écrite en dernier est en haut). Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Cette page-ci rassemble les entrées de la catégorie Droit : il y a une liste de toutes les catégories à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the latest written is on top). Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. This page lists entries in category Law: there is a list of all categories at the end of this page, and an index of all entries. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries with category Law / Entrées de la catégorie Droit:

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(jeudi)

Histoire des droits en Europe de Jean-Louis Halpérin

Je viens de finir de lire le livre Histoire des droits en Europe (de 1750 à nos jours) de Jean-Louis Halpérin (dans sa nouvelle édition sortie en 2020, collection Champs Histoire chez Flammarion). Peut-être est-il pertinent pour la critique qui va suivre de préciser que je l'ai lu aux toilettes. Ce n'est pas un reproche ni une façon de dire que le droit m'emmerde : c'est juste que je laisse volontiers dans mes toilettes des livres dont la structure se plie sans trop de problème au fait que je pourrai reprendre et interrompre la lecture à n'importe quel moment. Il se trouve par ailleurs que j'aime bien lire, en dilettante, des choses sur l'histoire du droit ou le droit comparé (cf. par exemple cette entrée ou celle-ci), ce qui peut expliquer des choix un peu inattendus : un de mes amis rigolait de voir le livre Histoire du droit pénal et de la justice criminelle de Jean-Marie Carbasse dans mes toilettes, mais il était plus aride que celui dont je veux parler ici.

Le livre de Halpérin entreprend une tâche assez titanesque : dresser un portrait comparé de l'histoire des droits en Europe depuis le début de la période contemporaine. C'est-à-dire que malgré la restriction sur l'époque (seulement depuis 1750, même s'il y a quelques évocations rapides des périodes antérieures) et sur la géographie (l'Europe), il s'agit de faire rien de moins que l'histoire de toutes les branches du droit dans tous les pays d'Europe depuis deux siècles et demi. C'est assez fou, et il faut admettre qu'il ne s'en tire pas mal. Forcément, traiter quelque chose d'aussi colossal en moins de 500 pages format poche oblige à s'en tenir au minimum, mais il réussit assez bien la synthèse, et j'ai appris beaucoup de choses intéressantes, — que je me suis empressé d'oublier.

Je ne sais pas bien quel est le public visé. Étudiants en droit ? sans doute pas, parce que l'auteur n'utilise pas le plan ultra-analytique typique des ouvrages de droit français, copié sur les textes de codes, divisés en parties, titres, chapitres, sections et autres subdivisions sans intitulé jusqu'au paragraphes numérotés consécutivement comme si c'étaient des articles de code (hiérarchie qui rappelle un peu l'étiquetage des degrés de la classification du vivant) : le livre de Halpérin est juste divisé en parties et en chapitres, pas plus. Étudiants en histoire peut-être plutôt, parce qu'il ne parle pas de ce que dit le droit mais aussi des relations entre les droits et la société, l'histoire des combats pour obtenir tel ou tel droit (même si ce n'est pas le cœur de son sujet), etc. Ou simplement le grand public : le livre est tout à fait lisible par tout le monde, même si évidemment tout le monde ne le trouvera pas forcément très intéressant.

La principale difficulté a manifestement dû être d'établir un plan : quand il y a au moins trois grandes dimensions à parcourir simultanément (la branche du droit, le pays et la période historique), il n'est pas évident de savoir dans quel ordre prendre les choses ! Faire une partie par branche du droit ? Suivre un plan strictement chronologique, quitte à passer sans arrêt d'un domaine à un autre ? Traiter les pays ou les groupes de pays les uns à la suite des autres ? Ici, il a choisi un compromis entre le plan thématique et le plan chronologique : la première partie (le renouvellement du cadre normatif) parle de la transition des anciens régimes vers des institutions parlementaires et aussi du mouvement de codification du droit, jusque, en gros, la première guerre mondiale ; la seconde partie (attentes sociales et orientation du droit) traite en autant de chapitres du développement et de l'évolution du droit du travail, du droit commercial, du droit de la famille et des personnes, et de l'organisation du droit lui-même (pensée et professions juridiques) sur une période qui va très grossièrement de 1850 à la première guerre mondiale (même s'il déborde dans un sens ou dans l'autre selon ce qui est pertinent pour le sujet évoqué) ; la troisième partie (ruptures et divergences) évoque essentiellement la période de 1914 à 1945 et s'organise par types de pays (URSS, états libéraux, états fascistes ou fascisants) ; enfin, la quatrième partie (confluences et pluralismes) traite de l'après seconde guerre mondiale selon une organisation thématique (démocratie, état-providence, droit des personnes, naissance du droit européen). Une annexe vient compléter le tout en évoquant très brièvement quelques thèmes transversaux : droit des étrangers, mariage (un thème déjà évoqué à plusieurs reprises dans le corps du livre), organisation et procédure administrative, organisation judiciaire, peine de mort, prisons, procédure civile, procédure pénale. Je trouve qu'avoir réussi à organiser tant de choses dans un plan qui, finalement, tient assez bien la route, est en soi presque un exploit.

L'exercice, bien sûr, a ses limites : si je devais retrouver quelque chose, je crois que j'aurais du mal (malgré un index très — presque trop — fourni). Mais le plan a la vertu qu'on peut lire le livre d'un bout à l'autre sans avoir l'impression d'une trop grande aridité ni répétition, et qu'on peut aussi picorer dedans sans devoir sans arrêt chercher ce qui a été dit avant sur tel ou tel sujet. (Et, globalement, c'est un livre qui se lit très bien aux toilettes — encore une fois, ce n'est pas un reproche.)

Bon, si j'ai appris beaucoup de choses sur plein de sujets, je me suis empressé de les oublier : à partir de quand et sous quelle forme le droit de grève a-t-il été reconnu dans les différents pays d'Europe ? comment l'égalité des droits entre femmes et hommes s'est-elle mise en place et quand et comment le divorce a-t-il été reconnu ? quand est apparue la notion de société à responsabilité limitée ? quand a-t-on mis en place des élections locales dans les différents pays européens, et à quels niveaux ? Voici quelques unes des questions dont j'ai trouvé des réponses dans ce livre, ainsi que bien d'autres, mais j'ai été incapable de la retenir, parce qu'il y a vraiment trop de complexité historique et géographique (chacun de ces droits a eu une histoire différente d'un pays à un autre, et des spécificités locales). Mais je suis quand même content d'avoir été brièvement moins bête, et certainement d'avoir tué quelques idées fausses au passage.

Vu le faible prix que coûte un livre de poche (16€), et le faible encombrement que cela représente, je pense vraiment pouvoir recommander de l'acheter si on n'a ne serait-ce qu'un peu de curiosité autour de ces questions. Mettez-le aux toilettes, au pire ouvrez-le au hasard, vous apprendrez bien des choses, même si c'est pour les oublier aussitôt.

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(lundi)

À propos des passages piétons

Méta : Je promets que ce blog ne va pas se mettre à ne parler que de questions de voitures/moto et de code de la route, mais, si j'ai une entrée de maths en cours d'écriture (sur la réalisabilité de Kleene), elle s'avère comme d'habitude beaucoup plus longue et coriace à écrire qu'initialement prévu, et par ailleurs je suis toujours un peu noyé par mes enseignements.

Ce qui me donne l'occasion d'écrire cette entrée-ci, c'est que, à deux jours d'intervalle, je me suis fait disputer, lors d'une leçon de circulation à moto, pour m'être arrêté laisser passer un piéton alors que je n'aurais pas dû, et que (le surlendemain, donc) j'ai failli heurter en voiture une personne qui a déboulé sans regarder sur un passage piéton alors que le feu était rouge pour elle et vert pour moi. (Dans les deux cas, donc, il s'agissait d'un passage piéton avec feu, et dans les deux cas le feu était rouge pour le piéton.) Donc, c'est parti pour un petit rant sur les passages piétons.

Posons d'abord la terminologie : il y a deux sortes de passages piétons :

  • ceux qui sont situés à l'endroit d'un feu de signalisation réglant l'intersection et que, faute de meilleur terme, je vais qualifier de passages piétons réglés par feu ;
  • et les autres, que je vais qualifier de passages piétons prioritaires (même si ce terme n'est pas forcément approprié).

Ces deux sortes de passages sont matérialisés par un zébrage noir et blanc alterné. Il est exactement le même dans les deux cas (ce qui est con — je vais y revenir), même s'il y a peut-être des expérimentations locales avec des marquages différents, je n'ai pas bien compris. À cause de ce marquage, on parle de passages zébrés, mais le terme de passages cloutés est encore beaucoup utilisé, reste de l'époque où les passages piétons (tous, ou seulement ceux réglés par feu ?) étaient marqués, au moins dans les endroits pavés comme Paris l'eut été, par des gros clous plantés (pointe en bas, bien sûr !) dans la chaussée.

Les passages piétons prioritaires sont souvent, mais pas toujours, marqués, à l'endroit même du passage, par le panneau d'indication C20a, carré à fond bleu et représentant un piéton traversant à un passage zébré sur triangle blanc. Je crois que ce panneau n'est jamais utilisé pour les passages piétons réglés par feu, mais je n'en suis pas certain non plus. Les passages piétons peuvent aussi être signalés (environ 50m à l'avance en agglomération, 150m hors agglomération) par le panneau de danger A13b, triangulaire à bord rouge, représentant un piéton traversant à un passage zébré sur fond blanc.

Y a-t-il vraiment une différence entre les deux sortes ? C'est une première chose qui n'est pas claire, ça dépend un peu du point de vue.

Pour commencer, que dit le droit ?

  • [Les piétons] sont tenus d'utiliser, lorsqu'il en existe à moins de 50 mètres, les passages prévus à leur intention. (Article R412-37 du Code de la route.)
  • Les feux de signalisation lumineux réglant la traversée des chaussées par les piétons sont verts ou rouges et comportent un pictogramme. […] Lorsque la traversée d'une chaussée est réglée par ces feux, les piétons ne doivent s'engager qu'au feu vert. (Article R412-38 du Code de la route.)
  • Tout conducteur est tenu de céder le passage, au besoin en s'arrêtant, au piéton s'engageant régulièrement dans la traversée d'une chaussée ou manifestant clairement l'intention de le faire ou circulant dans une aire piétonne ou une zone de rencontre. […] Cette contravention donne lieu de plein droit à la réduction de six points du permis de conduire. (Article R415-11 du Code de la route.)
  • Les victimes, hormis les conducteurs de véhicules terrestres à moteur, sont indemnisées des dommages résultant des atteintes à leur personne qu'elles ont subis, sans que puisse leur être opposée leur propre faute à l'exception de leur faute inexcusable si elle a été la cause exclusive de l'accident. (Article 3 de la loi nº85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation. La jurisprudence de la Cour de cassation [Ch. civile 2, 30 juin 2005, 04-10.996] définit la faute inexcusable comme la faute volontaire d'une exceptionnelle gravité, exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience.)

Ce qui est clair, donc, c'est qu'un automobiliste qui heurte un piéton sera automatiquement « en tort » (du point de vue assurance / responsabilité civile), même si ce piéton a traversé au rouge ou hors d'un passage piéton : le piéton aura certes commis une infraction (punie de l'amende prévue pour les contraventions de la première classe, c'est-à-dire… 4€), mais en cas d'accident le piéton sera indemnisé, normalement par l'assureur de l'automobiliste. La seule exception serait en gros le cas d'un piéton qui se jetterait volontairement sous les roues de la voiture (ou, peut-être, choisirait délibérément d'aller faire une promenade nocturne au milieu d'une autoroute, enfin, quelque chose comme ça) ; et encore, même cette exception ne peut pas être invoquée lorsqu[e les victimes] sont âgées de moins de seize ans ou de plus de soixante-dix ans [ou invalides à ≥80%] [article 3 de la loi nº85-677 sus-citée].

En revanche, si je comprends bien le texte de droit, une fois mise de côté cette responsabilité civile, l'automobiliste n'encourt une sanction pénale et administrative, c'est-à-dire une amende (de 135€) et un retrait de (six) points sur son permis, pour refus de priorité, que si le piéton était régulièrement engagé (ou manifestant clairement son intention de s'engager régulièrement), ce qui n'est pas le cas du piéton qui traverse au rouge.

Pour résumer, (ma compréhension des choses est que,) si un automobiliste heurte accidentellement un piéton qui traversait au rouge, l'automobiliste est civilement responsable des dommages, mais n'encourt pas de sanction pénale ou administrative alors que le piéton, lui, encourt une (toute petite) amende. (Le piéton pourrait, par ailleurs, être responsable de dommages à des tierces parties, même si je ne sais pas vraiment quel scénario serait plausible.) Encore une fois, je ne garantis pas d'avoir tout bien compris.

Du coup, y a-t-il une distinction entre passages piétons réglés par un feu et passages piétons prioritaires ? Du point de vue du droit, pas vraiment. C'est juste que le piéton qui s'engage sur un passage piéton que je qualifie de prioritaire est ipso facto régulièrement engagé, donc prioritaire, alors que celui qui s'engage sur un passage piéton réglé par un feu ne l'est pas forcément, cela dépend de la couleur du feu.

Maintenant, qu'apprend-on à l'auto-école et quel comportement est-il attendu à l'examen du permis ?

  • Dès qu'un piéton circule sur la chaussée, on le laisse passer, on le considère comme absolument prioritaire. (On ne se pose pas la question de savoir s'il est régulièrement engagé : le plus important, et c'est heureux, est de ne pas le heurter, et pour ça, si nécessaire, on s'arrête.)
  • En revanche, si un piéton est sur le trottoir et attend manifestement de traverser, il faut considérer plus précisément la situation :
    • s'il est face à un passage piéton prioritaire, on s'arrête pour le laisser passer,
    • s'il est loin de tout passage piéton (route de campagne, typiquement), on s'arrête de même,
    • en revanche, s'il est à un passage piéton réglé par un feu, on ne s'arrête que si le feu piéton est vert.

Évidemment, il y a beaucoup de questions d'appréciation qui ne sont pas parfaitement claires : si quelqu'un se tient face à un passage piéton prioritaire mais qui regarde son smartphone et pas la rue, on peut supposer que c'est pour ne pas traverser immédiatement ; si quelqu'un se dirige d'un pas résolu vers un passage piéton prioritaire, il faut aussi lui céder le passage, sauf à pouvoir passer complètement avant le début de sa traversée — alors qu'une personne qui se dirige vers un passage piéton réglé par un feu, on ne s'arrêtera pas pour la laisser passer si elle a un feu rouge puisqu'on doit supposer qu'elle s'arrêtera au feu ; si un piéton a un pied sur la chaussée, en principe, on s'arrête, mais évidemment il peut arriver que quelqu'un attende au feu rouge en ayant mis le pied sur la chaussée, et dans ce cas il ne faut pas s'arrêter. Bref, il y aura toujours des cas douteux. Espérons que les inspecteurs du permis accordent un certain bénéfice du doute au candidat lorsque celui-ci se trouve dans un de ces cas d'interprétation douteuse.

Ça c'est ce qu'on nous apprend à l'auto-école. Dans la réalité, à Paris au moins, la volonté des automobilistes de s'arrêter aux passages piétons prioritaires est ridiculement mauvaise. Si on se contente d'attendre en ayant l'air de vouloir s'arrêter, il faudra attendre très longtemps avant que quelqu'un daigne s'arrêter (et c'est alors risqué de se lancer, parce que si l'autre sens de circulation met autant de mauvaise volonté à s'arrêter, on peut se retrouver coincé au milieu) ; si on commence vraiment à traverser, les gens s'arrêtent généralement, mais c'est évidemment dangereux : tout un art consiste à s'élancer à un moment où on forcera un automobiliste à freiner mais en gardant quand même une distance de sécurité telle qu'on puisse battre en retraite s'il paraît ne pas vouloir le faire. Globalement, je préfère éviter purement et simplement les passages piétons prioritaires et passer là où il y a des feux. Mais parfois les feux sont en panne (orange clignotant ou tout simplement éteints), et alors c'est la galère, parce qu'en plus, les automobilistes pensent que comme il y a un feu qui les laisse passer, sans doute les piétons ont le rouge (alors qu'en fait le piéton est censé être prioritaire).

Et il y a des endroits comme l'avenue de la Grande Armée où on a un dilemme cornélien : attendre trois plombes à un feu comme ici (ils sont très très longs) ou bien essayer de s'imposer à un passage « prioritaire » comme celui-ci qui doit être un des plus dangereux de Paris parce que les automobilistes foncent et ne s'attendent pas du tout à voir un piéton traverser.

Quand je conduis, je fais un effort énorme pour respecter scrupuleusement ce qu'on m'a appris à l'auto-école (cf. ci-dessus ; pour passer le permis moto il faudra bien que je le respecte, mais c'est de toute façon la moindre des choses de me comporter face aux piétons comme j'attends qu'on se comporte quand je suis moi-même piéton).

Mais étant très préoccupé par l'idée de ne pas refuser la priorité à un passage prioritaire, il m'arrive de faire l'erreur inverse, c'est-à-dire de m'arrêter alors que les piétons ont le feu rouge. Typiquement, je vois des gens qui attendent au passage piéton, je ralentis instinctivement, et le temps que je me rappelle qu'ils ont sans doute un feu piéton et que je cherche celui-ci du regard (il n'est pas toujours évident d'en voir la couleur, surtout qu'il est orienté pour les piétons), j'ai tellement ralenti qu'il y a un risque que les gens pensent que je m'arrête — et du coup je m'arrête vraiment, parce que quelqu'un pourrait traverser. Enfin, quelque chose comme ça.

Ça m'était arrivé plusieurs fois en prenant des leçons de conduite en voiture, et ça m'est arrivé jeudi dernier en moto : je me suis arrêté à un passage piéton et j'ai laissé quelqu'un traverser alors qu'elle avait le feu rouge. Le moniteur m'a dit : à l'examen, ce serait éliminatoire, parce qu'en incitant un piéton à traverser au rouge, tu le mets en danger à cause de la direction de circulation opposée. Je comprends la logique de l'argument, mais quand même, la personne en question était adulte, elle n'était pas obligée de traverser sous prétexte que je m'arrêtais pour elle.

Quand j'ai dit que je n'étais pas certain de la couleur du feu piéton, on m'a répondu que puisque j'avais eu un feu vert, le feu piéton était forcément rouge. Mais ce n'est pas exact : d'une part, le feu peut avoir changé dans le temps ; d'autre part, le feu piéton n'est garanti être rouge que si on a traversé l'intersection tout droit (si on tourne à gauche ou à droite, c'est plutôt le contraire, le feu piéton sera normalement vert), or dès que l'intersection est autre chose que deux routes qui se croisent à angle droit, il peut vraiment y avoir un doute sur la manière dont les feux sont cadencés.

Toujours est-il que, avant-hier, j'ai failli avoir un accident et heurter une piétonne : c'était précisément à , rue des Peupliers à Paris (48.8222°N, 2.3527°E), une piétonne qui faisait son jogging (et avec des écouteurs sur les oreilles) a surgi de derrière des voitures garées à droite et traversé au passage piéton alors qu'elle avait le feu rouge (moi j'avais le vert), sans regarder un seul instant dans ma direction. Heureusement, je n'allais pas plus vite que la vitesse maximale autorisée (30km/h) et j'ai pu piler à temps. Nous avons une dashcam sur la voiture (dans ce cas, ça n'aurait servi à rien en cas d'accident puisque, si je l'avais heurtée, ainsi que je l'explique plus haut, j'étais de toute façon responsable, mais dans ça peut être intéressant dans d'autres situations et pour plein d'autres choses — rejouer des fautes de conduite ou d'itinéraire, enregistrer des choses jolies ou surprenantes croisées en route, etc.), donc j'ai une vidéo : voir ici sur Twitter ou à télécharger ici en meilleure qualité (la dashcam a un capteur GPS mais il n'avait pas encore de positionnement donc je n'ai pas ma vitesse précise ; par ailleurs, l'heure affichée est décalée d'une heure — ou, si on veut, elle est à l'heure d'été). Peut-être que la joggueuse venait d'un pays où on roule à gauche, puisqu'elle semble regarder carrément à droite au moment de traverser ; peut-être aussi qu'elle venait d'un pays où les passages piétons zébrés sont toujours prioritaires (cf. ci-dessous).

Je pense que cela aiderait énormément la lisibilité des passages piétons de les signaler différemment selon qu'ils sont réglés par un feu ou prioritaires. Certains pays font une telle différence au niveau du marquage au sol : voici sur Google Maps un exemple au hasard en Allemagne et un exemple au hasard en Espagne : dans les deux cas, on a, sur la gauche, un passage piéton pointillé réglé par un feu et, sur la droite, un passage piéton zébré prioritaire.

(À vrai dire, je pensais que c'était la France qui faisait exception, mais non, ce sont plutôt l'Allemagne et l'Espagne qui font exception. J'en profite pour mentionner que j'aimerais bien trouver des informations un peu systématiques sur le droit de la route comparé et/ou historique : on trouve des choses éparses en ligne, par exemple ce tableau ou celui-ci qui sont rigolos, mais je n'avais pas réussi à retrouver ne serait-ce que l'origine du panneau de sens interdit.)

Distinguer les marquages présente un certain nombre d'avantages : cela rappelle aux piétons s'ils sont censés pouvoir passer immédiatement ou s'il leur faut attendre un feu (qui n'est pas toujours si évident à voir). Pour les conducteurs qui risqueraient de s'arrêter à tort (comme moi, cf. ci-dessus), cela évite cette confusion. Et inversement, pour les conducteurs qui ont perdu l'habitude de s'arrêter aux passages piétons parce qu'ils sont tellement souvent réglés par des feux, cela attire l'attention sur ceux où il faut céder la priorité.

Ajout () : Je dois quand même reconnaître que distinguer le marquage présente un inconvénient significatif, c'est que le feu peut être en panne (ou laissé en orange clignotant à certaines heures) : dans ce cas, le passage piéton redevient prioritaire (même si c'est dangereux de compter dessus parce que beaucoup d'automobilistes ne le comprennent pas ou choisissent de l'ignorer, cf. ce que j'en disais ci-dessus), et évidemment, le marquage ne peut pas changer pour refléter ce fait. Je ne sais pas ce que dit le droit allemand ou espagnol sur le cas où un feu est en panne.

Ajout () : J'oubliais de dire un mot sur le point suivant, que je comptais pourtant aborder : la pénalité administrative pour non respect de la priorité des piétons a été augmentée, le 17 septembre 2018, de quatre points à six points. Même si je suis tout à fait favorable à l'intention d'obliger les automobilistes à être plus respectueux des passages piétons, je trouve vraiment idiote l'approche consistant à simplement augmenter le nombre de points de pénalité : ce qui importe n'est pas d'augmenter la sévérité des sanctions mais leur fréquence — quatre points de pénalité seraient amplement suffisants s'il y avait effectivement des contrôles, et je pense qu'il est beaucoup plus utile et efficace d'avoir une sanction réellement appliquée qu'une sanction grave mais appliquée de façon très rare.

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(samedi)

Pinaillages sur les limitations de vitesse

En France, les limitations de vitesse par défaut, ou implicites (i.e., valables en l'absence de tout panneau explicite de limitation de vitesse) sont [articles R413-2 et R413-3 du Code de la route] :

  • 130km/h sur les autoroutes,
  • 110km/h sur les routes à deux chaussées séparées par un terre-plein central,
  • 90km/h sur les autres routes comportant au moins deux voies dans un même sens de circulation [toutefois, ce cas ne doit pas rester implicite et doit faire l'objet d'une signalisation explicite],
  • 80km/h sur les autres routes ne comportant qu'une voie dans chaque sens de circulation,
  • 50km/h en agglomération,
  • 30km/h dans les zones 30 et 20km/h dans les zones de rencontre, cf. cette entrée passée.

Un panneau de limitation explicite ne peut, il me semble, qu'abaisser la vitesse en-dessous du défaut listé ci-dessus, exception faite de la possibilité de relever à 70km/h la limitation de vitesse de certaines voies en agglomération. Rappelons par ailleurs que la limitation est explicite est valable jusqu'à la prochaine intersection, sauf lorsque la limitation est faite en même temps qu'un panneau de danger — le plus souvent annonçant un ralentisseur — auquel cas elle est valable à l'endroit de ce danger [bon, ça c'est ce qu'on m'a appris, mais en fait je ne trouve aucune confirmation dans le Code de la route ou dans un document officiel crédible : il faudrait creuser].

