Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le
reste de ce site web, parle de tout et
de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait),
des maths à
la moto et ma vie quotidienne, en passant
par les langues,
la politique,
la philo de comptoir, la géographie, et
beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas,
ainsi que d'occasionnels rappels du fait que
je préfère les garçons, et des
petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le
nom collectif de fragments littéraires
gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines
entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes
traduites dans les deux langues) ; il est
maintenant presque exclusivement en
français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à
l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par
ordre chronologique inverse (i.e., celle écrite en dernier est en
haut). Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs
« catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce
système de rangement n'est pas très cohérent. Cette page-ci rassemble
les entrées de la catégorie Droit :
il y a une liste de toutes les catégories à la fin de cette page, et
un index de toutes les entrées.
Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi
rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.
You are on David Madore's blog which, like the rest of this web
site, is about everything and
anything (mostly anything, really),
from math
to motorcycling and my daily life, but
also languages, politics,
amateur(ish) philosophy, geography, lots of
ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders
of the fact that I prefer men, and
some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the
collective name of gratuitous literary
fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning
(some entries were in English, others in French, and a few translated
in both languages); it is now almost
exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog
entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed
in reverse chronological order (i.e., the latest written is on top).
Some entries are classified into one or more “categories” (indicated
at the end of the entry itself), but this organization isn't very
coherent. This page lists entries in
category Law: there is a list of
all categories at the end of this page, and
an index of all entries. The
permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced
before and after the text of the entry itself.
Histoire des droits en Europe de Jean-Louis Halpérin
Je viens de finir de lire le livre Histoire des droits en
Europe (de 1750 à nos jours) de Jean-Louis Halpérin (dans sa
nouvelle édition sortie en 2020, collection Champs Histoire chez
Flammarion). Peut-être est-il pertinent pour la critique qui va
suivre de préciser que je l'ai lu aux toilettes. Ce n'est pas un
reproche ni une façon de dire que le droit m'emmerde : c'est juste que
je laisse volontiers dans mes toilettes des livres dont la structure
se plie sans trop de problème au fait que je pourrai reprendre et
interrompre la lecture à n'importe quel moment. Il se trouve par
ailleurs que j'aime bien lire, en dilettante, des choses sur
l'histoire du droit ou le droit comparé (cf. par
exemple cette entrée
ou celle-ci), ce qui peut expliquer
des choix un peu inattendus : un de mes amis rigolait de voir le
livre Histoire du droit pénal et de la justice criminelle
de Jean-Marie Carbasse dans mes toilettes, mais il était plus aride
que celui dont je veux parler ici.
Le livre de Halpérin entreprend une tâche assez titanesque :
dresser un portrait comparé de l'histoire des droits en Europe depuis
le début de la période contemporaine. C'est-à-dire que malgré la
restriction sur l'époque (seulement depuis 1750, même s'il y a
quelques évocations rapides des périodes antérieures) et sur la
géographie (l'Europe), il s'agit de faire rien de moins
que l'histoire de toutes les branches du droit dans tous les pays
d'Europe depuis deux siècles et demi. C'est assez fou, et il
faut admettre qu'il ne s'en tire pas mal. Forcément, traiter quelque
chose d'aussi colossal en moins de 500 pages format poche oblige à
s'en tenir au minimum, mais il réussit assez bien la synthèse, et j'ai
appris beaucoup de choses intéressantes, — que je me suis empressé
d'oublier.
Je ne sais pas bien quel est le public visé. Étudiants en droit ?
sans doute pas, parce que l'auteur n'utilise pas le plan
ultra-analytique typique des ouvrages de droit français, copié sur les
textes de codes, divisés en parties, titres, chapitres, sections et
autres subdivisions sans intitulé jusqu'au paragraphes numérotés
consécutivement comme si c'étaient des articles de code (hiérarchie
qui rappelle un peu l'étiquetage des degrés de
la classification du vivant) : le
livre de Halpérin est juste divisé en parties et en chapitres, pas
plus. Étudiants en histoire peut-être plutôt, parce qu'il ne parle
pas de ce que dit le droit mais aussi des relations entre les
droits et la société, l'histoire des combats pour obtenir tel
ou tel droit (même si ce n'est pas le cœur de son sujet), etc. Ou
simplement le grand public : le livre est tout à fait lisible par tout
le monde, même si évidemment tout le monde ne le trouvera pas
forcément très intéressant.
La principale difficulté a manifestement dû être d'établir un
plan : quand il y a au moins trois grandes dimensions à parcourir
simultanément (la branche du droit, le pays et la période historique),
il n'est pas évident de savoir dans quel ordre prendre les choses !
Faire une partie par branche du droit ? Suivre un plan strictement
chronologique, quitte à passer sans arrêt d'un domaine à un autre ?
Traiter les pays ou les groupes de pays les uns à la suite des
autres ? Ici, il a choisi un compromis entre le plan thématique et le
plan chronologique : la première partie (le renouvellement du cadre
normatif) parle de la transition des anciens régimes vers des
institutions parlementaires et aussi du mouvement de codification du
droit, jusque, en gros, la première guerre mondiale ; la seconde
partie (attentes sociales et orientation du droit) traite en
autant de chapitres du développement et de l'évolution du droit du
travail, du droit commercial, du droit de la famille et des personnes,
et de l'organisation du droit lui-même (pensée et professions
juridiques) sur une période qui va très grossièrement de 1850 à la
première guerre mondiale (même s'il déborde dans un sens ou dans
l'autre selon ce qui est pertinent pour le sujet évoqué) ; la
troisième partie (ruptures et divergences) évoque
essentiellement la période de 1914 à 1945 et s'organise par types de
pays (URSS, états libéraux, états fascistes ou
fascisants) ; enfin, la quatrième partie (confluences et
pluralismes) traite de l'après seconde guerre mondiale selon une
organisation thématique (démocratie, état-providence, droit des
personnes, naissance du droit européen). Une annexe vient compléter
le tout en évoquant très brièvement quelques thèmes transversaux :
droit des étrangers, mariage (un thème déjà évoqué à plusieurs
reprises dans le corps du livre), organisation et procédure
administrative, organisation judiciaire, peine de mort, prisons,
procédure civile, procédure pénale. Je trouve qu'avoir réussi à
organiser tant de choses dans un plan qui, finalement, tient assez
bien la route, est en soi presque un exploit.
L'exercice, bien sûr, a ses limites : si je devais retrouver
quelque chose, je crois que j'aurais du mal (malgré un index très —
presque trop — fourni). Mais le plan a la vertu qu'on peut lire le
livre d'un bout à l'autre sans avoir l'impression d'une trop grande
aridité ni répétition, et qu'on peut aussi picorer dedans sans devoir
sans arrêt chercher ce qui a été dit avant sur tel ou tel sujet. (Et,
globalement, c'est un livre qui se lit très bien aux toilettes —
encore une fois, ce n'est pas un reproche.)
Bon, si j'ai appris beaucoup de choses sur plein de sujets, je me
suis empressé de les oublier : à partir de quand et sous quelle forme
le droit de grève a-t-il été reconnu dans les différents pays
d'Europe ? comment l'égalité des droits entre femmes et hommes
s'est-elle mise en place et quand et comment le divorce a-t-il été
reconnu ? quand est apparue la notion de société à responsabilité
limitée ? quand a-t-on mis en place des élections locales dans les
différents pays européens, et à quels niveaux ? Voici quelques unes
des questions dont j'ai trouvé des réponses dans ce livre, ainsi que
bien d'autres, mais j'ai été incapable de la retenir, parce qu'il y a
vraiment trop de complexité historique et géographique (chacun de ces
droits a eu une histoire différente d'un pays à un autre, et des
spécificités locales). Mais je suis quand même content d'avoir été
brièvement moins bête, et certainement d'avoir tué quelques idées
fausses au passage.
Vu le faible prix que coûte un livre de poche (16€), et le faible
encombrement que cela représente, je pense vraiment pouvoir
recommander de l'acheter si on n'a ne serait-ce qu'un peu de curiosité
autour de ces questions. Mettez-le aux toilettes, au pire ouvrez-le
au hasard, vous apprendrez bien des choses, même si c'est pour les
oublier aussitôt.
Méta : Je promets que ce blog ne
va pas se mettre à ne parler que de questions de voitures/moto et de
code de la route, mais, si j'ai une entrée de maths en cours
d'écriture (sur la réalisabilité de Kleene), elle s'avère comme
d'habitude beaucoup plus longue et coriace à écrire qu'initialement
prévu, et par ailleurs je suis toujours un peu noyé par mes
enseignements.
Ce qui me donne l'occasion d'écrire cette entrée-ci, c'est que, à
deux jours d'intervalle, je me suis fait disputer, lors d'une leçon de
circulation à moto, pour m'être arrêté laisser passer un piéton alors
que je n'aurais pas dû, et que (le surlendemain, donc) j'ai failli
heurter en voiture une personne qui a déboulé sans regarder sur un
passage piéton alors que le feu était rouge pour elle et vert pour
moi. (Dans les deux cas, donc, il s'agissait d'un passage piéton avec
feu, et dans les deux cas le feu était rouge pour le piéton.) Donc,
c'est parti pour un petit rant sur les passages piétons.
Posons d'abord la terminologie : il y a deux sortes de passages
piétons :
ceux qui sont situés à l'endroit d'un feu de signalisation réglant
l'intersection et que, faute de meilleur terme, je vais qualifier
de passages piétons réglés par feu ;
et les autres, que je vais qualifier de passages piétons
prioritaires (même si ce terme n'est pas forcément
approprié).
Ces deux sortes de passages sont matérialisés par un zébrage noir
et blanc alterné. Il est exactement le même dans les deux cas (ce qui
est con — je vais y revenir), même s'il y a peut-être des
expérimentations locales avec des marquages différents, je n'ai pas
bien compris. À cause de ce marquage, on parle de passages
zébrés, mais le terme de passages cloutés est encore
beaucoup utilisé, reste de l'époque où les passages piétons (tous, ou
seulement ceux réglés par feu ?) étaient marqués, au moins dans les
endroits pavés comme Paris l'eut été, par des gros clous plantés
(pointe en bas, bien sûr !) dans la chaussée.
Les passages piétons prioritaires sont souvent, mais pas toujours,
marqués, à l'endroit même du passage, par
le panneau
d'indication C20a, carré à fond bleu et représentant un piéton
traversant à un passage zébré sur triangle blanc. Je crois
que ce panneau n'est jamais utilisé pour les passages piétons réglés
par feu, mais je n'en suis pas certain non plus. Les passages piétons
peuvent aussi être signalés (environ 50m à l'avance en agglomération,
150m hors agglomération) par
le panneau
de danger A13b, triangulaire à bord rouge, représentant un piéton
traversant à un passage zébré sur fond blanc.
Y a-t-il vraiment une différence entre les deux sortes ? C'est une
première chose qui n'est pas claire, ça dépend un peu du point de vue.
Pour commencer, que dit le droit ?
[Les piétons] sont tenus d'utiliser, lorsqu'il en existe à
moins de 50 mètres, les passages prévus à leur intention.
(Article R412-37 du Code de la route.)
Les feux de signalisation lumineux réglant la traversée des
chaussées par les piétons sont verts ou rouges et comportent un
pictogramme. […] Lorsque la traversée d'une chaussée est réglée par
ces feux, les piétons ne doivent s'engager qu'au feu vert.
(Article R412-38 du Code de la route.)
Tout conducteur est tenu de céder le passage, au besoin en
s'arrêtant, au piéton s'engageant régulièrement dans la traversée
d'une chaussée ou manifestant clairement l'intention de le faire ou
circulant dans une aire piétonne ou une zone de rencontre. […] Cette
contravention donne lieu de plein droit à la réduction de six points
du permis de conduire. (Article R415-11 du Code de la
route.)
Les victimes, hormis les conducteurs de véhicules terrestres à
moteur, sont indemnisées des dommages résultant des atteintes à leur
personne qu'elles ont subis, sans que puisse leur être opposée leur
propre faute à l'exception de leur faute inexcusable si elle a été la
cause exclusive de l'accident. (Article 3 de la loi nº85-677 du 5
juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes
d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures
d'indemnisation. La jurisprudence de la Cour de cassation
[Ch. civile 2, 30 juin 2005, 04-10.996] définit la faute
inexcusable comme la faute volontaire d'une exceptionnelle
gravité, exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il
aurait dû avoir conscience.)
Ce qui est clair, donc, c'est qu'un automobiliste qui heurte un
piéton sera automatiquement « en tort » (du point de vue assurance /
responsabilité civile), même si ce piéton a traversé au rouge
ou hors d'un passage piéton : le piéton aura certes commis une
infraction (punie de l'amende prévue pour les contraventions de la
première classe, c'est-à-dire… 4€), mais en cas d'accident le piéton
sera indemnisé, normalement par l'assureur de l'automobiliste. La
seule exception serait en gros le cas d'un piéton qui se jetterait
volontairement sous les roues de la voiture (ou, peut-être, choisirait
délibérément d'aller faire une promenade nocturne au milieu d'une
autoroute, enfin, quelque chose comme ça) ; et encore, même cette
exception ne peut pas être invoquée lorsqu[e les victimes] sont
âgées de moins de seize ans ou de plus de soixante-dix ans [ou
invalides à ≥80%] [article 3 de la loi nº85-677 sus-citée].
En revanche, si je comprends bien le texte de droit, une
fois mise de côté cette responsabilité civile, l'automobiliste
n'encourt une sanction pénale et administrative, c'est-à-dire une
amende (de 135€) et un retrait de (six) points sur son permis, pour
refus de priorité, que si le piéton était régulièrement engagé
(ou manifestant clairement son intention de s'engager
régulièrement), ce qui n'est pas le cas du piéton qui traverse au
rouge.
Pour résumer, (ma compréhension des choses est que,) si un
automobiliste heurte accidentellement un piéton qui traversait au
rouge, l'automobiliste est civilement responsable des dommages, mais
n'encourt pas de sanction pénale ou administrative alors que le
piéton, lui, encourt une (toute petite) amende. (Le piéton pourrait,
par ailleurs, être responsable de dommages à des tierces parties, même
si je ne sais pas vraiment quel scénario serait plausible.) Encore
une fois, je ne garantis pas d'avoir tout bien compris.
Du coup, y a-t-il une distinction entre passages piétons réglés par
un feu et passages piétons prioritaires ? Du point de vue du droit,
pas vraiment. C'est juste que le piéton qui s'engage sur un passage
piéton que je qualifie de prioritaire est ipso
factorégulièrement engagé, donc prioritaire,
alors que celui qui s'engage sur un passage piéton réglé par un feu ne
l'est pas forcément, cela dépend de la couleur du feu.
Maintenant, qu'apprend-on à l'auto-école et quel comportement
est-il attendu à l'examen du permis ?
Dès qu'un piéton circule sur la chaussée, on le laisse passer, on
le considère comme absolument prioritaire. (On ne se pose pas la
question de savoir s'il est régulièrement engagé : le plus
important, et c'est heureux, est de ne pas le heurter, et pour ça, si
nécessaire, on s'arrête.)
En revanche, si un piéton est sur le trottoir et attend
manifestement de traverser, il faut considérer plus précisément la
situation :
s'il est face à un passage piéton prioritaire, on s'arrête pour le
laisser passer,
s'il est loin de tout passage piéton (route de campagne,
typiquement), on s'arrête de même,
en revanche, s'il est à un passage piéton réglé par un feu, on ne
s'arrête que si le feu piéton est vert.
Évidemment, il y a beaucoup de questions d'appréciation qui ne sont
pas parfaitement claires : si quelqu'un se tient face à un passage
piéton prioritaire mais qui regarde son smartphone et pas la rue, on
peut supposer que c'est pour ne pas traverser immédiatement ; si
quelqu'un se dirige d'un pas résolu vers un passage piéton
prioritaire, il faut aussi lui céder le passage, sauf à pouvoir passer
complètement avant le début de sa traversée — alors qu'une personne
qui se dirige vers un passage piéton réglé par un feu, on ne
s'arrêtera pas pour la laisser passer si elle a un feu rouge puisqu'on
doit supposer qu'elle s'arrêtera au feu ; si un piéton a un pied sur
la chaussée, en principe, on s'arrête, mais évidemment il peut arriver
que quelqu'un attende au feu rouge en ayant mis le pied sur la
chaussée, et dans ce cas il ne faut pas s'arrêter. Bref, il y aura
toujours des cas douteux. Espérons que les inspecteurs du permis
accordent un certain bénéfice du doute au candidat lorsque celui-ci se
trouve dans un de ces cas d'interprétation douteuse.
Ça c'est ce qu'on nous apprend à l'auto-école. Dans la réalité, à
Paris au moins, la volonté des automobilistes de s'arrêter aux
passages piétons prioritaires est ridiculement mauvaise. Si on se
contente d'attendre en ayant l'air de vouloir s'arrêter, il faudra
attendre très longtemps avant que quelqu'un daigne s'arrêter (et c'est
alors risqué de se lancer, parce que si l'autre sens de circulation
met autant de mauvaise volonté à s'arrêter, on peut se retrouver
coincé au milieu) ; si on commence vraiment à traverser, les gens
s'arrêtent généralement, mais c'est évidemment dangereux :
tout un art consiste à s'élancer à un moment où on forcera un
automobiliste à freiner mais en gardant quand même une distance de
sécurité telle qu'on puisse battre en retraite s'il paraît ne pas
vouloir le faire. Globalement, je préfère éviter purement et
simplement les passages piétons prioritaires et passer là où il y a
des feux. Mais parfois les feux sont en panne (orange clignotant ou
tout simplement éteints), et alors c'est la galère, parce qu'en plus,
les automobilistes pensent que comme il y a un feu qui les laisse
passer, sans doute les piétons ont le rouge (alors qu'en fait le
piéton est censé être prioritaire).
Et il y a des endroits comme l'avenue de la Grande
Armée où on a un dilemme cornélien : attendre trois plombes à un feu
comme ici
(ils sont très très longs) ou bien essayer de s'imposer à un passage
« prioritaire »
comme celui-ci
qui doit être un des plus dangereux de Paris parce que les
automobilistes foncent et ne s'attendent pas du tout à voir un piéton
traverser.
Quand je conduis, je fais un effort énorme pour respecter
scrupuleusement ce qu'on m'a appris à l'auto-école (cf. ci-dessus ;
pour passer le permis moto il faudra bien que je le respecte, mais
c'est de toute façon la moindre des choses de me comporter face aux
piétons comme j'attends qu'on se comporte quand je suis moi-même
piéton).
Mais étant très préoccupé par l'idée de ne pas refuser la priorité
à un passage prioritaire, il m'arrive de faire l'erreur inverse,
c'est-à-dire de m'arrêter alors que les piétons ont le feu rouge.
Typiquement, je vois des gens qui attendent au passage piéton, je
ralentis instinctivement, et le temps que je me rappelle qu'ils ont
sans doute un feu piéton et que je cherche celui-ci du regard (il
n'est pas toujours évident d'en voir la couleur, surtout qu'il est
orienté pour les piétons), j'ai tellement ralenti qu'il y a un risque
que les gens pensent que je m'arrête — et du coup je m'arrête
vraiment, parce que quelqu'un pourrait traverser. Enfin, quelque
chose comme ça.
Ça m'était arrivé plusieurs fois en prenant des leçons de conduite
en voiture, et ça m'est arrivé jeudi dernier en moto : je me suis
arrêté à un passage piéton et j'ai laissé quelqu'un traverser alors
qu'elle avait le feu rouge. Le moniteur m'a dit : à l'examen, ce
serait éliminatoire, parce qu'en incitant un piéton à traverser au
rouge, tu le mets en danger à cause de la direction de circulation
opposée. Je comprends la logique de l'argument, mais quand même, la
personne en question était adulte, elle n'était pas obligée de
traverser sous prétexte que je m'arrêtais pour elle.
Quand j'ai dit que je n'étais pas certain de la couleur du feu
piéton, on m'a répondu que puisque j'avais eu un feu vert, le feu
piéton était forcément rouge. Mais ce n'est pas exact : d'une part,
le feu peut avoir changé dans le temps ; d'autre part, le feu piéton
n'est garanti être rouge que si on a traversé l'intersection tout
droit (si on tourne à gauche ou à droite, c'est plutôt le contraire,
le feu piéton sera normalement vert), or dès que l'intersection est
autre chose que deux routes qui se croisent à angle droit, il peut
vraiment y avoir un doute sur la manière dont les feux sont
cadencés.
Toujours est-il que, avant-hier, j'ai failli avoir un accident et
heurter une piétonne : c'était précisément
à , rue
des Peupliers à Paris (48.8222°N, 2.3527°E), une piétonne qui
faisait son jogging (et avec des écouteurs sur les oreilles) a surgi
de derrière des voitures garées à droite et traversé au passage piéton
alors qu'elle avait le feu rouge (moi j'avais le vert), sans regarder
un seul instant dans ma direction. Heureusement, je n'allais pas plus
vite que la vitesse maximale autorisée (30km/h) et j'ai pu piler à
temps. Nous avons une dashcam sur la voiture (dans ce cas, ça
n'aurait servi à rien en cas d'accident puisque, si je l'avais
heurtée, ainsi que je l'explique plus haut, j'étais de toute façon
responsable, mais dans ça peut être intéressant dans d'autres
situations et pour plein d'autres choses — rejouer des fautes de
conduite ou d'itinéraire, enregistrer des choses jolies ou
surprenantes croisées en route, etc.), donc j'ai une vidéo :
voir ici
sur Twitter ou
à télécharger
ici en meilleure qualité (la dashcam a un capteur GPS
mais il n'avait pas encore de positionnement donc je n'ai pas ma
vitesse précise ; par ailleurs, l'heure affichée est décalée d'une
heure — ou, si on veut, elle est à
l'heure d'été). Peut-être que la joggueuse venait d'un pays où on
roule à gauche, puisqu'elle semble regarder carrément à droite au
moment de traverser ; peut-être aussi qu'elle venait d'un pays où les
passages piétons zébrés sont toujours prioritaires
(cf. ci-dessous).
Je pense que cela aiderait énormément la lisibilité des passages
piétons de les signaler différemment selon qu'ils sont réglés par un
feu ou prioritaires. Certains pays font une telle différence au
niveau du marquage au sol : voici sur Google
Maps un
exemple au hasard en Allemagne
et un
exemple au hasard en Espagne : dans les deux cas, on a, sur la
gauche, un passage piéton pointillé réglé par un feu et, sur
la droite, un passage piéton zébré prioritaire.
(À vrai dire, je pensais que c'était la France qui
faisait exception, mais non, ce sont plutôt l'Allemagne et l'Espagne
qui font exception. J'en profite pour mentionner que j'aimerais bien
trouver des informations un peu systématiques sur le droit de la route
comparé et/ou historique : on trouve des choses éparses en ligne, par
exemple ce
tableau
ou celui-ci
qui sont rigolos, mais je n'avais pas réussi à retrouver ne serait-ce
que l'origine du panneau de sens
interdit.)
Distinguer les marquages présente un certain nombre d'avantages :
cela rappelle aux piétons s'ils sont censés pouvoir passer
immédiatement ou s'il leur faut attendre un feu (qui n'est pas
toujours si évident à voir). Pour les conducteurs qui risqueraient de
s'arrêter à tort (comme moi, cf. ci-dessus), cela évite cette
confusion. Et inversement, pour les conducteurs qui ont perdu
l'habitude de s'arrêter aux passages piétons parce qu'ils sont
tellement souvent réglés par des feux, cela attire l'attention sur
ceux où il faut céder la priorité.
Ajout () : Je
dois quand même reconnaître que distinguer le marquage présente un
inconvénient significatif, c'est que le feu peut être en panne (ou
laissé en orange clignotant à certaines heures) : dans ce cas, le
passage piéton redevient prioritaire (même si c'est dangereux de
compter dessus parce que beaucoup d'automobilistes ne le comprennent
pas ou choisissent de l'ignorer, cf. ce que j'en disais ci-dessus), et
évidemment, le marquage ne peut pas changer pour refléter ce fait. Je
ne sais pas ce que dit le droit allemand ou espagnol sur le cas où un
feu est en panne.
Ajout () :
J'oubliais de dire un mot sur le point suivant, que je comptais
pourtant aborder : la pénalité administrative pour non respect de la
priorité des piétons a été augmentée, le 17 septembre 2018, de quatre
points à six points. Même si je suis tout à fait favorable à
l'intention d'obliger les automobilistes à être plus respectueux des
passages piétons, je trouve vraiment idiote l'approche consistant à
simplement augmenter le nombre de points de pénalité : ce qui importe
n'est pas d'augmenter la sévérité des sanctions mais
leur fréquence — quatre points de pénalité seraient amplement
suffisants s'il y avait effectivement des contrôles, et je pense qu'il
est beaucoup plus utile et efficace d'avoir une sanction réellement
appliquée qu'une sanction grave mais appliquée de façon très rare.
En France, les limitations de vitesse par défaut, ou
implicites (i.e., valables en l'absence de tout panneau explicite de
limitation de vitesse) sont [articles R413-2 et R413-3 du Code de la
route] :
130km/h sur les autoroutes,
110km/h sur les routes à deux chaussées séparées par un
terre-plein central,
90km/h sur les autres routes comportant au moins deux voies dans
un même sens de circulation [toutefois, ce cas ne doit pas rester
implicite et doit faire l'objet d'une signalisation explicite],
80km/h sur les autres routes ne comportant qu'une voie dans chaque
sens de circulation,
50km/h en agglomération,
30km/h dans les zones 30 et 20km/h dans les zones de rencontre,
cf. cette entrée passée.
