David Madore's WebLog: Sur le dangereux mythe du « génie »

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(dimanche)

Sur le dangereux mythe du « génie »

Quand l'an dernier j'ai écrit un billet sur l'intelligence artificielle je me suis dit que je devrais en faire un aussi sur l'intelligence naturelle — pour expliquer, en gros, que je trouve que, sans nier que des gens différents réfléchissent de façon différente, l'intelligence est un terme tellement vague et fourre-tout qu'il ne veut plus rien dire du tout, et qu'en gros à chaque fois que quelqu'un essaie de s'en servir c'est une tentative d'escroquerie. Je n'exclus pas de faire ce billet un jour ultérieur, mais je voudrais commencer par un sujet proche quoique légèrement différent : le mythe du génie. Je ne veux pas parler ici des djinns des Mille et Une Nuits, mais des gens supposés avoir des capacités exceptionnelles dans un domaine intellectuel, artistique, militaire, politique, commercial, ou quelque chose de ce genre.

Le mythe du génie existe sous différentes variantes. Il y a par exemple le mythe du petit génie, c'est-à-dire du génie précoce : je me sens particulièrement enclin à démystifier celui-là parce qu'on a plus ou moins essayé de me faire passer comme tel quand j'étais ado, ce qui a certainement nui à mon développement émotionnel et à mes chances de construire des relations humaines saines[#] (heureusement j'avais des amis solides qui n'étaient pas victimes de ce mirage) ; donc maintenant, à chaque fois que j'entends parler d'un « petit génie » je pense surtout qu'on est en train de casser les chances d'un gosse d'avoir une enfance normale en le traitant comme une bête de foire[#2].

[#] Je veux dire que non seulement cette illusion du petit génie tendait à me mettre à l'écart des autres comme « le mec bizarre », mais ça m'encourageait à me justifier à moi-même ma mise à l'écart parce que je vaudrais mieux qu'eux, — et donc à faire de moi un petit con prétentieux. Les choses sont évidemment plus complexes et plus nuancées que cette présentation simpliste (je n'ai certainement pas été ostracisé pendant ma scolarité, même si j'ai largement été considéré comme bizarre ; et si on est en droit de penser que je suis resté un petit con prétentieux j'espère avoir changé au cours des 30 dernières années), mais il me semble que laisser des enfants croire qu'ils sont des petits génies, ou laisser leurs pairs le croire d'eux, ne peut que nuire à leur épanouissement.

[#2] Il y aurait aussi tout plein d'autres choses à dire sur le concept de haut potentiel intellectuel, qui semble plus en vogue parce que petit génie ne fait pas très scientifique, et parce que c'est superficiellement plus modeste (et plus difficilement falsifiable puisque c'est juste du potentiel). À mes yeux, c'est un concept tout aussi nuisible, mais sans doute plus une escroquerie orientée vers les parents tout prêts à croire que Chérubin a un grand potentiel c'est-à-dire qu'il est très spécial. Comme je ne suis pas parent, et que ce terme ne semblait pas trop utilisé quand j'étais gosse, je ne m'étends pas là-dessus.

Mais il y a aussi le mythe du grand génie, c'est-à-dire quelqu'un qui fait quelque chose d'inaccessible à tout autre, qui a des éclairs de fulgurance (coups de génie) pouvant aller jusqu'à transformer l'Humanité (ou tout un domaine scientifique, artistique, etc.) : celui qui laisse vraiment une marque dans l'Histoire.

Quand je dis que c'est un mythe, ce n'est évidemment pas une affirmation scientifique précise : la notion étant mal définie pour commencer, il est difficile de prendre une position qu'on puisse assujettir à un test statistique : les génies existent-ils ?. Mais disons que je ne vois rien sous cette notion qui ne puisse s'expliquer par une combinaison de motivation et d'efforts ordinaires, de chance, et surtout d'un énorme effet de sélection et mirage de la célébrité dans la manière dont nous aimons repenser le passé pour en faire de jolies histoires — ainsi que d'un effet « boule de neige » dont je dois reparler.

L'Histoire avec une grande ‘H’ est une aventure collective : mais une aventure collective, c'est difficile à raconter, donc quand notre culture la digère pour en recracher un narratif, elle tend volontiers à chercher des héros (et des anti-héros) autour desquels centrer le récit. Dans certains domaines ces figures qui servent à cristalliser l'Histoire peuvent être celles qui ont beaucoup de pouvoir, beaucoup de courage, ou que sais-je encore : quand il s'agit d'écrire l'histoire des sciences ou des arts, ce sont les « génies ». C'est tellement plus commode de raconter les choses en les coalesçant autour d'une poignée de noms emblématiques (auxquels on peut dédier ensuite une rue ou ériger une statue[#3]) que de regarder la réalité forcément brouillonne et irrégulière du progrès, que nous succombons à ce mythe avec enthousiasme.

[#3] Quelque part il faut aussi que j'écrive un billet pour protester contre cette manie de nommer les choses d'après des gens et de leur ériger des statues. Au mieux c'est planter des arbres pour cacher la forêt. Au pire, on découvre que ces gens qu'on a érigés en icônes ont des côtés moralement pas très reluisants (et nous en avons certainement tous, quoique certains plus que d'autres évidemment) : et tout d'un coup on est embarrassé d'avoir cette rue ou cette statue qui font tache.

Pour être clair, je ne cherche pas à nier que, disons, Léonard de Vinci (pour prendre un exemple un exemple archétypal du « génie ») était un très grand peintre et un très grand ingénieur. Mais il est à l'image de sa Joconde qui focalise les regards de millions de touristes venus au Louvre pour voir ce tableau et nul autre : une sorte de délire collectif qui voudrait nous faire oublier la forêt pour ne voir que cet arbre.