Maintenant voici une complication parmi d'autres : en cas de pluie ou d'autres intempéries, mais aussi lorsqu'on est conducteur sur permis probatoire (c'est-à-dire détenteur du permis depuis moins de 3 ans[#] et qui doit se signaler par un disque portant la lettre ‘A’), ou bien en train de suivre des cours de conduite[#2] (et on se signale alors par un panneau auto-école ou un gilet moto-école ou quelque chose comme ça), les vitesses limites implicites de 130km/h, 110km/h et 90km/h sont abaissées respectivement à 110km/h, 100km/h et 80km/h respectivement. Autrement dit, la vitesse maximale sur autoroute quand il pleut est de 110km/h, la vitesse maximale sur les routes à chaussées séparées quand il pleut est de 100km/h, et la vitesse maximale quand il pleut sur les autres routes est de 80km/h (même quand elles comportant deux voies dans un même sens de circulation, donc).

[#] Étant entendu que ce qui compte est la première obtention du permis, pas celle de la catégorie de véhicule qu'on conduit : autrement dit, quelqu'un qui vient d'obtenir le permis moto mais qui a le permis voiture depuis longtemps n'est pas concerné, le fait qu'il conduise une voiture ou une moto est indifférent.

[#2] Même si on est, par ailleurs, titulaire du permis depuis longtemps dans une autre catégorie, cf. la note précédente : en clair, quelqu'un qui a le permis voiture depuis longtemps mais passe le permis moto est concerné pendant qu'il prépare ce dernier mais plus dès qu'il l'aura obtenu. C'est du moins ce que je comprends.

En disant ça, cependant, est-ce que j'ai tout dit ? Non ! Parce que la question se pose de savoir comment cet abaissement des limitations implicites interagit avec une limitation explicite. Par exemple, s'il pleut et que je vois un panneau indiquant une limitation explicite à 110km/h ou à 90km/h, à quelle vitesse puis-je rouler ? La réponse est : 100km/h dans le premier cas, mais dans le second cas, ça dépend si on est sur une autoroute ou route à chaussées séparées (auquel cas le 90km/h explicite reste 90km/h, même en cas de pluie) ou une autre route (auquel cas le 90km/h doit être lu comme 80km/h). C'est un poil subtil, et même les moniteurs d'auto-école peuvent se tromper[#3].

[#3] Je le sais parce qu'il y a un jour où (pour des raisons d'organisation qu'il n'y a aucun intérêt à raconter) mon auto-école a dû m'emmener sur le plateau moto en voiture, c'est-à-dire qu'on m'a collé comme passager à une élève qui passait le permis B, du coup j'ai assisté à un bout de sa leçon, et à un moment le moniteur lui a demandé la vitesse limite, elle ne savait pas parce qu'elle n'avait pas vu le panneau, il lui a dit que le panneau annonçait 90km/h mais que c'était donc 80km/h pour elle — or il s'agissait d'une autoroute, précisément la A6b ici, si bien que le 90km/h veut vraiment dire 90km/h, même en cas de pluie ou pour un apprenti conducteur. Mon moniteur à moi m'avait correctement dit de rouler à 90km/h dans ces circonstances et à 100km/h si je voyais une limitation à 110km/h, mais n'avait pas vraiment expliqué la logique.

Le Code de la route, pour une fois, est clair (ce qui ne veut pas dire qu'il soit simple) : en cas de pluie et dans les autres circonstances que j'ai décrites, la limitation est abaissée à 110km/h sur les autoroutes normalement limitées à 130km/h, à 100km/h sur les sections d'autoroute limitées à une vitesse plus faible ainsi que les voies à chaussées séparées, et à 80km/h sur les autres routes. Donc, sur une autoroute ou voie à chaussées séparées : 130 devient 110, toute valeur de limitation explicite <130 mais ≥100 devient 100, et toute limitation explicite ≤100 reste à la valeur qui est annoncée (notamment 90, ce qui est un cas courant) ; sur une autre route, toute valeur de limitation explicite ≥80 devient 80, mais toute valeur ≤80 reste ce qu'elle est. En tableau :

Type
de route
Panneau de limitation
Absent1301109080706050
Autoroute130→110130→110110→1009080706050
R. chaussées séparées110→100***110→1009080706050
Autre route80******90→8080706050
Agglomération50************706050

Tableau à lire de la façon suivante : en ligne le type de route, en colonne l'éventuelle limitation explicite par panneau, ou bien « absent » s'il n'y a pas de panneau. La valeur indiquée par le tableau est la vitesse limite à appliquée, suivie éventuellement d'une flèche et d'une nouvelle vitesse limite en cas de pluie (ou si on est conducteur sur permis probatoire, etc.) ; trois étoiles indiquent que cette possibilité est censée ne pas exister. La colonne un peu subtile, donc, est celle du 90, où la valeur dépend vraiment du type de route. Par ailleurs, tel que je lis le Code de la route, une limitation à 60km/h en agglomération est censée être impossible, mais ça m'étonnerait que ça n'existe pas quelque part (il faut des limites à la psychorigidité qui consisterait à dire que le maire peut porter la limitation à 70km/h mais pas à 60km/h) ; je ne sais pas bien s'il existe des sections limitées à 120km/h ou à 100km/h.

Je peux justement en profiter pour dire un mot sur ce fétichisme des limitations congrues à 10 modulo 20 (i.e., des multiples de 10 dont le chiffre des dizaines est impair). La logique, d'après mon moniteur du permis B, est que les boîtes de vitesse manuelles prévoient grosso modo l'utilisation de la 1re de 0 à 20km/h, de la 2e de 20km/h à 40km/h, de la 3e de 40km/h à 60km/h, de la 4e de 60km/h à 80km/h, de la 5e de 80km/h à 100km/h, et de la 6e (pour les boîtes qui en ont une) à partir de 100km/h, avec des optima au milieu de ces plages, dont 10km/h pour la 1re (vitesse limite qu'on voit typiquement dans les parkings), 30km/h pour la 2e (vitesse limite pour les zones 30 ou en cas de travaux), 50km/h pour la 3e (vitesse limite en agglomération), 70km/h pour la 4e (vitesse limite de certains grands axes en agglomération), et 90km/h pour la 5e (vitesse limite des routes secondaires jusqu'à récemment). Les voies de décélération sur autoroute sont généralement marquées successivement 90, 70 et 50 (voire 30), ce qui sert indirectement à conseiller des rapports à appliquer à ces endroits.

Voilà le vrai bon argument à souffler aux gilets jaunes pour se plaindre de l'abaissement à 80km/h de la vitesse limite sur les routes secondaires : ça casse toute la logique de ce bel agencement par paliers de 20km/h !

Sauf qu'en fait il existe bien des limitations « exotiques » (autres que 10–20–30–50–70–80–90–110–130 et zones 30), et c'est un petit jeu de les repérer. Voyez par exemple, parmi celles que j'ai notées [liste plusieurs fois étendue après la première publication de cette entrée] :

J'ai le souvenir d'avoir vu un panneau de limitation à 8km/h quelque part [c'était au centre de bus Lebrun, j'ai ajouté dans la liste], un autre à 25km/h, et j'ai vaguement le souvenir de quelques autres chiffres pas multiples de 10. J'ai occasionnellement vu des limitations à 60km/h mais je n'ai pas bien retenu dans quelles circonstances. Les limitations à 80km/h explicites sont souvent là comme rappel de la nouvelle réglementation. Par contre, 100km/h (explicite) ou 120km/h je ne crois pas avoir vu. Si vous avez des exemples intéressants, surtout si on les voit dans Google Street View, n'hésitez pas à me les signaler.

Tiens, encore une petite colle à propos des limitations de vitesse : en voyant un panneau comme celui-ci (limitation explicite à 90 avec un panonceau représentant une voiture — et aussi un panonceau de rappel mais peu importe ici), à quelle vitesse peut-on rouler à moto ? Réponse : 90km/h (le panonceau, qui s'appelle en l'occurrence M4a, fait référence à tous les véhicules dont le poids total autorisé en charge est inférieur à 3.5t, dont les motos, malgré l'apparence du pictogramme).

Encore un petit pinaillage dans le même genre : quelque part sur le réseau autoroutier francilien (je pense que c'était sur l'A86, mais je ne vais pas m'amuser à retrouver l'endroit exact), après une section à une vitesse réduite (peut-être temporairement pour travaux) j'ai vu un panneau marquant une fin de limitation, je ne sais plus si c'était spécifiquement une fin de limitation de vitesse (panneau B33 blanc avec le chiffre en noir et barré de noir) ou une fin générale d'interdiction (panneau B31 blanc barré de noir), mais toujours est-il que la question est : quelle était la limitation de vitesse après ce panneau ? La règle générale voudrait qu'on retombe dans la limitation implicite[#4] qui, sur le réseau autoroutier, est de 130km/h (par beau temps). Sauf qu'aussi près de Paris il n'y a aucune section limitée à 130, donc je pense que c'est vraiment une erreur et qu'il aurait fallu mettre un 110 explicite.

[#4] Les limitations de vitesse ne sont pas une pile : s'il y a une limitation à 110, puis une à 70, puis une fin de limitation à 70, on tombe à la valeur par défaut (qui est 130 sur autoroute), pas au 110 qui était là avant le 70.

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(lundi)

Ma fascination pour les constitutions

Je suis depuis très longtemps fasciné par les constitutions et par le droit constitutionnel. Pas tellement le droit constitutionnel sous l'angle du droit positif, puisque je ne suis pas juriste ou alors seulement juriste du dimanche ; ni le droit constitutionnel en tant qu'instrument politique, parce que la politique m'agace et que je n'en parle qu'un peu à reculons (cf. les quelques premiers paragraphes de cette entrée) ; mais plutôt, vu que je suis geek éclectique, le droit constitutionnel en tant que construction intellectuelle voire artistique. Il y a peut-être une zone du cerveau partagée avec les langues (étrangères), qui de même ne m'intéressent pas tellement en tant que moyen de communiquer qu'en tant que constructions intellectuelles (ahem). Et de même qu'une partie de cet intérêt pour la linguistique se manifeste, ou se manifestait quand j'étais ado, par l'invention de toutes sortes de langues bizarres — pas forcément destinées à être utiles, ni même utilisables, mais à explorer l'espace des langues possibles[#] ou simplement à m'amuser —, de même, je m'amusais à inventer des constitutions bizarres, pas forcément en recherchant à dessiner le régime idéal ou qui convînt à mes idées politiques mais simplement à explorer les possibilités de l'exercice.

[#] Je persiste à penser (même si plus d'un linguiste s'est moqué de moi à ce sujet) qu'il y a un intérêt scientifique réel à créer des langues imaginaires artificielles (et à ensuite essayer de les apprendre, de communiquer avec, etc., et de mesurer toutes sortes de paramètres objectifs ou cognitifs), notamment pour découvrir (A) ce qui est logiquement possible dans l'espace des langues (car contrairement à ce qu'on m'a plusieurs fois affirmé, ce n'est pas toujours évident de savoir ce qui est logiquement possible sauf à aller construire des exemples et contre-exemples — si ça l'était, les mathématiques ne seraient pas très intéressantes) et/ou (B) ce qui est humainement possible (à apprendre ou à utiliser), et toutes sortes d'autres nuances entre les deux. Je pense, de même, qu'il y a possiblement un intérêt scientifique à concevoir des constitutions imaginaires, même s'il est évidemment plus difficile de mener ensuite des expériences à leur sujet.

J'ai le souvenir d'avoir mentionné à mes parents, quand j'étais enfant, à propos d'un point quelconque de droit, que je serais curieux de lire la Constitution américaine (c'était avant le Web, et à l'époque on n'avait pas ce genre d'information à portée de doigt). Ma mère (qui ne devait pas si bien connaître son fils 😉) a fait une remarque comme quoi c'était certainement affreusement technique, ennuyeux et illisible. (Dans la réalité, la Constitution américaine est assez facile à comprendre, au moins dans ses grandes lignes, même pour le non-initié.) Sur le moment, je n'ai pas insisté.

Mais, plus tard, je suis tombé par hasard en librairie sur un livre de la collection GF intitulé Les Constitutions de la France depuis 1789, contenant le texte de ces constitutions[#2] accompagné d'un très bref commentaire de chacune. J'ai lu ça avec passion (et ça m'a aussi motivé pour en apprendre plus sur l'Histoire de France en général, afin de comprendre le contexte, d'autant plus que le XIXe siècle, pourtant si singulièrement important, se retrouvait régulièrement escamoté faute de temps dans les cours d'Histoire du secondaire et il me semble bien que personne à l'école ne m'a vraiment parlé de la Monarchie de Juillet ni du Second Empire !).

[#2] On peut trouver ces textes sur le site du Conseil constitutionnel. Cependant, contrairement au livre que je mentionne, le Conseil constitutionnel omet celle de l'État français sous Vichy, conformément à la fiction juridique selon laquelle ce régime n'aurait jamais existé : je comprends le désir de dire que ce n'était pas la France voire Vichy ? jamais entendu parler (comme Louis XVIII qui avec un certain aplomb royal qui ne manquait pas de fierté, qualifiait [l'année 1817 de] la vingt-deuxième de son règne pour faire semblant que Napoléon n'avait jamais existé). Mais, outre que je ne sois pas certain que cette approche soit la plus propice à l'examen des crimes du passé, elle demande une acrobatie juridique complètement invraisemblable dans laquelle on fait comme si Vichy n'avait jamais existé mais on en valide quand même « rétroactivement » certains actes, ce qui est d'une mauvaise foi hallucinante. (Il me semble d'ailleurs qu'il y en a longtemps eu un dans le règlement intérieur du métro parisien affiché dans toutes les stations — probablement le décret du 22 mars 1942 —, et j'ai vu quelque part la date entourée avec la mention Vichy !!!.) Toujours est-il que, pour le geek qui s'intéresse aux constitutions comme des constructions intellectuelles, celles de Vichy ou de n'importe quelle dictature est évidemment aussi intéressante parce qu'il faut aussi étudier comment les dictatures fonctionnent et comment elles prétendent fonder ou organiser leurs pouvoirs.

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(Thursday)

Gratuitous Literary Fragment #160 (legislative)

They made a mistake, Arthur declared at last, putting down the document. I know how to put your amendment to a vote.

He pointed a bony finger at a word in the text.

Arch-Treasurer he read. This bill creates a new duty for the Arch-Treasurer. This is their mistake. By established precedent, it means that the leader of any subgroup can request a review by the standing committee on Finance. And lodging a request for review is a privileged motion in the plenary. So when the president pro tempore opens the business of the day and before any debatable item pertaining to this bill, you must rise and make this request, and if necessary, raise a point of order to the effect that no debate can be held until the committee's review is delivered.

That's very well and good, but you are, of course aware that we have no members in the committee on Finance, so I don't see how that helps. Then I remembered: Ah, but the committee on Finance cannot review the bill. It cannot even convene! The Questors are under dispute. Are you suggesting obstruction?

I am not, Arthur explained: obstruction would not work, because the committee on Finance would be deemed to have approved the bill without further recommendation if it failed to meet. But, you see, there is a half-forgotten rule of procedure that, should a committee or subcommittee be unable to fulfill their duties, any matter for this committee can, at the behest of a single member of the bureau, be referred instead to the committee of the Whole.

The committee of the Whole…?

You're new so you have a good excuse for not knowing, but since it hasn't convened in well over a generation, even older members of this assembly have all but forgotten about it. The committee of the Whole House means that, well, the whole house sits as a committee. There used to be many provisions for this, but now only a handful of cases remain.

But how does this differ from the plenary, then? I can't get a vote there, how can I get one in the committee of the Whole?

Because committee rules apply. The committee of the Whole may consist of all members of the plenary, but it is not the plenary: the chair has no power to request a block vote or to prevent tabling of amendments.

A very elegant plan! And is there nothing the Capitoline Tower can do against it? Such as, remove references to the Arch-Treasurer?

They cannot modify the bill once entered in the Diet's records. If they withdraw it altogether and resubmit it in modified form, the doctrine of substantial similarity protects you. What they could do is withdraw it from the Diet and reintroduce it in the High Council instead. But the Arch-Chancellor distrusts the High Council too much: she won't even think of it. No, your amendment is safe.

⁂ Together with this other fragment and one yet to be written but whose title and theme you can easily guess, this is supposed to form a triptych.

And writing this turned out to be far more difficult than I expected: even with the freedom to make up the rules, figuring out a plausible situation in which an amendment might have the votes to pass in a legislative assembly but be procedurally blocked, and then inventing a (moderately interesting) procedural loophole that would make it possible to bypass the block, isn't all that easy. I ended up searching for inspiration by reading a random selection of the European Parliament's Rules of Procedure, the Companion to the Standing Orders for the House of Lords, Robert's Rules of Order, and far too many Wikipedia articles on various legislative bodies.

(I realized on this occasion that the French Wikipedia articles concerning the three assemblies of the French Consulat, namely the Tribunat, Corps législatif and Sénat conservateur, are far more detailed than last time I checked, so thanks to whoever wrote this).

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(mardi)

Spéculations sur l'apparition des fictions juridiques

L'entrée précédente, que j'ai écrite pour l'essentiel il y a des mois, s'appliquerait de façon assez intéressante à la fracture entre indépendantistes catalans et unionistes espagnols ; mais c'est un autre aspect différent de cette dispute qui m'intéresse ici (sur le fond je n'ai pas l'intention de m'exprimer plus que ce que j'avais dit naguère ici) : le goût des fictions juridiques.

(Attention, ce qui suit est largement des spéculations de la part de moi qui ne suis ni spécialiste d'histoire ni de relations internationales. Donc je dis peut-être beaucoup de conneries, et ma terminologie est sans doute non-standard ; mais ce qui m'intéresse, c'est plus le cadre d'explication que je propose que les explications elles-mêmes, et je serais curieux de trouver des explications écrites par de vrais spécialistes qui rentrent dans ce cadre.)

Ce que j'appelle fiction juridique, ici (il y a sans doute un meilleur terme mais je ne le connais pas), c'est le fait de « faire passer ses désirs pour du droit », et notamment de confondre la légitimité avec la légalité.

Ce que je veux dire, c'est que de nos jours, quand un état (ou un groupe ayant la prétention d'être un état) a des prétentions sur un bout de territoire (ou sur autre chose), la manière dont ces prétentions s'expriment est à travers la position suivante : ce bout de territoire fait légalement partie de notre état. Quand deux états revendiquent le même bout de territoire, ils prétendent donc tous les deux avoir la légalité pour eux.

Cela peut sembler aller de soi, mais il pourrait en être autrement, et historiquement il en a été autrement : ils pourraient prétendre avoir la légitimité sans prétendre avoir la légalité pour eux. La différence est subtile. (Ou ils pourraient ne rien prétendre du tout à part nous voulons ce bout de territoire, ce qui serait, souvent, plus honnête, mais ça fait mauvais genre.)

Comme je viens de le dire, je crois qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Quand par exemple, en 1870, l'Empire allemand a pris à la France l'Alsace et la Moselle, je crois que la position de la France (entre 1870 et 1914) n'était pas l'Alsace et la Moselle font toujours (de droit) partie de la France mais plutôt l'Alsace et la Moselle devraient faire partie de la France (et nous les reconquerrons si nécessaire) ou quelque chose comme ça. C'est du moins ce que je crois, et j'y trouve vaguement une confirmation dans une carte comme celle-ci, qui colorie la France jusqu'à la « ligne bleue des Vosges ». En tout cas, c'est ainsi que je distingue une revendication de légalité et une revendication de légitimité. Par contraste, de nos jours, quand la République populaire de Chine revendique l'île de Taïwan, sa position est que Taïwan fait de droit partie de la Chine : revendication de légalité, donc (et à la limite elle est plus prête à discuter de savoir qui est le gouvernement légal et/ou légitime de la Chine que de l'idée d'une séparation du pays en droit). De même Chypre prétend que Chypre-Nord fait partie de son territoire, pas juste qu'elle devrait en faire partie ; et la Moldavie prétend que la Transnistrie fait partie de son territoire, pas juste qu'elle devrait en faire partie.

On pourrait faire une typologie (j'aime bien faire des typologies !) un peu comme ceci :

  • les frontières (ou l'état) de fait,
  • les frontières (ou l'état) de droit,
  • les frontières (ou l'état) légitimes,
  • les frontières (ou l'état) souhaitées,
  • etc.

Je ne suis pas historien, mais j'imagine que quand Louis XIV conquérait telle ou telle région, il ne s'embarrassait pas de prétendre qu'elle lui appartenait de droit, peut-être même pas de légitimité : il la prenait et c'est tout. La France de la 3e République prétendait que l'Alsace-Moselle devait légitimement lui appartenir (par la volonté des peuples ou quelque argument de ce genre), pas qu'elle lui appartenait légalement. Mais maintenant tout le monde semble penser que (2) et (3) sont synonymes et interchangeables, et toute revendication s'exprime donc (il me semble !) sur le plan du droit. Les règles de la diplomatie semblent avoir changé.

Il y a quelque chose qui va avec, mais je ne sais pas dans quelle mesure c'est une cause on une conséquence, c'est l'attitude vis-à-vis des traités de paix : la guerre franco-prussienne s'est terminée par la signature d'un traité de paix (Francfort, 1870) qui donnait de droit l'Alsace-Moselle à l'Empire allemand ; il était donc difficile pour la France de prétendre qu'elle avait le droit avec elle, si elle avait signé et ratifié un traité affirmant le contaire. De nos jours, je crois qu'on ne signe plus tellement de traités de paix, ou seulement dans certains cas, et parfois très tardivement. (J'aime bien dire, par exemple, que la seconde guerre mondiale ne s'est terminée en Europe qu'avec la signature du traité [de Moscou] « quatre plus deux » en 1990. Un des points-clés de ce traité est justement la reconnaissance en droit par la République fédérale d'Allemagne de la frontière Oder-Neisse.) Ou alors on rédige des traités volontairement vagues et bizarrement formulés (comme les accords de Paris de 1973 mettant fin à la guerre du Vietnam).

Et du coup, je vois ça comme un problème dans cette évolution de la façon de faire la diplomatie : en oubliant qu'il peut y avoir une différence entre (2) le droit et (3) la légitimité, on n'accepte plus de signer que des traités de paix qui sont alignés avec la conception qu'on a de la légitimité, et donc on reporte sur l'ordre juridique des questions qui devraient rester politiques. Et du coup, comme il y a malheureusement forcément un divorce entre (1) les faits et (3) la légitimité perçue, ce divorce se retrouve entre (1) les faits et (2) le droit interprété par l'une ou l'autre partie, ce qui est malsain en soi. Je trouve cette évolution néfaste, et je soulève la question : que faudrait-il faire pour réétablir une séparation entre droit et légitimité ?

Je peux tenter d'imaginer la raison pour laquelle cette évolution a eu lieu. Cette raison est l'apparition progressive d'une forme de droit international, ou plutôt, la consolidation d'un « état de droit » qui est peut-être une illusion savamment maintenue entre puissants mais ce n'est pas le problème ici. Cela expliquerait que l'évolution aille de pair avec la création d'organismes comme la Société des Nations, la Cour internationale de Justice (de la Haye) et l'Organisation des Nations-Unis : dès lors qu'un pays accepte l'idée de défendre sa cause devant des institutions de ce genre, il ne peut pas défendre une position du type cette région appartient au pays Z mais c'est injuste et illégitime : elle devrait m'appartenir (distinction intelligemment faite entre (2) et (3)), il doit se positionner sur le terrain du droit, soit cette région est occupée dans les faits par le pays Z mais c'est illégal elle m'appartient en droit (report de la distinction entre (1) et (2)). Ou pour dire les choses autrement : il est devenu « de mauvais goût » de prétendre qu'une région appartient de droit à un autre pays mais qu'on la veut quand même (même si on pense avoir la légitimité pour soi). Et comme il est difficile de concevoir des institutions qui tranchent la question de la légitimité, la question que je pose ci-dessus semble insoluble.

Bref, ce serait une évolution plutôt bénéfique (le fait d'établir un état de droit, ou un embryon d'état de droit, ou peut-être même juste un semblant d'embryon d'état de droit, au niveau international, est certainement une bonne chose) qui aurait cette conséquence vraiment nuisible de la multiplication des fictions juridiques au mépris de la réalité.