Un panneau de limitation explicite ne peut, il me semble,
qu'abaisser la vitesse en-dessous du défaut listé ci-dessus, exception
faite de la possibilité de relever à 70km/h la limitation de vitesse
de certaines voies en agglomération. Rappelons par ailleurs que la
limitation est explicite est valable jusqu'à la prochaine
intersection, sauf lorsque la limitation est faite en même temps qu'un
panneau de danger — le plus souvent annonçant un ralentisseur — auquel
cas elle est valable à l'endroit de ce danger [bon, ça c'est ce qu'on
m'a appris, mais en fait je ne trouve aucune confirmation dans le Code
de la route ou dans un document officiel crédible : il faudrait
creuser].
Maintenant voici une complication parmi d'autres : en cas de pluie
ou d'autres intempéries, mais aussi lorsqu'on est conducteur sur
permis probatoire (c'est-à-dire détenteur du permis depuis moins de
3 ans[#] et qui doit se signaler
par un disque portant la lettre ‘A’), ou bien en train de suivre des
cours de conduite[#2] (et on se
signale alors par un panneau auto-école ou un
gilet moto-école ou quelque chose comme ça), les vitesses
limites implicites de 130km/h, 110km/h et 90km/h sont abaissées
respectivement à 110km/h, 100km/h et 80km/h respectivement. Autrement
dit, la vitesse maximale sur autoroute quand il pleut est de 110km/h,
la vitesse maximale sur les routes à chaussées séparées quand il pleut
est de 100km/h, et la vitesse maximale quand il pleut sur les autres
routes est de 80km/h (même quand elles comportant deux voies dans un
même sens de circulation, donc).
[#] Étant entendu que ce
qui compte est la première obtention du permis, pas celle de la
catégorie de véhicule qu'on conduit : autrement dit, quelqu'un qui
vient d'obtenir le permis moto mais qui a le permis voiture depuis
longtemps n'est pas concerné, le fait qu'il conduise une voiture ou
une moto est indifférent.
[#2] Même si on est,
par ailleurs, titulaire du permis depuis longtemps dans une autre
catégorie, cf. la note
précédente : en clair, quelqu'un qui a le permis voiture depuis
longtemps mais passe le permis moto est concerné pendant qu'il
prépare ce dernier mais plus dès qu'il l'aura obtenu. C'est du
moins ce que je comprends.
En disant ça, cependant, est-ce que j'ai tout dit ? Non ! Parce
que la question se pose de savoir comment cet abaissement des
limitations implicites interagit avec une
limitation explicite. Par exemple, s'il pleut et que je vois
un panneau indiquant une limitation explicite à 110km/h ou à 90km/h, à
quelle vitesse puis-je rouler ? La réponse est : 100km/h dans le
premier cas, mais dans le second cas, ça dépend si on est sur une
autoroute ou route à chaussées séparées (auquel cas le 90km/h
explicite reste 90km/h, même en cas de pluie) ou une autre route
(auquel cas le 90km/h doit être lu comme 80km/h). C'est un poil
subtil, et même les moniteurs d'auto-école peuvent se
tromper[#3].
[#3] Je le sais parce
qu'il y a un jour où (pour des raisons d'organisation qu'il n'y a
aucun intérêt à raconter) mon auto-école a dû m'emmener sur le plateau
moto en voiture, c'est-à-dire qu'on m'a collé comme passager à une
élève qui passait le permis B, du coup j'ai assisté à un bout de sa
leçon, et à un moment le moniteur lui a demandé la vitesse limite,
elle ne savait pas parce qu'elle n'avait pas vu le panneau, il lui a
dit que le panneau annonçait 90km/h mais que c'était donc 80km/h pour
elle — or il s'agissait d'une autoroute, précisément la
A6b ici,
si bien que le 90km/h veut vraiment dire 90km/h, même en cas de pluie
ou pour un apprenti conducteur. Mon moniteur à moi m'avait
correctement dit de rouler à 90km/h dans ces circonstances et à
100km/h si je voyais une limitation à 110km/h, mais n'avait pas
vraiment expliqué la logique.
Le Code de la route, pour une
fois, est clair (ce qui ne veut pas dire qu'il soit simple) : en
cas de pluie et dans les autres circonstances que j'ai décrites, la
limitation est abaissée à 110km/h sur les autoroutes normalement
limitées à 130km/h, à 100km/h sur les sections d'autoroute limitées à
une vitesse plus faible ainsi que les voies à chaussées séparées, et à
80km/h sur les autres routes. Donc, sur une autoroute ou voie à
chaussées séparées : 130 devient 110, toute valeur de limitation
explicite <130 mais ≥100 devient 100, et toute limitation explicite
≤100 reste à la valeur qui est annoncée (notamment 90, ce qui est un
cas courant) ; sur une autre route, toute valeur de limitation
explicite ≥80 devient 80, mais toute valeur ≤80 reste ce qu'elle est.
En tableau :
Type de route
Panneau de limitation
Absent
130
110
90
80
70
60
50
Autoroute
130→110
130→110
110→100
90
80
70
60
50
R. chaussées séparées
110→100
***
110→100
90
80
70
60
50
Autre route
80
***
***
90→80
80
70
60
50
Agglomération
50
***
***
***
***
70
60
50
Tableau à lire de la façon suivante : en ligne le type de route, en
colonne l'éventuelle limitation explicite par panneau, ou bien
« absent » s'il n'y a pas de panneau. La valeur indiquée par le
tableau est la vitesse limite à appliquée, suivie éventuellement d'une
flèche et d'une nouvelle vitesse limite en cas de pluie (ou si on est
conducteur sur permis probatoire, etc.) ; trois étoiles indiquent que
cette possibilité est censée ne pas exister. La colonne un peu
subtile, donc, est celle du 90, où la valeur dépend vraiment du type
de route. Par ailleurs, tel que je lis le Code de la route, une
limitation à 60km/h en agglomération est censée être impossible, mais
ça m'étonnerait que ça n'existe pas quelque part (il faut des limites
à la psychorigidité qui consisterait à dire que le maire peut porter
la limitation à 70km/h mais pas à 60km/h) ; je ne sais pas bien s'il
existe des sections limitées à 120km/h ou à 100km/h.
Je peux justement en profiter pour dire un mot sur ce fétichisme
des limitations congrues à 10 modulo 20 (i.e., des multiples de 10
dont le chiffre des dizaines est impair). La logique, d'après mon
moniteur du permis B, est que les boîtes de vitesse manuelles
prévoient grosso modo l'utilisation de la 1re de 0 à 20km/h, de la 2e
de 20km/h à 40km/h, de la 3e de 40km/h à 60km/h, de la 4e de 60km/h à
80km/h, de la 5e de 80km/h à 100km/h, et de la 6e (pour les boîtes qui
en ont une) à partir de 100km/h, avec des optima au milieu de ces
plages, dont 10km/h pour la 1re (vitesse limite qu'on voit typiquement
dans les parkings), 30km/h pour la 2e (vitesse limite pour les
zones 30 ou en cas de travaux), 50km/h pour la 3e (vitesse limite en
agglomération), 70km/h pour la 4e (vitesse limite de certains grands
axes en agglomération), et 90km/h pour la 5e (vitesse limite des
routes secondaires jusqu'à récemment). Les voies de décélération sur
autoroute sont généralement marquées successivement 90, 70 et 50
(voire 30), ce qui sert indirectement à conseiller des rapports à
appliquer à ces endroits.
Voilà le vrai bon argument à souffler aux gilets jaunes pour se
plaindre de l'abaissement à 80km/h de la vitesse limite sur les routes
secondaires : ça casse toute la logique de ce bel agencement par
paliers de 20km/h !
Sauf qu'en fait il existe bien des limitations « exotiques »
(autres que 10–20–30–50–70–80–90–110–130 et zones 30), et c'est un
petit jeu de les repérer. Voyez par exemple, parmi celles que j'ai
notées [liste plusieurs fois étendue après la première publication de
cette entrée] :
ici
aux Ulis (Essonne), à l'entrée du parking du centre commercial
Ulis 2 une « zone 20 » sans doute pas réglementaire non plus (et sans
doute sur un terrain privé), mais bon, c'est rigolo ;
ici
(Saint-Nom-la-Bretèche) une limitation à 45km/h qui doit cependant
avoir disparu
puisque cette
autre vue plus récente du même panneau ne la montre pas (je crois
comprendre que les limitations à 45km/h sont un reste du système par
palliers de 15km/h lorsque la vitesse limite en agglomération était de
60km/h ; mais j'en ai vu ailleurs qui existaient encore, je ne sais
plus bien où) ;
J'ai le souvenir d'avoir vu un panneau de limitation à 8km/h
quelque part [c'était au centre de bus Lebrun, j'ai ajouté dans la
liste], un autre à 25km/h, et j'ai vaguement le souvenir de
quelques autres chiffres pas multiples de 10. J'ai occasionnellement
vu des limitations à 60km/h mais je n'ai pas bien retenu dans quelles
circonstances. Les limitations à 80km/h explicites sont souvent là
comme rappel de la nouvelle réglementation. Par contre, 100km/h
(explicite) ou 120km/h je ne crois pas avoir vu. Si vous avez des
exemples intéressants, surtout si on les voit dans Google Street View,
n'hésitez pas à me les signaler.
Tiens, encore une petite colle à propos des limitations de
vitesse : en voyant un panneau
comme celui-ci
(limitation explicite à 90 avec un panonceau représentant une voiture
— et aussi un panonceau de rappel mais peu importe ici), à quelle
vitesse peut-on rouler à moto ? Réponse : 90km/h (le panonceau, qui
s'appelle en l'occurrence M4a, fait référence à tous les véhicules
dont le poids total autorisé en charge est inférieur à 3.5t, dont les
motos, malgré l'apparence du pictogramme).
Encore un petit pinaillage dans le même genre : quelque part sur le
réseau autoroutier francilien (je pense que c'était sur l'A86, mais je
ne vais pas m'amuser à retrouver l'endroit exact), après une section à
une vitesse réduite (peut-être temporairement pour travaux) j'ai vu un
panneau marquant une fin de limitation, je ne sais plus si c'était
spécifiquement une fin de limitation de vitesse (panneau B33 blanc
avec le chiffre en noir et barré de noir) ou une fin générale
d'interdiction (panneau B31 blanc barré de noir), mais toujours est-il
que la question est : quelle était la limitation de vitesse après ce
panneau ? La règle générale voudrait qu'on retombe dans la limitation
implicite[#4] qui, sur le
réseau autoroutier, est de 130km/h (par beau temps). Sauf qu'aussi
près de Paris il n'y a aucune section limitée à 130, donc je pense que
c'est vraiment une erreur et qu'il aurait fallu mettre un 110
explicite.
[#4] Les limitations de
vitesse ne sont pas une pile : s'il y a une limitation à 110, puis une
à 70, puis une fin de limitation à 70, on tombe à la valeur par défaut
(qui est 130 sur autoroute), pas au 110 qui était là avant le 70.
Je suis depuis très longtemps fasciné par les constitutions et par
le droit constitutionnel. Pas tellement le droit constitutionnel sous
l'angle du droit positif, puisque je ne suis pas juriste ou alors
seulement juriste du dimanche ; ni le droit constitutionnel en tant
qu'instrument politique, parce que la politique m'agace et que je n'en
parle qu'un peu à reculons (cf. les quelques premiers paragraphes
de cette entrée) ; mais plutôt, vu
que je suis geek éclectique, le
droit constitutionnel en tant que construction intellectuelle voire
artistique. Il y a peut-être une zone du cerveau partagée avec les
langues (étrangères), qui de même ne m'intéressent pas tellement en
tant que moyen de communiquer qu'en tant que constructions
intellectuelles (ahem). Et de même
qu'une partie de cet intérêt pour la linguistique se manifeste, ou se
manifestait quand j'étais ado, par l'invention de toutes sortes de
langues bizarres — pas forcément destinées à être utiles, ni même
utilisables, mais à explorer l'espace des langues
possibles[#] ou simplement à
m'amuser —, de même, je m'amusais à inventer des constitutions
bizarres, pas forcément en recherchant à dessiner le régime idéal ou
qui convînt à mes idées politiques mais simplement à explorer les
possibilités de l'exercice.
[#] Je persiste à penser
(même si plus d'un linguiste s'est moqué de moi à ce sujet) qu'il y a
un intérêt scientifique réel à créer des
langues imaginaires artificielles
(et à ensuite essayer de les apprendre, de communiquer avec, etc., et
de mesurer toutes sortes de paramètres objectifs ou cognitifs),
notamment pour découvrir (A) ce qui est logiquement possible
dans l'espace des langues (car contrairement à ce qu'on m'a plusieurs
fois affirmé, ce n'est pas toujours évident de savoir ce qui est
logiquement possible sauf à aller construire des exemples et
contre-exemples — si ça l'était, les mathématiques ne seraient pas
très intéressantes) et/ou (B) ce qui est humainement possible
(à apprendre ou à utiliser), et toutes sortes d'autres nuances entre
les deux. Je pense, de même, qu'il y a possiblement un intérêt
scientifique à concevoir des constitutions imaginaires, même s'il est
évidemment plus difficile de mener ensuite des expériences à leur
sujet.
J'ai le souvenir d'avoir mentionné à mes parents, quand j'étais
enfant, à propos d'un point quelconque de droit, que je serais curieux
de lire la Constitution américaine (c'était avant le Web, et à
l'époque on n'avait pas ce genre d'information à portée de doigt). Ma
mère (qui ne devait pas si bien connaître son fils )
a fait une remarque comme quoi c'était certainement affreusement
technique, ennuyeux et illisible. (Dans la
réalité, la
Constitution américaine est assez facile à comprendre, au moins
dans ses grandes lignes, même pour le non-initié.) Sur le moment, je
n'ai pas insisté.
Mais, plus tard, je suis tombé par hasard en librairie sur un livre
de la collection GF
intitulé Les Constitutions de la France depuis 1789,
contenant le texte de ces
constitutions[#2] accompagné
d'un très bref commentaire de chacune. J'ai lu ça avec passion (et ça
m'a aussi motivé pour en apprendre plus sur l'Histoire de France en
général, afin de comprendre le contexte, d'autant plus que le
XIXe siècle, pourtant si singulièrement important, se retrouvait
régulièrement escamoté faute de temps dans les cours d'Histoire du
secondaire et il me semble bien que personne à l'école ne m'a vraiment
parlé de la Monarchie de Juillet ni du Second Empire !).
[#2] On peut trouver
ces
textes sur
le site du Conseil constitutionnel. Cependant, contrairement au
livre que je mentionne, le Conseil constitutionnel omet celle de
l'État français sous Vichy, conformément à
la fiction juridique selon laquelle
ce régime n'aurait jamais existé : je comprends le désir de dire
que ce n'était pas la France voire Vichy ? jamais entendu
parler (comme Louis XVIII qui avec un certain
aplomb royal qui ne manquait pas de fierté, qualifiait [l'année 1817
de] la vingt-deuxième de son règne pour faire semblant que
Napoléon n'avait jamais existé). Mais, outre que je ne sois pas
certain que cette approche soit la plus propice à l'examen des crimes
du passé, elle demande
une acrobatie
juridique complètement invraisemblable dans laquelle on fait comme
si Vichy n'avait jamais existé mais on en valide quand même
« rétroactivement » certains actes, ce qui est d'une mauvaise foi
hallucinante. (Il me semble d'ailleurs qu'il y en a longtemps eu un
dans le règlement intérieur du métro parisien affiché dans toutes les
stations — probablement le décret du 22 mars 1942 —, et j'ai vu
quelque part la date entourée avec la mention Vichy !!!.)
Toujours est-il que, pour le geek qui s'intéresse aux constitutions
comme des constructions intellectuelles, celles de Vichy ou de
n'importe quelle dictature est évidemment aussi intéressante parce
qu'il faut aussi étudier comment les dictatures fonctionnent et
comment elles prétendent fonder ou organiser leurs pouvoirs.
They made a mistake, Arthur declared at last, putting down
the document. I know how to put your amendment to a vote.
He pointed a bony finger at a word in the text.
Arch-Treasurer he read. This bill creates a new
duty for the Arch-Treasurer. This is their mistake. By established
precedent, it means that the leader of any subgroup can request a
review by the standing committee on Finance. And lodging a request
for review is a privileged motion in the plenary. So when the
president pro tempore opens the business of the day and before any
debatable item pertaining to this bill, you must rise and make this
request, and if necessary, raise a point of order to the effect that
no debate can be held until the committee's review is
delivered.
That's very well and good, but you are, of course aware that we
have no members in the committee on Finance, so I don't see how that
helps. Then I remembered: Ah, but the committee on Finance
cannot review the bill. It cannot even convene! The Questors are
under dispute. Are you suggesting obstruction?
I am not, Arthur explained: obstruction would not work,
because the committee on Finance would be deemed to have approved the
bill without further recommendation if it failed to meet. But, you
see, there is a half-forgotten rule of procedure that, should a
committee or subcommittee be unable to fulfill their duties, any
matter for this committee can, at the behest of a single member of
the bureau, be referred instead to the committee of the
Whole.
The committee of the Whole…?
You're new so you have a good excuse for not knowing, but since
it hasn't convened in well over a generation, even older members of
this assembly have all but forgotten about it. The committee of
the Whole House means that, well, the whole house sits as a
committee. There used to be many provisions for this, but now only a
handful of cases remain.
But how does this differ from the plenary, then? I can't get a
vote there, how can I get one in the committee of the Whole?
Because committee rules apply. The committee of the Whole may
consist of all members of the plenary, but it is not the plenary: the
chair has no power to request a block vote or to prevent tabling of
amendments.
A very elegant plan! And is there nothing the Capitoline Tower
can do against it? Such as, remove references to the
Arch-Treasurer?
They cannot modify the bill once entered in the Diet's records.
If they withdraw it altogether and resubmit it in modified form, the
doctrine of substantial similarity protects you. What they could do
is withdraw it from the Diet and reintroduce it in the High Council
instead. But the Arch-Chancellor distrusts the High Council too much:
she won't even think of it. No, your amendment is safe.
⁂ Together with this other
fragment and one yet to be written but whose title and theme you
can easily guess, this is supposed to form a triptych.
And writing this turned out to be far more difficult than I
expected: even with the freedom to make up the rules, figuring out a
plausible situation in which an amendment might have the votes to pass
in a legislative assembly but be procedurally blocked, and then
inventing a (moderately interesting) procedural loophole that would
make it possible to bypass the block, isn't all that easy. I ended up
searching for inspiration by reading a random selection of
the European
Parliament's Rules of Procedure,
the Companion
to the Standing Orders for the House of
Lords, Robert's Rules of
Order, and far too many Wikipedia articles on various legislative
bodies.
(I realized on this occasion that the French
Wikipedia articles concerning the three assemblies of the French
Consulat, namely
the Tribunat, Corps
législatif
and Sénat
conservateur, are far more detailed than last time I checked, so
thanks
to whoever
wrote this).
Spéculations sur l'apparition des fictions juridiques
L'entrée précédente, que j'ai
écrite pour l'essentiel il y a des mois, s'appliquerait de façon assez
intéressante à la fracture entre indépendantistes catalans et
unionistes espagnols ; mais c'est un autre aspect différent de cette
dispute qui m'intéresse ici (sur le fond je n'ai pas l'intention de
m'exprimer plus que ce que j'avais dit
naguère ici) : le goût des fictions juridiques.
(Attention, ce qui suit est largement des
spéculations de la part de moi qui ne suis ni spécialiste d'histoire
ni de relations internationales. Donc je dis peut-être beaucoup de
conneries, et ma terminologie est sans doute non-standard ; mais ce
qui m'intéresse, c'est plus le cadre d'explication que je propose que
les explications elles-mêmes, et je serais curieux de trouver des
explications écrites par de vrais spécialistes qui rentrent dans ce
cadre.)
Ce que j'appelle fiction juridique, ici (il y a sans doute un
meilleur terme mais je ne le connais pas), c'est le fait de « faire
passer ses désirs pour du droit », et notamment de confondre
la légitimité avec la légalité.
Ce que je veux dire, c'est que de nos jours, quand un état (ou un
groupe ayant la prétention d'être un état) a des prétentions sur un
bout de territoire (ou sur autre chose), la manière dont ces
prétentions s'expriment est à travers la position suivante : ce
bout de territoire fait légalement partie de notre état. Quand
deux états revendiquent le même bout de territoire, ils prétendent
donc tous les deux avoir la légalité pour eux.
Cela peut sembler aller de soi, mais il pourrait en être autrement,
et historiquement il en a été autrement : ils pourraient prétendre
avoir la légitimité sans prétendre avoir la légalité pour
eux. La différence est subtile. (Ou ils pourraient ne rien prétendre
du tout à part nous voulons ce bout de territoire, ce qui
serait, souvent, plus honnête, mais ça fait mauvais genre.)
Comme je viens de le dire, je crois qu'il n'en a pas toujours été
ainsi. Quand par exemple, en 1870, l'Empire allemand a pris à la
France l'Alsace et la Moselle, je crois que la position de la France
(entre 1870 et 1914) n'était pas l'Alsace et la Moselle font
toujours (de droit) partie de la France mais
plutôt l'Alsace et la Moselle devraient faire partie de la
France (et nous les reconquerrons si nécessaire) ou quelque chose
comme ça. C'est du moins ce que je crois, et j'y trouve vaguement une
confirmation dans une carte
comme celle-ci,
qui colorie la France jusqu'à la « ligne bleue des Vosges ». En tout
cas, c'est ainsi que je distingue une revendication de légalité et une
revendication de légitimité. Par contraste, de nos jours, quand la
République populaire de Chine revendique l'île de Taïwan, sa position
est que Taïwan fait de droit partie de la Chine :
revendication de légalité, donc (et à la limite elle est plus prête à
discuter de savoir qui est le gouvernement légal et/ou légitime de la
Chine que de l'idée d'une séparation du pays en droit). De même
Chypre prétend que Chypre-Nord fait partie de son territoire, pas
juste qu'elle devrait en faire partie ; et la Moldavie
prétend que la Transnistrie fait partie de son territoire, pas juste
qu'elle devrait en faire partie.
On pourrait faire une typologie (j'aime bien faire des
typologies !) un peu comme ceci :
les frontières (ou l'état) de fait,
les frontières (ou l'état) de droit,
les frontières (ou l'état) légitimes,
les frontières (ou l'état) souhaitées,
etc.
Je ne suis pas historien, mais j'imagine que quand Louis XIV
conquérait telle ou telle région, il ne s'embarrassait pas de
prétendre qu'elle lui appartenait de droit, peut-être même pas de
légitimité : il la prenait et c'est tout. La France de la
3e République prétendait que l'Alsace-Moselle devait légitimement lui
appartenir (par la volonté des peuples ou quelque argument de ce
genre), pas qu'elle lui appartenait légalement. Mais maintenant tout
le monde semble penser que (2) et (3) sont synonymes et
interchangeables, et toute revendication s'exprime donc (il me
semble !) sur le plan du droit. Les règles de la diplomatie semblent
avoir changé.
Il y a quelque chose qui va avec, mais je ne sais pas dans quelle
mesure c'est une cause on une conséquence, c'est l'attitude vis-à-vis
des traités de paix : la guerre franco-prussienne s'est terminée par
la signature d'un traité de paix (Francfort, 1870) qui donnait de
droit l'Alsace-Moselle à l'Empire allemand ; il était donc
difficile pour la France de prétendre qu'elle avait le droit avec
elle, si elle avait signé et ratifié un traité affirmant le contaire.
De nos jours, je crois qu'on ne signe plus tellement de traités de
paix, ou seulement dans certains cas, et parfois très tardivement.
(J'aime bien dire, par exemple, que la seconde guerre mondiale ne
s'est terminée en Europe qu'avec la signature
du traité
[de Moscou] « quatre plus deux » en 1990. Un des points-clés de
ce traité est justement la reconnaissance en droit par la
République fédérale d'Allemagne de la frontière Oder-Neisse.) Ou
alors on rédige des traités volontairement vagues et bizarrement
formulés (comme les accords de Paris de 1973 mettant fin à la guerre
du Vietnam).
Et du coup, je vois ça comme un problème dans cette évolution de la
façon de faire la diplomatie : en oubliant qu'il peut y avoir une
différence entre (2) le droit et (3) la légitimité, on n'accepte plus
de signer que des traités de paix qui sont alignés avec la conception
qu'on a de la légitimité, et donc on reporte sur
l'ordre juridique des questions qui devraient
rester politiques. Et du coup, comme il y a malheureusement
forcément un divorce entre (1) les faits et (3) la légitimité perçue,
ce divorce se retrouve entre (1) les faits et (2) le droit interprété
par l'une ou l'autre partie, ce qui est malsain en soi. Je trouve
cette évolution néfaste, et je soulève la question : que faudrait-il
faire pour réétablir une séparation entre droit et légitimité ?
Je peux tenter d'imaginer la raison pour laquelle cette évolution a
eu lieu. Cette raison est l'apparition progressive d'une forme de
droit international, ou plutôt, la consolidation d'un « état de
droit » qui est peut-être une illusion savamment maintenue entre
puissants mais ce n'est pas le problème ici. Cela expliquerait que
l'évolution aille de pair avec la création d'organismes comme la
Société des Nations, la Cour internationale de Justice (de la Haye) et
l'Organisation des Nations-Unis : dès lors qu'un pays accepte l'idée
de défendre sa cause devant des institutions de ce genre, il ne peut
pas défendre une position du type cette région appartient au
pays Z mais c'est injuste et illégitime :
elle devrait m'appartenir (distinction intelligemment
faite entre (2) et (3)), il doit se positionner sur le terrain du
droit, soit cette région est occupée dans les faits par le
pays Z mais c'est illégal elle m'appartient en
droit (report de la distinction entre (1) et (2)). Ou pour
dire les choses autrement : il est devenu « de mauvais goût » de
prétendre qu'une région appartient de droit à un autre pays
mais qu'on la veut quand même (même si on pense avoir la légitimité
pour soi). Et comme il est difficile de concevoir des institutions
qui tranchent la question de la légitimité, la question que je pose
ci-dessus semble insoluble.
Bref, ce serait une évolution plutôt bénéfique (le fait d'établir
un état de droit, ou un embryon d'état de droit, ou peut-être même
juste un semblant d'embryon d'état de droit, au niveau international,
est certainement une bonne chose) qui aurait cette conséquence
vraiment nuisible de la multiplication des fictions juridiques au
mépris de la réalité.
Il faut remarquer quand même que la réalité reprend parfois ses
droits, mais de façon inattendue et incohérente. Notamment, quand la
France a été libérée en 1944–1945, le gouvernement provisoire met en
place la fiction juridique que le gouvernement de Vichy n'a jamais
existé : pas juste qu'il n'était pas légitime, mais qu'il
n'était pas légal (le gouvernement légal de la France aurait
donc été celui en exil à Londres). Sont en particulier
déclarés nuls et de nul effet tous les actes constitutionnels
législatifs ou réglementaires, ainsi que les arrêtés pris pour leur
exécution, sous quelque dénomination que ce soit, promulgués sur le
territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu'au
rétablissement du Gouvernement provisoire de la République
française (ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de
la légalité républicaine sur le territoire continental). Pourquoi
pas : sans préjuger de la question strictement légale de respect des
formes constitutionnelles (je ne peux vraiment pas me prononcer à ce
sujet), je comprends tout à fait l'intérêt symbolique fort d'une telle
décision. Mais elle semble n'avoir été appliquée qu'à moitié : plutôt
que de tout frapper de nullité, quitte à redécréter
rétroactivement ce qui pouvait sembler utile, on a commencé à se
préoccuper des conséquences pratiques, donc faire un tri, en supposant
par défaut le maintien (la nullité des actes en question doit être
expressément constatée, dit l'ordonnance en question : c'est là
gâcher tout le principe qu'on vient de mettre en place !). C'est
ainsi que, entre autres textes douteux, la loi du 6 août 1944
établissant une différence de majorité sexuelle pour les relations
hétérosexuelles et homosexuelles, est restée en vigueur jusqu'en
1982 : si on n'avait pas commencé à fouiller dans la merde de Vichy,
ce ne serait pas arrivé.
Au sujet de la Catalogne, je m'étonne que Carles Puigdemont se soit
laissé entraîner sur le terrain de la légalité, en faisant
voter l'indépendance de la Catalogne (créant ainsi une fiction
juridique où elle existe en tant qu'état indépendant — fiction assez
peu développée, il est vrai, puisque cet état putatif n'a pas de
constitution, pas de monnaie, etc.), alors que la position de Madrid
est beaucoup plus forte sur ce terrain (comme sur celui des faits).
Il m'aurait semblé beaucoup plus habile de se placer sur le terrain de
la légitimité (par exemple, souligner que le referendum qu'il
a fait tenir n'était peut-être pas légal mais qu'il était légitime et
qu'il avait épuisé toutes les voies légales, puis rester à ce niveau).
Un des problèmes avec les fictions juridiques, c'est que si on prétend
ne plus reconnaître un état, il devient vraiment difficile de se
présenter à des élections dans cet état : je suis donc curieux de
savoir comment les indépendantistes catalans vont gérer ce dilemme.
Je pense à la situation bizarre des candidats du Sinn Féin en Irlande
du Nord à la Chambre des Communes du parlement britannique : ils se
présentent à l'élection mais, quand ils sont élus, ne vont pas siéger
à Westminster parce qu'ils ne reconnaissent pas la légitimité de
l'institution : je comprends l'idée, mais sur le plan symbolique ça me
semble un peu en contradiction avec le fait de se présenter à
l'élection, et sur le plan pratique cela donne, depuis les dernières
élections, beaucoup de pouvoir à leurs adversaires unionistes qui
peuvent ainsi soutenir le gouvernement minoritaire de Theresa May.
PS : Je ne veux pas donner l'impression (de croire
que) les fictions juridiques sont une invention récente ! Quand des
factions rivales de l'Église catholique élisaient chacune un pape, par
exemple, je suppose bien que chacun prétendait être le pape,
pas juste avoir la légitimité de l'être. Ce qui a changé (si mon
analyse est correcte), c'est que cette façon de penser est devenue
systématique en diplomatie : la légitimité et la légalité se sont
confondues dans l'esprit des chancelleries, qui placent toujours leurs
revendications sur ces deux terrains à la fois.
Quelques remarques sur les pouvoirs du président français
Je n'ai pas envie de m'appesantir sur les élections françaises.
Comme beaucoup d'électeurs, je n'étais pas très heureux d'avoir le
choix, essentiellement, entre • l'arriviste qui propose de détruire le
système social français, • celui qui propose la même chose mais en
version encore plus réac et avec l'ignominie personnelle en
supplément, • l'autre arriviste qui propose de détruire l'Union
européenne, • celle qui propose la même chose mais en version réac
avec une bonne couche de nationalisme nauséabond en
supplément et la même ignominie que l'autre réac, ou enfin
• les sept nains qui proposent de jeter mon bulletin dans sept
corbeilles de couleurs différentes (voire dix, si on compte
l'abstention, le vote blanc et le vote nul : que de choix !).
J'ai pris une décision, à la dernière minute et
en me
basant sur les informations fuitées à 19h30 : décision qu'il n'y a
aucun intérêt à ce que je communique parce qu'elle n'a rien de
spécialement intelligente devant tant de mauvais choix. Mais je ne
veux pas non plus alimenter le thème « tous pourris, tous pareils »
qui est encore plus puant que toutes les options que je viens de
citer, et qu'on pourrait croire comprendre en lisant en diagonale ce
que j'écris. Le débat sur la réforme des institutions, s'il est posé
dans des termes raisonnables, est intéressant, et je sais au moins gré
à l'un des candidats d'en avoir fait un de ses thèmes de campagne.
(La vision positive des choses est que, parmi les candidats crédibles
et pas trop détestables, l'un avait les mêmes idées que moi
sur l'Europe, l'autre sur la
fonction présidentielle : quel dommage qu'ils n'aient pas été le
même.) Je reviendrai peut-être là-dessus plus tard (et aussi sur les
idées qui tournent autour des problèmes avec le vote, comme les idées
de tirages aléatoires), mais le fait est que le système, aussi
critiquable qu'il soit, ne changera pas de sitôt, et probablement pas
de mon vivant.
Il y a un second tour derrière (quel dommage
qu'il n'y en ait qu'un), et je
crois profondément en l'importance de faire des choix même quand c'est
entre Charybde et Scylla (la description que je fais des candidats
ci-dessus devrait rendre mon choix de second tour assez évident) : pas
seulement en politique, mais dans tous les aspects de la vie (par
exemple, quand je dois choisir un système d'exploitation à mettre sur
mon ordinateur ou un langage dans lequel programmer, que de Charybdeis
et de Scyllai s'offrent à moi !). Ne serait-ce que parce que le fait
de faire un tel choix donne le droit de râler, ensuite, que les choix
étaient nuls (j'ai essayé le langage X, il était merdique,
j'ai essayé le Y, pareil), et râler est une de mes
activités préférées, alors que si on refuse le choix on accrédite
l'idée que ceux qui en ont fait un ont forcément approuvé ce qu'ils
ont choisi comme moins pire option, ce qui est faux. J'ai voté pour
François Hollande en 2012 en pensant qu'il ne ferait pas grand-chose
de bien et pas grand-chose de mal (et en me doutant qu'il deviendrait
très vite impopulaire), je l'ai raconté
ici, mon opinion sur lui n'a guère changé, mais je ne me sens pas
du tout comptable de son bilan ni de l'avoir approuvé autrement que
comme un meilleur (ou moins mauvais) choix parmi un ensemble de
candidats donnés à un moment donné. J'ai voté pour Jacques Chirac au
second tour en 2002, et je ne le regrette pas non plus, je savais
exactement à quoi m'attendre. (En fait, c'est quelque chose que je ne
comprends pas du tout, les gens qui se disent déçus par ce qu'un homme
politique fait : jusqu'à présent, dans mon expérience, aucun homme
politique n'a jamais fait autre chose qu'exactement ce à quoi je
m'attendais de sa part, et je ne crois pourtant pas être
extralucide.)
Mon propos n'est pas ici de faire la morale à ceux qui refusent de
faire un choix, mais il est assurément de dénoncer ceux qui voudraient
prétendre qu'accepter de faire un choix revient à cautionner celui
qu'on choisit comme moindre mal. Je ne veux pas non plus rentrer dans
le débat de savoir s'il est utile, en admettant qu'on a une idée
précise et assumée de quel est le moindre mal,
d'aller voter pour lui, surtout si on pense que l'élection
est jouée d'avance. Je pourrais rappeler que « tout le monde »
croyait l'élection de Clinton jouée d'avance, même s'il faut avouer
que l'obstacle
est plus
haut pour Le Pen que pour Trump ; je pourrais ironiser sur le fait
que ce sont souvent les mêmes
qui critiquent la sondocratie qui
les invoquent maintenant pour dire que ce n'est pas la peine de se
déplacer puisque le résultat est certain : la vérité est que je crois
moi-même l'élection de Macron extrêmement probable sauf événement
imprévu, mais (1) extrêmement probable n'est pas synonyme
de certain ni même de quasi-certain (disons que 80%
n'est pas
99.9%, whatever
that means), et (2) la précision sauf événement
imprévu (attentat très meurtrier, scandale…) est très importante.
Mais il y a une autre question qui survient (et je conclus là ma bien
trop longue entrée en matière) : quel est, au juste, le pouvoir du
président, ou quels sont ses pouvoirs de nuisance ? Et
spécifiquement, si on imagine que Marine Le Pen soit élue présidente,
dans quelle mesure est-ce catastrophique ?
*
Les élections vraiment importantes, en France, sont les élections
législatives. C'est un point important à garder à l'esprit plutôt que
se dire que tout est joué. Mais, outre l'« effet
d'entraînement » (que j'avoue ne pas comprendre) qui voudrait que le
président nouvellement élu obtienne automatiquement une majorité à
l'Assemblée, le président de la République a réellement des pouvoirs,
au moins des pouvoirs de nuisance, même si l'Assemblée est contre
lui (i.e., lors d'une cohabitation).
La raison pour laquelle on imagine que le président en cohabitation
n'a pas beaucoup de pouvoirs propres c'est que les cohabitations qui
se sont effectivement produites étaient entre des gens intelligents et
qui avaient (quoi qu'on puisse penser par ailleurs de Mitterrand,
Chirac, Balladur et Jospin) un minimum de décence et d'entente commune
sur le fait de ne pas nuire à la France (par exemple en jouant à une
lutte frontale entre le président et le Premier ministre). Le pire
qui s'est produit est que Mitterrand a refusé de signer des
ordonnances que Chirac voulait faire passer (il a dû les faire voter
par le parlement).
Mais il se trouve que le président peut réellement faire des
choses, et je pense que ce sont justement des pouvoirs qui seraient
particulièrement dangereux entre les mains de quelqu'un comme Marine
Le Pen que je considère comme une populiste sans scrupules.
Notamment :
Le pouvoir de convoquer un referendum (ce pouvoir n'est pas soumis
à contreseing ministériel), par exemple sur tout sujet populiste qui
lui passe par la tête (au pif, la « perpétuité réelle », la sortie de
l'euro ou de l'UE). Correction : on me
signale à juste titre en commentaire que l'article 11 de la
Constitution suggère probablement que l'accord du gouvernement est
nécessaire ; donc cet item est en fait très douteux (sauf à nommer un
gouvernement de complaisance, cf. ci-dessous).
Le pouvoir de dissoudre l'Assemblée nationale, évidemment au
moment le plus opportun pour ses idées (idem, ce pouvoir n'est pas
soumis à contreseing).
Le pouvoir de nommer au Conseil constitutionnel (et qui plus est,
le prochain président en nommera deux : un en mars 2019 en
remplacement de Michel Charrasse, et un en mars 2022 en remplacement
de Nicole Maestracci).
La présidence du conseil des ministres, même si ceci est
probablement plus symbolique qu'autre chose (cf. ci-dessous pour les
pouvoirs de blocage).
Un siège au Conseil européen, au G7 et au G20. (La voix de la
France au Conseil de sécurité, heureusement, est représentée par le
chef de la délégation permanente, qui est nommée par le gouvernement ;
mais cf. ci-dessous pour des possibilités de blocage.)
Peut-être le pouvoir d'invoquer directement l'article 50
du Traité sur l'Union européenne (ce n'est pas clair : l'article
lui-même énonce : Tout État membre peut décider, conformément à ses
règles constitutionnelles, de se retirer de l'Union, mais on ne
sait pas ce qui est conforme aux règles constitutionnelles françaises,
et notamment si c'est un acte exécutif ou législatif ; on peut espérer
que le Conseil d'État et/ou le Conseil constitutionnel s'inspireraient
de ce qu'a décidé la Cour suprême du Royaume-Uni en la matière, mais
rien n'est certain).
Un pouvoir de commandement
militaire[#]. (J'ai entendu
Édouard Balladur raconter dans un documentaire sur la cohabitation
l'anecdote suivante : il y avait un désaccord entre Mitterrand et lui
sur une histoire d'essais nucléaires, je ne sais plus lequel voulait
en faire et lequel ne voulait pas, ou s'ils voulaient selon des
modalités différentes ou quoi, mais peu importe ; Balladur a demandé
au chef d'état-major : au bout du compte, à qui obéirez-vous si le
Premier ministre et le président vous donnent des ordres
contradictoires ? et le militaire a répondu, sans hésitation, au
président. Entendant ça, le Premier ministre qu'il était a choisi de
ne pas essayer de jouer à la lutte de pouvoirs.) On peut imaginer,
par exemple, le fait de faire bombarder un pays ou un autre.
Et le plus terrifiant, les pouvoirs exceptionnels définis (enfin,
non définis) par l'article 16 de la Constitution. (Même si on peut
espérer que le Conseil constitutionnel interdirait leur usage pour
n'importe quel prétexte fallacieux, il n'oserait probablement pas se
prononcer sur le fond dans un cas un peu limite, comme un acte
terroriste que, au hasard, le président aura veillé à inciter par des
paroles ou des opérations militaires savamment
calculées. • Ajout/précision : même en cas d'abus
manifeste, le fait que le Conseil constitutionnel
puisse décider que les circonstances d'invocation de
l'article 16 ne sont pas réunies n'est pas très clair, cf. la
discussion dans les commentaires ; mais au minimum, il peut publier
un avis à ce sujet, qui s'il était assez damnant inviterait
fortement le parlement à destituer le président, et il semble
plausible que les actes pris sous l'article 16 soient quand même
susceptibles de recours par la question préliminaire de
constitutionnalité : le président n'a donc probablement pas
le pouvoir légal de se transformer en dictateur sans aucun recours au
moindre coup de tête ; mais ce n'est pas aussi clair qu'on voudrait,
et ça fait quand même bien peur.)
Et c'est sans compter les pouvoirs de blocage :
Le pouvoir de nommer le Premier ministre et les autres membres du
gouvernement. Certes, l'Assemblée nationale peut renverser le Premier
ministre ou le gouvernement, mais le fait que le président le nomme
peut donner lieu à une lutte de pouvoir
dangereuse. Ajout : comme on me le fait remarquer en
commentaire, ceci permettrait notamment de nommer un gouvernement de
complaisance qui, avant d'être renversé par le parlement,
contresignerait des décisions présidentielles contestées.
Un véto absolu sur toute
réforme constitutionnelle (il n'y a que le président qui puisse
convoquer le Congrès ou faire tenir un
referendum). Ajout (suite à un commentaire) :
l'article 89 de la Constitution est encore un de ces passages
épouvantablement mal écrits : est-ce que la révision est définitive
après avoir été approuvée par référendum signifie que le
président peut convoquer un referendum ou qu'il doit
le faire ? Je crois comprendre que l'interprétation standard est
qu'il peut le faire, le fait que les deux chambres du parlement aient
adopté une révision dans les mêmes termes ne l'y oblige pas. (Et même
s'il doit, il ne semble pas y avoir de moyen à le contraindre à agir,
sauf peut-être si le parlement y voit un motif de destitution.)
Un pouvoir de nuisance sans doute important sur la marche des
institutions (je ne sais pas à quel point il va : je suppose que le
président ne peut pas décemment refuser de signer une loi, mais il
peut peut-être refuser de prendre un décret en Conseil des ministres
qui serait indispensable à l'application d'une loi, et sans doute
refuser de nommer des gens à des postes-clés).
Et les pouvoirs non formalisés :
Une tribune médiatique permanente. Le droit non codifié de faire
des allocutions aux Français diffusés par plein de chaînes de
télé.
Le pouvoir de distribuer plein de hochets (le moindre étant la
légion d'honneur) et pouvoir ainsi se payer le soutien de plein de
gens séduits par de tels hochets. Ce qui, comme par hasard, recouvre
plein de gens dans le monde politique.
Le fait de représenter la France devant toutes les institutions
internationales (rien ne dit formellement si c'est le président ou le
Premier ministre qui doit le faire, mais le précédent, même en temps
de cohabitation, est que c'est quand même plutôt le président).
Un réseau d'influence certain dans toute l'Administration, et
particulièrement dans la police et le renseignement. (Le cas de
Madame Le Pen est particulier, parce qu'on sait que l'armée et la
police la soutiennent à une majorité écrasante. Je ne l'accuse pas de
vouloir directement mener un coup d'état, mais en cas de bras de fer
institutionnel, ceci pèse clairement dans la balance.)
J'ajoute, notamment en lien avec le tout premier point cité
ci-dessus :
Le président de la Turquie n'avait, jusqu'à il y a huit jours, pas
beaucoup de pouvoirs. On sait ce qui est arrivé.
Un tout petit bémol à ce message d'inquiétude : la Constitution a
quand même changé les règles de destitution du président, maintenant
ce n'est plus seulement en cas de haute trahison, c'est en cas
de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec
l’exercice de son mandat, voilà au moins quelque chose d'un petit
peu rassurant dans le cadre d'une lutte de pouvoir entre président et
parlement. Mais ça me semble insuffisant compte tenu de tout ce qui
précède.
[#] Comme je le faisais
remarquer naguère, on voit que la
Constitution française est vraiment épouvantablement mal écrite quand
on compare l'article 15 (Le Président de la République est le chef
des armées), l'article 21 (Le Premier ministre […] est
responsable de la défense nationale) et l'article 20 (Le
Gouvernement […] dispose […] de la force armée) : quelqu'un de
très fort a réussi à trouver des termes dont on ne peut pas dire
qu'ils sont explicitement contradictoires, mais dont il soit néanmoins
impossible de savoir exactement comment ça se fait qu'ils ne se
marchent pas sur les pieds. Dans des conditions pareilles il revient
aux militaires de décider à qui ils obéissent, ce qui est
véritablement problématique.
Quelques points (juridiques ?) supplémentaires au sujet du Brexit
Mon entrée précédente concernait
plutôt l'aspect politique du referendum sur la sortie du Royaume-Uni
de l'Union européenne et la campagne qui va avec. Mais je voudrais
ajouter quelques points sur d'autres aspects.
⁂
Le cadre juridique d'un retrait de l'UE est fixé par
l'article 50 du Traité sur l'Union européenne. (EUR-Lex n'arrête pas
de casser ses liens, je viens de leur écrire pour leur faire part de
mon agacement, mais la version consolidée française des traités
européens est
actuellement ici.
Attention, il y a plein d'articles 50, surtout que
le Club contexte a eu l'idée
géniale de faire nommer les traités Traité sur l'Union
européenne et Traité sur le fonctionnement de l'Union
européenne pour qu'on les confonde bien, d'y ajouter plein de
protocoles, et de reprendre à chaque fois les mêmes numéros comme
si les entiers naturels étaient une
resource rare.)
Cet article 50 prévoit que, à partir du moment où un État notifie
le Conseil européen de sa décision de quitter l'Union, un compte à
rebours s'engage au bout duquel l'État quittera forcément l'Union au
bout de deux ans maximum, sauf décision unanime de prolonger les
négociations ou bien accord via un traité (également unanime) sur
d'autres modalités. La rédaction est probablement prévue pour donner
un maximum de pouvoir à l'Union lors des négociations : en l'absence
d'accord négocié, l'État sécessioniste se retrouve purement et
simplement exclu de tous les traités européens (notamment, hors de
l'espace de libre-échange ou tout autre accord qu'il aurait voulu
préserver).
Mais il y a une faille dans ce système : c'est que rien n'oblige
l'État sécessioniste à « activer » immédiatement le mécanisme, en
l'occurrence, le Royaume-Uni au lendemain de (ou en tout cas,
rapidement après) un referendum sur la sortie de l'Union. On pourrait
même dire qu'il n'a aucun intérêt à déclencher un compte à rebours qui
ne fait que lui lier les mains. (Il semble que David Cameron ait
pourtant promis qu'il le ferait ; mais il n'est pas sûr qu'il reste au
pouvoir assez longtemps si le Leave l'emporte, et
il semble que des partisans du Brexit aient, au contraire, plutôt
indiqué vouloir ne pas faire appel, en tout cas
immédiatement, à l'article 50, histoire de gagner de temps dans les
négociations : donc la question n'est pas du tout théorique.) Alors
certes, les autres États pourraient purement et simplement refuser
d'ouvrir des négociations tant que le mécanisme n'est pas activé.
Mais jouer ainsi à une sorte
de Core War
juridique n'est probablement dans l'intérêt de personne, parce que
l'État sécessioniste a une carte encore plus puissante dans sa manche,
même si on se rapproche là du droit
théorique :
Comme l'Union européenne n'a aucun pouvoir exécutoire, un État peut
décider de quitter l'union sa façon « sauvage » (ou « passive
agressive », si on préfère), c'est-à-dire en modifiant son droit
interne pour que le droit de l'Union n'y ait plus de force, et en
ignorant purement et simplement toutes les condamnations de la Cour de
Justice de l'Union européenne qui ne peut pas faire exécuter ses
décisions. Cette façon de faire serait particulièrement facile pour
le Royaume-Uni, qui n'a qu'à passer une loi au parlement révoquant
la European
Communities Act 1972. Ils seraient alors dans une
situation juridiquement amusante : membres de l'Union pour le droit de
celle-ci (comme il n'existe aucun mécanisme pour expulser un État
membre de l'Union européenne, quelles que soient les condamnations
contre lui), mais non-membres pour leur droit interne (ce qui leur
permettrait d'ignorer totalement ce qu'on leur dit). Il est douteux
que qui que ce soit ose pousser à ce point le culot (j'ai entendu dire
que Nigel Farage avait mentionné cette hypothèse, mais je n'ai pas
trouvé de confirmation claire, et j'ai peut-être mal compris), ceci
étant, la question se pose de savoir quel moyen de réponse/rétorsion
le reste de l'Union, ou les autres États membres, auraient : saisir
des avoirs britanniques hors du Royaume-Uni ?, pas clair.
Une réponse (amusante) du même ordre, et qui pousse encore plus
loin le droit théorique, serait de faire un nouveau traité
à N−1 États (typiquement, N=28) qui (a) crée une
nouvelle union intitulée Union européenne 2.0 entre États
signataires, (b) fait sortir tous les états signataires de la
version 1.0 (également de façon « sauvage »), (c) s'autoproclame
successeur de la version 1.0 (en confisquant tous ses avoirs et toutes
les institutions pour la reverser à la nouvelle version). Mais encore
faudrait-il que toutes les autres institutions internationales et tous
les autres États acceptent la partie (c), ce qui n'est pas forcément
gagné (par exemple, pour attribuer à l'Union européenne 2.0 le siège
d'observateur à l'ONU de la version 1.0, les
représentations qu'elle a dans des pays tiers, et toutes sortes
d'autres avoirs, ou simplement accepter qu'elle s'y substitue dans des
contrats de droit privé dans des juridictions étrangères, que
l'euro 2.0 remplace l'euro 1.0 dans tous les instruments financiers,
etc.). Bien sûr, tout ça est complètement théorique. Une version
moins théorique serait simplement que les autres États membres
déclarent unanimement qu'ils interprètent cette sortie « sauvage »
comme une invocation implicite de l'article 50.
Je m'étais fait des réflexions dans le même genre
pour contourner la clause de la Constitution française qui précise
que : Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire
n'est valable sans le consentement des populations intéressées.
Si tous les Français veulent se débarrasser de l'Île de
Nouvelle-Mafiosonie mais que les autochtones ne veulent pas être
indépendants, on peut imaginer la solution suivante : tout le reste de
la France demande son indépendance, qui peut alors se faire avec un
referendum sur toute la France plus un referendum sur toute la France
moins l'Île en question (puisque c'est ce « reste » qui devient
indépendant). Mais, problème, l'Île devient alors « la France » du
point de vue du droit international, puisque c'est le reste du pays
qui a obtenu son indépendance, et cela peut être embêtant. Débat
théorique, mais pas tant que ça : après tout, un ergotage de ce genre
à lieu au sujet de la Chine puisque deux États prétendent chacun être
« la Chine, la seule et l'unique », la République de Chine (de facto,
Taïwan) et la République populaire de Chine (qui fait un caca nerveux
quand on montre du doigt l'évidence, c'est à dire qu'elles sont, en
fait, deux pays : donc tout le monde doit faire semblant de croire à
un script absurde, mais bon, je me
suis déjà plaint de ce genre de
choses) ; et la question de savoir laquelle des deux siège à
l'ONU a été résolue d'abord en faveur de la
République de Chine
puis, depuis
1971, la République populaire de Chine.
⁂
And now for something completely different:
Switzerland.