Il faut remarquer quand même que la réalité reprend parfois ses droits, mais de façon inattendue et incohérente. Notamment, quand la France a été libérée en 1944–1945, le gouvernement provisoire met en place la fiction juridique que le gouvernement de Vichy n'a jamais existé : pas juste qu'il n'était pas légitime, mais qu'il n'était pas légal (le gouvernement légal de la France aurait donc été celui en exil à Londres). Sont en particulier déclarés nuls et de nul effet tous les actes constitutionnels législatifs ou réglementaires, ainsi que les arrêtés pris pour leur exécution, sous quelque dénomination que ce soit, promulgués sur le territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu'au rétablissement du Gouvernement provisoire de la République française (ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental). Pourquoi pas : sans préjuger de la question strictement légale de respect des formes constitutionnelles (je ne peux vraiment pas me prononcer à ce sujet), je comprends tout à fait l'intérêt symbolique fort d'une telle décision. Mais elle semble n'avoir été appliquée qu'à moitié : plutôt que de tout frapper de nullité, quitte à redécréter rétroactivement ce qui pouvait sembler utile, on a commencé à se préoccuper des conséquences pratiques, donc faire un tri, en supposant par défaut le maintien (la nullité des actes en question doit être expressément constatée, dit l'ordonnance en question : c'est là gâcher tout le principe qu'on vient de mettre en place !). C'est ainsi que, entre autres textes douteux, la loi du 6 août 1944 établissant une différence de majorité sexuelle pour les relations hétérosexuelles et homosexuelles, est restée en vigueur jusqu'en 1982 : si on n'avait pas commencé à fouiller dans la merde de Vichy, ce ne serait pas arrivé.

Au sujet de la Catalogne, je m'étonne que Carles Puigdemont se soit laissé entraîner sur le terrain de la légalité, en faisant voter l'indépendance de la Catalogne (créant ainsi une fiction juridique où elle existe en tant qu'état indépendant — fiction assez peu développée, il est vrai, puisque cet état putatif n'a pas de constitution, pas de monnaie, etc.), alors que la position de Madrid est beaucoup plus forte sur ce terrain (comme sur celui des faits). Il m'aurait semblé beaucoup plus habile de se placer sur le terrain de la légitimité (par exemple, souligner que le referendum qu'il a fait tenir n'était peut-être pas légal mais qu'il était légitime et qu'il avait épuisé toutes les voies légales, puis rester à ce niveau). Un des problèmes avec les fictions juridiques, c'est que si on prétend ne plus reconnaître un état, il devient vraiment difficile de se présenter à des élections dans cet état : je suis donc curieux de savoir comment les indépendantistes catalans vont gérer ce dilemme. Je pense à la situation bizarre des candidats du Sinn Féin en Irlande du Nord à la Chambre des Communes du parlement britannique : ils se présentent à l'élection mais, quand ils sont élus, ne vont pas siéger à Westminster parce qu'ils ne reconnaissent pas la légitimité de l'institution : je comprends l'idée, mais sur le plan symbolique ça me semble un peu en contradiction avec le fait de se présenter à l'élection, et sur le plan pratique cela donne, depuis les dernières élections, beaucoup de pouvoir à leurs adversaires unionistes qui peuvent ainsi soutenir le gouvernement minoritaire de Theresa May.

PS : Je ne veux pas donner l'impression (de croire que) les fictions juridiques sont une invention récente ! Quand des factions rivales de l'Église catholique élisaient chacune un pape, par exemple, je suppose bien que chacun prétendait être le pape, pas juste avoir la légitimité de l'être. Ce qui a changé (si mon analyse est correcte), c'est que cette façon de penser est devenue systématique en diplomatie : la légitimité et la légalité se sont confondues dans l'esprit des chancelleries, qui placent toujours leurs revendications sur ces deux terrains à la fois.

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(lundi)

Quelques remarques sur les pouvoirs du président français

Je n'ai pas envie de m'appesantir sur les élections françaises. Comme beaucoup d'électeurs, je n'étais pas très heureux d'avoir le choix, essentiellement, entre • l'arriviste qui propose de détruire le système social français, • celui qui propose la même chose mais en version encore plus réac et avec l'ignominie personnelle en supplément, • l'autre arriviste qui propose de détruire l'Union européenne, • celle qui propose la même chose mais en version réac avec une bonne couche de nationalisme nauséabond en supplément et la même ignominie que l'autre réac, ou enfin • les sept nains qui proposent de jeter mon bulletin dans sept corbeilles de couleurs différentes (voire dix, si on compte l'abstention, le vote blanc et le vote nul : que de choix !).

J'ai pris une décision, à la dernière minute et en me basant sur les informations fuitées à 19h30 : décision qu'il n'y a aucun intérêt à ce que je communique parce qu'elle n'a rien de spécialement intelligente devant tant de mauvais choix. Mais je ne veux pas non plus alimenter le thème « tous pourris, tous pareils » qui est encore plus puant que toutes les options que je viens de citer, et qu'on pourrait croire comprendre en lisant en diagonale ce que j'écris. Le débat sur la réforme des institutions, s'il est posé dans des termes raisonnables, est intéressant, et je sais au moins gré à l'un des candidats d'en avoir fait un de ses thèmes de campagne. (La vision positive des choses est que, parmi les candidats crédibles et pas trop détestables, l'un avait les mêmes idées que moi sur l'Europe, l'autre sur la fonction présidentielle : quel dommage qu'ils n'aient pas été le même.) Je reviendrai peut-être là-dessus plus tard (et aussi sur les idées qui tournent autour des problèmes avec le vote, comme les idées de tirages aléatoires), mais le fait est que le système, aussi critiquable qu'il soit, ne changera pas de sitôt, et probablement pas de mon vivant.

Il y a un second tour derrière (quel dommage qu'il n'y en ait qu'un), et je crois profondément en l'importance de faire des choix même quand c'est entre Charybde et Scylla (la description que je fais des candidats ci-dessus devrait rendre mon choix de second tour assez évident) : pas seulement en politique, mais dans tous les aspects de la vie (par exemple, quand je dois choisir un système d'exploitation à mettre sur mon ordinateur ou un langage dans lequel programmer, que de Charybdeis et de Scyllai s'offrent à moi !). Ne serait-ce que parce que le fait de faire un tel choix donne le droit de râler, ensuite, que les choix étaient nuls (j'ai essayé le langage X, il était merdique, j'ai essayé le Y, pareil), et râler est une de mes activités préférées, alors que si on refuse le choix on accrédite l'idée que ceux qui en ont fait un ont forcément approuvé ce qu'ils ont choisi comme moins pire option, ce qui est faux. J'ai voté pour François Hollande en 2012 en pensant qu'il ne ferait pas grand-chose de bien et pas grand-chose de mal (et en me doutant qu'il deviendrait très vite impopulaire), je l'ai raconté ici, mon opinion sur lui n'a guère changé, mais je ne me sens pas du tout comptable de son bilan ni de l'avoir approuvé autrement que comme un meilleur (ou moins mauvais) choix parmi un ensemble de candidats donnés à un moment donné. J'ai voté pour Jacques Chirac au second tour en 2002, et je ne le regrette pas non plus, je savais exactement à quoi m'attendre. (En fait, c'est quelque chose que je ne comprends pas du tout, les gens qui se disent déçus par ce qu'un homme politique fait : jusqu'à présent, dans mon expérience, aucun homme politique n'a jamais fait autre chose qu'exactement ce à quoi je m'attendais de sa part, et je ne crois pourtant pas être extralucide.)

Mon propos n'est pas ici de faire la morale à ceux qui refusent de faire un choix, mais il est assurément de dénoncer ceux qui voudraient prétendre qu'accepter de faire un choix revient à cautionner celui qu'on choisit comme moindre mal. Je ne veux pas non plus rentrer dans le débat de savoir s'il est utile, en admettant qu'on a une idée précise et assumée de quel est le moindre mal, d'aller voter pour lui, surtout si on pense que l'élection est jouée d'avance. Je pourrais rappeler que « tout le monde » croyait l'élection de Clinton jouée d'avance, même s'il faut avouer que l'obstacle est plus haut pour Le Pen que pour Trump ; je pourrais ironiser sur le fait que ce sont souvent les mêmes qui critiquent la sondocratie qui les invoquent maintenant pour dire que ce n'est pas la peine de se déplacer puisque le résultat est certain : la vérité est que je crois moi-même l'élection de Macron extrêmement probable sauf événement imprévu, mais (1) extrêmement probable n'est pas synonyme de certain ni même de quasi-certain (disons que 80% n'est pas 99.9%, whatever that means), et (2) la précision sauf événement imprévu (attentat très meurtrier, scandale…) est très importante. Mais il y a une autre question qui survient (et je conclus là ma bien trop longue entrée en matière) : quel est, au juste, le pouvoir du président, ou quels sont ses pouvoirs de nuisance ? Et spécifiquement, si on imagine que Marine Le Pen soit élue présidente, dans quelle mesure est-ce catastrophique ?

*

Les élections vraiment importantes, en France, sont les élections législatives. C'est un point important à garder à l'esprit plutôt que se dire que tout est joué. Mais, outre l'« effet d'entraînement » (que j'avoue ne pas comprendre) qui voudrait que le président nouvellement élu obtienne automatiquement une majorité à l'Assemblée, le président de la République a réellement des pouvoirs, au moins des pouvoirs de nuisance, même si l'Assemblée est contre lui (i.e., lors d'une cohabitation).

La raison pour laquelle on imagine que le président en cohabitation n'a pas beaucoup de pouvoirs propres c'est que les cohabitations qui se sont effectivement produites étaient entre des gens intelligents et qui avaient (quoi qu'on puisse penser par ailleurs de Mitterrand, Chirac, Balladur et Jospin) un minimum de décence et d'entente commune sur le fait de ne pas nuire à la France (par exemple en jouant à une lutte frontale entre le président et le Premier ministre). Le pire qui s'est produit est que Mitterrand a refusé de signer des ordonnances que Chirac voulait faire passer (il a dû les faire voter par le parlement).

Mais il se trouve que le président peut réellement faire des choses, et je pense que ce sont justement des pouvoirs qui seraient particulièrement dangereux entre les mains de quelqu'un comme Marine Le Pen que je considère comme une populiste sans scrupules. Notamment :

  • Le pouvoir de convoquer un referendum (ce pouvoir n'est pas soumis à contreseing ministériel), par exemple sur tout sujet populiste qui lui passe par la tête (au pif, la « perpétuité réelle », la sortie de l'euro ou de l'UE). Correction : on me signale à juste titre en commentaire que l'article 11 de la Constitution suggère probablement que l'accord du gouvernement est nécessaire ; donc cet item est en fait très douteux (sauf à nommer un gouvernement de complaisance, cf. ci-dessous).
  • Le pouvoir de dissoudre l'Assemblée nationale, évidemment au moment le plus opportun pour ses idées (idem, ce pouvoir n'est pas soumis à contreseing).
  • Le pouvoir de nommer au Conseil constitutionnel (et qui plus est, le prochain président en nommera deux : un en mars 2019 en remplacement de Michel Charrasse, et un en mars 2022 en remplacement de Nicole Maestracci).
  • La présidence du conseil des ministres, même si ceci est probablement plus symbolique qu'autre chose (cf. ci-dessous pour les pouvoirs de blocage).
  • Un siège au Conseil européen, au G7 et au G20. (La voix de la France au Conseil de sécurité, heureusement, est représentée par le chef de la délégation permanente, qui est nommée par le gouvernement ; mais cf. ci-dessous pour des possibilités de blocage.)
  • Peut-être le pouvoir d'invoquer directement l'article 50 du Traité sur l'Union européenne (ce n'est pas clair : l'article lui-même énonce : Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l'Union, mais on ne sait pas ce qui est conforme aux règles constitutionnelles françaises, et notamment si c'est un acte exécutif ou législatif ; on peut espérer que le Conseil d'État et/ou le Conseil constitutionnel s'inspireraient de ce qu'a décidé la Cour suprême du Royaume-Uni en la matière, mais rien n'est certain).
  • Un pouvoir de commandement militaire[#]. (J'ai entendu Édouard Balladur raconter dans un documentaire sur la cohabitation l'anecdote suivante : il y avait un désaccord entre Mitterrand et lui sur une histoire d'essais nucléaires, je ne sais plus lequel voulait en faire et lequel ne voulait pas, ou s'ils voulaient selon des modalités différentes ou quoi, mais peu importe ; Balladur a demandé au chef d'état-major : au bout du compte, à qui obéirez-vous si le Premier ministre et le président vous donnent des ordres contradictoires ? et le militaire a répondu, sans hésitation, au président. Entendant ça, le Premier ministre qu'il était a choisi de ne pas essayer de jouer à la lutte de pouvoirs.) On peut imaginer, par exemple, le fait de faire bombarder un pays ou un autre.
  • Et le plus terrifiant, les pouvoirs exceptionnels définis (enfin, non définis) par l'article 16 de la Constitution. (Même si on peut espérer que le Conseil constitutionnel interdirait leur usage pour n'importe quel prétexte fallacieux, il n'oserait probablement pas se prononcer sur le fond dans un cas un peu limite, comme un acte terroriste que, au hasard, le président aura veillé à inciter par des paroles ou des opérations militaires savamment calculées. • Ajout/précision : même en cas d'abus manifeste, le fait que le Conseil constitutionnel puisse décider que les circonstances d'invocation de l'article 16 ne sont pas réunies n'est pas très clair, cf. la discussion dans les commentaires ; mais au minimum, il peut publier un avis à ce sujet, qui s'il était assez damnant inviterait fortement le parlement à destituer le président, et il semble plausible que les actes pris sous l'article 16 soient quand même susceptibles de recours par la question préliminaire de constitutionnalité : le président n'a donc probablement pas le pouvoir légal de se transformer en dictateur sans aucun recours au moindre coup de tête ; mais ce n'est pas aussi clair qu'on voudrait, et ça fait quand même bien peur.)

Et c'est sans compter les pouvoirs de blocage :

  • Le pouvoir de nommer le Premier ministre et les autres membres du gouvernement. Certes, l'Assemblée nationale peut renverser le Premier ministre ou le gouvernement, mais le fait que le président le nomme peut donner lieu à une lutte de pouvoir dangereuse. Ajout : comme on me le fait remarquer en commentaire, ceci permettrait notamment de nommer un gouvernement de complaisance qui, avant d'être renversé par le parlement, contresignerait des décisions présidentielles contestées.
  • Un véto absolu sur toute réforme constitutionnelle (il n'y a que le président qui puisse convoquer le Congrès ou faire tenir un referendum). Ajout (suite à un commentaire) : l'article 89 de la Constitution est encore un de ces passages épouvantablement mal écrits : est-ce que la révision est définitive après avoir été approuvée par référendum signifie que le président peut convoquer un referendum ou qu'il doit le faire ? Je crois comprendre que l'interprétation standard est qu'il peut le faire, le fait que les deux chambres du parlement aient adopté une révision dans les mêmes termes ne l'y oblige pas. (Et même s'il doit, il ne semble pas y avoir de moyen à le contraindre à agir, sauf peut-être si le parlement y voit un motif de destitution.)
  • Un pouvoir de nuisance sans doute important sur la marche des institutions (je ne sais pas à quel point il va : je suppose que le président ne peut pas décemment refuser de signer une loi, mais il peut peut-être refuser de prendre un décret en Conseil des ministres qui serait indispensable à l'application d'une loi, et sans doute refuser de nommer des gens à des postes-clés).

Et les pouvoirs non formalisés :

  • Une tribune médiatique permanente. Le droit non codifié de faire des allocutions aux Français diffusés par plein de chaînes de télé.
  • Le pouvoir de distribuer plein de hochets (le moindre étant la légion d'honneur) et pouvoir ainsi se payer le soutien de plein de gens séduits par de tels hochets. Ce qui, comme par hasard, recouvre plein de gens dans le monde politique.
  • Le fait de représenter la France devant toutes les institutions internationales (rien ne dit formellement si c'est le président ou le Premier ministre qui doit le faire, mais le précédent, même en temps de cohabitation, est que c'est quand même plutôt le président).
  • Un réseau d'influence certain dans toute l'Administration, et particulièrement dans la police et le renseignement. (Le cas de Madame Le Pen est particulier, parce qu'on sait que l'armée et la police la soutiennent à une majorité écrasante. Je ne l'accuse pas de vouloir directement mener un coup d'état, mais en cas de bras de fer institutionnel, ceci pèse clairement dans la balance.)

J'ajoute, notamment en lien avec le tout premier point cité ci-dessus :

  • Le président de la Turquie n'avait, jusqu'à il y a huit jours, pas beaucoup de pouvoirs. On sait ce qui est arrivé.

Un tout petit bémol à ce message d'inquiétude : la Constitution a quand même changé les règles de destitution du président, maintenant ce n'est plus seulement en cas de haute trahison, c'est en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat, voilà au moins quelque chose d'un petit peu rassurant dans le cadre d'une lutte de pouvoir entre président et parlement. Mais ça me semble insuffisant compte tenu de tout ce qui précède.

[#] Comme je le faisais remarquer naguère, on voit que la Constitution française est vraiment épouvantablement mal écrite quand on compare l'article 15 (Le Président de la République est le chef des armées), l'article 21 (Le Premier ministre […] est responsable de la défense nationale) et l'article 20 (Le Gouvernement […] dispose […] de la force armée) : quelqu'un de très fort a réussi à trouver des termes dont on ne peut pas dire qu'ils sont explicitement contradictoires, mais dont il soit néanmoins impossible de savoir exactement comment ça se fait qu'ils ne se marchent pas sur les pieds. Dans des conditions pareilles il revient aux militaires de décider à qui ils obéissent, ce qui est véritablement problématique.

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(mardi)

Quelques points (juridiques ?) supplémentaires au sujet du Brexit

Mon entrée précédente concernait plutôt l'aspect politique du referendum sur la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne et la campagne qui va avec. Mais je voudrais ajouter quelques points sur d'autres aspects.

Le cadre juridique d'un retrait de l'UE est fixé par l'article 50 du Traité sur l'Union européenne. (EUR-Lex n'arrête pas de casser ses liens, je viens de leur écrire pour leur faire part de mon agacement, mais la version consolidée française des traités européens est actuellement ici. Attention, il y a plein d'articles 50, surtout que le Club contexte a eu l'idée géniale de faire nommer les traités Traité sur l'Union européenne et Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne pour qu'on les confonde bien, d'y ajouter plein de protocoles, et de reprendre à chaque fois les mêmes numéros comme si les entiers naturels étaient une resource rare.)

Cet article 50 prévoit que, à partir du moment où un État notifie le Conseil européen de sa décision de quitter l'Union, un compte à rebours s'engage au bout duquel l'État quittera forcément l'Union au bout de deux ans maximum, sauf décision unanime de prolonger les négociations ou bien accord via un traité (également unanime) sur d'autres modalités. La rédaction est probablement prévue pour donner un maximum de pouvoir à l'Union lors des négociations : en l'absence d'accord négocié, l'État sécessioniste se retrouve purement et simplement exclu de tous les traités européens (notamment, hors de l'espace de libre-échange ou tout autre accord qu'il aurait voulu préserver).

Mais il y a une faille dans ce système : c'est que rien n'oblige l'État sécessioniste à « activer » immédiatement le mécanisme, en l'occurrence, le Royaume-Uni au lendemain de (ou en tout cas, rapidement après) un referendum sur la sortie de l'Union. On pourrait même dire qu'il n'a aucun intérêt à déclencher un compte à rebours qui ne fait que lui lier les mains. (Il semble que David Cameron ait pourtant promis qu'il le ferait ; mais il n'est pas sûr qu'il reste au pouvoir assez longtemps si le Leave l'emporte, et il semble que des partisans du Brexit aient, au contraire, plutôt indiqué vouloir ne pas faire appel, en tout cas immédiatement, à l'article 50, histoire de gagner de temps dans les négociations : donc la question n'est pas du tout théorique.) Alors certes, les autres États pourraient purement et simplement refuser d'ouvrir des négociations tant que le mécanisme n'est pas activé. Mais jouer ainsi à une sorte de Core War juridique n'est probablement dans l'intérêt de personne, parce que l'État sécessioniste a une carte encore plus puissante dans sa manche, même si on se rapproche là du droit théorique :

Comme l'Union européenne n'a aucun pouvoir exécutoire, un État peut décider de quitter l'union sa façon « sauvage » (ou « passive agressive », si on préfère), c'est-à-dire en modifiant son droit interne pour que le droit de l'Union n'y ait plus de force, et en ignorant purement et simplement toutes les condamnations de la Cour de Justice de l'Union européenne qui ne peut pas faire exécuter ses décisions. Cette façon de faire serait particulièrement facile pour le Royaume-Uni, qui n'a qu'à passer une loi au parlement révoquant la European Communities Act 1972. Ils seraient alors dans une situation juridiquement amusante : membres de l'Union pour le droit de celle-ci (comme il n'existe aucun mécanisme pour expulser un État membre de l'Union européenne, quelles que soient les condamnations contre lui), mais non-membres pour leur droit interne (ce qui leur permettrait d'ignorer totalement ce qu'on leur dit). Il est douteux que qui que ce soit ose pousser à ce point le culot (j'ai entendu dire que Nigel Farage avait mentionné cette hypothèse, mais je n'ai pas trouvé de confirmation claire, et j'ai peut-être mal compris), ceci étant, la question se pose de savoir quel moyen de réponse/rétorsion le reste de l'Union, ou les autres États membres, auraient : saisir des avoirs britanniques hors du Royaume-Uni ?, pas clair.

Une réponse (amusante) du même ordre, et qui pousse encore plus loin le droit théorique, serait de faire un nouveau traité à N−1 États (typiquement, N=28) qui (a) crée une nouvelle union intitulée Union européenne 2.0 entre États signataires, (b) fait sortir tous les états signataires de la version 1.0 (également de façon « sauvage »), (c) s'autoproclame successeur de la version 1.0 (en confisquant tous ses avoirs et toutes les institutions pour la reverser à la nouvelle version). Mais encore faudrait-il que toutes les autres institutions internationales et tous les autres États acceptent la partie (c), ce qui n'est pas forcément gagné (par exemple, pour attribuer à l'Union européenne 2.0 le siège d'observateur à l'ONU de la version 1.0, les représentations qu'elle a dans des pays tiers, et toutes sortes d'autres avoirs, ou simplement accepter qu'elle s'y substitue dans des contrats de droit privé dans des juridictions étrangères, que l'euro 2.0 remplace l'euro 1.0 dans tous les instruments financiers, etc.). Bien sûr, tout ça est complètement théorique. Une version moins théorique serait simplement que les autres États membres déclarent unanimement qu'ils interprètent cette sortie « sauvage » comme une invocation implicite de l'article 50.

Je m'étais fait des réflexions dans le même genre pour contourner la clause de la Constitution française qui précise que : Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n'est valable sans le consentement des populations intéressées. Si tous les Français veulent se débarrasser de l'Île de Nouvelle-Mafiosonie mais que les autochtones ne veulent pas être indépendants, on peut imaginer la solution suivante : tout le reste de la France demande son indépendance, qui peut alors se faire avec un referendum sur toute la France plus un referendum sur toute la France moins l'Île en question (puisque c'est ce « reste » qui devient indépendant). Mais, problème, l'Île devient alors « la France » du point de vue du droit international, puisque c'est le reste du pays qui a obtenu son indépendance, et cela peut être embêtant. Débat théorique, mais pas tant que ça : après tout, un ergotage de ce genre à lieu au sujet de la Chine puisque deux États prétendent chacun être « la Chine, la seule et l'unique », la République de Chine (de facto, Taïwan) et la République populaire de Chine (qui fait un caca nerveux quand on montre du doigt l'évidence, c'est à dire qu'elles sont, en fait, deux pays : donc tout le monde doit faire semblant de croire à un script absurde, mais bon, je me suis déjà plaint de ce genre de choses) ; et la question de savoir laquelle des deux siège à l'ONU a été résolue d'abord en faveur de la République de Chine puis, depuis 1971, la République populaire de Chine.

And now for something completely different: Switzerland.

Le 9 février 2014, les Suisses ont approuvé par referendum une initiative (au titre particulièrement vomitif : contre l'immigration de masse) soutenue uniquement par leur parti d'extrême-droite-mais-qui-en-français-se-prétend-centriste-on-se-demande-pourquoi, imposant des plafonds et contingents annuels pour le séjour des étrangers en Suisse, qui doivent être fixés en fonction des intérêts économiques globaux de la Suisse et dans le respect du principe de la préférence nationale. Ces dispositions étant contraires à plusieurs traités internationaux, le texte de l'initiative prévoyait encore (a) qu'aucun traité international contraire ne serait conclu, et (b) que le Conseil fédéral disposait de trois ans pour renégocier les traités antérieurs contraires aux dispositions en question. Je n'ai pas bien compris si les traités ainsi contredits incluent la Convention internationale de 1951 relative au statut des réfugiés (spécifiquement pour le principe de non-refoulement), mais en tout cas il y a clairement les accords bilatéraux entre la Suisse et l'Union européenne, et spécifiquement l'accord du 21 juin 1999 sur la libre circulation des personnes. (Retrouver le texte précis du traité est un peu naviguer dans un labyrinthe, mais il me semble que c'est celui-ci.)