Le 9 février 2014, les Suisses ont approuvé par
referendum une
initiative (au titre particulièrement vomitif : contre
l'immigration de masse) soutenue uniquement par leur parti
d'extrême-droite-mais-qui-en-français-se-prétend-centriste-on-se-demande-pourquoi,
imposant des plafonds et contingents annuels pour le séjour des
étrangers en Suisse, qui doivent être fixés en fonction des
intérêts économiques globaux de la Suisse et dans le respect du
principe de la préférence nationale. Ces dispositions étant
contraires à plusieurs traités internationaux, le texte de
l'initiative prévoyait encore (a) qu'aucun traité international
contraire ne serait conclu, et (b) que le Conseil fédéral disposait de
trois ans pour renégocier les traités antérieurs contraires aux
dispositions en question. Je n'ai pas bien compris si les traités
ainsi contredits incluent la Convention internationale de 1951
relative au statut des réfugiés (spécifiquement pour le principe de
non-refoulement), mais en tout cas il y a clairement les accords
bilatéraux entre la Suisse et l'Union européenne, et spécifiquement
l'accord du 21 juin 1999 sur la libre circulation des personnes.
(Retrouver le texte précis du traité est un peu naviguer dans un
labyrinthe, mais il me semble que
c'est celui-ci.)
Or les accords bilatéraux Suisse-UE sont liés par une
clause « guillotine » qui impose qu'ils entrent en vigueur
simultanément et que la dénonciation de l'un d'entre eux emporte la
dénonciation de tous, sauf accord négocié du contraire. Donc si la
Suisse est obligée de dénoncer celui sur la libre circulation des
personnes pour satisfaire à ce qui fait maintenant partie de sa
Constitution[#], sauf à
convaincre l'Union européenne du contraire, elle perd du même coup
tous les accord commerciaux et qui équivalent de facto à une
appartenance à l'espace économique européen.
C'est peu dire est que l'Union européenne est dans une position de
force : la proportion des exportations suisses qui va vers le Marché
commun est gigantesque (plus de 50%), et même si dans
l'absolu l'Union perdrait plus que la Suisse à ne plus commercer
avec elle (la balance commerciale entre les deux est excédentaire pour
l'Union, principalement au bénéfice de l'Allemagne), relativement à
l'ensemble des exportations de l'Union la Suisse ne représente
qu'environ 7%. Les citoyens de l'UE (du moins ceux qui
ont entendu parler de l'histoire et en connaissent un peu les détails,
ce qui ne fait pas grand-monde, en fait) semblent divisés entre ceux
qui se scandalisent d'une mesure populiste qui dénonce un accord
international et ceux qui saluent un choix démocratique ; mais en tout
état de cause, il y a bien chez certains une volonté de punir la
Suisse.
Pendant à peu près un an (sur les trois dont le Conseil fédéral
suisse dispose pour renégocier un accord), la Commission européenne
n'a même pas accepté d'ouvrir la discussion, renvoyant aux autorités
suisses essentiellement le message qu'ils auront l'accord actuel ou
rien du tout, et que c'est à eux de se débrouiller avec leur droit
interne.
(Voici
ce qui s'appelle envoyer chier.) En février ou mars 2015, la
Commission Juncker a un peu assoupli sa position et a accepté de
discuter, mais plus d'un an après il ne semble pas que les
négociations aient abouti à grand-chose, malgré la nomination côté
suisse d'un négociateur en chef (Jacques de Watteville) à l'été
2015.
Je n'arrive pas à savoir exactement où en est le dossier, d'autant
que c'est sans doute une information peu publique, et que
la seule
source d'information est essentiellement dans les conférences de
presse du Conseil fédéral suisse, qui durent environ une heure
chacune, dont une partie dans un allemand que je ne comprends pas
parfaitement à cause de l'accent et des termes juridiques. De ce que
j'ai
compris, en
mars 2016, le Conseil fédéral suisse a décidé, de façon
apparemment contradictoire : (1) tout en continuant (et en
privilégiant) les discussions avec l'UE comme « plan A »,
de présenter comme « plan B » en cas d'échec des négociations,
l'invocation d'une clause de sauvegarde
unilatérale[#2] pour déroger
aux accords avec l'UE, et proposer conséquemment à
l'Assemblée fédérale un système de quotas en application de
l'initiative votée en 2014 ; et (2) néanmoins, de signer un
protocole élargissant à la Croatie les accords bilatéraux avec
l'UE, sachant qu'il ne pourra pas être ratifié tant que
la question principale ne sera pas réglée. La signature du protocole
(mais apparemment pas sa ratification) était exigée par
l'UE pour accepter que la Suisse participe aux programmes
de coopération scientifique et éducative Horizon 2020
et Erasmus+. Par ailleurs, en tout état de cause, les
discussions sur la question principale ne peuvent pas avancer avant le
referendum sur le Brexit.
La raison pour laquelle je raconte tout ça est qu'il y a clairement
un lien entre ce dossier suisse et le dossier britannique si le
referendum donne une majorité au Leave :
les deux situations sont assez semblables en ce qu'un État va, suite à
une modification de son état juridique interne prise par referendum,
devoir négocier avec l'Union européenne dans des délais serrés (trois
ans pour la Suisse, deux pour le Royaume-Uni), faute de quoi il se
retrouvera exclu de tout accord commercial. Même si le Royaume-Uni
décide de rester dans l'Union, la gestion du dossier suisse donnera
peut-être une idée de la manière dont les choses se seraient
passées (se sereraient passées ? j'ai besoin d'un conditionnel
futur antérieur…). Et si le Royaume-Uni décide de sortir, il sera
intéressant de comparer la manière dont les deux pays sont
traités.
Ajout () :
Un article
du Guardian fait le point sur la
situation des négociations UE-Suisse au lendemain du vote
du Brexit.
[#] Oui, c'est
inimaginablement crétin, mais les votations fédérales suisses de ce
genre modifient la Constitution, parce qu'il n'y a pas moyen de
simplement passer une loi fédérale par referendum, et personne n'a
encore eu la bonne idée ou n'a été assez geek pour modifier la
Constitution afin de le permettre. Du coup, la Constitution
helvétique est un pot-pourri de conneries qui n'ont rien à faire dans
une Constitution : les gens qui s'offusquent que les traités européens
(vaguement constitutionnels, donc) contiennent les mots vessies et
estomacs d'animaux (authentique !) devraient regarder un peu ce
qu'il y a dans la Constitution helvétique (à l'origine une magnifique
œuvre de Napoléon, soit dit en passant).
[#2] Mais je n'arrive
pas à comprendre si cette « clause de sauvegarde » est quelque chose
d'explicitement prévu dans le traité, et interprété de façon un peu
tarabiscotée, ou une invention pure et simple du Conseil fédéral (que
la Suisse ne pourrait en aucun cas opposer à l'UE). Dans
tous les cas, il est certain que cette clause de sauvegarde
unilatérale comporte une certaine insécurité juridique.
⁂
Enfin, je voudrais proposer à mes lecteurs de réfléchir à la
problématique suivante. La livre sterling est cotée aux bourses de
Tōkyō, Singapour et Hong Kong, qui seront encore ouvertes vers la fin
des opérations électorales en Grande-Bretagne. À ce qu'il semble (ou
si ce n'est pas le cas, faisons comme si), des hedge funds ont
commandité des sondages « sortie des urnes », non publiés, à leur
propre usage, afin d'être les premiers à vendre ou acheter de la livre
selon le résultat du vote. Ceci soulève un certain nombre de
questions, notamment :
Une telle opération, avant la publication officielle des résultats
du vote, rentre-t-elle légalement dans la définition d'un délit
d'initié ? (Discuter selon la juridiction.)
Indépendamment de la réponse à la question précédente,
cela devrait-il rentrer dans le cadre du délit
d'initié ?
Devrait-on tenter de l'empêcher ?
Si oui, comment ? (Suspendre la cotation de la livre ? Interdire
les sondages « sortie des urnes » ? Réglementer plus précisément qui
peut en commanditer ou y avoir accès ? Obliger les sondeurs à
annoncer pour qui ils travaillent et faire une grande campagne « si on
vous sonde en sortie de bureau de vote et que c'est J. P. Morgan,
mentez effrontément » ?)
Je parlais dans l'entrée
précédente de la chambre des Lords et de sa réforme de 1999
(consistant à en faire partir presque tous les pairs héréditaires), et
j'ai brièvement mentionné une autre réforme consistant, en 2009, à en
séparer la partie judiciaire
(les Law
Lords) qui sont devenus une
nouvelle Cour
suprême du Royaume-Uni. En cherchant des documentaires sur ce
sujet (j'aimerais pouvoir dire que YouTube me les a intelligemment
suggérés, mais non, j'ai ses recommandations basées sur ce que je
regarde sont décidément merdiques, et j'ai dû chercher moi-même), je
suis tombé sur quelques vidéos qui m'ont intéressé et qui pourraient
plaire à mes lecteurs ayant quelques heures à perdre.
Voici un
documentaire de la BBC sur cette nouvelle Cour
suprême du Royaume-Uni, qui est intéressant (au-delà du cadre
spécifiquement britannique) dans la manière dont les juges racontent
la façon dont ils conçoivent
leur rôle, leur indépendance, leur
façon de travailler (je peux me tromper, mais j'ai l'impression que
les juges français, qu'ils soient judiciaires, administratifs ou
constitutionnels, sont rarement aussi diserts). Mais
surtout, cette
conversation (débat n'étant sans doute pas le bon mot) entre Ruth
Bader Ginsburg, qui siège à la Cour Suprême des États-Unis, et la
Baronne Hale de Richmond, qui siège à la Cour Suprême du Royaume-Uni
(au moment de cette discussion, à la chambre des Lords dans sa
fonction judiciaire) et qu'on voit d'ailleurs dans le documentaire
précédemment mentionné. Il y est question de toutes sortes de choses,
notamment de la différence entre les États-Unis et le Royaume-Uni dans
l'approche du rôle de la fonction judiciaire, de la sélection des
juges et de leur
indépendance[#], mais aussi du
sexisme qu'elles ont pu subir, et de pas mal de petites anecdotes
amusantes (comme la raison pour laquelle Brenda Hale est devenue la
baronne Hale of Richmond). Les oratrices sont toutes les
deux extraordinaires, et très amusantes à écouter. Je suis aussi
tombé sur cet
exposé de la même baronne Hale sur la Convention européenne des
Droits de l'Homme, l'interprétation de plus en plus large qu'en fait —
et on sait que ça ne plaît pas à tout le monde au Royaume-Uni — la
Cour qui siège à Strasbourg, et les limites que peut avoir cette
extension (et aussi les difficultés pour les juges britanniques de
suivre et de prévoir l'interprétation que fera la Cour européenne des
Droits de l'Homme).
Ajout () :
Parmi les anecdotes racontées dans une de ces vidéos (je ne sais plus
laquelle), il y a le fait que la baronne Hale, qui est, ainsi que tous
ses collègues nommés avant la création de la Cour Suprême du
Royaume-Uni, membre de la chambre des Lords, même si elle n'a pas le
droit d'y siéger effectivement avant de prendre sa retraite en tant
que juge, n'a pas le droit de vote (pour la chambre des Communes).
L'un de ses collègues, dans la même situation, trouve que c'est
particulièrement injuste que son métier de juge (in
fine) le prive du droit de vote, et envisage de déposer un recours
contre le Royaume-Uni devant la Cour européenne des Droits de l'Homme.
Ce qui soulève une subtilité juridique amusante : avant de pouvoir
faire ce recours, il doit avoir épuisé toutes ses voies de recours
internes, ce qui signifie en particulier, devant la Cour Suprême du
Royaume-Uni, où la majorité de ses collègues est dans précisément
cette situation ! — comment une cour peut-elle statuer impartialement
lorsqu'il s'agit précisément de décider si le traitement des juges de
cette cour est contraire aux droits de l'Homme ?
[#] J'ai beaucoup aimé
la remarque suivante : quand on a retiré
au Lord Haut
Chancelier de Grande-Bretagne, et qui est, de fait, le
ministre de la Justice du Royaume-Uni, ses fonctions judiciaires (en
même temps que ses fonctions législatives de président de la chambre
des Lords), il y a eu deux points de vue différents : l'un consistant
à dire que c'était un progrès pour l'indépendance judiciaire (c'était
bien le but de la réforme), mais un autre consistant à dire que
c'était une attaque contre l'indépendance judiciaire, puisque
cela voulait dire que les juges n'auraient plus l'un des leurs au sein
du gouvernement pour faire valoir leur point de vue.
Quelques réflexions à 0.02¤ sur les traditions du Royaume-Uni (et la chambre des Lords)
Peut-être parce que je suis citoyen d'une ancienne colonie du
Royaume-Uni qui en partage encore le souverain et qui en a imité une
partie du cérémonial constitutionnel, j'ai une certaine fascination
pour les institutions et traditions
du pays qui peut se targuer d'avoir, entre autres choses,
la plus vieille
monnaie du monde, et probablement
les plus
anciennes lois encore en vigueur. Ou peut-être au contraire
est-ce parce que je suis aussi citoyen d'un autre pays qui a coupé la
tête à son roi et qui ne semble jamais s'en être complètement remis
(et donc regarde avec envie outre-manche ces gens qui n'ont jamais eu
de constitution écrite pendant que la France en a
changé tous
les quinze ans en moyenne depuis sa première révolution).
Ou peut-être encore est-ce parce qu'à force de croiser sur Internet
des citoyens des États-Unis d'Amérique si fiers d'appartenir à la plus
ancienne démocratie du monde il est amusant de leur rappeler que le
pays dont ils ont fait sécession avait fait sa dernière révolution
quelque chose comme 88 ans avant la leur, et intéressant de leur
demander depuis combien de temps, au juste, le Royaume-Uni est une
« démocratie », parce que l'impossibilité de répondre à cette question
illustre
bien la
difficulté à définir ce que signifie, au juste, la plus
ancienne démocratie du monde. Ou peut-être est-ce juste que je
suis un traditionaliste qui s'assume mal — à part le Saint-Siège, il
n'y a vraiment que le Royaume-Uni qui peut se targuer d'une telle
continuité dans ses institutions.
Mais cette dernière question, depuis quand le Royaume-Uni est-il
une démocratie ?, est intéressante, parce qu'à chaque fois qu'on
pose ce genre de questions s'agissant de ce pays, la réponse est
toujours la même : c'est impossible de savoir exactement parce que les
choses ont évolué lentement. Il est aussi difficile de dire, par
exemple, à quel
moment la
peine capitale a été abolie au Royaume-Uni (la réponse la plus
correcte semble être 1998, mais on conviendra que vu que la dernière
exécution remonte, en fait, à 1964, cette date se défend aussi). Il
est impossible de dire qui était le premier Premier ministre du
Royaume-Uni (ou, si ça devait être avant 1707, d'Angleterre), et
d'ailleurs on ne sait même pas au juste
quand le terme de Premier
ministre est apparu.
C'est entre autres pour ça que je suis persuadé que le Royaume-Uni,
s'il devait un jour abolir la royauté, ne le ferait pas comme le font
les autres pays qui font ce genre de choses (c'est-à-dire en changeant
de régime), mais au contraire en gardant l'illusion de la continuité.
Car les fictions juridiques, et notamment celle de la
continuité, sont une clé de la tradition historique et juridique de ce
pays : on n'abolit pas les choses, on les vide de leur substance pour
mettre quelque chose d'autre à la place, souvent en maintenant la
fiction que ces nouvelles choses sont faites par délégation
pour la première. C'est ainsi que le souverain a perdu ses pouvoirs
en maintenant l'illusion de les avoir
encore[#] : ils ont été
transférés au Premier ministre, sur le conseil duquel le
souverain agit en matière constitutionnelle. Et si on devait abolir
complètement la royauté, on le ferait sans doute sans abolir la
couronne et sans renommer le royaume en république, mais en déclarant
simplement le trône vacant et en élisant un régent qui serait de
fait président et chef d'État mais de droit remplaçant d'un
monarque désormais inexistant. D'ailleurs, je retrouve exactement
cette idée chez un auteur de science-fiction éminemment anglais :
President: full title President of the Imperial Galactic
Government. The term Imperial is kept though it is now an
anachronism. The hereditary Emperor is nearly dead and has been so
for many centuries. In the last moments of his dying coma he was
locked in a statis field which keeps him in a state of perpetual
unchangingness. All his heirs are now long dead, and this means that
without any drastic political upheaval, power has simply and
effectively moved a rung or two down the ladder, and is now seen to be
vested in a body which used to act simply as advisers to the Emperor —
an elected Governmental assembly headed by a President elected by that
assembly.
— Douglas Adams, The Hitchhiker's Guide to the Galaxy
(chap. 4)
❦
Mais ce dont je veux surtout parler ici, c'est de la chambre des
Lords. Parce que s'il y a d'autres pays européens qui sont des
monarchies cérémoniales, la chambre des Lords est une institution
vraiment remarquable par son archaïsme. Jusqu'en 1999(!), il y avait
encore quelque 800 personnes,
les pairs
héréditaires du Royaume-Uni, qui avaient le droit de siéger à
la chambre haute du parlement britannique du simple fait d'avoir
hérité un titre de noblesse. (Je dis environ 800 personnes,
mais je il doit s'agir d'essentiellement 800 hommes, parce que,
normalement, les titres de noblesse héréditaires au Royaume-Uni
s'héritent par primogéniture
mâle[#2].) Ces pairs
héréditaires, même s'ils étaient loin de 800 à siéger en
pratique, formaient ainsi la majorité d'une chambre non
entièrement dénuée de pouvoirs (là aussi, les choses ont évolué
progressivement : depuis
1949, la chambre des Lords ne peut
que[#3] retarder d'un an le
passage d'une loi, mais c'est un pouvoir relativement comparable au
Sénat français, le verrou
constitutionnel en moins), et c'est bien parce qu'ils faisaient de
l'obstruction parlementaire que Tony Blair a décidé de réformer cette
chambre haute.
Maintenant que la loi sur le « mariage pour tous » a été
définitivement votée par le parlement, ce dont je me réjouis même si
je réitère le fait que j'aurais préféré une
loi mettant fin à toute notion légale
de sexe, elle doit encore — suite à un recours de l'opposition —
être examinée par le Conseil constitutionnel avant de pouvoir être
promulguée.
Faut-il avoir peur qu'il la déclare non conforme à la
Constitution ? Probablement pas. D'une part,
une décision
antérieure de ce même Conseil traduit assez clairement — même pour
le non-juriste que je suis — le fait que c'est au législateur de
définir les contours du mariage :
5. Considérant qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution, la
loi fixe les règles concernant l'état et la capacité des personnes,
les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ; qu'il
est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de
sa compétence, d'adopter des dispositions nouvelles dont il lui
appartient d'apprécier l'opportunité et de modifier des textes
antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant,
d'autres dispositions, dès lors que, dans l'exercice de ce pouvoir, il
ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère
constitutionnel ; que l'article 61-1 de la Constitution, à l'instar de
l'article 61, ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir
général d'appréciation et de décision de même nature que celui du
Parlement ; que cet article lui donne seulement compétence pour se
prononcer sur la conformité d'une disposition législative aux droits
et libertés que la Constitution garantit ; […]
9. Considérant, d'autre part, […] qu'en maintenant le principe
selon lequel le mariage est l'union d'un homme et d'une femme, le
législateur a, dans l'exercice de la compétence que lui attribue
l'article 34 de la Constitution, estimé que la différence de situation
entre les couples de même sexe et les couples composés d'un homme et
d'une femme peut justifier une différence de traitement quant aux
règles du droit de la famille ; qu'il n'appartient pas au Conseil
constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur
sur la prise en compte, en cette matière, de cette différence de
situation […].
Il semble assez clair que la décision eût été rédigée différemment
si elle eût voulu dire le mariage ne peut être qu'entre un homme et
une femme, point final. Et même, le président du Conseil
constitutionnel Jean-Louis Debré est passé à la télé il y a quelques
mois (je crois que c'était sur Canal+, probablement dans le Grand
Journal) et, dans un écart inhabituel à sa réserve coutumière, a
rappelé que c'était bien dans le pouvoir d'appréciation du législateur
de définir ce qu'est un mariage. D'autre part, si j'imagine qu'il
doit y avoir des personnalités assez conservatrices au Conseil
constitutionnel pour ne pas trouver bon que deux garçons ou deux
filles puissent s'unir, je doute qu'il y en ait une majorité pour être
à ce point réactionnaires qu'ils seraient la première cour
constitutionnelle du monde à imposer une inégalité de droit
en la matière quand un certain nombre d'autres cours ont fait
exactement le contraire. Enfin, ils ont certainement conscience que
ce serait perçu comme une forme de coup d'État dont l'autorité morale
du Conseil ressortirait trop diminuée s'ils prenaient une décision
aussi politique : c'est le raisonnement qui a peut-être convaincu John
Roberts (chef de la Cour suprême des États-Unis) de voter contre son
groupe habituel et ainsi sauver la loi d'Obama sur l'assurance
maladie.
Bref, je ne crains pas trop sérieusement qu'ils invalident le texte
en totalité et sur le fond. Je crains cependant deux choses : soit
qu'ils déclarent anticonstitutionnelle une provision importante, par
exemple toutes les dispositions concernant l'adoption ; soit qu'ils
invalident la loi pour une raison technique, c'est-à-dire une
situation qui permettrait en principe au législateur de la
voter de nouveau une fois corrigé ce problème technique, mais qui en
pratique obligerait à retraverser tout ce marathon législatif, avec
nouvelles manifs et actes homophobes à la clé, et qui risquerait bien
d'enterrer définitivement le texte. Or ça ne me semble pas du tout
invraisemblable qu'on découvre que l'avis du Conseil d'État a été
demandé sur un texte qui diffère par trois virgules essentielles du
projet de Loi déposé au bureau de l'Assemblée nationale, ou que cet
avis a été demandé sur un papier de la mauvaise couleur, et que par
conséquent toute la procédure était viciée.
Ma conception de la démocratie
fait que je ne vois pas d'un mauvais œil l'existence du Conseil
constitutionnel et le fait qu'il ait un rôle accru et le pouvoir de
défendre les libertés fondamentales, mais il faut reconnaître qu'il y
a un véritable problème de transparence, d'impartialité et de
démocratie avec cette institution :
dans son processus de nomination et dans le fait qu'il soit aussi
restreint : à la limite, le fait que les anciens présidents en soient
membre à vie ne me choque pas tant que ça, mais il devrait y avoir des
membres nommés par exemple par le Premier président de la Cour de
Cassation et par le vice-président du Conseil d'État pour faire
contrepoids aux nominations potentiellement « politiques » ;
dans le fait que des décisions qui concernent l'ensemble du pays
ne soient pas plaidées et qu'il n'y ait comme seul argumentaire, en
cas de contrôle de constitutionnalité avant promulgation, que le texte
de la saisine (donc pas de contradictoire et personne pour défendre la
loi, et pas non plus d'audition d'amici curiæ) ;
dans le fait que les décisions sont écrites dans un langage
particulièrement difficile à décoder, et que même si elles sont
maintenant souvent accompagnées d'un commentaire semi-officiel publié
sur le site Web du Conseil, on ne sait pas très bien quel est le
statut et la diffusion de ce dossier (je note par exemple que
leurs URL ne sont pas pérennes…) ;
dans l'absence de publication d'avis dissidents et l'opacité
totale des votes ;
dans l'absence d'aucun moyen (autre qu'une réforme
constitutionnelle…) pour révoquer un membre du Conseil qui serait
coupable de graves manquements à ses devoirs (pour comparaison, les
juges de la Cour suprême des États-Unis peuvent au moins être mis
en impeachement par le Congrès).
Il ne faudrait pas arriver à ce que le Conseil devienne
un verrou.
Hollingsworth
v. Perry est une affaire actuellement en cours devant la
Cour suprême des États-Unis et dont l'objet est de décider la
constitutionnalité (vis-à-vis de la Constitution de l'Union et
spécifiquement de
son quatorzième
amendement)
d'une modification
d'initiative populaire à la Constitution de l'État de Californie
visant à resteindre le mariage à un homme et une femme (cette
initiative faisant elle-même suite à — et ayant pour but d'annuler
— une
décision de la Cour suprême de l'État de Californie qui trouvait
contraire aux clauses de non-discrimination de la Constitution de cet
État de limiter le mariage aux couples hétérosexuels).
Le débat contradictoire a eu lieu hier devant la Cour suprême. On
peut en trouver l'enregistrement[#]
et la
transcription ici :
ce qui rend intéressantes les affaires devant la Cour suprême des
États-Unis, c'est que non seulement elles sont importantes par le
fond, mais les arguments vont vraiment à l'essentiel parce que le
calendrier de la Cour est très chargé — en l'occurrence, cela tient en
moins de 1h30 de débats tout à fait compréhensibles par le non-initié
(il y a bien sûr aussi beaucoup de documents écrits annexes, mais il
n'est pas nécessaire de les lire pour suivre les arguments).
Outre la question de fond, il y a deux sous-questions intéressantes
qui se posent.
La première est procédurale : étant donné que l'État de Californie
(i.e., ses représentants élus, et notamment son gouverneur) n'ont pas
voulu défendre la réforme constitutionnelle devant les cours
fédérales, qui a le droit de le faire ? La Cour suprême de l'État de
Californie a jugé que les défenseurs de l'initiative populaire avaient
ce droit, mais la question se pose de savoir si cette cour avait
effectivement le droit de le décider, i.e., si l'État de Californie
peut se faire représenter en justice par quelqu'un qui n'en est pas un
représentant officiel (et qui n'est ni élu ni payé par l'État). Cette
question est essentielle parce que si les plaignants (=défendant la
proposition 8) n'ont
pas intérêt à
agir au sens de
l'article III
de la Constitution de l'Union, l'affaire ne sera pas décidée sur
le fond — et il est possible que ça arrange tout le monde.
La deuxième question est de savoir dans quelle mesure la décision
finale pourra, ou devra, s'appliquer à l'ensemble de l'Union ou
seulement à la Californie. Autrement dit, doit-on trouver qu'il est
contraire à la Constitution des États-Unis de limiter le droit pour
deux personnes de même sexe de se marier (et à vrai dire, personne ne
croit sérieusement que la Cour à majorité conservatrice ira dans ce
sens), ou seulement, comme l'a fait la Californie, de
leur retirer ce droit après le leur avoir trouvé. Mais
surtout, ce qui embête les deux parties et les juges, et sur quoi ils
passent beaucoup de temps à se gratter la tête, c'est le paradoxe
suivant : si on construit l'argument selon lequel la Californie n'a
aucune raison
rationnelle pour interdire à des couples de même sexe le droit de
se marier par le fait qu'elle leur accorde de toute manière des
droits absolument équivalents au nom près, alors cela signifie
que l'argument ne tiendrait pas dans un État moins protecteur, et donc
qu'on trouverait plus normal de pratiquer beaucoup de discrimination
que de n'en pratiquer qu'un peu (et donc,
comme le juge
Breyer le fait remarquer [p. 61–62 du transcript], si la Cour
suprême décide que tout État qui accorde aux couples de même sexe un
droit d'union civil doit leur accorder le droit de se marier, ceci
risquerait d'encourager les États conservateurs à ne pas accorder de
tels droits).
Bon, et puis il est toujours intéressant d'écouter Scalia
(voir ce que j'en disais ailleurs)
jouer au troll en demandant de façon faussement naïve à quel moment
précis il serait devenu anticonstitutionnel de limiter le mariage à un
homme et une femme, à quel moment la Constitution a été changée sans
qu'on le prévienne. (Le vote de Scalia étant sur cette affaire aussi
certain que la catholicité du pape, ce qu'il dit a surtout pour but de
s'amuser aux dépens des avocats, je suppose.)
Quoi qu'il en soit, il sera intéressant de lire attentivement la
décision finale de la Cour, surtout si elle va au-delà de déclarer que
les plaignants n'ont pas intérêt à agir.
La question est encore compliquée par le fait que la Cour décide en
même temps une autre
affaire, United
States v. Windsor, dont les débats
ont eu
lieu aujourd'hui (je n'ai pas eu le temps de lire/écouter) et qui
concerne, elle, la constitutionnalité
d'une loi
fédérale qui prétend limiter la reconnaissance au niveau
fédéral du mariage aux couples hétérosexuels : mais ceux qui
espèrent que la Cour décidera que le Congrès n'a pas le pouvoir de
décider pour les États comment ceux-ci définissent le mariage (et pour
le coup, il n'est pas complètement impossible que Scalia soit du bon
côté de la majorité !) ont du mal à espérer en même temps qu'elle
interdise à la Californie de le faire. Deux affaires à suivre,
donc.
[#] Il faut juste faire
abstraction de la façon assez pénible qu'a Charles Cooper — l'avocat
qui défend la proposition 8 — de bégayer et de demander tout le temps
pardon. Je ne sais pas si c'est parce que c'est la première fois
qu'il plaide devant la Cour suprême des États-Unis et qu'il est
particulièrement impressionné, ou s'il est juste tout le temps comme
ça, mais c'est assez horripilant.
Considérations intempestives sur l'indépendance de régions
Il y a un certain nombre de régions dans ce qu'on pourrait appeler
le first world qui sont, à différents degrés,
tentées par demander l'indépendance du pays dont elles font partie :
je pense à l'Écosse (du Royaume-Uni), à la Catalogne (de l'Espagne),
au Québec (du Canada), et éventuellement à la partie flamande de la
Belgique même si la situation y est assez différente parce qu'il
s'agirait plus d'un divorce que d'une indépendance ; on peut sans
doute ajouter encore beaucoup d'autres exemples (le pays basque ?),
mais je ne veux de toute façon parler qu'en généralités donc quelques
exemples suffisent.
Il y a évidemment beaucoup à dire sur les raisons de ces
revendications indépendantistes. Généralement elles sont culturelles
(notamment linguistiques), mais il y a souvent aussi un aspect
économique qui intervient, c'est-à-dire différentes variantes de
l'argument nous payons plus en impôts pour
<pays-ou-fédération> que nous n'en recevons en subventions,
argument que je trouve vraiment très triste (en tant que vil gauchiste
persuadé que les régions riches doivent payer pour les pauvres, à tous
les niveaux). Mais bon, laissons ça de côté, je n'ai d'intérêts ni en
Catalogne ni en Espagne, ni en Écosse ni en Angleterre, et si j'ai
peut-être un attachement pour le Canada, ça affectera assez peu ma vie
si le Québec s'en sépare (et je ne pense pas que cela se produise
prochainement, d'ailleurs) : dans tous les cas, j'aurai juste à
acheter de nouveaux atlas du monde et ce sera tout ce que ça me
fera.
Ce qui est beaucoup moins évoqué, quand le sujet est discuté, ce
sont les conséquences et modalités pratiques, et notamment juridiques,
de l'indépendance. Je ne sais pas s'il y a un mode d'emploi officiel,
une procédure standard, pour séparer un pays : les exemples sont assez
rares, et à part le Soudan du Sud, le Timor oriental qui ne sont pas
trop dans la situation des exemples que je discute (ni même le Kosovo
et le Montenegro), plutôt anciens.
La Catalogne et l'Écosse sont actuellement dans l'Union
européenne : il est plausible que, même si elles se séparent de
l'Espagne et du Royaume-Uni, elles souhaitent rester dans
l'UE.
Cela n'a
rien d'automatique, il faudrait demander à intégrer l'Union,
prévoir un traité (et négocier le nombre de parlementaires, les voix
au Conseil, etc.), et le faire signer et ratifier par tous les membres
actuels. Ceci peut d'ailleurs donner un moyen de pression aux États
dont ces régions feraient sécession même si, en fait, il est clair que
l'intérêt au moins économique de toutes les parties impliquées est
qu'elles rejoignent l'UE. Dans le cas de la Catalogne,
la question est aussi compliquée par la monnaie : si elle devient
indépendante, tant qu'elle n'intègre pas formellement l'eurozone, soit
elle adopte officieusement l'Euro (comme le font, par exemple, le
Monténégro ou Andorre) mais alors elle ne peut
pas en créer et ses banques seront
limitées par les réserves de sa banque centrale, ce qui n'est pas
tenable pour une économie dynamique, soit elle crée sa propre
monnaie ad interim, en essayant de la fixer
contre l'Euro, ce qui posera de nouveau des problèmes de réserves en
plus de nombreuses difficultés pratiques. Là aussi l'Espagne a sans
doute un moyen de pression puissant même si, in
fine, son intérêt économique est certainement que la Catalogne ait
la même monnaie. D'ailleurs, si la Catalogne doit avoir sa propre
monnaie, je n'ose imaginer le bordel bancaire qui en résulterait (les
comptes sont convertis selon que les banques auraient leur siège à
Barcelone ou ailleurs ?).
Il y a aussi la question de la dette. Il n'y a pas de règle à ce
sujet : un État souverain peut très bien faire défaut sur sa dette (au
moins la partie qu'il contrôle directement : il se peut, bien sûr, que
certains de ses avoirs dans d'autres pays soient saisis), et si une
province obtient son indépendance, elle peut refuser de prendre une
part de la dette, comme le pays dont elle se sépare peut décider de
renier la part per capita qui devrait lui échoir,
estimant que c'est à cette province de la payer. On peut se demander,
dans une telle hypothèse, quelle serait la réaction des jaloux
gardiens de la dette (marchés financiers, agences de notation).
Et puis, il y a la question de la citoyenneté. À mon sens, le plus
juste dans une situation de sécession serait de laisser à chaque
résident de la région concernée le choix de la nationalité qu'il
souhaite avoir ; mais je ne suis pas sûr que ce soit la procédure
standard, si tant est qu'il y ait une procédure standard, et je peux
imaginer que cela soulève beaucoup de difficultés pratiques (ceci dit,
n'importe quelle autre option en soulèvera aussi). Si on donne juste
la citoyenneté en fonction du lieu de résidence, cela causera des
procédures judiciaires intéressantes. Après tout, un Espagnol qui
vivrait en Catalogne, ne se sentirait pas du tout Catalan et serait
privé de sa nationalité espagnole parce qu'il serait considéré comme
Catalan, pourrait très bien essayer de faire valoir devant les cours
de justice espagnoles qu'on l'a injustement privé de sa nationalité
(qui peut être celle de ses ancêtres depuis fort longtemps) sur la
base de son lieu de résidence sans qu'il ait été en tort. Et comme
les Catalans et les Écossais sont aussi citoyens de l'Union
européenne, dans l'hypothèse où la Catalogne et l'Écosse
n'intégreraient pas immédiatement l'UE, la question se
pose aussi de savoir s'ils resteraient citoyens de l'Union (l'article
20(1) du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne précise
qu'est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un
État membre mais ne dit pas explicitement que c'est la seule
manière de l'avoir, et ne dit pas vraiment comment on la perd) : je
suis sûr que la CJUE se ferait un plaisir de trancher à
ce sujet.
Je serais curieux de savoir si ces questions sont évoquées dans les
régions concernées. Je ne pense pas qu'il suffise de
dire l'intendance suivra comme pour ce qui est de constituer
des ambassades (tiens, d'ailleurs, il semble que le Soudan du Sud
n'ait pas d'ambassade à Paris, dans l'UE il n'en a qu'à
Bruxelles plus une mission à Londres ; tiens, à ce propos, est-ce
que ceci
serait l'ancienne ambassade de la RDA en France ?). Et
si certaines de ces régions obtiennent leur indépendance (mais, à vrai
dire, je pense que ça ne se produira pour aucune d'entre elles), il
sera intéressant de voir quelles solutions seront adoptées (le plus
plausible étant, s'agissant des régions dans l'UE, et si
toutes les parties sont de bonnes volonté, de préparer un traité
d'accession à l'Union avant l'indépendance de la région).
Mais passons à un sujet plus vert et velu : l'indépendance
de l'Île-de-France.
La question peut prêter à rire, mais je pense qu'on aurait tort de
ne pas l'envisager sérieusement, ne serait-ce que pour se
demander pourquoi, au juste, elle prête plus à rire que
l'indépendance de la Catalogne ou de l'Écosse. On pourra répondre que
l'Île-de-France n'a pas une culture spécifique : d'une part, je ne
suis pas du tout persuadé que ce soit vrai, et c'est un chouïa
insultant de suggérer qu'il existe une culture écossaise ou catalane
mais pas francilienne. Mais le fait est surtout que s'il n'y en a pas
c'est parce que les régions adjacentes ont adopté cette culture (ou
ont été forcées de l'adopter), au point que c'est devenu la culture
française — mais le fait que les voisins aient adopté la culture qu'on
avait signifie-t-il automatiquement qu'on doive les accepter ? à
partir du moment où les Catalans auraient le droit de dire aux autres
Espagnols en fait, je n'ai pas envie de vivre dans le même pays que
vous, pourquoi les Franciliens n'auraient-ils pas ce droit ? Si
on accepte l'argument économique, cela fait certainement sens :
l'Île-de-France est (après les régions de Londres, Luxembourg,
Buxelles, Hambourg et Bratislava) à peu près la sixième plus riche
région de l'Union européenne d'après Eurostat
(en PIB par habitant ajusté au pouvoir d'achat),
elle représente à peu près 30% de l'économie de la France et pourrait
très bien fonctionner comme État autonome, il n'y a aucun doute que si
les arguments économiques sont recevables pour la Catalogne ils le
sont au moins autant pour l'Île-de-France.
Bref, je déclare fondé le mouvement indépendantiste francilien, ou
plutôt, je le déclarerai fondé si la Catalogne ou l'Écosse arrivent à
obtenir leur indépendance dans de bonnes conditions et à rester dans
l'UE. Pas seulement que je sois curieux de savoir où la
France mettrait sa capitale (Bordeaux, peut-être, comme à chaque fois
que les Allemands s'approchent de Paris ?), mais aussi qu'en bon
antinationaliste enragé j'aime bien l'idée de détruire les
états-nations et les remplacer par des machins sans aucune identité.
Comme l'Île-de-France et l'Europe ? Ben pourquoi pas, oui.
Mon influence auprès des grands de ce monde est telle que j'ai
réussi à ne pas être nommé Premier
ministre ni à un poste quelconque au gouvernement (ni en France
ni, d'ailleurs, en Grèce, ce qui aurait été encore bien plus
catastrophique). Puisque je suis, donc, totalement rassuré sur mon
sort, je reste à mes fonctions de directeur
exécutif ex officio, secrétaire
général pro tempore,
administrateur ad hoc et semper
fidelis du Club contexte qui
noyaute la République de l'intérieur, et je vais vous parler des
étiquettes gouvernementales.
◌
Le fait que la Constitution de la Ve République
française a été écrite sous l'influence du Club contexte se voit assez
nettement quand on compare l'article 15 (Le Président de la
République est le chef des armées), l'article 21 (Le Premier
ministre […] est responsable de la défense nationale) et
l'article 20 (Le Gouvernement […] dispose […] de la force
armée) : quelqu'un de très fort a réussi à trouver des termes dont
on ne peut pas dire qu'ils sont explicitement contradictoires, mais
dont il soit néanmoins impossible de savoir exactement comment ça se
fait qu'ils ne se marchent pas sur les pieds. Ce quelqu'un a dû
prendre des cours dans ces administrations ou organisations qui sont
capables d'avoir simultanément un président, un directeur exécutif, un
secrétaire général, un administrateur en chef et pourquoi pas un grand
mamamouchi sans qu'on sache comment ces fonctions interagissent.
Mais les choses avaient déjà bien commencé auparavant. La
IIIe République avait donné (le 31 août 1871, par la
loi Rivet) à Thiers le titre de président de la République
parce qu'il était mécontent de celui de chef du pouvoir
exécutif (concéder ce titre n'a pas empêché l'Assemblée, à
majorité monarchiste, d'encadrer strictement la manière dont le
président pouvait s'adresser à elle, dans ce que Thiers a qualifié
de cérémonial chinois et dont l'absurdité subsite jusqu'à
maintenant). Mais qui est, au juste, le chef du Gouvernement ? Il
était prévu que ce fût le président de la République ; il devait avoir
un adjoint : un décret du 2 septembre 1871 prescrit : Le Président
de la République, en cas d'absence ou d'empêchement, délègue à l'un
des ministres le droit de convoquer le conseil et de le présider. Le
ministre délégué portera le titre de Vice-président du Conseil des
ministres. Et de fait, jusqu'en mars 1876, sous les
présidences de Thiers et MacMahon, c'est ce titre de vice-président
du Conseil des ministres (le seul mentionné par les lois
constitutionnelles de 1875) qui a été porté par Dufaure, de Broglie,
de Cissey et Buffet ; puis, le 9 mars 1876, suite aux élections
législatives ayant donné une majorité à la gauche républicaine,
Dufaure revient avec cette fois le titre de président du
Conseil (qui avait existé sous la Restauration et la Monarchie de
Juillet, et disparu en 1849), et qui sera utilisé jusqu'à la fin de la
IIIe et sous la IVe Républiques. Thiers avait
démissionné en 1873 n'ayant pas pu s'entendre avec une Chambre
royaliste, MacMahon démissionne en 1879 faute de pouvoir soumettre une
Chambre républicaine : désormais, ce sera le président du Conseil le
véritable chef du Gouvernement… même si c'est le président de la
République qui formellement préside le Conseil [des ministres]. Le
Club contexte salue toutes ces péripéties, donc.
Une question de droit théorique
qui n'est peut-être pas si théorique que ça : est-il légal de
fabriquer des faux documents si tout le contenu de ces documents est
vrai ?
Cette question se décline en quantité de variantes. Une variante
pour laquelle la réponse est très certainement non (i.e., ce
n'est pas légal) consisterait à fabriquer une pièce d'identité
contrefaite, par exemple, mais à laquelle le porteur aurait droit et
sur laquelle tous les renseignements soient rigoureusement exacts :
quelqu'un qui est Français se fait faire une fausse carte d'identité
française où rien n'est mensonger. C'est très certainement illégal,
mais ce serait intéressant de savoir comment la justice prendrait la
chose, et ça pourrait être une forme de protestation civique
intéressante dans une situation de blocage juridique (par exemple si
quelqu'un a effectivement la nationalité française mais
l'Administration refuse de la lui reconnaître et la Justice traîne).
En revanche, une variante qui est légale, au moins dans
certaines juridictions (je soupçonne que la France n'en fait pas
partie) consiste à fabriquer des documents d'identité ostensiblement
au nom d'un pays qui n'existe pas, genre
les British West Indies (qui existent comme terme
géographique mais pas comme État) : on parle
de camouflage
passport en anglais, et l'utilité de ces choses peut être, par
exemple, de fournir un truc à quelqu'un qui vous demande une
pièce d'identité sans aucune raison valable. Évidemment, la frontière
entre faire un document complètement fantaisie (la chaîne de
supermarchés Foobarmarchés peut très bien proposer une carte de
fidélité avec la photo du client et l'appeler passeport, je
doute que ce soit illégal) et un document qui fait tout pour
ressembler à un « vrai » passeport risque d'être ténue, de même
d'ailleurs qu'il est sans doute légal d'imprimer des billets en
zorkmids avec une photo de Belwit the Flat, mais c'est sans doute
moins clair si les billets ont l'air trop vrais.
Mais à part les papiers d'identité, un autre cas que je me pose est
celui des justificatifs de domicile, ces papiers à la con dont
les administrations françaises (et même certains services privés)
raffolent et dont la seule fonction semble être d'emmerder leurs
administrés (parce que, vraiment, à part l'inscription sur les listes
électorales, je ne vois guère d'usage légitime de ces merdes). Si je
peux me pointer avec comme justificatif de domicile un relevé de mon
fournisseur d'accès Internet dont personne n'a jamais entendu parler,
ou un relevé de charges de mon immeuble établi par un syndic bénévole,
ces documents n'ayant de toute façon rien de vérifiable, est-ce que je
ne peux pas imprimer moi-même une facture de la part de Foobar
Télécom adressée à ma vraie adresse ?
Droit pénal comparé, quelques réflexions décousues
Pour tenter de trouver une réponse
à une question que je me posais
récemment, je me suis acheté un livre de droit pénal comparé (avec
ce titre, par Jean Pradel, chez Dalloz dans la collection
des Précis, 3e édition 2008). J'ai ajouté à
mon entrée passée quelques précisions sur la question précise que je
m'y posais (celle du cumul des peines), même si je ne m'estime pas
encore totalement Éclairé.
Je suis un peu déçu. D'abord par le peu de place accordé dans une
librairie spécialisée en droit (en l'occurrence la librairie Dalloz de
la rue Soufflot) au droit comparé (en fait, je n'ai pas du tout trouvé
de rayon de droit comparé : le livre de droit pénal comparé était
rangé sous droit pénal) ; peut-être parce que ça n'intéresse pas tant
les juristes positifs (que j'aime ce terme…) mais
seulement les philosophes du droit : seulement, en fait, cela devrait
intéresser tout le monde, parce que le droit comparé devrait à mon
avis être une question politique suprêmement importante (au vu de
la diversité des droits existants sur la planète, quel est le
meilleur, ou du moins, quel est celui dans le sens duquel nous voulons
voir évoluer le droit de notre pays ?). Ensuite, par le fait que,
justement, la question semble abordée avant tout du point de vue
descriptif (tel pays fait gnagnagna, tel autre pays fait blablabla),
sans qu'on se demande au juste pourquoi les choses sont ainsi
et ce qui est préférable ou du moins quels sont les arguments
utilisés pour défendre gnagnagna et ceux utilisés pour défendre
blablabla, ou encore quelles sont les conséquences heureuses ou
malheureuses observées de tel et tel système. Enfin, je suis
déçu de voir que beaucoup de livres de droit comparé ont l'air
vraiment mal maintenus à jour, et j'en ai vu un certain nombre qui
continuent à parler (malgré une édition supposément récente) de droits
des pays socialistes (sic : et je pense qu'ils ne faisaient pas
seulement référence à la Chine et Cuba). Ceci étant, le livre que
j'ai acheté n'est pas mauvais (même si l'auteur ne semble pas trop
savoir s'il veut rester au niveau purement descriptif ou s'il a le
droit de se livrer à quelques remarques d'ordre politique pour
affirmer que tel système souffre de tel inconvénient), et il est en
tout cas fort clairement écrit.
C'est quelque chose qui, mentalement, a tendance à m'énerver, que
l'arbitraire des choix opérés par le droit d'un pays. On est censé
croire, paraît-il, que dans une démocratie les lois émanent de la
volonté des peuples, et en particulier que les systèmes juridiques
sont des conséquences soit de décisions rationnelles soit au moins de
la sensibilité diverse des peuples et de leur préférence pour tel ou
tel mode de fonctionnement. Mais le croit-on vraiment ? Croit-on
vraiment que la distinction entre common law et
droit codifié correspond à une différence de sensibilité entre les
peuples anglo-saxons et les peuples latins ou germaniques ? Ou que la
dualité en droit français entre justice judiciaire et justice
administrative émane de la volonté du peuple et pas juste d'un
accident de l'histoire ? [#] On
comprend qu'on n'ait ni l'envie ni la possibilité de changer ce que
des siècles d'histoire ont accumulé comme tradition juridique, mais
sur des questions plus étroites, on se demande s'il est pertinent que
chaque législateur (notamment en Europe) fasse de son côté sa petite
tambouille à inventer des solutions ad hoc au lieu de chercher
à s'harmoniser sur des principes issus d'une réflexion
internationale.
Je suis peut-être ingénument fouriériste en suggérant cela, mais
j'ai tout de même l'impression qu'il serait utile que les spécialistes
du droit comparé, éventuellement alliés dans le cadre
d'un think tank à des personnalités plus
politiques, publiassent des textes de droit idéal, c'est-à-dire des
propositions in abstracto de ce que pourrait être
le droit (constitutionnel, pénal, civil, etc.), décliné en différentes
variantes, dans un pays idéalement respectueux des droits de l'homme
ou de tous autres principes incarnés par le think
tank en question. Ceci fournirait une référence claire pour le
législateur qui, ensuite, voudrait appliquer ces principes dans son
droit positif. Je ne sais pas si de tels recueils de droit idéal
existent, mais si c'est le cas, ils sont pour le moins discrets.
Parmi les domaines où règne la plus grande confusion, si j'en crois
mon livre, il y a celui de la définition précise du rôle et de
l'action du ministère public. Dans certains pays le
ministère public est seul à pouvoir mener une poursuite pénale, dans
d'autres tout citoyen peut le faire, ou parfois seulement la victime
d'une infraction ou certaines personnes ou associations plus ou moins
visées ; dans certains cas et dans certains pays la victime peut
obliger le ministère public à poursuivre, ou au contraire le lui
interdire… Dans certains pays, le ministère public est tenu de
poursuivre les infractions dont il a connaissance, dans d'autres il a
le pouvoir discrétionnaire de classer sans suite, mais il bien sûr des
exceptions et des exceptions aux exceptions. Parfois le ministère
public a des pouvoirs spéciaux, parfois il est une partie au procès
comme une autre. On a l'impression que personne ne sait très bien à
quoi doit servir au juste le ministère public, et s'il doit être une
sorte de juge-avant-le-juge, autorité indépendante, ou d'avocat de
l'État (mais non, les avocats qui défendent l'État dans les pays où on
peut l'attaquer en justice ne sont pas les mêmes que ceux qui
représentent au pénal le ministère public), ou de représentant de la
collectivité… on ne sait pas non plus bien s'ils doivent
forcément accuser, ou s'ils doivent rechercher la vérité et
d'éventuelles preuves à décharge, ou quoi. (En France, il arrive bien
que le ministère public plaide la relaxe si l'action judiciaire est
menée par une partie civile. Mais en fonction de quoi un parquetier
décide-t-il cela ?) Doivent-ils diriger l'enquête de police ou la
surveiller, ou encore représenter l'accusation face à la défense comme
parties égales devant un magistrat enquêteur indépendant ? On ne sait
même pas si les agents du ministère public doivent être indépendants,
ou doivent obéir aux ordres de leur hiérarchie, et dans ce cas quel
doit être le sommet de cette hiérarchie (si c'est le ministère de la
Justice et si seul le ministère public a le pouvoir de lancer des
poursuites, on a un évident problème quand il s'agit de poursuivre le
ministre de la Justice ou un autre membre du gouvernement). Et
évidemment il y a la question houleuse de savoir si ces gens doivent
être élus. Bref, comme je le disais, il y a une immense confusion : à
peu près tout le monde semble d'accord sur le fait qu'il faut un
ministère public (pour que puissent avoir lieu des débats
contradictoires devant un juge impartial, il faut forcément une
accusation), mais le consensus s'arrête là, même si on se place à
l'intérieur d'un système plus étroit (par exemple : procédure
accusatoire ou inquisitoire). Une fois constatée cette grande
diversité dans le rôle ou la compréhension du rôle du ministère
public, il faut peut-être se demander : qu'est-ce qui fonctionne le
mieux ? et quels sont les avantages de tel ou tel système ? ne
devrait-on pas chercher une convergence ou une synthèse entre des pays
dont les systèmes ne sont pas a priori trop incompatibles pour
commencer ? Malheureusement, je reste totalement ignorant
là-dessus.