Or les accords bilatéraux Suisse-UE sont liés par une clause « guillotine » qui impose qu'ils entrent en vigueur simultanément et que la dénonciation de l'un d'entre eux emporte la dénonciation de tous, sauf accord négocié du contraire. Donc si la Suisse est obligée de dénoncer celui sur la libre circulation des personnes pour satisfaire à ce qui fait maintenant partie de sa Constitution[#], sauf à convaincre l'Union européenne du contraire, elle perd du même coup tous les accord commerciaux et qui équivalent de facto à une appartenance à l'espace économique européen.

C'est peu dire est que l'Union européenne est dans une position de force : la proportion des exportations suisses qui va vers le Marché commun est gigantesque (plus de 50%), et même si dans l'absolu l'Union perdrait plus que la Suisse à ne plus commercer avec elle (la balance commerciale entre les deux est excédentaire pour l'Union, principalement au bénéfice de l'Allemagne), relativement à l'ensemble des exportations de l'Union la Suisse ne représente qu'environ 7%. Les citoyens de l'UE (du moins ceux qui ont entendu parler de l'histoire et en connaissent un peu les détails, ce qui ne fait pas grand-monde, en fait) semblent divisés entre ceux qui se scandalisent d'une mesure populiste qui dénonce un accord international et ceux qui saluent un choix démocratique ; mais en tout état de cause, il y a bien chez certains une volonté de punir la Suisse.

Pendant à peu près un an (sur les trois dont le Conseil fédéral suisse dispose pour renégocier un accord), la Commission européenne n'a même pas accepté d'ouvrir la discussion, renvoyant aux autorités suisses essentiellement le message qu'ils auront l'accord actuel ou rien du tout, et que c'est à eux de se débrouiller avec leur droit interne. (Voici ce qui s'appelle envoyer chier.) En février ou mars 2015, la Commission Juncker a un peu assoupli sa position et a accepté de discuter, mais plus d'un an après il ne semble pas que les négociations aient abouti à grand-chose, malgré la nomination côté suisse d'un négociateur en chef (Jacques de Watteville) à l'été 2015.

Je n'arrive pas à savoir exactement où en est le dossier, d'autant que c'est sans doute une information peu publique, et que la seule source d'information est essentiellement dans les conférences de presse du Conseil fédéral suisse, qui durent environ une heure chacune, dont une partie dans un allemand que je ne comprends pas parfaitement à cause de l'accent et des termes juridiques. De ce que j'ai compris, en mars 2016, le Conseil fédéral suisse a décidé, de façon apparemment contradictoire : (1) tout en continuant (et en privilégiant) les discussions avec l'UE comme « plan A », de présenter comme « plan B » en cas d'échec des négociations, l'invocation d'une clause de sauvegarde unilatérale[#2] pour déroger aux accords avec l'UE, et proposer conséquemment à l'Assemblée fédérale un système de quotas en application de l'initiative votée en 2014 ; et (2) néanmoins, de signer un protocole élargissant à la Croatie les accords bilatéraux avec l'UE, sachant qu'il ne pourra pas être ratifié tant que la question principale ne sera pas réglée. La signature du protocole (mais apparemment pas sa ratification) était exigée par l'UE pour accepter que la Suisse participe aux programmes de coopération scientifique et éducative Horizon 2020 et Erasmus+. Par ailleurs, en tout état de cause, les discussions sur la question principale ne peuvent pas avancer avant le referendum sur le Brexit.

La raison pour laquelle je raconte tout ça est qu'il y a clairement un lien entre ce dossier suisse et le dossier britannique si le referendum donne une majorité au Leave : les deux situations sont assez semblables en ce qu'un État va, suite à une modification de son état juridique interne prise par referendum, devoir négocier avec l'Union européenne dans des délais serrés (trois ans pour la Suisse, deux pour le Royaume-Uni), faute de quoi il se retrouvera exclu de tout accord commercial. Même si le Royaume-Uni décide de rester dans l'Union, la gestion du dossier suisse donnera peut-être une idée de la manière dont les choses se seraient passées (se sereraient passées ? j'ai besoin d'un conditionnel futur antérieur…). Et si le Royaume-Uni décide de sortir, il sera intéressant de comparer la manière dont les deux pays sont traités.

Ajout () : Un article du Guardian fait le point sur la situation des négociations UE-Suisse au lendemain du vote du Brexit.

[#] Oui, c'est inimaginablement crétin, mais les votations fédérales suisses de ce genre modifient la Constitution, parce qu'il n'y a pas moyen de simplement passer une loi fédérale par referendum, et personne n'a encore eu la bonne idée ou n'a été assez geek pour modifier la Constitution afin de le permettre. Du coup, la Constitution helvétique est un pot-pourri de conneries qui n'ont rien à faire dans une Constitution : les gens qui s'offusquent que les traités européens (vaguement constitutionnels, donc) contiennent les mots vessies et estomacs d'animaux (authentique !) devraient regarder un peu ce qu'il y a dans la Constitution helvétique (à l'origine une magnifique œuvre de Napoléon, soit dit en passant).

[#2] Mais je n'arrive pas à comprendre si cette « clause de sauvegarde » est quelque chose d'explicitement prévu dans le traité, et interprété de façon un peu tarabiscotée, ou une invention pure et simple du Conseil fédéral (que la Suisse ne pourrait en aucun cas opposer à l'UE). Dans tous les cas, il est certain que cette clause de sauvegarde unilatérale comporte une certaine insécurité juridique.

Enfin, je voudrais proposer à mes lecteurs de réfléchir à la problématique suivante. La livre sterling est cotée aux bourses de Tōkyō, Singapour et Hong Kong, qui seront encore ouvertes vers la fin des opérations électorales en Grande-Bretagne. À ce qu'il semble (ou si ce n'est pas le cas, faisons comme si), des hedge funds ont commandité des sondages « sortie des urnes », non publiés, à leur propre usage, afin d'être les premiers à vendre ou acheter de la livre selon le résultat du vote. Ceci soulève un certain nombre de questions, notamment :

  1. Une telle opération, avant la publication officielle des résultats du vote, rentre-t-elle légalement dans la définition d'un délit d'initié ? (Discuter selon la juridiction.)
  2. Indépendamment de la réponse à la question précédente, cela devrait-il rentrer dans le cadre du délit d'initié ?
  3. Devrait-on tenter de l'empêcher ?
  4. Si oui, comment ? (Suspendre la cotation de la livre ? Interdire les sondages « sortie des urnes » ? Réglementer plus précisément qui peut en commanditer ou y avoir accès ? Obliger les sondeurs à annoncer pour qui ils travaillent et faire une grande campagne « si on vous sonde en sortie de bureau de vote et que c'est J. P. Morgan, mentez effrontément » ?)

Vous avez deux jours pour répondre. ☺️

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(mardi)

Une conversation entre Ruth Bader Ginsburg et la Baronne Hale de Richmond

Je parlais dans l'entrée précédente de la chambre des Lords et de sa réforme de 1999 (consistant à en faire partir presque tous les pairs héréditaires), et j'ai brièvement mentionné une autre réforme consistant, en 2009, à en séparer la partie judiciaire (les Law Lords) qui sont devenus une nouvelle Cour suprême du Royaume-Uni. En cherchant des documentaires sur ce sujet (j'aimerais pouvoir dire que YouTube me les a intelligemment suggérés, mais non, j'ai ses recommandations basées sur ce que je regarde sont décidément merdiques, et j'ai dû chercher moi-même), je suis tombé sur quelques vidéos qui m'ont intéressé et qui pourraient plaire à mes lecteurs ayant quelques heures à perdre. Voici un documentaire de la BBC sur cette nouvelle Cour suprême du Royaume-Uni, qui est intéressant (au-delà du cadre spécifiquement britannique) dans la manière dont les juges racontent la façon dont ils conçoivent leur rôle, leur indépendance, leur façon de travailler (je peux me tromper, mais j'ai l'impression que les juges français, qu'ils soient judiciaires, administratifs ou constitutionnels, sont rarement aussi diserts). Mais surtout, cette conversation (débat n'étant sans doute pas le bon mot) entre Ruth Bader Ginsburg, qui siège à la Cour Suprême des États-Unis, et la Baronne Hale de Richmond, qui siège à la Cour Suprême du Royaume-Uni (au moment de cette discussion, à la chambre des Lords dans sa fonction judiciaire) et qu'on voit d'ailleurs dans le documentaire précédemment mentionné. Il y est question de toutes sortes de choses, notamment de la différence entre les États-Unis et le Royaume-Uni dans l'approche du rôle de la fonction judiciaire, de la sélection des juges et de leur indépendance[#], mais aussi du sexisme qu'elles ont pu subir, et de pas mal de petites anecdotes amusantes (comme la raison pour laquelle Brenda Hale est devenue la baronne Hale of Richmond). Les oratrices sont toutes les deux extraordinaires, et très amusantes à écouter. Je suis aussi tombé sur cet exposé de la même baronne Hale sur la Convention européenne des Droits de l'Homme, l'interprétation de plus en plus large qu'en fait — et on sait que ça ne plaît pas à tout le monde au Royaume-Uni — la Cour qui siège à Strasbourg, et les limites que peut avoir cette extension (et aussi les difficultés pour les juges britanniques de suivre et de prévoir l'interprétation que fera la Cour européenne des Droits de l'Homme).

Ajout () : Parmi les anecdotes racontées dans une de ces vidéos (je ne sais plus laquelle), il y a le fait que la baronne Hale, qui est, ainsi que tous ses collègues nommés avant la création de la Cour Suprême du Royaume-Uni, membre de la chambre des Lords, même si elle n'a pas le droit d'y siéger effectivement avant de prendre sa retraite en tant que juge, n'a pas le droit de vote (pour la chambre des Communes). L'un de ses collègues, dans la même situation, trouve que c'est particulièrement injuste que son métier de juge (in fine) le prive du droit de vote, et envisage de déposer un recours contre le Royaume-Uni devant la Cour européenne des Droits de l'Homme. Ce qui soulève une subtilité juridique amusante : avant de pouvoir faire ce recours, il doit avoir épuisé toutes ses voies de recours internes, ce qui signifie en particulier, devant la Cour Suprême du Royaume-Uni, où la majorité de ses collègues est dans précisément cette situation ! — comment une cour peut-elle statuer impartialement lorsqu'il s'agit précisément de décider si le traitement des juges de cette cour est contraire aux droits de l'Homme ?

[#] J'ai beaucoup aimé la remarque suivante : quand on a retiré au Lord Haut Chancelier de Grande-Bretagne, et qui est, de fait, le ministre de la Justice du Royaume-Uni, ses fonctions judiciaires (en même temps que ses fonctions législatives de président de la chambre des Lords), il y a eu deux points de vue différents : l'un consistant à dire que c'était un progrès pour l'indépendance judiciaire (c'était bien le but de la réforme), mais un autre consistant à dire que c'était une attaque contre l'indépendance judiciaire, puisque cela voulait dire que les juges n'auraient plus l'un des leurs au sein du gouvernement pour faire valoir leur point de vue.

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(dimanche)

Quelques réflexions à 0.02¤ sur les traditions du Royaume-Uni (et la chambre des Lords)

Peut-être parce que je suis citoyen d'une ancienne colonie du Royaume-Uni qui en partage encore le souverain et qui en a imité une partie du cérémonial constitutionnel, j'ai une certaine fascination pour les institutions et traditions du pays qui peut se targuer d'avoir, entre autres choses, la plus vieille monnaie du monde, et probablement les plus anciennes lois encore en vigueur. Ou peut-être au contraire est-ce parce que je suis aussi citoyen d'un autre pays qui a coupé la tête à son roi et qui ne semble jamais s'en être complètement remis (et donc regarde avec envie outre-manche ces gens qui n'ont jamais eu de constitution écrite pendant que la France en a changé tous les quinze ans en moyenne depuis sa première révolution). Ou peut-être encore est-ce parce qu'à force de croiser sur Internet des citoyens des États-Unis d'Amérique si fiers d'appartenir à la plus ancienne démocratie du monde il est amusant de leur rappeler que le pays dont ils ont fait sécession avait fait sa dernière révolution quelque chose comme 88 ans avant la leur, et intéressant de leur demander depuis combien de temps, au juste, le Royaume-Uni est une « démocratie », parce que l'impossibilité de répondre à cette question illustre bien la difficulté à définir ce que signifie, au juste, la plus ancienne démocratie du monde. Ou peut-être est-ce juste que je suis un traditionaliste qui s'assume mal — à part le Saint-Siège, il n'y a vraiment que le Royaume-Uni qui peut se targuer d'une telle continuité dans ses institutions.

Mais cette dernière question, depuis quand le Royaume-Uni est-il une démocratie ?, est intéressante, parce qu'à chaque fois qu'on pose ce genre de questions s'agissant de ce pays, la réponse est toujours la même : c'est impossible de savoir exactement parce que les choses ont évolué lentement. Il est aussi difficile de dire, par exemple, à quel moment la peine capitale a été abolie au Royaume-Uni (la réponse la plus correcte semble être 1998, mais on conviendra que vu que la dernière exécution remonte, en fait, à 1964, cette date se défend aussi). Il est impossible de dire qui était le premier Premier ministre du Royaume-Uni (ou, si ça devait être avant 1707, d'Angleterre), et d'ailleurs on ne sait même pas au juste quand le terme de Premier ministre est apparu.

C'est entre autres pour ça que je suis persuadé que le Royaume-Uni, s'il devait un jour abolir la royauté, ne le ferait pas comme le font les autres pays qui font ce genre de choses (c'est-à-dire en changeant de régime), mais au contraire en gardant l'illusion de la continuité. Car les fictions juridiques, et notamment celle de la continuité, sont une clé de la tradition historique et juridique de ce pays : on n'abolit pas les choses, on les vide de leur substance pour mettre quelque chose d'autre à la place, souvent en maintenant la fiction que ces nouvelles choses sont faites par délégation pour la première. C'est ainsi que le souverain a perdu ses pouvoirs en maintenant l'illusion de les avoir encore[#] : ils ont été transférés au Premier ministre, sur le conseil duquel le souverain agit en matière constitutionnelle. Et si on devait abolir complètement la royauté, on le ferait sans doute sans abolir la couronne et sans renommer le royaume en république, mais en déclarant simplement le trône vacant et en élisant un régent qui serait de fait président et chef d'État mais de droit remplaçant d'un monarque désormais inexistant. D'ailleurs, je retrouve exactement cette idée chez un auteur de science-fiction éminemment anglais :

President: full title President of the Imperial Galactic Government. The term Imperial is kept though it is now an anachronism. The hereditary Emperor is nearly dead and has been so for many centuries. In the last moments of his dying coma he was locked in a statis field which keeps him in a state of perpetual unchangingness. All his heirs are now long dead, and this means that without any drastic political upheaval, power has simply and effectively moved a rung or two down the ladder, and is now seen to be vested in a body which used to act simply as advisers to the Emperor — an elected Governmental assembly headed by a President elected by that assembly.

— Douglas Adams, The Hitchhiker's Guide to the Galaxy (chap. 4)

Mais ce dont je veux surtout parler ici, c'est de la chambre des Lords. Parce que s'il y a d'autres pays européens qui sont des monarchies cérémoniales, la chambre des Lords est une institution vraiment remarquable par son archaïsme. Jusqu'en 1999(!), il y avait encore quelque 800 personnes, les pairs héréditaires du Royaume-Uni, qui avaient le droit de siéger à la chambre haute du parlement britannique du simple fait d'avoir hérité un titre de noblesse. (Je dis environ 800 personnes, mais je il doit s'agir d'essentiellement 800 hommes, parce que, normalement, les titres de noblesse héréditaires au Royaume-Uni s'héritent par primogéniture mâle[#2].) Ces pairs héréditaires, même s'ils étaient loin de 800 à siéger en pratique, formaient ainsi la majorité d'une chambre non entièrement dénuée de pouvoirs (là aussi, les choses ont évolué progressivement : depuis 1949, la chambre des Lords ne peut que[#3] retarder d'un an le passage d'une loi, mais c'est un pouvoir relativement comparable au Sénat français, le verrou constitutionnel en moins), et c'est bien parce qu'ils faisaient de l'obstruction parlementaire que Tony Blair a décidé de réformer cette chambre haute.

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(mardi)

Faut-il avoir peur du Conseil constitutionnel ?

Maintenant que la loi sur le « mariage pour tous » a été définitivement votée par le parlement, ce dont je me réjouis même si je réitère le fait que j'aurais préféré une loi mettant fin à toute notion légale de sexe, elle doit encore — suite à un recours de l'opposition — être examinée par le Conseil constitutionnel avant de pouvoir être promulguée.

Faut-il avoir peur qu'il la déclare non conforme à la Constitution ? Probablement pas. D'une part, une décision antérieure de ce même Conseil traduit assez clairement — même pour le non-juriste que je suis — le fait que c'est au législateur de définir les contours du mariage :

5. Considérant qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution, la loi fixe les règles concernant l'état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ; qu'il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, d'adopter des dispositions nouvelles dont il lui appartient d'apprécier l'opportunité et de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions, dès lors que, dans l'exercice de ce pouvoir, il ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel ; que l'article 61-1 de la Constitution, à l'instar de l'article 61, ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ; que cet article lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité d'une disposition législative aux droits et libertés que la Constitution garantit ; […]

9. Considérant, d'autre part, […] qu'en maintenant le principe selon lequel le mariage est l'union d'un homme et d'une femme, le législateur a, dans l'exercice de la compétence que lui attribue l'article 34 de la Constitution, estimé que la différence de situation entre les couples de même sexe et les couples composés d'un homme et d'une femme peut justifier une différence de traitement quant aux règles du droit de la famille ; qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, de cette différence de situation […].

Il semble assez clair que la décision eût été rédigée différemment si elle eût voulu dire le mariage ne peut être qu'entre un homme et une femme, point final. Et même, le président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré est passé à la télé il y a quelques mois (je crois que c'était sur Canal+, probablement dans le Grand Journal) et, dans un écart inhabituel à sa réserve coutumière, a rappelé que c'était bien dans le pouvoir d'appréciation du législateur de définir ce qu'est un mariage. D'autre part, si j'imagine qu'il doit y avoir des personnalités assez conservatrices au Conseil constitutionnel pour ne pas trouver bon que deux garçons ou deux filles puissent s'unir, je doute qu'il y en ait une majorité pour être à ce point réactionnaires qu'ils seraient la première cour constitutionnelle du monde à imposer une inégalité de droit en la matière quand un certain nombre d'autres cours ont fait exactement le contraire. Enfin, ils ont certainement conscience que ce serait perçu comme une forme de coup d'État dont l'autorité morale du Conseil ressortirait trop diminuée s'ils prenaient une décision aussi politique : c'est le raisonnement qui a peut-être convaincu John Roberts (chef de la Cour suprême des États-Unis) de voter contre son groupe habituel et ainsi sauver la loi d'Obama sur l'assurance maladie.

Bref, je ne crains pas trop sérieusement qu'ils invalident le texte en totalité et sur le fond. Je crains cependant deux choses : soit qu'ils déclarent anticonstitutionnelle une provision importante, par exemple toutes les dispositions concernant l'adoption ; soit qu'ils invalident la loi pour une raison technique, c'est-à-dire une situation qui permettrait en principe au législateur de la voter de nouveau une fois corrigé ce problème technique, mais qui en pratique obligerait à retraverser tout ce marathon législatif, avec nouvelles manifs et actes homophobes à la clé, et qui risquerait bien d'enterrer définitivement le texte. Or ça ne me semble pas du tout invraisemblable qu'on découvre que l'avis du Conseil d'État a été demandé sur un texte qui diffère par trois virgules essentielles du projet de Loi déposé au bureau de l'Assemblée nationale, ou que cet avis a été demandé sur un papier de la mauvaise couleur, et que par conséquent toute la procédure était viciée.

Mise à jour : En fait (), ils ont tout validé avec seulement une réserve.

Ma conception de la démocratie fait que je ne vois pas d'un mauvais œil l'existence du Conseil constitutionnel et le fait qu'il ait un rôle accru et le pouvoir de défendre les libertés fondamentales, mais il faut reconnaître qu'il y a un véritable problème de transparence, d'impartialité et de démocratie avec cette institution :

  1. dans son processus de nomination et dans le fait qu'il soit aussi restreint : à la limite, le fait que les anciens présidents en soient membre à vie ne me choque pas tant que ça, mais il devrait y avoir des membres nommés par exemple par le Premier président de la Cour de Cassation et par le vice-président du Conseil d'État pour faire contrepoids aux nominations potentiellement « politiques » ;
  2. dans le fait que des décisions qui concernent l'ensemble du pays ne soient pas plaidées et qu'il n'y ait comme seul argumentaire, en cas de contrôle de constitutionnalité avant promulgation, que le texte de la saisine (donc pas de contradictoire et personne pour défendre la loi, et pas non plus d'audition d'amici curiæ) ;
  3. dans le fait que les décisions sont écrites dans un langage particulièrement difficile à décoder, et que même si elles sont maintenant souvent accompagnées d'un commentaire semi-officiel publié sur le site Web du Conseil, on ne sait pas très bien quel est le statut et la diffusion de ce dossier (je note par exemple que leurs URL ne sont pas pérennes…) ;
  4. dans l'absence de publication d'avis dissidents et l'opacité totale des votes ;
  5. dans l'absence d'aucun moyen (autre qu'une réforme constitutionnelle…) pour révoquer un membre du Conseil qui serait coupable de graves manquements à ses devoirs (pour comparaison, les juges de la Cour suprême des États-Unis peuvent au moins être mis en impeachement par le Congrès).

Il ne faudrait pas arriver à ce que le Conseil devienne un verrou.

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(mercredi)

Hollingsworth v. Perry

Hollingsworth v. Perry est une affaire actuellement en cours devant la Cour suprême des États-Unis et dont l'objet est de décider la constitutionnalité (vis-à-vis de la Constitution de l'Union et spécifiquement de son quatorzième amendement) d'une modification d'initiative populaire à la Constitution de l'État de Californie visant à resteindre le mariage à un homme et une femme (cette initiative faisant elle-même suite à — et ayant pour but d'annuler — une décision de la Cour suprême de l'État de Californie qui trouvait contraire aux clauses de non-discrimination de la Constitution de cet État de limiter le mariage aux couples hétérosexuels).

Le débat contradictoire a eu lieu hier devant la Cour suprême. On peut en trouver l'enregistrement[#] et la transcription ici : ce qui rend intéressantes les affaires devant la Cour suprême des États-Unis, c'est que non seulement elles sont importantes par le fond, mais les arguments vont vraiment à l'essentiel parce que le calendrier de la Cour est très chargé — en l'occurrence, cela tient en moins de 1h30 de débats tout à fait compréhensibles par le non-initié (il y a bien sûr aussi beaucoup de documents écrits annexes, mais il n'est pas nécessaire de les lire pour suivre les arguments).

Outre la question de fond, il y a deux sous-questions intéressantes qui se posent.

La première est procédurale : étant donné que l'État de Californie (i.e., ses représentants élus, et notamment son gouverneur) n'ont pas voulu défendre la réforme constitutionnelle devant les cours fédérales, qui a le droit de le faire ? La Cour suprême de l'État de Californie a jugé que les défenseurs de l'initiative populaire avaient ce droit, mais la question se pose de savoir si cette cour avait effectivement le droit de le décider, i.e., si l'État de Californie peut se faire représenter en justice par quelqu'un qui n'en est pas un représentant officiel (et qui n'est ni élu ni payé par l'État). Cette question est essentielle parce que si les plaignants (=défendant la proposition 8) n'ont pas intérêt à agir au sens de l'article III de la Constitution de l'Union, l'affaire ne sera pas décidée sur le fond — et il est possible que ça arrange tout le monde.

La deuxième question est de savoir dans quelle mesure la décision finale pourra, ou devra, s'appliquer à l'ensemble de l'Union ou seulement à la Californie. Autrement dit, doit-on trouver qu'il est contraire à la Constitution des États-Unis de limiter le droit pour deux personnes de même sexe de se marier (et à vrai dire, personne ne croit sérieusement que la Cour à majorité conservatrice ira dans ce sens), ou seulement, comme l'a fait la Californie, de leur retirer ce droit après le leur avoir trouvé. Mais surtout, ce qui embête les deux parties et les juges, et sur quoi ils passent beaucoup de temps à se gratter la tête, c'est le paradoxe suivant : si on construit l'argument selon lequel la Californie n'a aucune raison rationnelle pour interdire à des couples de même sexe le droit de se marier par le fait qu'elle leur accorde de toute manière des droits absolument équivalents au nom près, alors cela signifie que l'argument ne tiendrait pas dans un État moins protecteur, et donc qu'on trouverait plus normal de pratiquer beaucoup de discrimination que de n'en pratiquer qu'un peu (et donc, comme le juge Breyer le fait remarquer [p. 61–62 du transcript], si la Cour suprême décide que tout État qui accorde aux couples de même sexe un droit d'union civil doit leur accorder le droit de se marier, ceci risquerait d'encourager les États conservateurs à ne pas accorder de tels droits).

Bon, et puis il est toujours intéressant d'écouter Scalia (voir ce que j'en disais ailleurs) jouer au troll en demandant de façon faussement naïve à quel moment précis il serait devenu anticonstitutionnel de limiter le mariage à un homme et une femme, à quel moment la Constitution a été changée sans qu'on le prévienne. (Le vote de Scalia étant sur cette affaire aussi certain que la catholicité du pape, ce qu'il dit a surtout pour but de s'amuser aux dépens des avocats, je suppose.)

Quoi qu'il en soit, il sera intéressant de lire attentivement la décision finale de la Cour, surtout si elle va au-delà de déclarer que les plaignants n'ont pas intérêt à agir.

La question est encore compliquée par le fait que la Cour décide en même temps une autre affaire, United States v. Windsor, dont les débats ont eu lieu aujourd'hui (je n'ai pas eu le temps de lire/écouter) et qui concerne, elle, la constitutionnalité d'une loi fédérale qui prétend limiter la reconnaissance au niveau fédéral du mariage aux couples hétérosexuels : mais ceux qui espèrent que la Cour décidera que le Congrès n'a pas le pouvoir de décider pour les États comment ceux-ci définissent le mariage (et pour le coup, il n'est pas complètement impossible que Scalia soit du bon côté de la majorité !) ont du mal à espérer en même temps qu'elle interdise à la Californie de le faire. Deux affaires à suivre, donc.

[#] Il faut juste faire abstraction de la façon assez pénible qu'a Charles Cooper — l'avocat qui défend la proposition 8 — de bégayer et de demander tout le temps pardon. Je ne sais pas si c'est parce que c'est la première fois qu'il plaide devant la Cour suprême des États-Unis et qu'il est particulièrement impressionné, ou s'il est juste tout le temps comme ça, mais c'est assez horripilant.

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(mercredi)

Considérations intempestives sur l'indépendance de régions

Il y a un certain nombre de régions dans ce qu'on pourrait appeler le first world qui sont, à différents degrés, tentées par demander l'indépendance du pays dont elles font partie : je pense à l'Écosse (du Royaume-Uni), à la Catalogne (de l'Espagne), au Québec (du Canada), et éventuellement à la partie flamande de la Belgique même si la situation y est assez différente parce qu'il s'agirait plus d'un divorce que d'une indépendance ; on peut sans doute ajouter encore beaucoup d'autres exemples (le pays basque ?), mais je ne veux de toute façon parler qu'en généralités donc quelques exemples suffisent.

Il y a évidemment beaucoup à dire sur les raisons de ces revendications indépendantistes. Généralement elles sont culturelles (notamment linguistiques), mais il y a souvent aussi un aspect économique qui intervient, c'est-à-dire différentes variantes de l'argument nous payons plus en impôts pour <pays-ou-fédération> que nous n'en recevons en subventions, argument que je trouve vraiment très triste (en tant que vil gauchiste persuadé que les régions riches doivent payer pour les pauvres, à tous les niveaux). Mais bon, laissons ça de côté, je n'ai d'intérêts ni en Catalogne ni en Espagne, ni en Écosse ni en Angleterre, et si j'ai peut-être un attachement pour le Canada, ça affectera assez peu ma vie si le Québec s'en sépare (et je ne pense pas que cela se produise prochainement, d'ailleurs) : dans tous les cas, j'aurai juste à acheter de nouveaux atlas du monde et ce sera tout ce que ça me fera.

Ce qui est beaucoup moins évoqué, quand le sujet est discuté, ce sont les conséquences et modalités pratiques, et notamment juridiques, de l'indépendance. Je ne sais pas s'il y a un mode d'emploi officiel, une procédure standard, pour séparer un pays : les exemples sont assez rares, et à part le Soudan du Sud, le Timor oriental qui ne sont pas trop dans la situation des exemples que je discute (ni même le Kosovo et le Montenegro), plutôt anciens.

La Catalogne et l'Écosse sont actuellement dans l'Union européenne : il est plausible que, même si elles se séparent de l'Espagne et du Royaume-Uni, elles souhaitent rester dans l'UE. Cela n'a rien d'automatique, il faudrait demander à intégrer l'Union, prévoir un traité (et négocier le nombre de parlementaires, les voix au Conseil, etc.), et le faire signer et ratifier par tous les membres actuels. Ceci peut d'ailleurs donner un moyen de pression aux États dont ces régions feraient sécession même si, en fait, il est clair que l'intérêt au moins économique de toutes les parties impliquées est qu'elles rejoignent l'UE. Dans le cas de la Catalogne, la question est aussi compliquée par la monnaie : si elle devient indépendante, tant qu'elle n'intègre pas formellement l'eurozone, soit elle adopte officieusement l'Euro (comme le font, par exemple, le Monténégro ou Andorre) mais alors elle ne peut pas en créer et ses banques seront limitées par les réserves de sa banque centrale, ce qui n'est pas tenable pour une économie dynamique, soit elle crée sa propre monnaie ad interim, en essayant de la fixer contre l'Euro, ce qui posera de nouveau des problèmes de réserves en plus de nombreuses difficultés pratiques. Là aussi l'Espagne a sans doute un moyen de pression puissant même si, in fine, son intérêt économique est certainement que la Catalogne ait la même monnaie. D'ailleurs, si la Catalogne doit avoir sa propre monnaie, je n'ose imaginer le bordel bancaire qui en résulterait (les comptes sont convertis selon que les banques auraient leur siège à Barcelone ou ailleurs ?).

Il y a aussi la question de la dette. Il n'y a pas de règle à ce sujet : un État souverain peut très bien faire défaut sur sa dette (au moins la partie qu'il contrôle directement : il se peut, bien sûr, que certains de ses avoirs dans d'autres pays soient saisis), et si une province obtient son indépendance, elle peut refuser de prendre une part de la dette, comme le pays dont elle se sépare peut décider de renier la part per capita qui devrait lui échoir, estimant que c'est à cette province de la payer. On peut se demander, dans une telle hypothèse, quelle serait la réaction des jaloux gardiens de la dette (marchés financiers, agences de notation).

Et puis, il y a la question de la citoyenneté. À mon sens, le plus juste dans une situation de sécession serait de laisser à chaque résident de la région concernée le choix de la nationalité qu'il souhaite avoir ; mais je ne suis pas sûr que ce soit la procédure standard, si tant est qu'il y ait une procédure standard, et je peux imaginer que cela soulève beaucoup de difficultés pratiques (ceci dit, n'importe quelle autre option en soulèvera aussi). Si on donne juste la citoyenneté en fonction du lieu de résidence, cela causera des procédures judiciaires intéressantes. Après tout, un Espagnol qui vivrait en Catalogne, ne se sentirait pas du tout Catalan et serait privé de sa nationalité espagnole parce qu'il serait considéré comme Catalan, pourrait très bien essayer de faire valoir devant les cours de justice espagnoles qu'on l'a injustement privé de sa nationalité (qui peut être celle de ses ancêtres depuis fort longtemps) sur la base de son lieu de résidence sans qu'il ait été en tort. Et comme les Catalans et les Écossais sont aussi citoyens de l'Union européenne, dans l'hypothèse où la Catalogne et l'Écosse n'intégreraient pas immédiatement l'UE, la question se pose aussi de savoir s'ils resteraient citoyens de l'Union (l'article 20(1) du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne précise qu'est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un État membre mais ne dit pas explicitement que c'est la seule manière de l'avoir, et ne dit pas vraiment comment on la perd) : je suis sûr que la CJUE se ferait un plaisir de trancher à ce sujet.

Je serais curieux de savoir si ces questions sont évoquées dans les régions concernées. Je ne pense pas qu'il suffise de dire l'intendance suivra comme pour ce qui est de constituer des ambassades (tiens, d'ailleurs, il semble que le Soudan du Sud n'ait pas d'ambassade à Paris, dans l'UE il n'en a qu'à Bruxelles plus une mission à Londres ; tiens, à ce propos, est-ce que ceci serait l'ancienne ambassade de la RDA en France ?). Et si certaines de ces régions obtiennent leur indépendance (mais, à vrai dire, je pense que ça ne se produira pour aucune d'entre elles), il sera intéressant de voir quelles solutions seront adoptées (le plus plausible étant, s'agissant des régions dans l'UE, et si toutes les parties sont de bonnes volonté, de préparer un traité d'accession à l'Union avant l'indépendance de la région).

Mais passons à un sujet plus vert et velu : l'indépendance de l'Île-de-France.

La question peut prêter à rire, mais je pense qu'on aurait tort de ne pas l'envisager sérieusement, ne serait-ce que pour se demander pourquoi, au juste, elle prête plus à rire que l'indépendance de la Catalogne ou de l'Écosse. On pourra répondre que l'Île-de-France n'a pas une culture spécifique : d'une part, je ne suis pas du tout persuadé que ce soit vrai, et c'est un chouïa insultant de suggérer qu'il existe une culture écossaise ou catalane mais pas francilienne. Mais le fait est surtout que s'il n'y en a pas c'est parce que les régions adjacentes ont adopté cette culture (ou ont été forcées de l'adopter), au point que c'est devenu la culture française — mais le fait que les voisins aient adopté la culture qu'on avait signifie-t-il automatiquement qu'on doive les accepter ? à partir du moment où les Catalans auraient le droit de dire aux autres Espagnols en fait, je n'ai pas envie de vivre dans le même pays que vous, pourquoi les Franciliens n'auraient-ils pas ce droit ? Si on accepte l'argument économique, cela fait certainement sens : l'Île-de-France est (après les régions de Londres, Luxembourg, Buxelles, Hambourg et Bratislava) à peu près la sixième plus riche région de l'Union européenne d'après Eurostat (en PIB par habitant ajusté au pouvoir d'achat), elle représente à peu près 30% de l'économie de la France et pourrait très bien fonctionner comme État autonome, il n'y a aucun doute que si les arguments économiques sont recevables pour la Catalogne ils le sont au moins autant pour l'Île-de-France.

Bref, je déclare fondé le mouvement indépendantiste francilien, ou plutôt, je le déclarerai fondé si la Catalogne ou l'Écosse arrivent à obtenir leur indépendance dans de bonnes conditions et à rester dans l'UE. Pas seulement que je sois curieux de savoir où la France mettrait sa capitale (Bordeaux, peut-être, comme à chaque fois que les Allemands s'approchent de Paris ?), mais aussi qu'en bon antinationaliste enragé j'aime bien l'idée de détruire les états-nations et les remplacer par des machins sans aucune identité. Comme l'Île-de-France et l'Europe ? Ben pourquoi pas, oui.

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(jeudi)

Le Club contexte et le Gouvernement

Mon influence auprès des grands de ce monde est telle que j'ai réussi à ne pas être nommé Premier ministre ni à un poste quelconque au gouvernement (ni en France ni, d'ailleurs, en Grèce, ce qui aurait été encore bien plus catastrophique). Puisque je suis, donc, totalement rassuré sur mon sort, je reste à mes fonctions de directeur exécutif ex officio, secrétaire général pro tempore, administrateur ad hoc et semper fidelis du Club contexte qui noyaute la République de l'intérieur, et je vais vous parler des étiquettes gouvernementales.

Le fait que la Constitution de la Ve République française a été écrite sous l'influence du Club contexte se voit assez nettement quand on compare l'article 15 (Le Président de la République est le chef des armées), l'article 21 (Le Premier ministre […] est responsable de la défense nationale) et l'article 20 (Le Gouvernement […] dispose […] de la force armée) : quelqu'un de très fort a réussi à trouver des termes dont on ne peut pas dire qu'ils sont explicitement contradictoires, mais dont il soit néanmoins impossible de savoir exactement comment ça se fait qu'ils ne se marchent pas sur les pieds. Ce quelqu'un a dû prendre des cours dans ces administrations ou organisations qui sont capables d'avoir simultanément un président, un directeur exécutif, un secrétaire général, un administrateur en chef et pourquoi pas un grand mamamouchi sans qu'on sache comment ces fonctions interagissent.

Mais les choses avaient déjà bien commencé auparavant. La IIIe République avait donné (le 31 août 1871, par la loi Rivet) à Thiers le titre de président de la République parce qu'il était mécontent de celui de chef du pouvoir exécutif (concéder ce titre n'a pas empêché l'Assemblée, à majorité monarchiste, d'encadrer strictement la manière dont le président pouvait s'adresser à elle, dans ce que Thiers a qualifié de cérémonial chinois et dont l'absurdité subsite jusqu'à maintenant). Mais qui est, au juste, le chef du Gouvernement ? Il était prévu que ce fût le président de la République ; il devait avoir un adjoint : un décret du 2 septembre 1871 prescrit : Le Président de la République, en cas d'absence ou d'empêchement, délègue à l'un des ministres le droit de convoquer le conseil et de le présider. Le ministre délégué portera le titre de Vice-président du Conseil des ministres. Et de fait, jusqu'en mars 1876, sous les présidences de Thiers et MacMahon, c'est ce titre de vice-président du Conseil des ministres (le seul mentionné par les lois constitutionnelles de 1875) qui a été porté par Dufaure, de Broglie, de Cissey et Buffet ; puis, le 9 mars 1876, suite aux élections législatives ayant donné une majorité à la gauche républicaine, Dufaure revient avec cette fois le titre de président du Conseil (qui avait existé sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, et disparu en 1849), et qui sera utilisé jusqu'à la fin de la IIIe et sous la IVe Républiques. Thiers avait démissionné en 1873 n'ayant pas pu s'entendre avec une Chambre royaliste, MacMahon démissionne en 1879 faute de pouvoir soumettre une Chambre républicaine : désormais, ce sera le président du Conseil le véritable chef du Gouvernement… même si c'est le président de la République qui formellement préside le Conseil [des ministres]. Le Club contexte salue toutes ces péripéties, donc.

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(mardi)

De la légalité de fabriquer des « vrais faux »

Une question de droit théorique qui n'est peut-être pas si théorique que ça : est-il légal de fabriquer des faux documents si tout le contenu de ces documents est vrai ?

Cette question se décline en quantité de variantes. Une variante pour laquelle la réponse est très certainement non (i.e., ce n'est pas légal) consisterait à fabriquer une pièce d'identité contrefaite, par exemple, mais à laquelle le porteur aurait droit et sur laquelle tous les renseignements soient rigoureusement exacts : quelqu'un qui est Français se fait faire une fausse carte d'identité française où rien n'est mensonger. C'est très certainement illégal, mais ce serait intéressant de savoir comment la justice prendrait la chose, et ça pourrait être une forme de protestation civique intéressante dans une situation de blocage juridique (par exemple si quelqu'un a effectivement la nationalité française mais l'Administration refuse de la lui reconnaître et la Justice traîne). En revanche, une variante qui est légale, au moins dans certaines juridictions (je soupçonne que la France n'en fait pas partie) consiste à fabriquer des documents d'identité ostensiblement au nom d'un pays qui n'existe pas, genre les British West Indies (qui existent comme terme géographique mais pas comme État) : on parle de camouflage passport en anglais, et l'utilité de ces choses peut être, par exemple, de fournir un truc à quelqu'un qui vous demande une pièce d'identité sans aucune raison valable. Évidemment, la frontière entre faire un document complètement fantaisie (la chaîne de supermarchés Foobarmarchés peut très bien proposer une carte de fidélité avec la photo du client et l'appeler passeport, je doute que ce soit illégal) et un document qui fait tout pour ressembler à un « vrai » passeport risque d'être ténue, de même d'ailleurs qu'il est sans doute légal d'imprimer des billets en zorkmids avec une photo de Belwit the Flat, mais c'est sans doute moins clair si les billets ont l'air trop vrais.

Mais à part les papiers d'identité, un autre cas que je me pose est celui des justificatifs de domicile, ces papiers à la con dont les administrations françaises (et même certains services privés) raffolent et dont la seule fonction semble être d'emmerder leurs administrés (parce que, vraiment, à part l'inscription sur les listes électorales, je ne vois guère d'usage légitime de ces merdes). Si je peux me pointer avec comme justificatif de domicile un relevé de mon fournisseur d'accès Internet dont personne n'a jamais entendu parler, ou un relevé de charges de mon immeuble établi par un syndic bénévole, ces documents n'ayant de toute façon rien de vérifiable, est-ce que je ne peux pas imprimer moi-même une facture de la part de Foobar Télécom adressée à ma vraie adresse ?

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(dimanche)

Droit pénal comparé, quelques réflexions décousues

Pour tenter de trouver une réponse à une question que je me posais récemment, je me suis acheté un livre de droit pénal comparé (avec ce titre, par Jean Pradel, chez Dalloz dans la collection des Précis, 3e édition 2008). J'ai ajouté à mon entrée passée quelques précisions sur la question précise que je m'y posais (celle du cumul des peines), même si je ne m'estime pas encore totalement Éclairé.

Je suis un peu déçu. D'abord par le peu de place accordé dans une librairie spécialisée en droit (en l'occurrence la librairie Dalloz de la rue Soufflot) au droit comparé (en fait, je n'ai pas du tout trouvé de rayon de droit comparé : le livre de droit pénal comparé était rangé sous droit pénal) ; peut-être parce que ça n'intéresse pas tant les juristes positifs (que j'aime ce terme…) mais seulement les philosophes du droit : seulement, en fait, cela devrait intéresser tout le monde, parce que le droit comparé devrait à mon avis être une question politique suprêmement importante (au vu de la diversité des droits existants sur la planète, quel est le meilleur, ou du moins, quel est celui dans le sens duquel nous voulons voir évoluer le droit de notre pays ?). Ensuite, par le fait que, justement, la question semble abordée avant tout du point de vue descriptif (tel pays fait gnagnagna, tel autre pays fait blablabla), sans qu'on se demande au juste pourquoi les choses sont ainsi et ce qui est préférable ou du moins quels sont les arguments utilisés pour défendre gnagnagna et ceux utilisés pour défendre blablabla, ou encore quelles sont les conséquences heureuses ou malheureuses observées de tel et tel système. Enfin, je suis déçu de voir que beaucoup de livres de droit comparé ont l'air vraiment mal maintenus à jour, et j'en ai vu un certain nombre qui continuent à parler (malgré une édition supposément récente) de droits des pays socialistes (sic : et je pense qu'ils ne faisaient pas seulement référence à la Chine et Cuba). Ceci étant, le livre que j'ai acheté n'est pas mauvais (même si l'auteur ne semble pas trop savoir s'il veut rester au niveau purement descriptif ou s'il a le droit de se livrer à quelques remarques d'ordre politique pour affirmer que tel système souffre de tel inconvénient), et il est en tout cas fort clairement écrit.

C'est quelque chose qui, mentalement, a tendance à m'énerver, que l'arbitraire des choix opérés par le droit d'un pays. On est censé croire, paraît-il, que dans une démocratie les lois émanent de la volonté des peuples, et en particulier que les systèmes juridiques sont des conséquences soit de décisions rationnelles soit au moins de la sensibilité diverse des peuples et de leur préférence pour tel ou tel mode de fonctionnement. Mais le croit-on vraiment ? Croit-on vraiment que la distinction entre common law et droit codifié correspond à une différence de sensibilité entre les peuples anglo-saxons et les peuples latins ou germaniques ? Ou que la dualité en droit français entre justice judiciaire et justice administrative émane de la volonté du peuple et pas juste d'un accident de l'histoire ? [#] On comprend qu'on n'ait ni l'envie ni la possibilité de changer ce que des siècles d'histoire ont accumulé comme tradition juridique, mais sur des questions plus étroites, on se demande s'il est pertinent que chaque législateur (notamment en Europe) fasse de son côté sa petite tambouille à inventer des solutions ad hoc au lieu de chercher à s'harmoniser sur des principes issus d'une réflexion internationale.

Je suis peut-être ingénument fouriériste en suggérant cela, mais j'ai tout de même l'impression qu'il serait utile que les spécialistes du droit comparé, éventuellement alliés dans le cadre d'un think tank à des personnalités plus politiques, publiassent des textes de droit idéal, c'est-à-dire des propositions in abstracto de ce que pourrait être le droit (constitutionnel, pénal, civil, etc.), décliné en différentes variantes, dans un pays idéalement respectueux des droits de l'homme ou de tous autres principes incarnés par le think tank en question. Ceci fournirait une référence claire pour le législateur qui, ensuite, voudrait appliquer ces principes dans son droit positif. Je ne sais pas si de tels recueils de droit idéal existent, mais si c'est le cas, ils sont pour le moins discrets.

Parmi les domaines où règne la plus grande confusion, si j'en crois mon livre, il y a celui de la définition précise du rôle et de l'action du ministère public. Dans certains pays le ministère public est seul à pouvoir mener une poursuite pénale, dans d'autres tout citoyen peut le faire, ou parfois seulement la victime d'une infraction ou certaines personnes ou associations plus ou moins visées ; dans certains cas et dans certains pays la victime peut obliger le ministère public à poursuivre, ou au contraire le lui interdire… Dans certains pays, le ministère public est tenu de poursuivre les infractions dont il a connaissance, dans d'autres il a le pouvoir discrétionnaire de classer sans suite, mais il bien sûr des exceptions et des exceptions aux exceptions. Parfois le ministère public a des pouvoirs spéciaux, parfois il est une partie au procès comme une autre. On a l'impression que personne ne sait très bien à quoi doit servir au juste le ministère public, et s'il doit être une sorte de juge-avant-le-juge, autorité indépendante, ou d'avocat de l'État (mais non, les avocats qui défendent l'État dans les pays où on peut l'attaquer en justice ne sont pas les mêmes que ceux qui représentent au pénal le ministère public), ou de représentant de la collectivité… on ne sait pas non plus bien s'ils doivent forcément accuser, ou s'ils doivent rechercher la vérité et d'éventuelles preuves à décharge, ou quoi. (En France, il arrive bien que le ministère public plaide la relaxe si l'action judiciaire est menée par une partie civile. Mais en fonction de quoi un parquetier décide-t-il cela ?) Doivent-ils diriger l'enquête de police ou la surveiller, ou encore représenter l'accusation face à la défense comme parties égales devant un magistrat enquêteur indépendant ? On ne sait même pas si les agents du ministère public doivent être indépendants, ou doivent obéir aux ordres de leur hiérarchie, et dans ce cas quel doit être le sommet de cette hiérarchie (si c'est le ministère de la Justice et si seul le ministère public a le pouvoir de lancer des poursuites, on a un évident problème quand il s'agit de poursuivre le ministre de la Justice ou un autre membre du gouvernement). Et évidemment il y a la question houleuse de savoir si ces gens doivent être élus. Bref, comme je le disais, il y a une immense confusion : à peu près tout le monde semble d'accord sur le fait qu'il faut un ministère public (pour que puissent avoir lieu des débats contradictoires devant un juge impartial, il faut forcément une accusation), mais le consensus s'arrête là, même si on se place à l'intérieur d'un système plus étroit (par exemple : procédure accusatoire ou inquisitoire). Une fois constatée cette grande diversité dans le rôle ou la compréhension du rôle du ministère public, il faut peut-être se demander : qu'est-ce qui fonctionne le mieux ? et quels sont les avantages de tel ou tel système ? ne devrait-on pas chercher une convergence ou une synthèse entre des pays dont les systèmes ne sont pas a priori trop incompatibles pour commencer ? Malheureusement, je reste totalement ignorant là-dessus.

Je pourrais raconter quelque chose de semblable sur la façon dont fonctionne les voies de recours contre une décision de justice (en France, essentiellement, l'appel et la cassation, plus éventuellement la révision d'un procès). Même sans aller chercher dans le détail des noms des cours, le fonctionnement le plus basique du système de recours (ou d'ailleurs la simple prémisse qu'on peut interjeter appel après un procès criminel) sont sujets à d'innombrables variations qui semblent plus traduire des imaginations ayant vagabondé au hasard des accidents de l'histoire qu'une réflexion sensée sur la façon dont on veut fabriquer un système juste avec aussi peu d'arbitraire que possible.

Bon, cette entrée de blog devient aussi bordélique et décousue que le chaos que je prétends dénoncer, donc je devrais la terminer ici. Je termine quand même par un lien qui n'a que très peu de rapport avec ce que je disais, mais sur lequel je suis tombé en cherchant des informations sur des sujets connexes : un article de Lord Mance sur la « Constitution » du Royaume-Uni qui évoque des questions intéressantes de droit constitutionnel et de hiérarchie des normes, et leur application au droit judiciaire.