Je pourrais raconter quelque chose de semblable sur la façon dont
fonctionne les voies de recours contre une décision de
justice (en France, essentiellement, l'appel et la cassation, plus
éventuellement la révision d'un procès). Même sans aller chercher
dans le détail des noms des cours, le fonctionnement le plus basique
du système de recours (ou d'ailleurs la simple prémisse qu'on peut
interjeter appel après un procès criminel) sont sujets à
d'innombrables variations qui semblent plus traduire des imaginations
ayant vagabondé au hasard des accidents de l'histoire qu'une réflexion
sensée sur la façon dont on veut fabriquer un système juste avec aussi
peu d'arbitraire que possible.
⁂
Bon, cette entrée de blog devient aussi bordélique et décousue que
le chaos que je prétends dénoncer, donc je devrais la terminer ici.
Je termine quand même par un lien qui n'a que très peu de rapport avec
ce que je disais, mais sur lequel je suis tombé en cherchant des
informations sur des sujets connexes :
un article de
Lord Mance sur la « Constitution » du Royaume-Uni qui évoque des
questions intéressantes de droit constitutionnel et de hiérarchie des
normes, et leur application au droit judiciaire.
Et aussi une question naïve qui me vient à l'esprit : si aux
États-Unis un prévenu reconnaît sa culpabilité (parce que les charges
contre lui sont complètement évidentes) mais souhaite bâtir toute sa
défense autour de circonstances atténuantes, comment le système
fonctionne-t-il ? Toutes les descriptions que je lis des différents
systèmes judiciaires américains semblent indiquer qu'on doit soit
plaider non-coupable (ce qui semble incohérent si on admet sa
culpabilité) soit plaider coupable (ce qui implique de négocier la
sentence avec le procureur et de ne pas pouvoir ensuite faire appel,
ce qui n'est pas admissible si on souhaite justement faire valoir une
circonstance atténuante que le procureur ne reconnaît pas forcément,
ou faire appel si on n'est pas d'accord avec ce que le procureur
propose).
⁂
[#] À ce sujet,
j'aimerais voir le résultat de l'expérience suivante : devant des
jurys de citoyens de différents pays du monde, d'éminents juristes et
spécialistes de tous les pays viendraient débattre pour exposer de
façon simple, puis défendre ou critiquer, les différents grands choix
qui existent entre les systèmes juridiques ; puis le jury de citoyens
de chaque pays devrait voter (de façon éclairée par le débat venant
d'avoir lieu) sur ce qui lui semblent les meilleurs principes de
droit, et on pourrait mesurer si oui ou non cela correspond aux choix
que le pays en question a effectivement pris, et en renouvelant
l'expérience suffisamment de fois (pour estomper les accidents dus aux
hasards du débat) on pourrait mesurer si oui ou non la démocratie
fonctionne vraiment : après tout, c'est quelque chose d'amenable à
l'expérience. (Et pas seulement dans le domaine du droit, d'ailleurs,
je ne prends ça que comme exemple.) Mais là je touche à un autre
sujet sur lequel je me suis promis
de ranter un autre jour, à savoir
l'arbitraire et la non-reproductibilité des choix collectifs, donc je
ne m'étends pas plus.
Aux États-Unis (dans tous les états de l'Union, je crois), quand on
est condamné pour deux infractions pénales X
et Y, on encourt potentiellement la somme des deux peines
encourues pour chacune de ces infractions séparément. (Même
si X et Y sont deux instances de la même
infraction, et d'ailleurs y compris si on a commis 1000000 fois la
même infraction, on encourt 1000000 fois la peine, ce qui donne des
résultats totalement absurdes.) Ceci vaut d'ailleurs, je crois, non
seulement pour la peine maximale encourue, mais aussi dans beaucoup de
cas pour la peine minimale (ce qui est encore beaucoup plus absurde à
mes yeux, mais en fait déjà l'existence d'une peine minimale me semble
répugnante). Il y a un certain nombre d'exceptions et de
complications (de cas de concurrent sentencing,
c'est-à-dire de non-additivité, notamment souvent si les deux
infractions sont constituées par un seul acte, mais encore pas
toujours), mais la règle générale reste
le consecutive sentencing, c'est-à-dire
l'additivité des sentences.
En France, ce n'est pas le cas, on encourt la peine la plus sévère.
Là aussi, il y a des complications : les amendes pour les
contraventions s'ajoutent, les peines de nature différente (prison et
amende) s'ajoutent aussi, et il y a des cas spéciaux explicitement
prévus dans le Code pénal (voyez par exemple
l'article 311-4
du Code pénal : le vol, passible normalement de 3 ans
d'emprisonnement + 45000€ d'emande, monte à 5 ans + 75000€
si vous avez une circonstance agravante parmi toute une
liste, 7 ans + 100000€ si vous en avez deux, et 10 ans +
150000€ si vous en avez trois ou plus — et ça
stagne là parce qu'un délit n'est jamais puni de plus de dix ans
d'emprisonnement). Mais la règle générale reste la non-additivité
pénale.
Ça semble être une distinction très importante en droit pénal
comparé. Je voudrais bien savoir, notamment, quels pays du monde ont
des peines additives et lesquels utilisent la peine la plus lourde (ou
s'il y a d'autres systèmes, comme une règle sous-additive générale
donne une formule mathématique explicite avec une fonction concave ou
quelque chose du genre). La distinction suit-elle, par exemple,
grosso modo la distinction du droit civil
entre common law (droit jurisprudentiel) versus
pays de droit « romano-germanique » (doit codifié) ? J'ai utilisé
tout mon karma Google et Wikipédia pour essayer de répondre à cette
question et soit je ne suis vraiment pas doué pour les recherches
(mais l'absence de mot-clé connu de moi n'aide certainement pas) soit
personne n'en parle sur le Web. J'ai aussi un bouquin de droit
comparé (Les grands systèmes de droit contemporains de
David et Jauffret-Spinosi), même s'il parle principalement de droit et
de procédure civiles, qui ne semble même pas évoquer la question ; il
faut dire qu'il n'a pas l'air terrible.
Et ce serait aussi intéressant d'avoir l'historique de cette
question : je suppose que le débat de savoir si les peines doivent
s'ajouter ou se recouvrir a dû être posé il y a très longtemps, et que
beaucoup de grands penseurs ont dû donner un avis là-dessus (enfin,
peut-être pas, sinon Google donnerait plus facilement des réponses) :
qu'est-ce qui a fait que la France a suivi la voie de la
non-additivité ? À quand remonte cette décision ?
Mise à jour () : Dans
un précis de droit pénal comparé
que j'ai acheté, je trouve quelques éléments de réponse (la version
abrégée étant : c'est compliqué, mais les États-Unis sont à une
extrême et la France plutôt à l'autre) :
¶571. S'agissant du cumul réel (ou matériel)
d'infractions, trois systèmes sont concevables. Selon le
premier, dit du cumul matériel des peines, le juge prononce et
additionne toutes les peines sanctionnant chaque infraction. Selon le
second, dit du non cumul des peines, une seule peine est prononcée,
celle qui 'ait encourue pour l'infraction la plus grave. Enfin dans
un troisième système, intermédiaire, celui du cumul juridique, le juge
ne prononce qu'une seule peine, mais qui est supérieure au maximum
prévu pour l'infraction la plus grave, les faits les moins graves
étant en somme des circonstances aggravantes de l'infraction la plus
grave. La doctrine dominante, un peu partout, a toujours manifesté
une certaine faveur pour le cumul juridique, même si sa mise en
œuvre est souvent délicate.
Quel parti adoptent les droits positifs ? Jadis le système du
cumul des peines avait le vent en poupe. Aujourd'hui, il est en recul
car le non cumul des peines et le cumul juridique se partagent les
faveurs des legislateurs. En outre parfois, le législateur en
adoptant en principe un système déterminé, en consacre en outre un
autre à titre exceptionnel, voire admet des règles originales.
Le cumul matériel des peines est consacré par le Code
pénal espagnol, mais selon une distinction où intervient une règle
originale. […] Le temps total de privation de liberté ne peut
dépasser en principe le triple du temps de la plus grave des peines
(art. 76 CP). […] Si les diverses infractions
procèdent d'un plan preconcerté et intéressent la même disposition
pénale ou des dispositions de nature égale ou comparable, une
seule infraction est censée avoir été commise et, en conséquence, une
seule peine est prononcée, sauf à observer que son plafond est porté à
la moitié supérieure de maximum légal. Ainsi l'Espagne, en adoptant
le cumul matériel en tempère les excès.
[…] Le cumul juridique se rencontre très
fréquemment et par exemple en Allemagne, en Suisse, en Italie, en
Belgique, aux Pays-Bas, en Suède, en Hongrie… Apportons
quelqeus précisions. L'article 49 CP suisse décide que
le juge condamnera (le délinquant) à la peine la plus grave et en
augmentera la durée d'après les circonstances, mais pas au-delà de la
moitié en sus du maximum de la peine prévue pour cette infraction.
En Italie, des règles plus complexes ont été posées par les articles
71 et suivants CP. D'abord la peine ne peut dépasser
cinq fois le maximum de la peine la plus forte, avec en outre
l'existence de plafonds correcteurs : ainsi la réclusion ne peut
dépasser trente ans et l'emprisonnement six ans, l'amende pour délit
(multa) ne peut dépasser 15 493,71 euros
et l'amende pour contravention (ammenda)
3 098,74 euros. Enfin, et toujours en Italie, on retrouve le
système espagnol de l'infraction continuée. […]
Histoire d'écrire non pas trois mais quatre entrées datées
d'aujourd'hui, je signale
cette transcription
d'un débat (tenu en 2005) sur laquelle je suis tombée,
entre Antonin
Scalia
et Stephen
Breyer, deux juges de la Cour suprême des États-Unis d'Amérique,
le premier étant classé comme notoirement conservateur, l'autre comme
notoirement libéral. Le thème du débat est de savoir s'il est
souhaitable que les juges (américains) fassent référence, dans leurs
opinions, à des jugements de cours étrangères et s'en inspirent. Mais
à travers ce débat, il y en a un autre, plus fondamental, qui surgit
çà et là : sur la conception même de ce qu'est un juge, et de sur quoi
il doit se baser pour juger.
Scalia a une position très stricte : un juge ne doit pas avoir de
rôle politique, il ne doit pas se laisser influencer par son sens de
la morale et ce n'est pas non plus à lui de présupposer des évolutions
de la société, et donc il doit appliquer la Loi telle qu'elle est
écrite, et notamment la Constitution avec le sens (immuable) qu'elle
avait pour ceux qui l'ont écrite (la doctrine
dite originaliste). En particulier, il ne voit rien dans
la Constitution des États-Unis
qui protège le
droit à l'avortement ou
qui interdise
aux États de pénaliser des pratiques sexuelles entre adultes
consentants (deux célèbres décisions de la Cour où il s'est retrouvé
en minorité) : si on croit ses arguments, ce n'est pas lui qui est
conservateur
(un autre
juge proche de ces thèses a d'ailleurs qualifié la loi texane
interdisant la sodomie d'étrangement ridicule, tout en la
trouvant conforme à la Constitution), c'est juste qu'il ne considère
pas qu'il soit son rôle de faire de la politique — selon lui, ce
sont aux législateurs de passer les lois qui correspondent aux
évolutions de la société. (On se doute aussi qu'il est opposé à ce
que les juges fassent référence à des jugements de cours étrangères :
c'est, selon lui, au législateur de s'inspirer de ce qu'il y a de bien
dans les juridictions étrangères, ce n'est pas au juge de mettre son
nez dedans.) Quant à l'interprétation immuable de la Constitution,
elle est, selon Scalia, importante pour des raisons de stabilité
juridique : si on l'interprète selon les progrès de la société, rien
ne dit que ces progrès iront toujours dans le même sens ; pour la même
raison, Scalia est un fervent défenseur du stare
decisis (s'en tenir à la jurisprudence établie par la Cour).
C'est une position qui ne manque pas de cohérence. Là où on
l'attaque souvent, c'est en demandant comment Scalia aurait voté dans
les
affaires Plessy
v. Ferguson (celle qui a ouvert la voie à la discrimination
raciale)
et Brown
v. Board of Education (celle qui y a mis fin), cette
dernière, qu'il est maintenant inimaginable de critiquer, étant
incontestablement « politique », et par ailleurs un revirement de
jurisprudence, deux choses que Scalia décrie. Il m'a l'air important
que le juge sache parfois appeler de la souveraineté du peuple à la
souveraineté du genre humain (donc éviter la tyrannie de la
majorité), pour reprendre les mots de Tocqueville que j'avais déjà
cités en présentant la façon dont je
conçois la démocratie.
On comprend qu'il ne soit pas très souhaitable que les juges à la
Cour suprême des États-Unis aient des positions politiques. Surtout
qu'ils sont nommés à vie et risquent de devenir des super hommes
politiques, responsables devant personne, rédigeant des opinions, et
même des opinions minoritaires, où ils ne manquent pas d'étaler des
convictions idéologiques, démissionnant au moment où ils prévoient
qu'un président pourra nommer un successeur de la même couleur
politique, bref, je ne suis pas sûr qu'on doive envier cette Cour.
Ceci dit, a contrario, le Conseil constitutionnel français est nommé
par un processus éminemment politique, et je ne suis pas sûr que
l'opacité complète qui l'entoure (ses décisions sont à peu près
illisibles pour le non-juristes, contrairement à celles de la Cour
suprême des États-Unis, qui se lisent souvent comme un roman,
récapitulant clairement les faits, expliquant le raisonnement et les
règles appliquées, etc. ; les membres du Conseil constitutionnel ne
disent pas pour quoi ils ont voté ni pour quelles raisons, on ne
connaît que la décision finale), je ne suis pas sûr que cette opacité
soit très souhaitable ni soit un gage de neutralité politique.
L'ennui, comme d'habitude, c'est que ces institutions se retrouvent
avec des modes de fonctionnement hérités de l'histoire, et que
personne n'a vraiment rationnellement choisi : personne ne s'est
demandé au juste, quelle est la bonne façon d'avoir une Cour suprême
pour appliquer les normes fondamentales en évitant les écueils à la
fois de la tyrannie de la majorité et celle de la dictature des juges.
(En général, les juristes français vous expliquent que le système
français est le meilleur possible dans le meilleur des mondes
possibles, et les juristes américains vous expliquent à peu près la
même chose, mutatis mutandis.)
Qui invente les règles de la paperasse administrative ?
Je me
suis déjàsouvent
plaint de l'absurdité, de l'incohérence, et de l'incompréhensibilité
des règles qui régissent les tracasseries administratives et
bureaucratiques. En l'occurrence, je voudrais faire renouveler ma
carte d'identité (j'ai un passeport valable, mais je trouverais mieux
d'avoir aussi une carte d'identité valable pour toute la durée de
mon séjour à Berlin, celle que j'ai
actuellement expirant en plein milieu). J'arrive à l'antenne de
police avec toutes les
pièces listées
ici, et quelques unes en plus… Un acte de naissance de
moi-même et un autre de ma mère, en prévision de la possibilité qu'on
mette en doute ma nationalité, trois justificatifs de domicile pour
multiplier les probabilités qu'au moins un soit acceptable (facture
d'assurance de l'appartement, relevé de charges syndicales, et avis de
taxe d'habitation : je soupçonne vaguement qu'on va me dire que rien
de tout ça ne convient et qu'il faut obligatoirement une
facture EDF ou téléphone). Évidemment, un problème
informatique (sic : l'excuse qui marche à tous les coups) faisait
qu'on ne pouvait pas recevoir ma demande, et de toute façon on a
trouvé à redire à tout ce que j'avais (les photos n'étaient pas bonnes
— apparemment le format demandé a changé depuis la dernière fois
que j'en ai fait faire —, et on me demande de fournir deux
photocopies recto-verso de mon ancienne carte d'identité en plus de la
carte elle-même, et aussi des photocopies de mes justificatifs de
domicile en plus des originaux).
Il y a plein de problèmes avec la façon dont ce genre de démarches
se fait. D'abord, il y a la façon dont l'administration demande à ses
administrés d'accomplir de menues tâches de secrétariat à sa place.
Le fait de demander un document et sa photocopie est
archétypique en la matière : on se demande pourquoi les agents qui
reçoivent la demande (et qui sont assermentés) ne peuvent pas
contrôler les pièces présentées sur place, mais en tout état de cause,
s'ils veulent une photocopie, ils peuvent très bien la faire à partir
des documents présentés. Je peux dire la même chose des demandes
d'acte d'état-civil : pourquoi diable est-ce au demandeur de faire la
communication entre l'administration française et l'administration
française, au lieu que ce soit directement l'autorité délivrant la
pièce d'identité qui aille vérifier l'état-civil si elle en ressent le
besoin ? Je passe sur les renseignements qu'on doit
fournir n fois : vous savez, la date de naissance de mon
père, elle ne va pas bouger, si je vous l'ai donnée pour établir la
précédente demande, c'est insupportablement crétin de me la redemander
pour un renouvellement de la même pièce d'identité. (A
contrario, la taille indiquée sur ma carte d'identité est un peu
surestimée, je ne sais plus d'où elle sort, j'hésite à donner une
valeur plus correcte vu que je ne sais pas s'ils comparent les données
fournies à celles de la précédente demande.)
Ensuite, il y a les documents dont on ne sait pas ce que c'est
exactement, et qui ne prouvent en fait rien. Notamment les
justificatifs de domicile : personne ne sait au juste ce que c'est
qu'un justificatif de domicile, ce qui est admis ou pas change
au gré du bon vouloir du bureaucrate, et dans le cas de
l'établissement d'une pièce d'identité c'est totalement stupide d'en
demander un vu qu'il n'est pas obligatoire de déclarer les changements
d'adresse. C'est juste une connerie qui ne prouve rien du tout et
qu'on demande à chaque fois, probablement pour pouvoir emmerder un peu
plus les SDF.
Il y a évidemment les conneries administratives qui viennent des
conneries sous-jacentes de la loi qui est appliquée : la loi sur la
nationalité française est un tissu d'absurdités
(récapitulé
ici par un blogueur célèbre) tricoté par des générations d'hommes
politiques pas assez déterminés pour tout remettre à plat mais tout de
même assez pour ajouter leur petite crotte de ragondin à l'édifice. À
cause d'elle, quand on fait une demande, il faut mettre une croix à
côté de la raison pour laquelle on est Français. Il y a par
exemple vous êtes né(e) en France et l'un au moins de vos parents
est né en France versus vous êtes né(e) en France et l'un au
moins de vos parents est français et vous n'êtes pas né(e) en
France et l'un au moins de vos parents est né en France :
remarquez que les deux premières conditions ne sont pas exclusives
(mais il faut quand même choisir entre elles), et que les deux
dernières introduisent une dichotomie bizarre (si le fait qu'un parent
soit français suffit à donner la nationalité française, pourquoi se
soucier de distinguer selon que le demandeur est lui-même né en
France ?). Mes neurones à calcul propositionnel sont tout retournés
par tant de stupidité.
Il y a aussi les exigences gratuites et vexatoires, comme celles
sur les photos d'identité : format exigé très précis, surtout ne pas
sourire même un tout petit peu, ne pas porter des lunettes de peur
qu'il y ait le moindre début de commencement de reflet dedans, etc.
Celui qui a décidé toutes ces règles est un petit connard qui voulait
probablement faire valoir son importance, en faisant passer ces règles
pour de la sécurité, et en imposant de fait ses caprices débiles à des
millions de gens (voire des dizaines ou des centaines de millions de
gens, car je n'exclus pas que des règles aussi stupides et arbitraires
soient décidées au niveau international).
Car enfin, il y a tout le théâtre totalement pipo pour faire croire
qu'il y a de la sécurité dans l'histoire. Car on met toutes sortes de
mesures de sécurité débiles, on demande des documents à n'en plus
finir pour prouver que les gens sont bien de nationalité française, on
met des mesures anti-contrefaçon dans les pièces d'identité
elles-mêmes, mais, finalement, une chose qu'on ne vérifie
essentiellement pas, pour établir une pièce d'identité, c'est
l'identité du demandeur ! J'ai l'impression que si je voulais obtenir
une pièce au nom de Pierre Dupont (un Monsieur qui existe vraiment,
qui aurait vaguement mon âge, et dont je connais la date et le lieu de
naissance), avec ma photo dessus, ce serait excessivement facile : il
faut une copie intégrale d'acte de naissance de ce Monsieur (qu'il est
illégal mais néanmoins très facile de demander sans être lui), des
justificatifs de domicile à son nom (c'est encore plus facile), et
c'est tout. Il est vrai qu'il y a un problème pas du tout évident, et
presque philosophique, qui est d'établir ce que c'est, au juste, que
l'identité d'une personne (après tout, il doit bien recevoir
un premier papier prouvant son identité, et avant ça, par définition,
il n'en a aucun), et on peut se poser la question de ce que doit faire
quelqu'un qui serait soudainement frappé d'amnésie et qui n'aurait
aucun papier, aucun nom connu, rien de la sorte. Mais même si la
question est un peu épineuse, aucun commencement de début de tentative
n'a été faite pour la résoudre.
Toujours est-il que je me demande : qui, au juste, invente
les règles de ce genre ? Quel est le petit con qui décide qu'il
faudra fournir une photocopie recto-verso de la carte d'identité ?
Qu'il faudra des photos de telle ou telle taille ? Juridiquement,
tout ceci est décidé par des lois, des décrets, des arrêtés, voire des
circulaires du ministère de l'Intérieur. Mais ce n'est pas ce qui
m'intéresse : j'imagine que ce n'est pas le ministre lui-même qui
prend les petites décisions vexatoires et débiles (de
minimis non curat prætor) : j'aimerais vraiment
savoir qui (ou quel comité), au juste, a vraiment pris la
décision soumise à la signature du ministre, comment elle a été
élaborée, comment ces gens sont formés, et comment il est possible
qu'ils arrivent à pondre des règles dont la seule fin apparente est de
rendre les choses gratuitement pénibles.
Au moment du vote en France
j'étais modérément favorable au
traité constitutionnel (de Rome), même si je pensais que les arguments
des deux camps étaient ridiculement enflés (je crois que ce traité
n'aurait eu finalement qu'assez peu de conséquences, malgré son
auto-proclamation comme constitutionnel). Ce traité
constitutionnel avait au moins un mérite indiscutable, c'était
d'éliminer l'écriture sous forme de diffs, c'est-à-dire ce
style inimitablement pénible des traités européens qui procèdent par
amendements sur
le Traité
instituant la Communauté économique européenne
(traité de Rome de 1957) et
le Traité
sur l'Union européenne (traité de Maastricht de 1992). Le
traité de Lisbonne, lui, il ressemble à ceci :
Article 2
Le traité instituant la Communauté européenne est modifié
conformément aux dispositions du présent article.
1) L'intitulé du traité est remplacé par : Traité sur le
fonctionnement de l'Union européenne.
A. MODIFICATIONS HORIZONTALES
2) Dans tout le traité :
a) les mots la Communauté ou la Communauté
européenne sont remplacés par l'Union, les mots des
Communautés européennes ou de la CEE sont remplacés
par de l'Union européenne et l'adjectif communautaire
est remplacé par de l'Union, à l'exclusion de l'article 299,
paragraphe 6, point c), renuméroté 311bis, paragraphe 5,
point c). En ce qui concerne l'article 136, premier alinéa, la
modification qui précède ne s'applique qu'à la mention de La
Communauté ;
b) les mots le présent traité, du présent traité
et au présent traité sont remplacés, respectivement, par les
traités, des traités et aux traités et, le cas
échéant, le verbe et les adjectifs qui suivent sont mis au pluriel ;
le présent point ne s'applique pas à l'article 182, troisième alinéa,
et aux articles 312 et 313 ;
c) les mots le Conseil, statuant conformément à la procédure
visée à l'article 251, le Conseil, statuant selon la procédure
visée à l'article 251 ou le Conseil, agissant conformément à la
procédure visée à l'article 251 sont remplacés par le Parlement
européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure
législative ordinaire et les mots la procédure visée à
l'article 251 sont remplacés par la procédure législative
ordinaire et, le cas échéant, le verbe qui suit est mis au
pluriel ;
d) les mots statuant à la majorité qualifiée et à la
majorité qualifiée sont supprimés ;
e) les mots Conseil réuni au niveau des chefs d'État ou de
gouvernement sont remplacés par Conseil européen ;
f) les mots institutions ou organes et institutions et
organes sont remplacés par institutions, organes ou
organismes, à l'exception de l'article 193, premier alinéa ;
g) les mots marché commun sont remplacés par marché
intérieur ;
h) le mot écu est remplacé par euro ;
i) les mots États membres ne faisant pas l'objet d'une
dérogation sont remplacés par États membres dont la monnaie est
l'euro ;
j) le sigle BCE est remplacée par les
mots Banque centrale européenne ;
k) les mots statuts du SEBC sont remplacés
par statuts du SEBC et de
la BCE ;
l) les mots comité prévu à l'article 114 et comité visé
à l'article 114 sont remplacés par comité économique et
financier ;
m) les mots statut de la Cour de justice ou statut de la
Cour sont remplacés par statut de la Cour de justice de l'Union
européenne ;
n) les mots Tribunal de première instance sont remplacés
par Tribunal ;
o) les mots chambre juridictionnelle et chambres
juridictionnelles sont remplacés, respectivement, par tribunal
spécialisé et tribunaux spécialisés, la phrase étant
grammaticalement adaptée en conséquence.