Et aussi une question naïve qui me vient à l'esprit : si aux États-Unis un prévenu reconnaît sa culpabilité (parce que les charges contre lui sont complètement évidentes) mais souhaite bâtir toute sa défense autour de circonstances atténuantes, comment le système fonctionne-t-il ? Toutes les descriptions que je lis des différents systèmes judiciaires américains semblent indiquer qu'on doit soit plaider non-coupable (ce qui semble incohérent si on admet sa culpabilité) soit plaider coupable (ce qui implique de négocier la sentence avec le procureur et de ne pas pouvoir ensuite faire appel, ce qui n'est pas admissible si on souhaite justement faire valoir une circonstance atténuante que le procureur ne reconnaît pas forcément, ou faire appel si on n'est pas d'accord avec ce que le procureur propose).

[#] À ce sujet, j'aimerais voir le résultat de l'expérience suivante : devant des jurys de citoyens de différents pays du monde, d'éminents juristes et spécialistes de tous les pays viendraient débattre pour exposer de façon simple, puis défendre ou critiquer, les différents grands choix qui existent entre les systèmes juridiques ; puis le jury de citoyens de chaque pays devrait voter (de façon éclairée par le débat venant d'avoir lieu) sur ce qui lui semblent les meilleurs principes de droit, et on pourrait mesurer si oui ou non cela correspond aux choix que le pays en question a effectivement pris, et en renouvelant l'expérience suffisamment de fois (pour estomper les accidents dus aux hasards du débat) on pourrait mesurer si oui ou non la démocratie fonctionne vraiment : après tout, c'est quelque chose d'amenable à l'expérience. (Et pas seulement dans le domaine du droit, d'ailleurs, je ne prends ça que comme exemple.) Mais là je touche à un autre sujet sur lequel je me suis promis de ranter un autre jour, à savoir l'arbitraire et la non-reproductibilité des choix collectifs, donc je ne m'étends pas plus.

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(vendredi)

Quels pays pratiquent l'additivité pénale ?

Aux États-Unis (dans tous les états de l'Union, je crois), quand on est condamné pour deux infractions pénales X et Y, on encourt potentiellement la somme des deux peines encourues pour chacune de ces infractions séparément. (Même si X et Y sont deux instances de la même infraction, et d'ailleurs y compris si on a commis 1000000 fois la même infraction, on encourt 1000000 fois la peine, ce qui donne des résultats totalement absurdes.) Ceci vaut d'ailleurs, je crois, non seulement pour la peine maximale encourue, mais aussi dans beaucoup de cas pour la peine minimale (ce qui est encore beaucoup plus absurde à mes yeux, mais en fait déjà l'existence d'une peine minimale me semble répugnante). Il y a un certain nombre d'exceptions et de complications (de cas de concurrent sentencing, c'est-à-dire de non-additivité, notamment souvent si les deux infractions sont constituées par un seul acte, mais encore pas toujours), mais la règle générale reste le consecutive sentencing, c'est-à-dire l'additivité des sentences.

En France, ce n'est pas le cas, on encourt la peine la plus sévère. Là aussi, il y a des complications : les amendes pour les contraventions s'ajoutent, les peines de nature différente (prison et amende) s'ajoutent aussi, et il y a des cas spéciaux explicitement prévus dans le Code pénal (voyez par exemple l'article 311-4 du Code pénal : le vol, passible normalement de 3 ans d'emprisonnement + 45000€ d'emande, monte à 5 ans + 75000€ si vous avez une circonstance agravante parmi toute une liste, 7 ans + 100000€ si vous en avez deux, et 10 ans + 150000€ si vous en avez trois ou plus — et ça stagne là parce qu'un délit n'est jamais puni de plus de dix ans d'emprisonnement). Mais la règle générale reste la non-additivité pénale.

Ça semble être une distinction très importante en droit pénal comparé. Je voudrais bien savoir, notamment, quels pays du monde ont des peines additives et lesquels utilisent la peine la plus lourde (ou s'il y a d'autres systèmes, comme une règle sous-additive générale donne une formule mathématique explicite avec une fonction concave ou quelque chose du genre). La distinction suit-elle, par exemple, grosso modo la distinction du droit civil entre common law (droit jurisprudentiel) versus pays de droit « romano-germanique » (doit codifié) ? J'ai utilisé tout mon karma Google et Wikipédia pour essayer de répondre à cette question et soit je ne suis vraiment pas doué pour les recherches (mais l'absence de mot-clé connu de moi n'aide certainement pas) soit personne n'en parle sur le Web. J'ai aussi un bouquin de droit comparé (Les grands systèmes de droit contemporains de David et Jauffret-Spinosi), même s'il parle principalement de droit et de procédure civiles, qui ne semble même pas évoquer la question ; il faut dire qu'il n'a pas l'air terrible.

Et ce serait aussi intéressant d'avoir l'historique de cette question : je suppose que le débat de savoir si les peines doivent s'ajouter ou se recouvrir a dû être posé il y a très longtemps, et que beaucoup de grands penseurs ont dû donner un avis là-dessus (enfin, peut-être pas, sinon Google donnerait plus facilement des réponses) : qu'est-ce qui a fait que la France a suivi la voie de la non-additivité ? À quand remonte cette décision ?

Mise à jour () : Dans un précis de droit pénal comparé que j'ai acheté, je trouve quelques éléments de réponse (la version abrégée étant : c'est compliqué, mais les États-Unis sont à une extrême et la France plutôt à l'autre) :

¶571. S'agissant du cumul réel (ou matériel) d'infractions, trois systèmes sont concevables. Selon le premier, dit du cumul matériel des peines, le juge prononce et additionne toutes les peines sanctionnant chaque infraction. Selon le second, dit du non cumul des peines, une seule peine est prononcée, celle qui 'ait encourue pour l'infraction la plus grave. Enfin dans un troisième système, intermédiaire, celui du cumul juridique, le juge ne prononce qu'une seule peine, mais qui est supérieure au maximum prévu pour l'infraction la plus grave, les faits les moins graves étant en somme des circonstances aggravantes de l'infraction la plus grave. La doctrine dominante, un peu partout, a toujours manifesté une certaine faveur pour le cumul juridique, même si sa mise en œuvre est souvent délicate.

Quel parti adoptent les droits positifs ? Jadis le système du cumul des peines avait le vent en poupe. Aujourd'hui, il est en recul car le non cumul des peines et le cumul juridique se partagent les faveurs des legislateurs. En outre parfois, le législateur en adoptant en principe un système déterminé, en consacre en outre un autre à titre exceptionnel, voire admet des règles originales.

Le cumul matériel des peines est consacré par le Code pénal espagnol, mais selon une distinction où intervient une règle originale. […] Le temps total de privation de liberté ne peut dépasser en principe le triple du temps de la plus grave des peines (art. 76 CP). […] Si les diverses infractions procèdent d'un plan preconcerté et intéressent la même disposition pénale ou des dispositions de nature égale ou comparable, une seule infraction est censée avoir été commise et, en conséquence, une seule peine est prononcée, sauf à observer que son plafond est porté à la moitié supérieure de maximum légal. Ainsi l'Espagne, en adoptant le cumul matériel en tempère les excès.

[…] Le cumul juridique se rencontre très fréquemment et par exemple en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas, en Suède, en Hongrie… Apportons quelqeus précisions. L'article 49 CP suisse décide que le juge condamnera (le délinquant) à la peine la plus grave et en augmentera la durée d'après les circonstances, mais pas au-delà de la moitié en sus du maximum de la peine prévue pour cette infraction. En Italie, des règles plus complexes ont été posées par les articles 71 et suivants CP. D'abord la peine ne peut dépasser cinq fois le maximum de la peine la plus forte, avec en outre l'existence de plafonds correcteurs : ainsi la réclusion ne peut dépasser trente ans et l'emprisonnement six ans, l'amende pour délit (multa) ne peut dépasser 15 493,71 euros et l'amende pour contravention (ammenda) 3 098,74 euros. Enfin, et toujours en Italie, on retrouve le système espagnol de l'infraction continuée. […]

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(dimanche)

Quel est le rôle d'un juge ?

Histoire d'écrire non pas trois mais quatre entrées datées d'aujourd'hui, je signale cette transcription d'un débat (tenu en 2005) sur laquelle je suis tombée, entre Antonin Scalia et Stephen Breyer, deux juges de la Cour suprême des États-Unis d'Amérique, le premier étant classé comme notoirement conservateur, l'autre comme notoirement libéral. Le thème du débat est de savoir s'il est souhaitable que les juges (américains) fassent référence, dans leurs opinions, à des jugements de cours étrangères et s'en inspirent. Mais à travers ce débat, il y en a un autre, plus fondamental, qui surgit çà et là : sur la conception même de ce qu'est un juge, et de sur quoi il doit se baser pour juger.

Scalia a une position très stricte : un juge ne doit pas avoir de rôle politique, il ne doit pas se laisser influencer par son sens de la morale et ce n'est pas non plus à lui de présupposer des évolutions de la société, et donc il doit appliquer la Loi telle qu'elle est écrite, et notamment la Constitution avec le sens (immuable) qu'elle avait pour ceux qui l'ont écrite (la doctrine dite originaliste). En particulier, il ne voit rien dans la Constitution des États-Unis qui protège le droit à l'avortement ou qui interdise aux États de pénaliser des pratiques sexuelles entre adultes consentants (deux célèbres décisions de la Cour où il s'est retrouvé en minorité) : si on croit ses arguments, ce n'est pas lui qui est conservateur (un autre juge proche de ces thèses a d'ailleurs qualifié la loi texane interdisant la sodomie d'étrangement ridicule, tout en la trouvant conforme à la Constitution), c'est juste qu'il ne considère pas qu'il soit son rôle de faire de la politique — selon lui, ce sont aux législateurs de passer les lois qui correspondent aux évolutions de la société. (On se doute aussi qu'il est opposé à ce que les juges fassent référence à des jugements de cours étrangères : c'est, selon lui, au législateur de s'inspirer de ce qu'il y a de bien dans les juridictions étrangères, ce n'est pas au juge de mettre son nez dedans.) Quant à l'interprétation immuable de la Constitution, elle est, selon Scalia, importante pour des raisons de stabilité juridique : si on l'interprète selon les progrès de la société, rien ne dit que ces progrès iront toujours dans le même sens ; pour la même raison, Scalia est un fervent défenseur du stare decisis (s'en tenir à la jurisprudence établie par la Cour).

C'est une position qui ne manque pas de cohérence. Là où on l'attaque souvent, c'est en demandant comment Scalia aurait voté dans les affaires Plessy v. Ferguson (celle qui a ouvert la voie à la discrimination raciale) et Brown v. Board of Education (celle qui y a mis fin), cette dernière, qu'il est maintenant inimaginable de critiquer, étant incontestablement « politique », et par ailleurs un revirement de jurisprudence, deux choses que Scalia décrie. Il m'a l'air important que le juge sache parfois appeler de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain (donc éviter la tyrannie de la majorité), pour reprendre les mots de Tocqueville que j'avais déjà cités en présentant la façon dont je conçois la démocratie.

On comprend qu'il ne soit pas très souhaitable que les juges à la Cour suprême des États-Unis aient des positions politiques. Surtout qu'ils sont nommés à vie et risquent de devenir des super hommes politiques, responsables devant personne, rédigeant des opinions, et même des opinions minoritaires, où ils ne manquent pas d'étaler des convictions idéologiques, démissionnant au moment où ils prévoient qu'un président pourra nommer un successeur de la même couleur politique, bref, je ne suis pas sûr qu'on doive envier cette Cour. Ceci dit, a contrario, le Conseil constitutionnel français est nommé par un processus éminemment politique, et je ne suis pas sûr que l'opacité complète qui l'entoure (ses décisions sont à peu près illisibles pour le non-juristes, contrairement à celles de la Cour suprême des États-Unis, qui se lisent souvent comme un roman, récapitulant clairement les faits, expliquant le raisonnement et les règles appliquées, etc. ; les membres du Conseil constitutionnel ne disent pas pour quoi ils ont voté ni pour quelles raisons, on ne connaît que la décision finale), je ne suis pas sûr que cette opacité soit très souhaitable ni soit un gage de neutralité politique. L'ennui, comme d'habitude, c'est que ces institutions se retrouvent avec des modes de fonctionnement hérités de l'histoire, et que personne n'a vraiment rationnellement choisi : personne ne s'est demandé au juste, quelle est la bonne façon d'avoir une Cour suprême pour appliquer les normes fondamentales en évitant les écueils à la fois de la tyrannie de la majorité et celle de la dictature des juges. (En général, les juristes français vous expliquent que le système français est le meilleur possible dans le meilleur des mondes possibles, et les juristes américains vous expliquent à peu près la même chose, mutatis mutandis.)

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(mardi)

Qui invente les règles de la paperasse administrative ?

Je me suis déjà souvent plaint de l'absurdité, de l'incohérence, et de l'incompréhensibilité des règles qui régissent les tracasseries administratives et bureaucratiques. En l'occurrence, je voudrais faire renouveler ma carte d'identité (j'ai un passeport valable, mais je trouverais mieux d'avoir aussi une carte d'identité valable pour toute la durée de mon séjour à Berlin, celle que j'ai actuellement expirant en plein milieu). J'arrive à l'antenne de police avec toutes les pièces listées ici, et quelques unes en plus… Un acte de naissance de moi-même et un autre de ma mère, en prévision de la possibilité qu'on mette en doute ma nationalité, trois justificatifs de domicile pour multiplier les probabilités qu'au moins un soit acceptable (facture d'assurance de l'appartement, relevé de charges syndicales, et avis de taxe d'habitation : je soupçonne vaguement qu'on va me dire que rien de tout ça ne convient et qu'il faut obligatoirement une facture EDF ou téléphone). Évidemment, un problème informatique (sic : l'excuse qui marche à tous les coups) faisait qu'on ne pouvait pas recevoir ma demande, et de toute façon on a trouvé à redire à tout ce que j'avais (les photos n'étaient pas bonnes — apparemment le format demandé a changé depuis la dernière fois que j'en ai fait faire —, et on me demande de fournir deux photocopies recto-verso de mon ancienne carte d'identité en plus de la carte elle-même, et aussi des photocopies de mes justificatifs de domicile en plus des originaux).

Il y a plein de problèmes avec la façon dont ce genre de démarches se fait. D'abord, il y a la façon dont l'administration demande à ses administrés d'accomplir de menues tâches de secrétariat à sa place. Le fait de demander un document et sa photocopie est archétypique en la matière : on se demande pourquoi les agents qui reçoivent la demande (et qui sont assermentés) ne peuvent pas contrôler les pièces présentées sur place, mais en tout état de cause, s'ils veulent une photocopie, ils peuvent très bien la faire à partir des documents présentés. Je peux dire la même chose des demandes d'acte d'état-civil : pourquoi diable est-ce au demandeur de faire la communication entre l'administration française et l'administration française, au lieu que ce soit directement l'autorité délivrant la pièce d'identité qui aille vérifier l'état-civil si elle en ressent le besoin ? Je passe sur les renseignements qu'on doit fournir n fois : vous savez, la date de naissance de mon père, elle ne va pas bouger, si je vous l'ai donnée pour établir la précédente demande, c'est insupportablement crétin de me la redemander pour un renouvellement de la même pièce d'identité. (A contrario, la taille indiquée sur ma carte d'identité est un peu surestimée, je ne sais plus d'où elle sort, j'hésite à donner une valeur plus correcte vu que je ne sais pas s'ils comparent les données fournies à celles de la précédente demande.)

Ensuite, il y a les documents dont on ne sait pas ce que c'est exactement, et qui ne prouvent en fait rien. Notamment les justificatifs de domicile : personne ne sait au juste ce que c'est qu'un justificatif de domicile, ce qui est admis ou pas change au gré du bon vouloir du bureaucrate, et dans le cas de l'établissement d'une pièce d'identité c'est totalement stupide d'en demander un vu qu'il n'est pas obligatoire de déclarer les changements d'adresse. C'est juste une connerie qui ne prouve rien du tout et qu'on demande à chaque fois, probablement pour pouvoir emmerder un peu plus les SDF.

Il y a évidemment les conneries administratives qui viennent des conneries sous-jacentes de la loi qui est appliquée : la loi sur la nationalité française est un tissu d'absurdités (récapitulé ici par un blogueur célèbre) tricoté par des générations d'hommes politiques pas assez déterminés pour tout remettre à plat mais tout de même assez pour ajouter leur petite crotte de ragondin à l'édifice. À cause d'elle, quand on fait une demande, il faut mettre une croix à côté de la raison pour laquelle on est Français. Il y a par exemple vous êtes né(e) en France et l'un au moins de vos parents est né en France versus vous êtes né(e) en France et l'un au moins de vos parents est français et vous n'êtes pas né(e) en France et l'un au moins de vos parents est né en France : remarquez que les deux premières conditions ne sont pas exclusives (mais il faut quand même choisir entre elles), et que les deux dernières introduisent une dichotomie bizarre (si le fait qu'un parent soit français suffit à donner la nationalité française, pourquoi se soucier de distinguer selon que le demandeur est lui-même né en France ?). Mes neurones à calcul propositionnel sont tout retournés par tant de stupidité.

Il y a aussi les exigences gratuites et vexatoires, comme celles sur les photos d'identité : format exigé très précis, surtout ne pas sourire même un tout petit peu, ne pas porter des lunettes de peur qu'il y ait le moindre début de commencement de reflet dedans, etc. Celui qui a décidé toutes ces règles est un petit connard qui voulait probablement faire valoir son importance, en faisant passer ces règles pour de la sécurité, et en imposant de fait ses caprices débiles à des millions de gens (voire des dizaines ou des centaines de millions de gens, car je n'exclus pas que des règles aussi stupides et arbitraires soient décidées au niveau international).

Car enfin, il y a tout le théâtre totalement pipo pour faire croire qu'il y a de la sécurité dans l'histoire. Car on met toutes sortes de mesures de sécurité débiles, on demande des documents à n'en plus finir pour prouver que les gens sont bien de nationalité française, on met des mesures anti-contrefaçon dans les pièces d'identité elles-mêmes, mais, finalement, une chose qu'on ne vérifie essentiellement pas, pour établir une pièce d'identité, c'est l'identité du demandeur ! J'ai l'impression que si je voulais obtenir une pièce au nom de Pierre Dupont (un Monsieur qui existe vraiment, qui aurait vaguement mon âge, et dont je connais la date et le lieu de naissance), avec ma photo dessus, ce serait excessivement facile : il faut une copie intégrale d'acte de naissance de ce Monsieur (qu'il est illégal mais néanmoins très facile de demander sans être lui), des justificatifs de domicile à son nom (c'est encore plus facile), et c'est tout. Il est vrai qu'il y a un problème pas du tout évident, et presque philosophique, qui est d'établir ce que c'est, au juste, que l'identité d'une personne (après tout, il doit bien recevoir un premier papier prouvant son identité, et avant ça, par définition, il n'en a aucun), et on peut se poser la question de ce que doit faire quelqu'un qui serait soudainement frappé d'amnésie et qui n'aurait aucun papier, aucun nom connu, rien de la sorte. Mais même si la question est un peu épineuse, aucun commencement de début de tentative n'a été faite pour la résoudre.

Toujours est-il que je me demande : qui, au juste, invente les règles de ce genre ? Quel est le petit con qui décide qu'il faudra fournir une photocopie recto-verso de la carte d'identité ? Qu'il faudra des photos de telle ou telle taille ? Juridiquement, tout ceci est décidé par des lois, des décrets, des arrêtés, voire des circulaires du ministère de l'Intérieur. Mais ce n'est pas ce qui m'intéresse : j'imagine que ce n'est pas le ministre lui-même qui prend les petites décisions vexatoires et débiles (de minimis non curat prætor) : j'aimerais vraiment savoir qui (ou quel comité), au juste, a vraiment pris la décision soumise à la signature du ministre, comment elle a été élaborée, comment ces gens sont formés, et comment il est possible qu'ils arrivent à pondre des règles dont la seule fin apparente est de rendre les choses gratuitement pénibles.

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(dimanche)

Un peu de politique : l'Europe, l'Irlande, Guantánamo et les cours suprêmes

Je ne sais pas trop quoi penser du résultat du résultat du referendum irlandais.

Au moment du vote en France j'étais modérément favorable au traité constitutionnel (de Rome), même si je pensais que les arguments des deux camps étaient ridiculement enflés (je crois que ce traité n'aurait eu finalement qu'assez peu de conséquences, malgré son auto-proclamation comme constitutionnel). Ce traité constitutionnel avait au moins un mérite indiscutable, c'était d'éliminer l'écriture sous forme de diffs, c'est-à-dire ce style inimitablement pénible des traités européens qui procèdent par amendements sur le Traité instituant la Communauté économique européenne (traité de Rome de 1957) et le Traité sur l'Union européenne (traité de Maastricht de 1992). Le traité de Lisbonne, lui, il ressemble à ceci :

Article 2

Le traité instituant la Communauté européenne est modifié conformément aux dispositions du présent article.

1) L'intitulé du traité est remplacé par : Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

A. MODIFICATIONS HORIZONTALES

2) Dans tout le traité :

  • a) les mots la Communauté ou la Communauté européenne sont remplacés par l'Union, les mots des Communautés européennes ou de la CEE sont remplacés par de l'Union européenne et l'adjectif communautaire est remplacé par de l'Union, à l'exclusion de l'article 299, paragraphe 6, point c), renuméroté 311bis, paragraphe 5, point c). En ce qui concerne l'article 136, premier alinéa, la modification qui précède ne s'applique qu'à la mention de La Communauté ;
  • b) les mots le présent traité, du présent traité et au présent traité sont remplacés, respectivement, par les traités, des traités et aux traités et, le cas échéant, le verbe et les adjectifs qui suivent sont mis au pluriel ; le présent point ne s'applique pas à l'article 182, troisième alinéa, et aux articles 312 et 313 ;
  • c) les mots le Conseil, statuant conformément à la procédure visée à l'article 251, le Conseil, statuant selon la procédure visée à l'article 251 ou le Conseil, agissant conformément à la procédure visée à l'article 251 sont remplacés par le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire et les mots la procédure visée à l'article 251 sont remplacés par la procédure législative ordinaire et, le cas échéant, le verbe qui suit est mis au pluriel ;
  • d) les mots statuant à la majorité qualifiée et à la majorité qualifiée sont supprimés ;
  • e) les mots Conseil réuni au niveau des chefs d'État ou de gouvernement sont remplacés par Conseil européen ;
  • f) les mots institutions ou organes et institutions et organes sont remplacés par institutions, organes ou organismes, à l'exception de l'article 193, premier alinéa ;
  • g) les mots marché commun sont remplacés par marché intérieur ;
  • h) le mot écu est remplacé par euro ;
  • i) les mots États membres ne faisant pas l'objet d'une dérogation sont remplacés par États membres dont la monnaie est l'euro ;
  • j) le sigle BCE est remplacée par les mots Banque centrale européenne ;
  • k) les mots statuts du SEBC sont remplacés par statuts du SEBC et de la BCE ;
  • l) les mots comité prévu à l'article 114 et comité visé à l'article 114 sont remplacés par comité économique et financier ;
  • m) les mots statut de la Cour de justice ou statut de la Cour sont remplacés par statut de la Cour de justice de l'Union européenne ;
  • n) les mots Tribunal de première instance sont remplacés par Tribunal ;
  • o) les mots chambre juridictionnelle et chambres juridictionnelles sont remplacés, respectivement, par tribunal spécialisé et tribunaux spécialisés, la phrase étant grammaticalement adaptée en conséquence.

3) Aux articles suivants, les mots le Conseil, statuant à l'unanimité sont remplacés par le Conseil, statuant à l'unanimité conformément à une procédure législative spéciale, et les mots sur proposition de la Commission sont supprimés :

  • article 13, devenu 16 E, paragraphe 1
  • article 19, paragraphe 1
  • article 19, paragraphe 2
  • article 22, deuxième alinéa
  • article 93
  • article 94, devenu 95
  • article 104, paragraphe 14, deuxième alinéa
  • article 175, paragraphe 2, premier alinéa

Bon, et ça ce n'est qu'en gros une page et demie du traité qui en fait plus de 300 : si vous pensiez que le traité constitutionnel était illisible, celui de Lisbonne, en comparaison, c'est de l'Unlambda. Le travail de légistique sous-jacent est absolument impressionnant, mais je préfère largement un truc qui ne soit pas sous forme de diff. (C'est d'autant plus ridicule que personne n'utilise le texte sous forme de diffs : on va évidemment regrder le texte consolidé qui a vraiment été négocié, et d'ailleurs s'il y a une erreur ridicule de légistique, comme un remplacement qui n'opère pas parce qu'on a oublié ou mal écrit des mots, on va certainement regarder l'intention et pas la lettre du traité. Tiens, au passage, dans ce que j'ai cité, je me demande comment le point A(2)(j) est censé interagir avec le point A(2)(k), parce que ça m'a l'air un peu contradictoire tout de même.)

Bref, même si j'étais plutôt favorable au traité constitutionnel de Rome, le fait de reproposer quasiment les mêmes dispositions mais sous une forme juste rendue absolument illisible, je trouve ça un peu moyen, et on ne peut pas en vouloir aux Irlandais de ne pas avoir, euh, compris les subtilités de l'interaction du point A(2)(j) et du point A(2)(k) de l'article 2. L'ennui, c'est que je n'ai vu aucune analyse convaincante des raisons pour lesquelles le premier traité (celui avec Constitution dans le nom) a été rejeté — et chaque personne qui était contre le traité donnait des raisons différentes — donc il était difficile d'en tenir compte ; et les raisons des Irlandais de voter non semblent bien différentes des raisons des Français un peu plus tôt. L'explication qui me semble la moins mauvaise, c'est encore que les dirigeants nationaux (sans doute dans plus d'un pays…) ont tellement pris l'habitude de dire on ne peut pas faire <telle chose démagogique> parce que Bruxelles nous l'interdit que les gens ont vraiment fini par prendre Bruxelles pour une sorte de père fouettard.

Maintenant, je suis curieux de savoir quelle sera la suite des événements (apparemment, tout le monde se pose la même question). La traité de Maastricht avait été rejeté par referendum par les Danois, on a ajouté quelques exceptions pour eux et on l'a appliqué malgré tout ; le traité de Nice avait été rejeté par referendum par les Irlandais, on a ajouté quelques exceptions et on l'a appliqué malgré tout… à force, ça fait tout de même mauvais genre ! (Ça fait aussi mauvais genre pour la classe politique irlandaise que les électeurs rejettent, fût-ce de justesse et sur une participation faible, un vote que tous les principaux partis politiques soutenaient.)

Outre les graves problèmes de communication qu'il faudrait résoudre (dont un symptôme est que lors des élections du parlement européen, en France, on ne donne que les résultats pour le pays, sans aucune sorte de pronostic sur quelle sera la majorité du parlement dans son ensemble ou aucun commentaire sur les autres pays), je me dis qu'il faudrait s'arranger pour trouver une combinaison juridique permettant que les traités européens puissent être appliqués à un sous-ensemble des pays de l'Union, de sorte que si un sous-ensemble veut rester en-dehors du traité, ce sous-ensemble continue à fonctionner avec l'ancien traité (évidemment, cette combine ne peut pas marcher pour les changements institutionnels, mais elle peut marcher pour les élargissements de compétences).


De l'autre côté de l'Atlantique, la Cour suprême des États-Unis d'Amérique a rendu jugement sur une affaire que j'avais évoquée, estimant que les prisonniers du camp militaire de Guantánamo peuvent invoquer l'habeas corpus. L'opinion est plus élégamment tournée qu'un traité européen, et le juge Kennedy (qui a rédigé l'avis majoritaire) a dû se faire plaisir en écrivant :

The laws and Constitution are designed to survive, and remain in force, in extraordinary times. Liberty and security can be reconciled; and in our system they are reconciled within the framework of the law. The Framers decided that habeas corpus, a right of first importance, must be a part of that framework, a part of that law.

(La tournure de la deuxième phrase fait évidemment référence à une célèbre citation d'un des Pères fondateurs, Benjamin Franklin : Those who would give up Essential Liberty to purchase a little Temporary Safety, deserve neither Liberty nor Safety.)

Larry Lessig (le plus geek des grands juristes — ou le plus juriste des grands geeks — et une des Forces du Bien dans cet Univers) disait il n'y a pas si longtemps qu'une des forces dans le système politique et constitutionnel américain qui avait su largement échapper à la corruption, c'était la Cour suprême. Je ne sais pas si c'était très prévisible a priori (par exemple de la part des pères fondateurs de l'Union), mais il semble en effet vrai que, souvent, quand on donne à une cour de justice une position suprême, une grande indépendance, et un document bien écrit à faire valoir (comme la Constitution des États-Unis, mais cela peut aussi s'appliquer à la Convention européenne des Droits de l'Homme ou dans une certaine mesure aux préambules de la Constitution française), la cour en question montre qu'elle mérite le pouvoir qu'on lui a donné. La Cour suprême, notamment sous la direction d'Earl Warren entre 1954 et 1969 (mettant fin à la ségrégation dans les écoles publiques en 1954, et instaurant de nombreux progrès pour les droits de la défense), mais même sous la direction de Warren Burger (interdiction de la peine de mort en 1972, retournée depuis, et autorisation de l'avortement en 1973), a fait faire des progrès substantiels aux États-Unis alors que dans d'autres pays on se serait attendu que ces progrès vinssent du parlement : peut-être est-ce une différence de culture. Je ne sais pas ce qui est le mieux : donner à des juges une position aussi élevée et aussi inamovible, c'est espérer qu'ils sachent être grandis par leur fonction et prendre de la hauteur, savoir résister à toute corruption et juger vraiment en leur âme et conscience — mais c'est aussi risquer qu'ils deviennent des sortes de super hommes politiques, ce qui est alors malsain. De fait, les juges de la Cour suprême sont bien connus, on sait lesquels ont voté pour quoi, on sait quelles sont leurs opinions, on en tient compte dans les plaidoieries, etc. : ce n'est pas très satisfaisant pour l'esprit (surtout quand on voit l'enjeu que devient une nomination à la Cour suprême, les sombres calculs sur l'espérance de vie des juges, etc.). Mais je ne suis pas sûr que la situation du Conseil constitutionnel français soit plus satisfaisante, car tout y est complètement opaque (le simple citoyen n'y a pas accès, il n'y a pas de plaidoierie, les décisions sont illisibles sauf par les experts, il n'y a pas d'opinion raisonnée ni d'opinion de la minorité).

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(vendredi)

Légistique, droit et méta-droit

On me signale un lien auquel je n'avais jamais prêté attention sur Légifrance : c'est ce guide de légistique. Si, comme moi, vous ignoriez ce qu'est la légistique — ce qui est sans doute excusable vu que le mot n'est pas dans beaucoup de dictionnaires —, il s'agit de l'art de faire des lois ; et c'est là un guide très intéressant car on y trouve des explications que je n'avais jamais vues dans des traités de droit, notamment portant sur la rédaction proprement dite des textes normatifs (car ce ne sont évidemment pas les députés et sénateurs eux-mêmes qui écrivent les lois, ce sont des secrétariats au fonctionnement assez opaque et on a là un petit aperçu des règles auxquelles ils se conforment).

Toujours dans le domaine du droit, je me plains souvent que les gens ne comprennent pas les modalités, mais il y a une autre chose que j'aimerais voir systématiquement éclairci et étudié (et pas, par exemple, laissé au hasard de la jurisprudence), ce sont les « méta-droits », au sens des droits sur les droits.

Par exemple, associé à un droit D, il y a le droit de déléguer ce droit, c'est-à-dire de pouvoir l'octroyer à une tierce partie X — éventuellement de façon révocable. Naïvement, on pourrait dire que si on possède un droit, on possède automatiquement le droit de le transférer, selon l'argument je peux toujours dire à X : si vous voulez exercer le droit X, demandez-moi et je le ferai pour vous — autrement dit, servir d'intermédiaire dans l'exercice du droit que je délègue. Juridiquement, ce raisonnement ne vaut rien, et pour plein de raisons : même si servir d'intermédiaire est possible, on peut tout de même exiger que ce soit moi qui fasse les formalités d'exercice du droit, on peut aussi mettre des conditions d'intention personnelle (pensez au droit de vote) ou de confidentialité ou que sais-je, ou en tout cas faire peser sur moi la responsabilité de l'exercice du droit, ou enfin on peut tomber sur des problèmes que Hofstadter appelle des problèmes de fluidité (si je dispose du permis de conduire, i.e., du droit de me déplacer en voiture, le raisonnement que j'ai esquissé me permet éventuellement de déléguer à X le droit de me déplacer en voiture, c'est-à-dire de me dire où je dois aller, pas de déléguer le droit de se déplacer en voiture ! donc je ne peux pas transférer le permis de conduire à quelqu'un d'autre). Néanmoins, j'ai tendance à trouver que les droits juridiques ont la fâcheuse tendance à être excessivement peu transférables et délégables : c'est sans doute pour éviter les abus, mais on se dit parfois que c'est idiot que, si deux personnes sont toutes deux d'accord, l'une ne puisse pas se substituer à l'autre dans (la totalité des clauses d')un contrat conclu avec une troisième personne (sans l'accord du troisième, évidemment).

La meilleure analyse ou modélisation faite par les informaticiens de la possibilité de délégation des droits — qui est essentielle dans la cybernétique d'un système d'exploitation — est celle qui est faite dans le système de sécurité par capabilités (à laquelle une bonne introduction est donnée ici). Dans un système de ce style, à partir d'un droit D (une capabilité) on peut créer une « délégation révocable » de D, c'est-à-dire un nouveau droit D′, qui a exactement les mêmes effets que D, mais qui est placé sous le contrôle d'un autre droit, RD, qu'on garde pour soi-même, et qui est le droit de révoquer D′ (lorsqu'on le fait, D′ cesse de produire un effet : ceux qui l'avaient reçu le conservent, mais il ne leur est plus d'aucun secours). Mais les juristes ne pensent pas du tout en ces termes.

Plus souvent important que le droit de déléguer un droit, il y a le droit d'abandonner un droit. (C'est une question qui est parfois posée sous la forme métaphysique : Dieu a-t-il le pouvoir de cesser d'être omnipotent ? ou constitutionnaliste : le parlement britannique a-t-il le pouvoir de limiter le pouvoir du parlement britannique ?) Là aussi, on s'attendrait à ce qu'on puisse abandonner un droit dont on dispose, mais le droit pense souvent autrement : il peut falloir un contrat, ce qui peut être pénible (ne serait-ce que parce qu'on ne peut pas contracter tout seul — comme on le pourrait si le droit était écrit par des geeks logiciens), et parfois un contrat même ne le permet pas. Souvent cette impossibilité d'abandonner un droit est justifiée pour éviter les abus, mais ça peut être un souci : je pense à nouveau au droit d'auteur — je ne vois pas comment un auteur français pourrait libérer réellement une de ses œuvres, en la protégeant de ses changements d'humeur ultérieurs (et de ses héritiers, mais là il y a peut-être moyen de s'en sortir par testament).

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(mercredi)

Dix propositions pour un droit d'auteur équitable

Encore une proposition d'étendre les restrictions de propriété intellectuelle fait parler d'elle : ce qui est particulièrement honteux est cette façon de présenter l'extension des restrictions comme une avancée pour la société ! l'article du Guardian suggère que le commissaire européen McCreevy (à l'origine de cette proposition) has been lobbied hard on the issue. You bet he has! Le droit d'auteur actuel ne cesse de profiter de l'apathie générale (ou de l'ignorance) à ce sujet de la grande majorité de la population pour permettre à un tout petit lobby de la soumettre à un droit sans cesse plus sévère.

Le plus rageant, c'est que la seule victoire que peuvent espérer les partisans comme moi d'un copyright juste et équilibré c'est que des lois/directives/traités/etc. insensément restrictives soient provisoirement ajournées (parfois pour être de nouveau proposées dans un temps très court : voyez la petite danse amusante à laquelle joue le ministre canadien de l'industrie Jim Prentice). Jamais aucune victoire durable n'a été obtenue, jamais en aucun pays des provisions trop restrictives n'ont été relâchées ; alors que quand le camp adverse obtient des victoires, elles sont durables et même rétroactives (des œuvres qui avaient acquis la liberté du Domaine Public retombent sous le coup des restrictions).

Je pense qu'il faut répondre au lobbying par du contre-lobbying. Voici mes propositions concrètes :

  1. Dans tous les textes législatifs et réglementaires comportant les termes propriété intellectuelle, remplacer ces mots par monopole de reproduction. (Justification : il s'agit d'un terme neutre ; les mots propriété intellectuelle laissent penser qu'il s'agit d'une forme de propriété, donc protégée par les droits fondamentaux, alors qu'il n'en est rien, l'auteur d'une œuvre de l'esprit a le droit à la paternité sur celle-ci, pas à la propriété, et le monopole qui lui est concédé n'est pas un droit inaliénable mais une façon commode de subventionner les artistes.) Dans le cas où le Conseil constitutionnel (ou toute autre cour suprême) serait tenté de considérer la propriété intellectuelle comme une forme de propriété et lui donner valeur constitutionnelle, amender la Constitution pour éclaircir ce point.
  2. Amender la législation sur la propriété intellectuelle le monopole de reproduction pour expliciter le fait qu'elle ne s'applique qu'aux œuvres de l'esprit comportant une part significative de créativité : aucune collection de données purement factuelles (telle que carte géographique, base de donnée, etc.) ne doit pouvoir bénéficier de la protection concédée par ce droit. De même, aucun brevet ne doit pouvoir être concédé s'il ne représente pas une innovation significative et notamment s'il se contente d'appliquer différemment des idées déjà connues, ou s'il ne correspond pas à un procédé industriel stricto sensu.
  3. Limiter la durée du droit d'auteur à : 50 ans après la publication de l'œuvre ou jusqu'à la mort de l'auteur (le plus long des deux), qu'il s'agisse d'œuvres littéraires, cinématographiques, graphiques ou musicales ou de toute autre œuvre de l'esprit ; appliquer la même règle uniformément, aussi bien pour les droits des interprètes et traducteurs que pour ceux des artistes créateurs. (Justification : le but principal est de rémunérer l'artiste de son vivant pour l'inciter à produire ; il n'y a pas de raison que cette rente soit transférable à ses héritiers pas plus que le salaire de n'importe quelle autre activité, mais on peut tout de même consentir, pour la sécurité de l'éditeur, un monopole minimal de 50 ans pour les œuvres de vieillesse ou posthumes.) Supprimer les prolongations de guerre (qui n'ont aucune sorte de justification) et toutes les autres bizarreries pouvant rallonger la durée du monopole. En revanche, pour les logiciels, limiter la protection à 20 ans (ce qui, vue l'extrême rapidité du développement de l'informatique, est déjà énorme).
  4. Si la mesure précédente contrevient aux obligations souscrites en droit international (notamment les engagements pris en vertu de la convention de Berne sur le copyright), appliquer ces obligations de la façon la plus étroite possible : par exemple, la convention de Berne n'oblige qu'à protéger les œuvres qui sont protégées dans leur pays d'origine et pendant la durée de cette protection ou jusqu'à 50 ans après la mort de l'auteur (le plus court des deux) — un pays signataire peut tout à fait restreindre la durée de la protection des œuvres publiées chez lui.
  5. Interdire la signature de tout traité ou de toute convention nouvelle qui étendrait la durée du monopole ou qui en durcirait les termes, sauf en vertu d'un referendum.
  6. Obliger les œuvres protégées à être enregistrées : plus exactement, faire valoir le principe selon lequel, pour exercer son droit de monopole sur la reproduction et l'usage d'une œuvre, l'auteur ou un ayant-droit doit au préalable la faire inscrire dans un registre centralisé et y laisser un moyen fiable de le contacter (et, dans le cas d'un logiciel, une copie du code source). Ceci assure qu'une œuvre orpheline (dont les auteurs ou ayant-droits ne se font pas connaître ou sont injoignables) puisse être librement utilisée tant qu'elle reste orpheline. (Justification : les œuvres orphelines sont la plus grande perte du Domaine Public : un projet comme Google Books rendrait un service beaucoup plus immense à l'humanité si on n'était pas obligé de considérer par défaut que la grande majorité des œuvres — qui sont ainsi orphelines — sont protégées.)
  7. Donner une reconnaissance légale au terme de Domaine Public, ou, mieux, Patrimoine Public, qui doit être considéré comme le patrimoine commun de l'Humanité. Instaurer une commission pour le défendre et le sauvegarder (notamment, pour éviter que les œuvres tombent dans l'oubli).
  8. Donner une reconnaissance légale ferme aux droits à la courte citation (s'aligner au moins sur le concept de fair use le plus large) et à la copie privée. Interdire toute perception d'une taxe sur la copie privée si la copie privée est volontairement rendue techniquement impossible ou excessivement difficile (en revanche, le principe général d'une taxe sur la copie privée est légitime si sa distribution est juste et qu'elle correspond à un droit réel et réellement exercé). Supprimer et interdire toute protection légale de mesures techniques (telles que mesures techniques de protection contre la copie) et reconnaître fermement le droit à l'analyse rétrograde (reverse engineering) ; noter que ceci ne signifie pas que les mesures techniques de protection doivent être interdites, simplement qu'elles ne doivent pas être protégées par la loi et qu'elles doivent exclure la perception d'une taxe sur la copie privée.
  9. Garantir un droit minimal à la reproduction d'une œuvre lorsque le monopole de reproduction est tombé à des héritiers de l'auteur (autrement dit, si l'auteur peut exercer son droit de repentir et faire supprimer l'œuvre complètement ou interdire sa diffusion, ses héritiers ne doivent que pouvoir en tirer un bénéfice financier). De même, garantir le droit au libre usage d'un brevet quel qu'il soit tant qu'il n'est pas fait dans un but commercial. Enfin, limiter les droits dont dispose l'architecte d'un bâtiment pour qu'il ne puisse pas faire obstacle aux travaux normaux souhaités par le propriétaire de ce bâtiment.
  10. Permettre à l'État de racheter les droits d'une œuvre jugée particulièrement importante pour la placer dans le Domaine Patrimoine Public (en dédommageant l'auteur ou ses héritiers) : rendre cette procédure obligatoire pour toute œuvre achetée par un musée (de sorte qu'on puisse librement photographier les tableaux des musées nationaux) et tout bâtiment public. Placer d'emblée dans le Patrimoine Public toute création financée essentiellement par l'argent public (comme c'est le cas aux États-Unis).

Je pense que l'adoption de ces mesures conduirait à une situation où le droit de la propriété intellectuelle du monopole de reproduction serait juste et équilibré, c'est-à-dire assurerait un financement aux auteurs et créateurs sans pour autant léser les droits de ceux qui bénéficient des œuvres. Maintenant il faudrait que je rédige ces propositions sous une forme plus claire, comme une sorte de manifeste pour un copyright équitable, avec un préambule expliquant les raisons de ce manifeste. En attendant, les commentaires sont les bienvenus.

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(jeudi)

Petit épisode judiciaire : Guantánamo

Les séries télévisées américaines, qui ont un goût très marqué pour les scènes dans les cours de justice, ont un succès dans le monde entier et notamment en France, donc peut-être que cet épisode-ci, intitulé Boumediene vs. Bush et Al Odah vs. États-Unis d'Amérique, et malheureusement tiré de la vie réelle, suscitera un certain intérêt : le scénario est ici. Peut-être mérite-t-il quelques explications (fournies par la BBC, par exemple). Pour résumer brièvement les épisodes précédents, il s'agit de la bataille livrée pour faire reconnaître à la justice américaine que les prisonniers de Guantánamo ont des droits ; l'affaire est devant la Cour suprême de l'Union qui, dans une décision précédente (Rasul vs. Bush), la Cour avait estimé que le droit d'habeas corpus s'appliquait bien aux prisonniers détenus par les américains à Guantánamo, fussent-ils situés à Cuba : pour tenter de renverser ce jugement, l'administration avait fait voter par le Congrès des modifications au statut d'habeas corpus. Cette fois, les plaignants avancent (je simplifie, et sans doute mal) que comme ce statut est constitutionnel, il ne peut pas être retiré si facilement.

Les arguments détaillés des plaignants (et de la défense, c'est-à-dire de l'administration Bush) sont rassemblés sur cette page : même si on ne s'intéresse pas énormément au droit, ça vaut la peine d'y jeter un coup d'œil. La liste des amici curiæ pour les plaignants est, d'ailleurs, assez impressionnante : le Haut Commissaire des Nations-Unies aux Droits de l'Homme, près de 400 parlementaires européens, Amnesty International, le barreau américain, d'anciens juges fédéraux américains, d'anciens diplomates américains, des historiens du droit, la liste est longue de ceux qui ont déposé une note pour rappeler poliment aux juges où est le droit. J'espère qu'ils sauront l'écouter, même si je me désole de voir de nouveau que le fait d'être une démocratie (et se prétendre la plus vieille du monde) est loin de vouloir dire qu'on renonce à l'usage de la torture[#] (on pourrait faire une observation sur la France et l'Algérie, là, mais concentrons-nous sur le présent).

En attendant le verdict (qui prendra sans doute plusieurs mois, je ne sais pas pourquoi les juges ont besoin de tellement de temps), on peut lire la transcription des arguments oraux (le lien que j'ai donné plus haut) : je n'ai pas encore fini, mais j'en ai lu seulement la moitié, mais c'est assez fascinant, ça se lit vraiment comme un feuilleton. On voit tout de suite qui sont les gentils (le juge Stevens par exemple) et les méchants (le juge Scalia par exemple), et on se doute de l'homme sur lequel la décision va le plus dépendre (le juge Kennedy). Le suspens est terrible (surtout quand on attend dans cette position, bien sûr).

[#] Ou au sadomasochisme, peut-être ? Qui est quelque chose de très bien, mais seulement à condition que les deux parties soient consentantes.

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(samedi)

Le droit administratif, c'est fou

Je suis en train de lire un traité de droit administratif (pas le célèbre Chapus devant la longueur duquel j'avoue avoir reculé, n'ayant pas à préparer l'ÉNA, mais un précis Dalloz écrit par Jean Rivero et Jean Waline et qui, étant à sa 21e édition, a bien dû être apprécié par certains)…

Comme presque à chaque fois que je consulte un manuel juridique, je suis frappé par le nombre d'absurdités logiques (ou d'autres fautes de raisonnement comme celle que j'avais soulignée il y a un moment) qu'on a réussi à accumuler au fil de l'histoire, et la complaisance benoîte avec laquelle les commentateurs (comme les auteurs de ce livre) arrivent à les relater sans aucunement sembler tiquer devant des monuments d'illogisme[#]. Pas étonnant, d'ailleurs, qu'un des blogueurs français les plus populaires soit avocat, car il a la qualité d'arriver parfois à expliquer le droit de façon compréhensible par les geeks (qui ne manquent pas d'être nombreux parmi les lecteurs de blogs), même s'il fait lui aussi souvent preuve d'une très grande myopie vis-à-vis de sa discipline (je suppose qu'à force d'avoir le nez dedans on finit par se convaincre que les choses les plus délirantes sont sensées — au point de ne pas comprendre que d'autres puissent ne pas arriver à les trouver intuitives). Un de mes amis informaticiens (dont je vous recommande au passage le blog), qui, bien que geek, semble arriver assez bien à maîtriser les subtilités du droit, me disait qu'il faut admettre une fois pour toutes que la science juridique, comme la grammaire, a sa propre logique, qui n'est pas celle des sciences exactes. (Ce n'est pas absurde : après tout, la logique « naturelle » du cerveau humain, si tant est qu'elle existe, n'est pas non plus la logique exacte.)

Mais ce n'est pas seulement que c'est illogique : c'est aussi que c'est très compliqué, très confusant, et souvent très mal expliqué (malgré l'habitude étonnante des juristes à faire des plans d'ouvrages en parties, sous-parties, titres, sous-titres, chapitres, sections, paragraphes et alinéas : ça rappelle la classification RECOFGE). Plein de questions restent sans réponse, aussi : certaines très basiques (j'ai eu beau chercher dans tous les sens dans l'index de mes différents précis Dalloz — celui dont j'ai parlé ci-dessus, ainsi qu'une Introduction générale au droit et quelques autres — et je n'ai nulle part trouvé d'explication rigoureuse sur la différence entre un arrêté et un décret, ni sur la raison qui fait que certains décrets sont simples, d'autres pris en Conseil des ministres, d'autres en Conseil d'État), d'autres très geek-théoriques (notamment, je me suis toujours demandé ce qui se passerait si la France adhérait à un autre organisme international que l'Union européenne — je ne vois pas pourquoi ce lui serait interdit — et que cet organisme émettait des directives qui soient contradictoires avec celles de l'Union européenne).