3) Aux articles suivants, les mots le Conseil, statuant à
l'unanimité sont remplacés par le Conseil, statuant à
l'unanimité conformément à une procédure législative spéciale, et
les mots sur proposition de la Commission sont supprimés :
article 13, devenu 16 E, paragraphe 1
article 19, paragraphe 1
article 19, paragraphe 2
article 22, deuxième alinéa
article 93
article 94, devenu 95
article 104, paragraphe 14, deuxième alinéa
article 175, paragraphe 2, premier alinéa
Bon, et ça ce n'est qu'en gros une page et demie du traité qui en
fait plus de 300 : si vous pensiez que le traité constitutionnel était
illisible, celui de Lisbonne, en comparaison, c'est de
l'Unlambda. Le travail
de légistique sous-jacent est
absolument impressionnant, mais je préfère largement un truc
qui ne soit pas sous forme de diff. (C'est d'autant plus
ridicule que personne n'utilise le texte sous forme de diffs : on va
évidemment regrder le texte consolidé qui a vraiment été négocié, et
d'ailleurs s'il y a une erreur ridicule de légistique, comme un
remplacement qui n'opère pas parce qu'on a oublié ou mal écrit des
mots, on va certainement regarder l'intention et pas la lettre du
traité. Tiens, au passage, dans ce que j'ai cité, je me demande
comment le point A(2)(j) est censé interagir avec le point A(2)(k),
parce que ça m'a l'air un peu contradictoire tout de même.)
Bref, même si j'étais plutôt favorable au traité constitutionnel de
Rome, le fait de reproposer quasiment les mêmes dispositions mais sous
une forme juste rendue absolument illisible, je trouve ça un peu
moyen, et on ne peut pas en vouloir aux Irlandais de ne pas avoir,
euh, compris
les subtilités de l'interaction du point A(2)(j) et du point A(2)(k)
de l'article 2. L'ennui, c'est que je n'ai vu aucune
analyse convaincante des raisons pour lesquelles le premier traité
(celui avec Constitution dans le nom) a été rejeté — et
chaque personne qui était contre le traité donnait des raisons
différentes — donc il était difficile d'en tenir compte ; et les
raisons des Irlandais de voter non semblent bien différentes
des raisons des Français un peu plus tôt. L'explication qui me semble
la moins mauvaise, c'est encore que les dirigeants nationaux (sans
doute dans plus d'un pays…) ont tellement pris l'habitude de
dire on ne peut pas faire <telle chose démagogique> parce
que Bruxelles nous l'interdit que les gens ont vraiment
fini par prendre Bruxelles pour une sorte de père
fouettard.
Maintenant, je suis curieux de savoir quelle sera la suite des
événements (apparemment, tout le monde se pose la même question). La
traité de Maastricht avait été rejeté par referendum par les Danois,
on a ajouté quelques exceptions pour eux et on l'a appliqué malgré
tout ; le traité de Nice avait été rejeté par referendum par les
Irlandais, on a ajouté quelques exceptions et on l'a appliqué malgré
tout… à force, ça fait tout de même mauvais genre ! (Ça fait
aussi mauvais genre pour la classe politique irlandaise que les
électeurs rejettent, fût-ce de justesse et sur une participation
faible, un vote que tous les principaux partis politiques
soutenaient.)
Outre les graves problèmes de communication qu'il faudrait résoudre
(dont un symptôme est que lors des élections du parlement européen, en
France, on ne donne que les résultats pour le pays, sans aucune sorte
de pronostic sur quelle sera la majorité du parlement dans son
ensemble ou aucun commentaire sur les autres pays), je me dis qu'il
faudrait s'arranger pour trouver une combinaison juridique permettant
que les traités européens puissent être appliqués à un sous-ensemble
des pays de l'Union, de sorte que si un sous-ensemble veut rester
en-dehors du traité, ce sous-ensemble continue à fonctionner avec
l'ancien traité (évidemment, cette combine ne peut pas marcher pour
les changements institutionnels, mais elle peut marcher pour les
élargissements de compétences).
De l'autre côté de l'Atlantique, la Cour suprême des États-Unis
d'Amérique
a rendu
jugement sur une affaire que j'avais
évoquée, estimant que les prisonniers du camp militaire de
Guantánamo peuvent invoquer
l'habeas
corpus. L'opinion est plus élégamment tournée qu'un traité
européen, et le juge Kennedy (qui a rédigé l'avis majoritaire) a dû se
faire plaisir en écrivant :
The laws and Constitution are designed to survive, and remain in
force, in extraordinary times. Liberty and security can be
reconciled; and in our system they are reconciled within the framework
of the law. The Framers decided that habeas corpus, a right of first
importance, must be a part of that framework, a part of that law.
(La tournure de la deuxième phrase fait évidemment référence à une
célèbre
citation d'un des Pères fondateurs, Benjamin
Franklin : Those who would give up Essential Liberty
to purchase a little Temporary Safety, deserve neither Liberty nor
Safety.)
Larry
Lessig (le plus geek des grands juristes — ou le plus
juriste des grands geeks — et une des Forces du Bien dans cet
Univers) disait il n'y a pas si longtemps qu'une des forces dans le
système politique et constitutionnel américain qui avait su largement
échapper à la corruption, c'était la Cour suprême. Je ne sais pas si
c'était très prévisible a priori (par exemple de la part des
pères fondateurs de l'Union), mais il semble en effet vrai que,
souvent, quand on donne à une cour de justice une position suprême,
une grande indépendance, et un document bien écrit à faire valoir
(comme la Constitution des États-Unis, mais cela peut aussi
s'appliquer à
la Convention
européenne des Droits de l'Homme ou dans une certaine mesure aux
préambules de la Constitution française), la cour en question montre
qu'elle mérite le pouvoir qu'on lui a donné. La Cour suprême,
notamment sous la direction
d'Earl Warren
entre 1954 et 1969 (mettant fin à la ségrégation dans les écoles
publiques en 1954, et instaurant de nombreux progrès pour les droits
de la défense), mais même sous la direction de Warren Burger
(interdiction de la peine de mort en 1972, retournée depuis, et
autorisation de l'avortement en 1973), a fait faire des progrès
substantiels aux États-Unis alors que dans d'autres pays on se serait
attendu que ces progrès vinssent du parlement : peut-être est-ce une
différence de culture. Je ne sais pas ce qui est le mieux : donner à
des juges une position aussi élevée et aussi inamovible, c'est espérer
qu'ils sachent être grandis par leur fonction et prendre de la
hauteur, savoir résister à toute corruption et juger vraiment en leur
âme et conscience — mais c'est aussi risquer qu'ils deviennent
des sortes de super hommes politiques, ce qui est alors malsain. De
fait, les juges de la Cour suprême sont bien connus, on sait lesquels
ont voté pour quoi, on sait quelles sont leurs opinions, on en tient
compte dans les plaidoieries, etc. : ce n'est pas très satisfaisant
pour l'esprit (surtout quand on voit l'enjeu que devient une
nomination à la Cour suprême, les sombres calculs sur l'espérance de
vie des juges, etc.). Mais je ne suis pas sûr que la situation du
Conseil constitutionnel français soit plus satisfaisante, car tout y
est complètement opaque (le simple citoyen n'y a pas accès, il n'y a
pas de plaidoierie, les décisions sont illisibles sauf par les
experts, il n'y a pas d'opinion raisonnée ni d'opinion de la
minorité).
On me signale un lien auquel je n'avais jamais prêté attention
sur Légifrance : c'est
ce guide
de légistique. Si, comme moi, vous ignoriez ce qu'est
la légistique — ce qui est sans doute excusable vu que le
mot n'est pas dans beaucoup de dictionnaires —, il s'agit de
l'art de faire des lois ; et c'est là un guide très intéressant car on
y trouve des explications que je n'avais jamais vues dans des traités
de droit, notamment portant sur la rédaction proprement dite des
textes normatifs (car ce ne sont évidemment pas les députés et
sénateurs eux-mêmes qui écrivent les lois, ce sont des secrétariats au
fonctionnement assez opaque et on a là un petit aperçu des règles
auxquelles ils se conforment).
⁂
Toujours dans le domaine du droit, je me
plains souvent que les
gens ne comprennent pas les
modalités, mais il y a une autre chose que j'aimerais voir
systématiquement éclairci et étudié (et pas, par exemple, laissé au
hasard de la jurisprudence), ce sont les « méta-droits », au sens des
droits sur les droits.
Par exemple, associé à un droit D, il y a le droit
de déléguer ce droit, c'est-à-dire de pouvoir l'octroyer à
une tierce partie X — éventuellement de façon
révocable. Naïvement, on pourrait dire que si on possède un droit, on
possède automatiquement le droit de le transférer, selon
l'argument je peux toujours dire à X : si vous voulez
exercer le droit X, demandez-moi et je le ferai pour
vous — autrement dit, servir d'intermédiaire dans l'exercice
du droit que je délègue. Juridiquement, ce raisonnement ne vaut
rien, et pour plein de raisons : même si servir d'intermédiaire est
possible, on peut tout de même exiger que ce soit moi qui fasse les
formalités d'exercice du droit, on peut aussi mettre des conditions
d'intention personnelle (pensez au droit de vote) ou de
confidentialité ou que sais-je, ou en tout cas faire peser sur moi la
responsabilité de l'exercice du droit, ou enfin on peut tomber sur des
problèmes
que Hofstadter
appelle des problèmes de fluidité (si je dispose du permis de
conduire, i.e., du droit de me déplacer en voiture, le raisonnement
que j'ai esquissé me permet éventuellement de déléguer à X
le droit de me déplacer en voiture, c'est-à-dire de me dire
où je dois aller, pas de déléguer le droit de se déplacer en
voiture ! donc je ne peux pas transférer le permis de conduire à
quelqu'un d'autre). Néanmoins, j'ai tendance à trouver que les droits
juridiques ont la fâcheuse tendance à être excessivement peu
transférables et délégables : c'est sans doute pour éviter les abus,
mais on se dit parfois que c'est idiot que, si deux personnes sont
toutes deux d'accord, l'une ne puisse pas se substituer à l'autre dans
(la totalité des clauses d')un contrat conclu avec une troisième
personne (sans l'accord du troisième, évidemment).
La meilleure analyse ou modélisation faite par les
informaticiens de la possibilité de délégation des droits — qui
est essentielle dans la cybernétique d'un système d'exploitation
— est celle qui est faite dans le système
de sécurité
par capabilités (à laquelle une bonne introduction est
donnée ici).
Dans un système de ce style, à partir d'un droit D (une
capabilité) on peut créer une « délégation révocable »
de D, c'est-à-dire un nouveau droit D′,
qui a exactement les mêmes effets que D, mais qui est placé
sous le contrôle d'un autre
droit, RD′, qu'on garde pour
soi-même, et qui est le droit de révoquer D′
(lorsqu'on le fait, D′ cesse de produire un effet :
ceux qui l'avaient reçu le conservent, mais il ne leur est plus
d'aucun secours). Mais les juristes ne pensent pas du tout en ces
termes.
Plus souvent important que le droit de déléguer un droit, il y a le
droit d'abandonner un droit. (C'est une question qui est
parfois posée sous la forme métaphysique : Dieu a-t-il le pouvoir de
cesser d'être omnipotent ? ou constitutionnaliste : le parlement
britannique a-t-il le pouvoir de limiter le pouvoir du parlement
britannique ?) Là aussi, on s'attendrait à ce qu'on puisse abandonner
un droit dont on dispose, mais le droit pense souvent autrement : il
peut falloir un contrat, ce qui peut être pénible (ne serait-ce que
parce qu'on ne peut pas contracter tout seul — comme on le
pourrait si le droit était écrit par des geeks logiciens), et parfois
un contrat même ne le permet pas. Souvent cette impossibilité
d'abandonner un droit est justifiée pour éviter les abus, mais ça peut
être un souci : je pense à nouveau
au droit d'auteur — je ne vois
pas comment un auteur français pourrait libérer réellement une de ses
œuvres, en la protégeant de ses changements d'humeur ultérieurs
(et de ses héritiers, mais là il y a peut-être moyen de s'en
sortir par testament).
Encore
une proposition
d'étendre les restrictions de propriété intellectuelle fait parler
d'elle : ce qui est particulièrement honteux est cette façon de
présenter l'extension des restrictions comme une avancée pour la
société ! l'article du Guardian suggère que
le commissaire européen McCreevy (à l'origine de cette
proposition) has been lobbied hard on the
issue. You bet he has! Le droit d'auteur
actuel ne cesse de profiter de l'apathie générale (ou de l'ignorance)
à ce sujet de la grande majorité de la population pour permettre à un
tout petit lobby de la soumettre à un droit sans cesse plus
sévère.
Le plus rageant, c'est que la seule victoire que peuvent espérer
les partisans comme moi d'un copyright juste et équilibré c'est que
des lois/directives/traités/etc. insensément restrictives soient
provisoirement ajournées (parfois pour être de nouveau proposées dans
un temps très court : voyez
la petite
danse amusante à laquelle joue le ministre canadien de l'industrie
Jim Prentice). Jamais aucune victoire durable n'a été
obtenue, jamais en aucun pays des provisions trop
restrictives n'ont été relâchées ; alors que quand le camp adverse
obtient des victoires, elles sont durables et
même rétroactives (des œuvres qui avaient acquis la
liberté du Domaine Public retombent sous le coup des
restrictions).
Je pense qu'il faut répondre au lobbying par du contre-lobbying.
Voici mes propositions concrètes :
Dans tous les textes législatifs et réglementaires comportant les
termes propriété intellectuelle, remplacer ces mots
par monopole de reproduction. (Justification : il s'agit d'un
terme neutre ; les mots propriété intellectuelle laissent
penser qu'il s'agit d'une forme de propriété, donc protégée par les
droits fondamentaux, alors qu'il n'en est rien, l'auteur d'une
œuvre de l'esprit a le droit à la paternité sur
celle-ci, pas à la propriété, et le monopole qui lui est
concédé n'est pas un droit inaliénable mais une façon commode de
subventionner les artistes.) Dans le cas où le Conseil
constitutionnel (ou toute autre cour suprême) serait tenté de
considérer la propriété intellectuelle comme une forme de propriété et
lui donner valeur constitutionnelle, amender la Constitution pour
éclaircir ce point.
Amender la législation sur la propriété intellectuelle
le monopole de reproduction pour expliciter le fait qu'elle ne
s'applique qu'aux œuvres de l'esprit comportant une part
significative de créativité : aucune collection de données
purement factuelles (telle que carte géographique, base de donnée,
etc.) ne doit pouvoir bénéficier de la protection concédée par ce
droit. De même, aucun brevet ne doit pouvoir être concédé s'il ne
représente pas une innovation significative et notamment s'il se
contente d'appliquer différemment des idées déjà connues, ou s'il ne
correspond pas à un procédé industriel stricto
sensu.
Limiter la durée du droit d'auteur à : 50 ans après
la publication de
l'œuvre ou jusqu'à la mort de l'auteur (le plus long
des deux), qu'il s'agisse d'œuvres littéraires,
cinématographiques, graphiques ou musicales ou de toute autre
œuvre de l'esprit ; appliquer la même règle uniformément, aussi
bien pour les droits des interprètes et traducteurs que pour ceux des
artistes créateurs. (Justification : le but principal est de
rémunérer l'artiste de son vivant pour l'inciter à produire ; il n'y a
pas de raison que cette rente soit transférable à ses héritiers pas
plus que le salaire de n'importe quelle autre activité, mais on peut
tout de même consentir, pour la sécurité de l'éditeur, un monopole
minimal de 50 ans pour les œuvres de vieillesse ou posthumes.)
Supprimer les prolongations de guerre (qui n'ont aucune sorte de
justification) et toutes les autres bizarreries pouvant rallonger la
durée du monopole. En revanche, pour les logiciels, limiter la
protection à 20 ans (ce qui, vue l'extrême rapidité du développement
de l'informatique, est déjà énorme).
Si la mesure précédente contrevient aux obligations souscrites en
droit international (notamment les engagements pris en vertu de la
convention de Berne sur le copyright), appliquer ces obligations de la
façon la plus étroite possible : par exemple, la convention de Berne
n'oblige qu'à protéger les œuvres qui sont protégées dans leur
pays d'origine et pendant la durée de cette protection ou jusqu'à
50 ans après la mort de l'auteur (le plus court des deux)
— un pays signataire peut tout à fait restreindre la durée de la
protection des œuvres publiées chez lui.
Interdire la signature de tout traité ou de toute convention
nouvelle qui étendrait la durée du monopole ou qui en durcirait les
termes, sauf en vertu d'un referendum.
Obliger les œuvres protégées à être enregistrées : plus
exactement, faire valoir le principe selon lequel, pour exercer son
droit de monopole sur la reproduction et l'usage d'une œuvre,
l'auteur ou un ayant-droit doit au préalable la faire inscrire dans
un registre centralisé et y laisser un moyen fiable de le contacter
(et, dans le cas d'un logiciel, une copie du code source). Ceci
assure qu'une œuvre orpheline (dont les auteurs ou ayant-droits
ne se font pas connaître ou sont injoignables) puisse être librement
utilisée tant qu'elle reste orpheline. (Justification : les
œuvres orphelines sont la plus grande perte du Domaine Public :
un projet comme Google Books
rendrait un service beaucoup plus immense à l'humanité si on n'était
pas obligé de considérer par défaut que la grande majorité des
œuvres — qui sont ainsi orphelines — sont
protégées.)
Donner une reconnaissance légale au terme de Domaine
Public, ou, mieux, Patrimoine Public, qui doit être
considéré comme le patrimoine commun de l'Humanité. Instaurer une
commission pour le défendre et le sauvegarder (notamment, pour éviter
que les œuvres tombent dans l'oubli).
Donner une reconnaissance légale ferme aux droits à la courte
citation (s'aligner au moins sur le concept de fair
use le plus large) et à la copie privée. Interdire toute
perception d'une taxe sur la copie privée si la copie privée est
volontairement rendue techniquement impossible ou excessivement
difficile (en revanche, le principe général d'une taxe sur la
copie privée est légitime si sa distribution est juste et qu'elle
correspond à un droit réel et réellement exercé). Supprimer et
interdire toute protection légale de mesures techniques (telles que
mesures techniques de protection contre la copie) et reconnaître
fermement le droit à l'analyse rétrograde (reverse
engineering) ; noter que ceci ne
signifie pas que les mesures techniques de protection doivent être
interdites, simplement qu'elles ne doivent pas être protégées
par la loi et qu'elles doivent exclure la perception d'une taxe sur la
copie privée.
Garantir un droit minimal à la reproduction d'une œuvre
lorsque le monopole de reproduction est tombé à des héritiers de
l'auteur (autrement dit, si l'auteur peut exercer son droit de
repentir et faire supprimer l'œuvre complètement ou interdire sa
diffusion, ses héritiers ne doivent que pouvoir en tirer un bénéfice
financier). De même, garantir le droit au libre usage d'un brevet
quel qu'il soit tant qu'il n'est pas fait dans un but commercial.
Enfin, limiter les droits dont dispose l'architecte d'un bâtiment pour
qu'il ne puisse pas faire obstacle aux travaux normaux souhaités par
le propriétaire de ce bâtiment.
Permettre à l'État de racheter les droits d'une œuvre jugée
particulièrement importante pour la placer dans le Domaine
Patrimoine Public (en dédommageant l'auteur ou ses héritiers) : rendre
cette procédure obligatoire pour toute œuvre achetée par un
musée (de sorte qu'on puisse librement photographier les tableaux des
musées nationaux) et tout bâtiment public. Placer d'emblée dans le
Patrimoine Public toute création financée essentiellement par l'argent
public (comme c'est le cas aux États-Unis).
Je pense que l'adoption de ces mesures conduirait à une situation
où le droit de la propriété intellectuelle du monopole de
reproduction serait juste et équilibré, c'est-à-dire assurerait un
financement aux auteurs et créateurs sans pour autant léser les droits
de ceux qui bénéficient des œuvres. Maintenant il faudrait que
je rédige ces propositions sous une forme plus claire, comme une sorte
de manifeste pour un copyright équitable, avec un préambule expliquant
les raisons de ce manifeste. En attendant, les commentaires sont les
bienvenus.
Les séries télévisées américaines, qui ont un goût très marqué pour
les scènes dans les cours de justice, ont un succès dans le monde
entier et notamment en France, donc peut-être que cet épisode-ci,
intitulé Boumediene vs. Bush et Al Odah
vs. États-Unis d'Amérique, et malheureusement tiré de la vie
réelle, suscitera un certain
intérêt : le
scénario est ici. Peut-être mérite-t-il quelques explications
(fournies
par la BBC, par exemple). Pour résumer brièvement
les épisodes précédents, il s'agit de la bataille livrée pour faire
reconnaître à la justice américaine que les prisonniers de Guantánamo
ont des droits ; l'affaire est devant la Cour suprême de l'Union qui,
dans une décision
précédente (Rasul vs. Bush), la Cour avait estimé que
le droit
d'habeas
corpus s'appliquait bien aux prisonniers détenus par les
américains à Guantánamo, fussent-ils situés à Cuba : pour tenter de
renverser ce jugement, l'administration avait fait voter par le
Congrès des modifications au statut d'habeas corpus. Cette
fois, les plaignants avancent (je simplifie, et sans doute mal) que
comme ce statut est constitutionnel, il ne peut pas être retiré si
facilement.
Les arguments détaillés des plaignants (et de la défense,
c'est-à-dire de l'administration Bush) sont
rassemblés sur cette
page : même si on ne s'intéresse pas énormément au droit, ça vaut
la peine d'y jeter un coup d'œil. La liste
des amici
curiæ pour les plaignants est, d'ailleurs, assez
impressionnante : le Haut Commissaire des Nations-Unies aux Droits de
l'Homme, près de 400 parlementaires européens, Amnesty International,
le barreau américain, d'anciens juges fédéraux américains, d'anciens
diplomates américains, des historiens du droit, la liste est longue de
ceux qui ont déposé une note pour rappeler poliment aux juges où est
le droit. J'espère qu'ils sauront l'écouter, même si je me désole de
voir de nouveau que le fait d'être une démocratie (et se prétendre la
plus vieille du monde) est loin de vouloir dire qu'on renonce à
l'usage de la torture[#] (on
pourrait faire une observation sur la France et l'Algérie, là, mais
concentrons-nous sur le présent).
En attendant le verdict (qui prendra sans doute plusieurs mois, je
ne sais pas pourquoi les juges ont besoin de tellement de temps), on
peut lire la transcription des arguments oraux (le lien que j'ai donné
plus haut) : je n'ai pas encore fini, mais j'en ai lu seulement la
moitié, mais c'est assez fascinant, ça se lit vraiment comme un
feuilleton. On voit tout de suite qui sont les gentils
(le juge
Stevens par exemple) et les méchants
(le juge
Scalia par exemple), et on se doute de l'homme sur lequel la
décision va le plus dépendre
(le juge
Kennedy). Le suspens est terrible (surtout quand on
attend dans
cette position, bien sûr).
[#] Ou au
sadomasochisme,
peut-être ? Qui est quelque chose de très bien, mais seulement à
condition que les deux parties soient consentantes.
Je suis en train de lire un traité de droit administratif (pas le
célèbre Chapus
devant la longueur duquel j'avoue avoir reculé, n'ayant pas à préparer
l'ÉNA,
mais un
précis Dalloz écrit par Jean Rivero et Jean Waline et qui, étant à
sa 21e édition, a bien dû être apprécié par certains)…
Comme presque à chaque fois que je consulte un manuel juridique, je
suis frappé par le nombre d'absurdités logiques (ou d'autres fautes de
raisonnement comme celle que j'avais
soulignée il y a un moment) qu'on a réussi à accumuler au fil de
l'histoire, et la complaisance benoîte avec laquelle les commentateurs
(comme les auteurs de ce livre) arrivent à les relater sans aucunement
sembler tiquer devant des monuments
d'illogisme[#]. Pas étonnant,
d'ailleurs, qu'un des blogueurs
français les plus populaires soit avocat, car il a la qualité
d'arriver parfois à expliquer le droit de façon compréhensible par les
geeks (qui ne manquent pas d'être nombreux parmi les lecteurs de
blogs), même s'il fait lui aussi souvent preuve d'une très grande
myopie vis-à-vis de sa discipline (je suppose qu'à force d'avoir le
nez dedans on finit par se convaincre que les choses les plus
délirantes sont sensées — au point de ne pas comprendre que
d'autres puissent ne pas arriver à les trouver intuitives). Un de mes
amis informaticiens (dont je vous recommande au
passage le
blog), qui, bien que geek, semble arriver assez bien à maîtriser
les subtilités du droit, me disait qu'il faut admettre une fois pour
toutes que la science juridique, comme la grammaire, a sa propre
logique, qui n'est pas celle des sciences exactes. (Ce n'est pas
absurde : après tout, la logique « naturelle » du cerveau humain, si
tant est qu'elle existe, n'est pas non plus la logique exacte.)
Mais ce n'est pas seulement que c'est illogique : c'est aussi que
c'est très compliqué, très confusant, et souvent très mal expliqué
(malgré l'habitude étonnante des juristes à faire des plans d'ouvrages
en parties, sous-parties, titres, sous-titres, chapitres, sections,
paragraphes et alinéas : ça rappelle
la classification RECOFGE). Plein de questions restent sans
réponse, aussi : certaines très basiques (j'ai eu beau chercher dans
tous les sens dans l'index de mes différents précis Dalloz —
celui dont j'ai parlé ci-dessus, ainsi qu'une Introduction
générale au droit et quelques autres — et je n'ai nulle
part trouvé d'explication rigoureuse sur la différence entre
un arrêté et un décret, ni sur la raison qui fait
que certains décrets sont simples, d'autres pris en Conseil des
ministres, d'autres en Conseil d'État), d'autres très geek-théoriques
(notamment, je me suis toujours demandé ce qui se passerait si la
France adhérait à un autre organisme international que l'Union
européenne — je ne vois pas pourquoi ce lui serait interdit
— et que cet organisme émettait des directives qui soient
contradictoires avec celles de l'Union européenne).