Parmi les choses les plus confuses dans ce que j'ai lu jusqu'à présent, il y a la question de savoir quelles entités ont la personnalité juridique (remarquez que le précis s'est bien gardé de définir exactement ce que signifie et implique le fait d'avoir la personnalité juridique : on en retire une vague idée comme la faculté de contracter ou d'ester en justice, mais on ne sait pas exactement si ce sont des caractéristiques essentielles ou incidentes), et parmi celles qui l'ont lesquelles sont une personne publique et lesquelles sont une personne privée (la différence semble tenir essentiellement au juge qui va traiter les litiges, puisque la France a cette bizarrerie d'avoir un double ordre de juridiction). On apprend par exemple que l'Autorité des marchés financiers a une personnalité juridique (de droit public) alors que l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes n'en a pas ; que Paris a deux personnalités juridiques (comme commune et comme département) alors qu'un arrondissement de Paris n'en a pas (ou probablement pas) bien que doté d'un conseil élu ; que la Banque de France est une personne publique mais n'est pas un établissement public (les conséquences de cette distinction m'échappent) ; que la SNCF est une personne publique qui passe des contrats de droit privé ; que l'Ordre des médecins est une personne privée qui a des attributions réglementaires ; que l'Institut d'études politiques de Paris est une personne publique alors que la Fondation nationale des sciences politiques est une personne privée ; et que personne ne sait ce qu'est l'Agence France-Presse. Enfin, c'est ce que je crois avoir compris (il est très probable que je me sois pas mal trompé en essayant de redire les choses) parce que, comme je le disais, c'est très confus.

Bon, mon poussinet m'appelle pour me coucher, alors je vais en rester là. Mais si je crée, comme je compte le faire, un blog spécial du Club Contexte (qui serait un blog à plusieurs voix si j'arrive à convaincre d'autres gens d'y participer[#2]), je pense que le droit, et notamment le droit administratif, y aura une place de choix.

[#] Je suis d'ailleurs d'avis que les juristes, législateurs et tous auteurs de documents juridiques devraient avoir dans leur formation un stage obligatoire auprès d'auteurs de normes informatiques. Pas que ces derniers n'aient pas aussi d'immenses défauts récurrents mais, au moins, comme ils sont obligés d'écrire des choses qui seront implémentées sur des ordinateurs dénués du moindre neurone d'intelligence, ils sont bien obligés d'éviter un certain nombre de contradictions.

[#2] Ce qui me bloque pour l'instant c'est le choix d'un système de gestion de contenu. Je ne veux ni de PHP ni de MySQL : ça limite beaucoup le choix dans les programmes de gestion de blogs… Et je veux que ça ponde du XHTML strict valide (en validant les commentaires), ce qui limite pas mal aussi.

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(lundi)

Éco-participation : la fin des prix TTC ?

Depuis le 15 novembre dernier, la France s'est dotée [décret nº2005-829 du 20 juillet 2005 (NOR: DEVX0400269D)] d'une nouvelle taxe sur les équipements électriques et électroniques, histoire de payer leurs frais de recyclage. Je suppose que c'est une bonne chose, en tout cas, je n'ai pas à m'en plaindre. (En revanche, je me plains beaucoup du fait qu'on manque totalement d'informations sur ce qu'on est supposé faire, en pratique, des vieilles cartes d'ordinateurs, des vieux disques durs, etc., dont on veut se débarrasser ; pour l'instant, je les accumule sans les jeter, ce qui me semble encore le plus simple. Mais ce n'est pas ce dont je veux parler ici.)

Ce qui m'horripile surtout, c'est que depuis que cette taxe a été créée, les vendeurs, sans doute pour ne pas donner l'impression d'avoir augmenté leurs tarifs, ne l'incluent pas dans les prix marqués. On voit donc fleurir des petites étiquettes prix hors éco-participation, des lignes supplémentaires sur nos tickets de caisse, etc. Je trouve ça absolument inadmissible : lorsque je vois un prix affiché chez un commerçant, je m'attends à ce que ce soit le prix net que je doive payer, toutes taxes comprises. (Et c'est quelque chose qui m'insupporte, par exemple, aux États-Unis, de ne jamais savoir exactement combien quelque chose coûte, parce qu'il faut toujours ajouter une taxe de vente dont on ignore le montant ; enfin, le pire c'est encore les restaurants puisqu'il faut aussi ajouter un service qui n'est pas marqué.) D'ailleurs, lorsque je fais les courses, je sors parfois la monnaie exacte avant la caisse, pour gagner du temps : il importe pour cela que les prix soient corrects, et connus de moi, au centime près, d'après les étiquettes en rayon.

De toute façon, ce n'est pas seulement moi qui condamne ça, puisque l'arrêté du 3 décembre 1987 relatif à l'information du consommateur sur les prix (NOR: ECOC8700137A) stipule : Toute information sur les prix de produits ou de services doit faire apparaître, quel que soit le support utilisé, la somme totale toutes taxes comprises qui devra être effectivement payée par le consommateur, exprimée en monnaie française. Comment se fait-il que cette nouvelle taxe fasse exception ? (Peut-être justement que ce n'est pas une taxe mais un autre gadget législatif ou réglementaire inventé pour l'occasion. Toute personne sensée appellera quand même ça une taxe.)

Peut-être les commerçants n'ont-ils pas été prévenus à temps que la taxe entrait en vigueur : dans ce cas, il faut critiquer la manière dont le gouvernement prend des dispositions sans prévenir suffisamment à l'avance pour qu'elles soient correctement appliquées. J'imagine aussi (même si je ne vois pas d'instruction claire dans le décret) qu'il est imposé que le montant de la taxe soit indiqué quelque part explicitement (ce n'est pas toujours le cas, hélas) : personnellement, je m'en fous, mais je tiens à ce que le prix total soit clairement indiqué. Et force est de constater que ce n'est pas le cas.

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(lundi)

L'amphibologie fondamentale du droit

Il est notoire que les gens qui ont un sens de la logique un peu développé ont presque toujours des difficultés considérables à comprendre les juristes (au sens large : tous ceux qui se spécialisent dans la rédaction, l'interprétation et l'étude de la loi et du droit) et à se faire comprendre d'eux. Un de mes amis (informaticiens, donc nettement plus proche du côté « logique ») résumait ça en disant : il faut accepter le fait que le droit a sa propre logique, qui n'est pas du tout la logique mathématique, et qui ne peut être pénétrée que si on abandonne l'idée de raisonner de façon logique (mathématique) ; c'est assez zen, comme façon de dire les choses (en ce sens que le zen lui aussi demande un abandon de la logique pour être compris), mais, bizarrement, j'ai l'impression d'accrocher au zen beaucoup plus que j'accepte au droit. Peut-être parce que le zen ne s'impose pas à moi (c'est moi qui vais le chercher), et prétend être à côté de la logique, alors que le droit, lui, s'impose forcément (on y est soumis, volens nolens) et contredit expressément la logique mathématique à de nombreuses reprises. Je me demande s'il y a des études scientifiques sérieuses qui ont été faites sur le droit du point de vue de la logique modale, par exemple (j'avais déjà vu des tentatives dans ce sens, mais c'était du pipo en boîte).

Toujours est-il que j'ai compris, assez récemment (et à la faveur d'un commentaire que j'ai fait sur un blog fort intéressant mais où il est, finalement, à peu près aussi vain de poster des commentaires que d'apporter des chouettes à Athènes) ce que je crois être une des plus graves différences entre la logique et la logique-du-droit : j'appellerai ça l'amphibologie fondamentale du droit et je vais essayer d'expliquer en quoi ça consiste.

J'avais déjà remarqué que les gens ont souvent du mal avec le maniement des modalités (modalités étant à prendre au sens de la logique modale) : par exemple à distinguer le fait que je pense que X est une mauvaise chose et je pense qu'il est souhaitable que X soit interdit (i.e., beaucoup de gens semblent penser qu'il va de soi que si X est une mauvaise chose cela devrait être interdit : si c'est le cas, je propose une loi pour interdire la stupidité, et il sera intéressant de savoir ce qu'il en ressort ; tout ça pour dire que souvent on prend un malin plaisir à argumenter contre X alors qu'en fait on voudrait argument pour une loi interdisant X ce qui n'est pas du tout la même chose). Mais je veux parler de quelque chose de plus précis ici.

L'amphibologie que je crois avoir comprise concerne un double sens sur le terme autorisé. Plus exactement, le droit semble avoir pour principe que toute chose est soit interdite soit autorisée (et que ce qui n'est pas « positivement » interdit est autorisé) : ce qui, en soit, n'est pas un problème du point de vue logique, sauf si on commence à confondre le sens de X est autorisé (ou j'ai le droit de faire X) qui signifie la loi ne condamnera pas quelqu'un qui commet X et celui qui signifie la loi assurera que chacun a les moyens de réaliser X (et notamment, condamnera quelqu'un qui en empêche un autre de commettre X), le second sens étant a priori beaucoup plus fort que le premier.

Or, ces deux sens (la loi ne m'interdit pas X et la loi garantit que j'aie la possibilité de X), malgré leur très importante différence, sont systématiquement mélangés, ainsi que d'autres sens assez proches ou intermédiaires. Par exemple, quand on dit que le droit au travail est inscrit dans la constitution, le premier sens étant tellement évident (personne ne va être condamné pour avoir travaillé, ça c'est certain…) que c'est sûrement le second qui est en jeu (la société, dans une acceptation un peu floue, c'est-à-dire, concrètement, le gouvernement, devrait veiller à ce que chacun puisse effectivement travailler). Quand on parle de la liberté d'expression, c'est sûrement le droit de ne pas être inquiété pour avoir exprimé ses opinions, mais certains feignent de le comprendre dans le sens qui assurerait un auditoire à cette expression (si vous ne m'écoutez pas, vous bafouez ma liberté d'expression : c'est rarement dit de façon aussi parfaitement idiote, mais on voit cet argumentaire ressortir à l'occasion de gens qui se disent censurés sur un quelconque forum). Quand l'article L211-3 du Code de la propriété intellectuelle affirme que des bénéficiaires de droits ne peuvent interdire (sic !) X (en l'occurrence, la copie privée), c'est censé vouloir dire que X est autorisé dans le premier sens (même si l'auteur dit vous ne pouvez pas copier, cela reste autorisé), mais certains plaignants l'ont compris dans le second sens (si l'auteur prétend empêcher la copie privée, on peut porter plainte contre eux), et la Cour de cassation les a déboutés (c'est ce qu'explique l'entrée mentionnée ci-dessus) mais en faisant cependant semblant de comprendre le droit dans le premier sens ! Bref, la confusion est partout, envahissante et soigneusement entretenue.

L'idée, à la base, n'est pas absurde, ou au moins, ne le paraît pas : le principe sous-jacent de philosophie du droit serait que seul l'État, à travers la loi, peut restreindre la liberté des individus, et que ce qu'il n'interdit pas est donc non seulement autorisé au sens faible (on ne peut pas être condamné pour cela) mais même autorisé au sens fort (aucun autre membre de la société ne peut prendre sur lui d'interdire, ou, effectivement, d'empêcher, ce que l'État autorise). L'ennui, c'est que (a) ce principe, pour séduisant qu'il est, n'est pas expressément formulé quelque part, et le dégager du droit positif est donc hautement douteux et sujet à quantités de divergences d'interprétation, et (b) au mieux, cela ne peut s'appliquer qu'à certaines valeurs bien particulières de X (déjà, un sous-entendu notable est que X soit au moins « matériellement possible » en un certain sens) et avec des réserves diverses et mal dessinées ; mais le pire, c'est la confusion hantant systématiquement l'utilisation des mots droit, autorisé, licite, permis, etc.

De façon superficielle, on serait tenté de reconnaître l'axiome ◊X⇒◻◊X (tout ce qui est autorisé est obligatoirement autorisé) de la logique modale, généralement appelé Axiome 5, qui a un pedigree tout à fait honorable. Malheureusement, à y regarder de plus près, il ne s'agit sans doute pas de la même modalité dans la partie droite de l'implication (je parle du second modalisateur) que dans la partie gauche, donc je verrais plutôt quelque chose comme ◊X⇒◻⧫X, où le symbole ‘⧫’ dénote une autorisation d'un type différent, et ensuite on s'y perd.

Par ailleurs, les juristes semblent avoir développé tout un arsenal de processus mentaux leur permettant d'éviter de se heurter aux contradictions de leur système (donc, d'en tirer toutes les conséquences au sens de la logique) mais aussi d'éclaircir les ambiguïtés. Par exemple, imaginons que j'essaie d'appliquer, pour aboutir à une absurdité, le principe fondamental dégagé ci-dessus, à l'action X = entrer chez mon voisin : la conclusion serait que soit il m'est interdit de rentrer chez mon voisin soit cela m'est autorisé, non seulement en ce sens que je ne pourrais pas être condamné pour ça mais en ce sens que si mon voisin essaie de m'en empêcher c'est moi qui peux le traîner en justice : manifestement, c'est absurde, et pour le logicien les choses s'arrêtent là — mais pour le juriste on s'en sort en divisant en cas selon que le voisin m'autorise ou non à entrer chez lui, et l'absurdité disparaît. Le principe fondamental vaut donc, semble-t-il, de façon ramifiée (pour la valeur initialement proposée de X il ne tient pas, mais il tient si on divise X en X1 = entrer chez mon voisin avec son accord, qui est autorisé au sens fort, et X2 = entrer chez mon voisin sans son accord, qui est interdit). Je peux simplement dire que je suis incapable de dégager un sens général au principe, qui ne vaudrait pas sans des milliers d'exceptions ou de notes en bas de page.

Et sur un plan plus large, l'observation aporétique que je voudrais en profiter pour faire est la suivante : le droit se trouve coincé entre deux impératifs impossibles à concilier. L'un est celui de s'appliquer aux situations humaines, et tout le mode de pensée des humains, comme l'explique assez bien Marvin Minsky dans La Société de l'esprit (The Society of Mind) est bâti (outre sur les émotions) sur l'analogie et la reconnaissance de motifs, des opérations simples effectuées par des agents mentaux, et certainement pas sur la logique au sens mathématique ; l'autre impératif est d'être raisonnablement rigoureux et prédictif (pour éviter un état d'arbitraire), ce qui impose justement un minimum de logique pour maintenir la cohérence du système. La solution (inévitablement bâtarde) qui a été trouvée est d'appliquer une logique empirique qui n'est pas la logique mathématique, et qui est probablement incompréhensible par elle, mais qui est tout aussi incompréhensible du fonctionnement normal et quotidien de la pensée. C'est une conclusion assez déprimante, je trouve (au moins en ce sens que, primo, je serai éternellement incapable de comprendre le droit, même si je faisais des efforts démesurés pour m'y faire, et que, conséquemment, je dois me considérer comme soumis à un corpus parfaitement opaque et impénétrable de règles incohérentes).

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(jeudi)

Un peu de masturbation (intellectuelle)

Apparemment la question suivante (on peut appeler ça des maths, je suppose) est un problème ouvert (j'aime collectionner les problèmes ouverts dont l'énoncé est aussi simple que possible, et celui-là sera bien placé dans ma collection) : partez d'un mot (fini, quelconque) sur l'alphabet de trois lettres a, b et c, par exemple baacabbabc, et, aussi souvent que vous voulez, remplacez deux lettres identiques consécutives (par exemple aa), s'il y en a, par les deux autres dans l'ordre alphabétique (donc aabc, bbac et ccab) ; la question est : peut-on, en suivant ces règles, revenir sur le mot de départ (peut-on faire une boucle, quoi, sachant qu'on choisit comme on veut le mot initial et qu'on applique les règles comme on veut) ? Il semble que non, on ne boucle jamais, on se retrouve toujours coincé dans une situation où il n'y a plus deux lettres consécutives identiques (exemple : baacabbabcbbccabbabcacccabbabcaabcabbabcaabcaacabcaabcbccabcbcbcbccabcbcbcbababc), mais allez le prouver… (En termes d'informatique théorique, la question est de savoir si la grammaire de réécritures {aabc, bbac, ccab} est fortement normalisante.)

Mise à jour (2005-11-22) : En fait, c'est démontré. Mais on notera que c'est très récent !

Avec la règle bbca à la place de bbac (le reste étant identique), j'arrive à le prouver, mais c'est très différent. Je laisse ça en exercice au lecteur intéressé (ce n'est pas complètement trivial, mais ce n'est pas non plus excessivement difficile, et ça ne demande aucune connaissance mathématique particulière, seulement une certaine habitude du raisonnement mathématique et un certain pouvoir d'abstraction).


Je fais un coq-à-l'âne, mais toujours dans le domaine de la masturbation intellectuelle, pour évoquer le droit théorique (le terme n'est pas terrible : je devrais plutôt dire méta-droit parce que c'est au droit ce que la métaphysique est à la physique, sauf que méta-droit ça pourrait évoquer le droit du droit, ce qui serait autre chose). Comme la conservation de l'information, c'est quelque chose qui plait souvent aux geeks : il s'agit, en gros, de se demander comment le droit juridique répond à des situations qu'il suppose impossible, ou qui sont totalement farfelues ou bizarres. Voici quelques exemples de problèmes sur lesquels on pourra plancher :

  • Est-il légal de survoler Paris à basse altitude si on vole de ses propres ailes et pas dans un engin quelconque ?
  • Est-il légal de se promener nu si on n'a pas d'organes sexuels ?
  • Est-il légal de courir sur une route de campagne à une vitesse supérieure à la vitesse maximale autorisée pour les véhicules à moteur ?
  • Si deux hommes (ou deux femmes, mais c'est moins rigolo) ont un enfant sans l'aide d'une femme et sans assistance médicale, qui sont les parents légaux de l'enfant ?
  • Si je trouve que les décimales de pi à partir de la 101729-ième représentent exactement le contenu de l'édition 1991 du petit Robert, le petit Robert tombe-t-il ipso facto dans le Domaine Public ? et/ou est-il interdit de publier des cartes postales contenant les (je ne sais combien) décimales de pi à partir de la 101729-ième ?
  • Si un mort ressuscite, peut-il réclamer son héritage ? et d'ailleurs, quel est son statut légal ?
  • Si je me téléporte à travers la porte d'entrée de quelqu'un qui est fermée à clé, suis-je entré par effraction ?
  • Si un mouton écrit une lettre au Procureur de la République pour porter plainte contre son berger, le Procureur doit-il donner suite ?
  • Si je m'opère moi-même de l'appendicite sans être médecin, risqué-je d'être condamné pour pratique illégale de la médecine ? Et si je me retire moi-même un rein, que je le donne à quelqu'un, et qu'il se le greffe lui-même, dans des circonstances où ce serait normalement interdit de faire un don d'organe (en gros, il n'est pas de ma famille), pouvons-nous être condamnés ?
  • Si on a une mémoire absolument parfaite (comme celle décrite par Borges dans sa nouvelle Funes el memorioso), est-on soumis à la loi Informatique et Libertés ? A-t-on le droit d'ouvrir les yeux dans un endroit où il est interdit de photographier ?
  • Quelqu'un qui naîtrait avec une tache qui reproduirait exactement les formes d'une œuvre soumise à droit d'auteur a-t-il le droit d'être pris en photo ? De diffuser des photos de lui-même ?
  • Si je trouve une contradiction dans la Constitution, ai-je le droit de tout faire ? [Cet exemple, en fait, est historiquement célèbre, parce que Kurt Gödel (le logicien), quand il avait passé un examen pour obtenir la nationalité américaine, avait étudié la Constitution américaine et prétendait avait trouvé comment exploiter des failles logiques dedans pour transformer les États-Unis en dictature de façon tout à fait légale. Albert Einstein avait dû le persuader de ne pas en souffler mot lors de l'entrevue… Plus de détails sur cette anecdote ici et .]
  • Si le parlement vote une loi selon laquelle 2+2=5, le Conseil constitutionnel peut-il, ou doit-il, la déclarer non conforme à la Constitution ? Et s'il ne le fait pas (ou qu'il n'est pas saisi), comment cette loi doit-elle être appliquée ? [Autre exemple célèbre, parce que la chambre des représentants de l'état de l'Indiana avait voté, en 1897, une loi qui fixait la valeur de π à quelque chose (du genre 3.2) demandé par un crackpot quelconque ; heureusement, cette loi avait été rejetée par le sénat.]

C'est une sorte de test de geekitude, en fait : si ces questions vous amusent ou vous intriguent, vous avez probablement une mentalité au moins un peu geek. Si vous vous dites simplement je ne comprends pas, ce n'est pas possible, alors non.

(Et encore, je n'ai pas parlé du droit international théorique, qui est encore plus rigolo.)

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(jeudi)

Secrets, critiques, et liberté

Il n'y a pas si longtemps, lorsque la liberté d'expression était menacée, c'était par le pouvoir politique. Ce risque n'a certainement pas disparu, et il y a des pays où il vaut mieux ne pas tenir un blog (par exemple), mais dans nos contrées la menace n'apparaît pas trop aiguë. Il me semble que le principal danger pour la liberté d'expression — et pour beaucoup d'autres libertés individuelles — de nos jours, dans les pays « industrialisés », c'est le déluge de procès qui peut s'abattre sur n'importe qui pour les raisons les plus futiles.

Une des raisons futiles en question, c'est ce qui touche à la propriété intellectuelle. Il paraît que je n'ai pas le droit de dire, par exemple, que Dumbledore meurt à la fin du volume de H***y P***er qui sort après-demain. Je n'ai pas signé un quelconque accord de non divulgation avec l'éditeur de ce roman (comme les libraires revendeurs qui s'engagent à ne pas le vendre avant la date fatidique) mais si j'en crois la page (certainement tendancieuse, mais je n'ai pas mieux) formulée par Raincoast, si suite à la rupture de contrat d'un des libraires j'en avais quand même reçu un exemplaire, je n'aurais pas le droit d'en parler. Et si je recevais dans ma boîte aux lettres la formule secrète du Coca-Cola (celle qui n'est même pas brevetée parce que c'est un secret tellement important qu'ils ne veulent pas le confier à un brevet — qui tomberait dans le domaine public), est-ce que j'aurais le droit de révéler publiquement ce secret industriel ? (On va supposer que je n'ai aucun intérêt dans l'affaire.) Je ne me suis jamais engagé vis-à-vis de Coca-Cola à ne pas le communiquer ; pourtant, le procès me pendrait au nez. Bon, ça peut paraître anecdotique (est-ce vraiment de la liberté d'expression que de publier la recette secrète du Coca-Cola ? il me semble que oui, mais je conçois qu'on puisse contester), mais il y a des cas plus sérieux, comme Apple qui fait des procès à ceux qui fuient des informations sur la sortie de leurs produits. La propriété intellectuelle, c'est une belle machine à faire taire (envoyez une lettre à un fournisseur d'accès en parlant de violation de copyright, ça vous ferme n'importe quel site en un temps record).

Un autre gadget qui ne sert plus à défendre qui que ce soit mais simplement à faire taire, c'est ce qui est censé protéger contre la diffamation ou l'injure. Un cas nous est présenté dans ce sens par le Journal d'un avocat où, certes, le prévenu s'en tire plutôt bien et la décision de la cour, bien que fondamentalement mauvaise à mon avis, est modérée. Ceci étant, ce qui gêne, ce n'est pas tant l'issue des procès, c'est leur existence, parce qu'à moins d'être riche ou sûr de gagner, un particulier normal ne peut pas supporter les frais d'une procédure judiciaire quelconque, qui sont astronomiques (c'est bien le problème : celui qui bluffe et menace de procès a automatiquement gagné). Je retiens en tout cas que je ne dois pas dire ce que je pense, par exemple, de mon opérateur de téléphonie mobile, sans quoi je pourrais être assigné en justice (d'ailleurs, je me demande si cette phrase-là, où on devine que je n'en pense pas du bien et où on peut sans trop de mal retrouver quel est l'opérateur, n'est pas elle-même constitutive de diffamation — on ne sait jamais). Les accusations (complètement pipo) de diffamation ont également été l'arme préférée d'un certain homme politique — que je ne nommerai pas — pour faire taire la presse à son sujet (avec peu de succès, il est vrai).

Bon, il y a d'autres motifs possibles pour le procès (dans le genre lois hallucinantes de connerie — tiens, on a le droit de diffamer une loi ? — la France en a qui interdisent de faire l'éloge de la consommation de stupéfiants, ou de tout un tas d'autres choses complètement ad hoc, genre nier l'existence d'un génocide (‽‽‽) ; ah, et puis le devoir de réserve du fonctionnaire, aussi…). Mais je pense que ce qui touche à la propriété intellectuelle ou à la diffamation sont probablement les deux principales armes des sycophantes et autres faiseurs de procès.

Le problème, c'est que ce n'est pas du tout pareil de se lever pour défendre la liberté d'expression contre une censure d'État que de checher à la défendre contre un ennemi multiplex et insaisissable, qui frappe aléatoirement et sans logique. Dans un cas vous pouvez être le héros d'une cause qui motive les foules, dans l'autre vous êtes simplement un petit con qui craint les procès.

Il faut donc, apparemment, parler de sujets consensuels. Donc : j'ai un peu continué mon texte sur les faisceaux (et j'y ai rajouté, notamment, de nouveaux exemples) — on ne sait pas encore quand il sera abandonné.

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