Parmi les choses les plus confuses dans ce que j'ai lu jusqu'à
présent, il y a la question de savoir quelles entités ont la
personnalité juridique (remarquez que le précis s'est bien
gardé de définir exactement ce que signifie et implique le
fait d'avoir la personnalité juridique : on en retire une vague
idée comme la faculté de contracter ou d'ester en justice, mais on ne
sait pas exactement si ce sont des caractéristiques essentielles ou
incidentes), et parmi celles qui l'ont lesquelles sont une
personne publique et lesquelles sont une
personne privée (la différence semble tenir essentiellement
au juge qui va traiter les litiges, puisque la France a cette
bizarrerie d'avoir
un double
ordre de juridiction). On apprend par exemple que l'Autorité des
marchés financiers a une personnalité juridique (de droit public)
alors que l'Autorité de régulation des communications électroniques et
des postes n'en a pas ; que Paris a deux personnalités juridiques
(comme commune et comme département) alors qu'un arrondissement de
Paris n'en a pas (ou probablement pas) bien que doté d'un conseil
élu ; que la Banque de France est une personne publique mais n'est pas
un établissement public (les conséquences de cette distinction
m'échappent) ; que la SNCF est une personne publique qui
passe des contrats de droit privé ; que l'Ordre des médecins est une
personne privée qui a des attributions réglementaires ; que l'Institut
d'études politiques de Paris est une personne publique alors que la
Fondation nationale des sciences politiques est une personne privée ;
et que personne ne sait ce qu'est l'Agence France-Presse. Enfin,
c'est ce que je crois avoir compris (il est très probable que je me
sois pas mal trompé en essayant de redire les choses) parce que, comme
je le disais, c'est très confus.
Bon, mon poussinet m'appelle pour me coucher, alors je vais en
rester là. Mais si je crée, comme je compte le faire, un blog spécial
du Club Contexte (qui serait un blog
à plusieurs voix si j'arrive à convaincre d'autres gens d'y
participer[#2]), je pense que le
droit, et notamment le droit administratif, y aura une place de
choix.
[#] Je suis d'ailleurs
d'avis que les juristes, législateurs et tous auteurs de documents
juridiques devraient avoir dans leur formation un stage obligatoire
auprès d'auteurs de normes informatiques. Pas que ces derniers
n'aient pas aussi d'immenses défauts récurrents mais, au moins, comme
ils sont obligés d'écrire des choses qui seront implémentées sur des
ordinateurs dénués du moindre neurone d'intelligence, ils sont bien
obligés d'éviter un certain nombre de contradictions.
[#2] Ce qui me bloque
pour l'instant c'est le choix d'un système de gestion de contenu. Je
ne veux ni de PHP ni de MySQL : ça limite
beaucoup le choix dans les programmes de gestion de blogs… Et
je veux que ça ponde du XHTML strict valide (en validant
les commentaires), ce qui limite pas mal aussi.
Depuis le 15 novembre dernier, la France s'est
dotée [décret nº2005-829 du 20 juillet 2005 (NOR:
DEVX0400269D)] d'une nouvelle taxe sur les
équipements électriques et électroniques, histoire de payer leurs
frais de recyclage. Je suppose que c'est une bonne chose, en tout
cas, je n'ai pas à m'en plaindre. (En revanche, je me plains beaucoup
du fait qu'on manque totalement d'informations sur ce qu'on est
supposé faire, en pratique, des vieilles cartes d'ordinateurs, des
vieux disques durs, etc., dont on veut se débarrasser ; pour
l'instant, je les accumule sans les jeter, ce qui me semble encore le
plus simple. Mais ce n'est pas ce dont je veux parler ici.)
Ce qui m'horripile surtout, c'est que depuis que cette taxe a été
créée, les vendeurs, sans doute pour ne pas donner l'impression
d'avoir augmenté leurs tarifs, ne l'incluent pas dans les
prix marqués. On voit donc fleurir des petites étiquettes prix
hors éco-participation, des lignes supplémentaires sur nos tickets
de caisse, etc. Je trouve ça absolument inadmissible : lorsque je
vois un prix affiché chez un commerçant, je m'attends à ce que ce soit
le prix net que je doive payer, toutes taxes comprises. (Et c'est
quelque chose qui m'insupporte, par exemple, aux États-Unis, de ne
jamais savoir exactement combien quelque chose coûte, parce qu'il faut
toujours ajouter une taxe de vente dont on ignore le montant ; enfin,
le pire c'est encore les restaurants puisqu'il faut aussi
ajouter un service qui n'est pas marqué.) D'ailleurs, lorsque je fais
les courses, je sors parfois la monnaie exacte avant la caisse, pour
gagner du temps : il importe pour cela que les prix soient corrects,
et connus de moi, au centime près, d'après les étiquettes en
rayon.
De toute façon, ce n'est pas seulement moi qui condamne ça, puisque
l'arrêté
du 3 décembre 1987 relatif à l'information du consommateur sur les
prix (NOR: ECOC8700137A) stipule :
Toute information sur les prix de produits ou de services doit
faire apparaître, quel que soit le support utilisé, la somme totale
toutes taxes comprises qui devra être effectivement payée par le
consommateur, exprimée en monnaie française. Comment se fait-il
que cette nouvelle taxe fasse exception ? (Peut-être justement que ce
n'est pas une taxe mais un autre gadget législatif ou
réglementaire inventé pour l'occasion. Toute personne sensée
appellera quand même ça une taxe.)
Peut-être les commerçants n'ont-ils pas été prévenus à temps que la
taxe entrait en vigueur : dans ce cas, il faut critiquer la manière
dont le gouvernement prend des dispositions sans prévenir suffisamment
à l'avance pour qu'elles soient correctement appliquées. J'imagine
aussi (même si je ne vois pas d'instruction claire dans le décret)
qu'il est imposé que le montant de la taxe soit indiqué quelque part
explicitement (ce n'est pas toujours le cas, hélas) : personnellement,
je m'en fous, mais je tiens à ce que le prix total soit
clairement indiqué. Et force est de constater que ce n'est pas le
cas.
Il est notoire que les gens qui ont un sens de la logique un peu
développé ont presque toujours des difficultés considérables à
comprendre les juristes (au sens large : tous ceux qui se spécialisent
dans la rédaction, l'interprétation et l'étude de la loi et du droit)
et à se faire comprendre d'eux. Un de mes amis (informaticiens, donc
nettement plus proche du côté « logique ») résumait ça en disant : il
faut accepter le fait que le droit a sa propre logique, qui n'est pas
du tout la logique mathématique, et qui ne peut être pénétrée que si
on abandonne l'idée de raisonner de façon logique (mathématique) ;
c'est assez zen, comme façon de dire
les choses (en ce sens que le zen lui aussi demande un abandon de la
logique pour être compris), mais, bizarrement, j'ai l'impression
d'accrocher au zen beaucoup plus que j'accepte au droit. Peut-être
parce que le zen ne s'impose pas à moi (c'est moi qui vais le
chercher), et prétend être à côté de la logique, alors que le droit,
lui, s'impose forcément (on y est soumis, volens
nolens) et contredit expressément la logique mathématique à de
nombreuses reprises. Je me demande s'il y a des études scientifiques
sérieuses qui ont été faites sur le droit du point de vue de la
logique modale, par exemple (j'avais déjà vu des tentatives dans ce
sens, mais c'était du pipo en boîte).
Toujours est-il que j'ai compris, assez récemment (et à la faveur
d'un commentaire
que j'ai fait sur un blog
fort intéressant mais où il est, finalement, à peu près aussi vain
de poster des commentaires que d'apporter des chouettes à Athènes) ce
que je crois être une des plus graves différences entre la logique et
la logique-du-droit : j'appellerai ça l'amphibologie fondamentale
du droit et je vais essayer d'expliquer en quoi ça consiste.
J'avais déjà remarqué que les gens ont souvent du
mal avec le maniement des modalités (modalités étant à prendre
au sens de la logique modale) :
par exemple à distinguer le fait que je pense que X est
une mauvaise chose et je pense qu'il est souhaitable que
X soit interdit (i.e., beaucoup de gens semblent penser
qu'il va de soi que si X est une mauvaise chose cela
devrait être interdit : si c'est le cas, je propose une loi pour
interdire la stupidité, et il sera intéressant de savoir ce qu'il en
ressort ; tout ça pour dire que souvent on prend un malin plaisir à
argumenter contre X alors qu'en fait on voudrait argument
pour une loi interdisant X ce qui n'est pas du tout la
même chose). Mais je veux parler de quelque chose de plus précis
ici.
L'amphibologie que
je crois avoir comprise concerne un double sens sur le terme
autorisé. Plus exactement, le droit semble avoir pour principe
que toute chose est soit interdite soit autorisée
(et que ce qui n'est pas « positivement » interdit est autorisé) : ce
qui, en soit, n'est pas un problème du point de vue logique, sauf si
on commence à confondre le sens de X est autorisé
(ou j'ai le droit de faire X) qui signifie la loi
ne condamnera pas quelqu'un qui commet X et celui qui
signifie la loi assurera que chacun a les moyens de réaliser
X (et notamment, condamnera quelqu'un qui en empêche un
autre de commettre X), le second sens étant a
priori beaucoup plus fort que le premier.
Or, ces deux sens (la loi ne m'interdit pas X et
la loi garantit que j'aie la possibilité de X),
malgré leur très importante différence, sont systématiquement
mélangés, ainsi que d'autres sens assez proches ou intermédiaires.
Par exemple, quand on dit que le droit au travail est inscrit dans la
constitution, le premier sens étant tellement évident (personne ne va
être condamné pour avoir travaillé, ça c'est certain…) que
c'est sûrement le second qui est en jeu (la société, dans une
acceptation un peu floue, c'est-à-dire, concrètement, le gouvernement,
devrait veiller à ce que chacun puisse effectivement travailler).
Quand on parle de la liberté d'expression, c'est sûrement le droit de
ne pas être inquiété pour avoir exprimé ses opinions, mais certains
feignent de le comprendre dans le sens qui assurerait un auditoire à
cette expression (si vous ne m'écoutez pas, vous bafouez ma liberté
d'expression : c'est rarement dit de façon aussi parfaitement
idiote, mais on voit cet argumentaire ressortir à l'occasion de gens
qui se disent censurés sur un quelconque forum). Quand l'article L211-3
du Code de la propriété intellectuelle affirme que des
bénéficiaires de droits ne peuvent interdire (sic !)
X (en l'occurrence, la copie privée), c'est censé vouloir
dire que X est autorisé dans le premier sens (même si
l'auteur dit vous ne pouvez pas copier, cela reste autorisé),
mais certains plaignants l'ont compris dans le second sens (si
l'auteur prétend empêcher la copie privée, on peut porter
plainte contre eux), et la Cour de cassation les a déboutés (c'est ce
qu'explique l'entrée
mentionnée ci-dessus) mais en faisant cependant semblant de
comprendre le droit dans le premier sens ! Bref, la confusion est
partout, envahissante et soigneusement entretenue.
L'idée, à la base, n'est pas absurde, ou au moins, ne le paraît
pas : le principe sous-jacent de philosophie du droit serait que seul
l'État, à travers la loi, peut restreindre la liberté des individus,
et que ce qu'il n'interdit pas est donc non seulement autorisé au sens
faible (on ne peut pas être condamné pour cela) mais même autorisé au
sens fort (aucun autre membre de la société ne peut prendre sur lui
d'interdire, ou, effectivement, d'empêcher, ce que l'État
autorise). L'ennui, c'est que (a) ce principe, pour séduisant qu'il
est, n'est pas expressément formulé quelque part, et le dégager du
droit positif est donc hautement douteux et sujet à quantités de
divergences d'interprétation, et (b) au mieux, cela ne peut
s'appliquer qu'à certaines valeurs bien particulières de X
(déjà, un sous-entendu notable est que X soit au moins
« matériellement possible » en un certain sens) et avec des réserves
diverses et mal dessinées ; mais le pire, c'est la confusion hantant
systématiquement l'utilisation des mots droit, autorisé,
licite, permis, etc.
De façon superficielle, on serait tenté de
reconnaître l'axiome
◊X⇒◻◊X (tout ce qui
est autorisé est obligatoirement autorisé) de la logique modale,
généralement appelé Axiome 5, qui a un pedigree tout à
fait honorable. Malheureusement, à y regarder de plus près, il ne
s'agit sans doute pas de la même modalité dans la partie droite de
l'implication (je parle du second modalisateur) que dans la partie
gauche, donc je verrais plutôt quelque chose comme
◊X⇒◻⧫X, où le symbole
‘⧫’ dénote une autorisation d'un type
différent, et ensuite on s'y perd.
Par ailleurs, les juristes semblent avoir développé tout un arsenal
de processus mentaux leur permettant d'éviter de se heurter aux
contradictions de leur système (donc, d'en tirer toutes les
conséquences au sens de la logique) mais aussi d'éclaircir les
ambiguïtés. Par exemple, imaginons que j'essaie d'appliquer, pour
aboutir à une absurdité, le principe fondamental dégagé ci-dessus, à
l'action X = entrer chez mon voisin : la conclusion
serait que soit il m'est interdit de rentrer chez mon voisin soit cela
m'est autorisé, non seulement en ce sens que je ne pourrais pas être
condamné pour ça mais en ce sens que si mon voisin essaie de m'en
empêcher c'est moi qui peux le traîner en justice : manifestement,
c'est absurde, et pour le logicien les choses s'arrêtent là —
mais pour le juriste on s'en sort en divisant en cas selon que le
voisin m'autorise ou non à entrer chez lui, et l'absurdité disparaît.
Le principe fondamental vaut donc, semble-t-il, de façon ramifiée
(pour la valeur initialement proposée de X il ne tient pas,
mais il tient si on divise X en X1 =
entrer chez mon voisin avec son accord, qui est autorisé au
sens fort, et X2 = entrer chez mon voisin
sans son accord, qui est interdit). Je peux simplement dire que
je suis incapable de dégager un sens général au principe, qui ne
vaudrait pas sans des milliers d'exceptions ou de notes en bas de
page.
Et sur un plan plus large, l'observation aporétique que je voudrais
en profiter pour faire est la suivante : le droit se trouve coincé
entre deux impératifs impossibles à concilier. L'un est celui de
s'appliquer aux situations humaines, et tout le mode de pensée des
humains, comme l'explique assez bien Marvin Minsky dans La
Société de l'esprit (The Society of
Mind) est bâti (outre sur les émotions) sur l'analogie et la
reconnaissance de motifs, des opérations simples effectuées par des
agents mentaux, et certainement pas sur la logique au sens
mathématique ; l'autre impératif est d'être raisonnablement rigoureux
et prédictif (pour éviter un état d'arbitraire), ce qui impose
justement un minimum de logique pour maintenir la cohérence du
système. La solution (inévitablement bâtarde) qui a été trouvée est
d'appliquer une logique empirique qui n'est pas la logique
mathématique, et qui est probablement incompréhensible par elle, mais
qui est tout aussi incompréhensible du fonctionnement normal et
quotidien de la pensée. C'est une conclusion assez déprimante, je
trouve (au moins en ce sens que, primo, je serai éternellement
incapable de comprendre le droit, même si je faisais des efforts
démesurés pour m'y faire, et que, conséquemment, je dois me considérer
comme soumis à un corpus parfaitement opaque et impénétrable de règles
incohérentes).
Apparemment la question suivante (on peut appeler ça des maths, je
suppose) est un problème ouvert (j'aime collectionner les problèmes
ouverts dont l'énoncé est aussi simple que possible, et celui-là sera
bien placé dans ma collection) : partez d'un mot (fini, quelconque)
sur l'alphabet de trois lettres a, b et c, par
exemple baacabbabc, et, aussi souvent que vous voulez,
remplacez deux lettres identiques consécutives (par exemple
aa), s'il y en a, par les deux autres dans l'ordre alphabétique
(donc aa→bc, bb→ac et
cc→ab) ; la question est : peut-on, en suivant ces
règles, revenir sur le mot de départ (peut-on faire une boucle, quoi,
sachant qu'on choisit comme on veut le mot initial et qu'on applique
les règles comme on veut) ? Il semble que non, on ne boucle jamais,
on se retrouve toujours coincé dans une situation où il n'y a plus
deux lettres consécutives identiques (exemple : baacabbabc
→ bbccabbabc → acccabbabc →
aabcabbabc → aabcaacabc → aabcbccabc
→ bcbcbccabc → bcbcbababc), mais allez le
prouver… (En termes d'informatique théorique, la question est
de savoir si la grammaire de réécritures {aa→bc,
bb→ac, cc→ab} est fortement
normalisante.)
Mise à jour (2005-11-22) : En fait, c'est
démontré. Mais on notera que c'est très récent !
Avec la règle bb→ca à la place de
bb→ac (le reste étant identique), j'arrive à le
prouver, mais c'est très différent. Je laisse ça en exercice
au lecteur intéressé (ce n'est pas complètement trivial, mais ce n'est
pas non plus excessivement difficile, et ça ne demande aucune
connaissance mathématique particulière, seulement une certaine
habitude du raisonnement mathématique et un certain pouvoir
d'abstraction).
Je fais un coq-à-l'âne, mais toujours dans le domaine de la
masturbation intellectuelle, pour évoquer le droit théorique
(le terme n'est pas terrible : je devrais plutôt dire
méta-droit parce que c'est au droit ce que la métaphysique est
à la physique, sauf que méta-droit ça pourrait évoquer le droit
du droit, ce qui serait autre chose). Comme la conservation de l'information, c'est
quelque chose qui plait souvent aux geeks : il s'agit, en gros, de se
demander comment le droit juridique répond à des situations qu'il
suppose impossible, ou qui sont totalement farfelues ou bizarres.
Voici quelques exemples de problèmes sur lesquels on pourra
plancher :
Est-il légal de survoler Paris à basse altitude si on vole de ses
propres ailes et pas dans un engin quelconque ?
Est-il légal de se promener nu si on n'a pas d'organes
sexuels ?
Est-il légal de courir sur une route de campagne à une vitesse
supérieure à la vitesse maximale autorisée pour les véhicules à
moteur ?
Si deux hommes (ou deux femmes, mais c'est moins rigolo) ont un
enfant sans l'aide d'une femme et sans assistance médicale, qui sont
les parents légaux de l'enfant ?
Si je trouve que les décimales de pi à partir de la
101729-ième représentent exactement le contenu de l'édition
1991 du petit Robert, le petit Robert
tombe-t-il ipso facto dans le Domaine Public ? et/ou est-il
interdit de publier des cartes postales contenant les (je ne sais
combien) décimales de pi à partir de la 101729-ième ?
Si un mort ressuscite, peut-il réclamer son héritage ? et
d'ailleurs, quel est son statut légal ?
Si je me téléporte à travers la porte d'entrée de quelqu'un qui
est fermée à clé, suis-je entré par effraction ?
Si un mouton écrit une lettre au Procureur de la République pour
porter plainte contre son berger, le Procureur doit-il donner
suite ?
Si je m'opère moi-même de l'appendicite sans être médecin,
risqué-je d'être condamné pour pratique illégale de la médecine ? Et
si je me retire moi-même un rein, que je le donne à quelqu'un, et
qu'il se le greffe lui-même, dans des circonstances où ce serait
normalement interdit de faire un don d'organe (en gros, il n'est pas
de ma famille), pouvons-nous être condamnés ?
Si on a une mémoire absolument parfaite (comme celle décrite par
Borges dans sa nouvelle Funes el
memorioso), est-on soumis à la loi Informatique et
Libertés ? A-t-on le droit d'ouvrir les yeux dans un endroit
où il est interdit de photographier ?
Quelqu'un qui naîtrait avec une tache qui reproduirait exactement
les formes d'une œuvre soumise à droit d'auteur a-t-il le droit
d'être pris en photo ? De diffuser des photos de lui-même ?
Si je trouve une contradiction dans la Constitution, ai-je le
droit de tout faire ? [Cet exemple, en fait, est historiquement
célèbre, parce que Kurt Gödel (le logicien), quand il avait passé un
examen pour obtenir la nationalité américaine, avait étudié la
Constitution américaine et prétendait avait trouvé comment exploiter
des failles logiques dedans pour transformer les États-Unis en
dictature de façon tout à fait légale. Albert Einstein avait dû le
persuader de ne pas en souffler mot lors de l'entrevue… Plus de
détails sur cette
anecdote ici
et là.]
Si le parlement vote une loi selon laquelle 2+2=5, le Conseil
constitutionnel peut-il, ou doit-il, la déclarer non conforme à la
Constitution ? Et s'il ne le fait pas (ou qu'il n'est pas saisi),
comment cette loi doit-elle être appliquée ? [Autre exemple célèbre,
parce que la chambre des représentants de l'état de l'Indiana avait
voté, en 1897, une loi qui fixait la valeur de π à quelque chose
(du genre 3.2) demandé par un crackpot quelconque ; heureusement,
cette loi avait été rejetée par le sénat.]
C'est une sorte de test de geekitude, en fait : si ces questions
vous amusent ou vous intriguent, vous avez probablement une mentalité
au moins un peu geek. Si vous vous dites simplement je ne
comprends pas, ce n'est pas possible, alors non.
(Et encore, je n'ai pas parlé du droit international théorique, qui
est encore plus rigolo.)
Il n'y a pas si longtemps, lorsque la liberté d'expression était
menacée, c'était par le pouvoir politique. Ce risque n'a certainement
pas disparu, et il y a des pays où il
vaut mieux ne pas tenir un blog (par exemple), mais dans nos
contrées la menace n'apparaît pas trop aiguë. Il me semble que le
principal danger pour la liberté d'expression — et pour beaucoup
d'autres libertés individuelles — de nos jours, dans les pays
« industrialisés », c'est le déluge de procès qui peut s'abattre sur
n'importe qui pour les raisons les plus futiles.
Une des raisons futiles en question, c'est ce qui touche à la
propriété intellectuelle. Il
paraît que je n'ai pas le droit de dire, par exemple, que
Dumbledore meurt à la fin du volume de H***y P***er qui sort
après-demain. Je n'ai pas signé un quelconque accord de non
divulgation avec l'éditeur de ce roman (comme les libraires revendeurs
qui s'engagent à ne pas le vendre avant la date fatidique) mais si
j'en crois la page (certainement tendancieuse, mais je n'ai pas mieux)
formulée par Raincoast, si suite à la rupture de contrat d'un des
libraires j'en avais quand même reçu un exemplaire, je n'aurais pas le
droit d'en parler. Et si je recevais dans ma boîte aux lettres la
formule secrète du Coca-Cola (celle qui n'est même pas brevetée parce
que c'est un secret tellement important qu'ils ne veulent pas le
confier à un brevet — qui tomberait dans le domaine public),
est-ce que j'aurais le droit de révéler publiquement ce secret
industriel ? (On va supposer que je n'ai aucun intérêt dans
l'affaire.) Je ne me suis jamais engagé vis-à-vis de Coca-Cola à ne
pas le communiquer ; pourtant, le procès me pendrait au nez. Bon, ça
peut paraître anecdotique (est-ce vraiment de la liberté d'expression
que de publier la recette secrète du Coca-Cola ? il me semble que oui,
mais je conçois qu'on puisse contester), mais il y a des cas plus
sérieux, comme Apple qui fait des procès à ceux qui fuient des
informations sur la sortie de leurs produits. La propriété
intellectuelle, c'est une belle machine à faire taire (envoyez une
lettre à un fournisseur d'accès en parlant de violation de copyright,
ça vous ferme n'importe quel site en un temps record).
Un autre gadget qui ne sert plus à défendre qui que ce soit mais
simplement à faire taire, c'est ce qui est censé protéger contre la
diffamation ou l'injure. Un
cas nous est présenté dans ce sens par le Journal d'un
avocat où, certes, le prévenu s'en tire plutôt bien et la
décision de la cour, bien que fondamentalement mauvaise à mon avis,
est modérée. Ceci étant, ce qui gêne, ce n'est pas tant l'issue des
procès, c'est leur existence, parce qu'à moins d'être riche ou sûr de
gagner, un particulier normal ne peut pas supporter les frais d'une
procédure judiciaire quelconque, qui sont astronomiques (c'est bien le
problème : celui qui bluffe et menace de procès a
automatiquement gagné). Je retiens en tout cas que je ne
dois pas dire ce que je pense, par exemple, de mon opérateur de
téléphonie mobile, sans quoi je pourrais être assigné en justice
(d'ailleurs, je me demande si cette phrase-là, où on devine que je
n'en pense pas du bien et où on peut sans trop de mal retrouver quel
est l'opérateur, n'est pas elle-même constitutive de diffamation
— on ne sait jamais). Les accusations (complètement pipo) de
diffamation ont également été l'arme préférée d'un certain homme
politique — que je ne nommerai pas — pour faire taire la
presse à son sujet (avec peu de succès, il est vrai).
Bon, il y a d'autres motifs possibles pour le procès (dans le genre
lois hallucinantes de connerie — tiens, on a le droit de
diffamer une loi ? — la France en a qui interdisent de faire
l'éloge de la consommation de stupéfiants, ou de tout un tas d'autres
choses complètement ad hoc, genre nier l'existence d'un
génocide (‽‽‽) ; ah, et puis le devoir de réserve
du fonctionnaire, aussi…). Mais je pense que ce qui touche à
la propriété intellectuelle ou à la diffamation sont probablement les
deux principales armes des sycophantes et autres faiseurs de
procès.
Le problème, c'est que ce n'est pas du tout pareil de se lever pour
défendre la liberté d'expression contre une censure d'État que de
checher à la défendre contre un ennemi multiplex et insaisissable, qui
frappe aléatoirement et sans logique. Dans un cas vous pouvez être le
héros d'une cause qui motive les foules, dans l'autre vous êtes
simplement un petit con qui craint les procès.
Il faut donc, apparemment, parler de sujets consensuels. Donc :
j'ai un peu continué mon texte sur les
faisceaux (et j'y ai rajouté, notamment, de nouveaux exemples)
— on ne sait pas encore quand il sera abandonné.