J'ai souvent défendu, ici et ailleurs (par exemple dans ce vieux billet — que je devrais peut-être réécrire —, ou en passant dans celui-ci), la thèse selon laquelle c'est un mythe que le succès (sous toutes ses formes : popularité, reconnaissance, réussite en affaires, etc.) serait mérité plutôt qu'être essentiellement dû au hasard. Un mythe qui, à mes yeux, découle de notre volonté de croire à l'inévitabilité et une forme de morale dans l'Histoire (sophisme du monde juste). S'agissant spécifiquement de la Joconde, on sait très bien que sa popularité est le fruit de divers accidents largement indépendants de sa qualité : un texte écrit en 1869 par Walter Pater, et son vol en 1911 (voir par exemple cette vidéo et cet article de Britannica pour l'histoire de la célébrité de cette œuvre précise). On peut assurément penser que la Joconde est un très beau tableau, mais il n'est pas tenable une seule seconde de prétendre qu'il est tellement exceptionnel qu'il éclipse à lui seul quasiment tout le reste du contenu du Louvre : les gens veulent le voir parce qu'il est célèbre, et il est célèbre parce que tant de gens le voient et en parlent et réutilisent son image — c'est un effet « boule de neige ».

Les réseaux sociaux modernes favorisent grandement cet effet « boule de neige » de la célébrité et du succès en général : une histoire devient « virale », comme on dit, en petite partie à cause de son intérêt intrinsèque, mais énormément à cause du fait que plus elle est reproduite plus elle a de chances d'être reproduite de nouveau. Il en va de même de toutes les métriques de ce genre : le nombre d'abonnés d'un compte YouTube, par exemple. Et on sait très bien que ce n'est pas reproductible (donc pas intrinsèque) parce qu'on a quantité d'exemples de situations où plusieurs personnes ont tweeté exactement la même chose, mais l'une des copies a eu un succès planétaire et pas l'autre : il n'y a pas plus de logique à ça qu'au fait que de deux boules de neige, l'une peut déclencher une avalanche et l'autre pas. La qualité peut aider à rencontrer la popularité, il y a sans doute une corrélation, mais elle n'est ni vraiment nécessaire, ni certainement suffisante. (Il y a d'ailleurs des gens qui dont la raison d'être célèbre est justement d'être célèbres, du genre Kim Kardashian.)

Mais ce n'est pas tellement ce caractère aléatoire du succès qui m'intéresse ici. C'est déjà un peu plus le mythe du mérite, que nous construisons autour parce que nous n'aimons pas croire au hasard, parce que nous avons le cerveau tellement câblé à chercher des causes et des corrélations que nos ancêtres ont inventé des dieux qui régissent l'Univers en cherchant des motifs dans la météo ou d'autres phénomènes naturels.

Le mythe du mérite n'est nulle part aussi frappant que dans le fantasme autour du supposé génie des milliardaires en affaires, et notamment des milliardaires de la tech.

Il y a plein de gens qui sont persuadés que puisque Bill Gates, Steve Jobs, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg et maintenant souvent Elon Musk, sont aussi riches, c'est forcément que ce sont des génies visionnaires. C'est fascinant à quel point ce mythe est fort : on ne devient pas l'homme le plus riche du monde par chance m'a-t-on dit régulièrement. Ben si, évidemment que c'est possible : même si tout le monde passait sa vie à jouer au casino, il faudrait bien qu'il y ait une personne la plus riche du monde, et ça ne signifierait pas qu'elle ait la moindre capacité à prédire le mouvement de la boule de la roulette.

Le mirage des milliardaires s'explique parfaitement par l'effet de sélection : des tas de gens ont parié leur argent sur des tas de projets d'entreprises qui avaient une certaine chance de réussir et une certaine chance de se planter, et c'était essentiellement imprévisible parce que le succès est imprévisible et essentiellement aléatoire : l'essentiel de ces gens ont juste perdu leur argent, et on ne s'intéresse qu'à ceux qui ont réussi, donc par définition ils ont réussi, et il n'y a rien à expliquer à part qu'on s'intéresse à eux parce qu'ils ont réussi. Si on veut expliquer le pourquoi eux, on peut dire qu'ils étaient en général riches pour commencer (pas forcément multi-milliardaires, mais au moins passablement riches), ce qui leur a permis d'emprunter assez pour investir beaucoup, voire investir de façon répétée dans des projets risqués sans risquer de se retrouver sur la paille alors que des gens moins riches avaient une seule chance dans la vie. (Encore une fois, évidemment, il y a plein de gens riches qui ont investi beaucoup et se sont plantés — et pas retrouvés sur la paille mais juste un peu moins riches qu'ils ne l'étaient — mais on n'en parle pas trop, parce qu'on ne fait pas une étude statistique sérieuse.)

Évidemment, une fois qu'ils sont ultra-riches, la boule de neige est amorcée : il est quasiment impossible qu'ils perdent tout ce qu'ils avaient (ou alors il faut vraiment un cas de fraude massive comme c'est arrivé pour Sam Bankman-Fried). Ils peuvent accumuler les erreurs et ce n'est pas grave pour eux financièrement : ils vont ruiner la vie et/ou les finances d'autres gens (leurs employés, les investisseurs assez bêtes pour succomber à ce mirage du génie des affaires, ou les malheureux assez ignorants pour confier leur argent à de tels investisseurs), mais eux-mêmes ne vont jamais se retrouver sur la paille (au pire ils passeront de multi-milliardaires à multi-centaine-de-millionnaires[#4]). Et même leur réputation n'en souffrira pas tant que ça, puisqu'on continue à mesurer leur génie à l'aune de leur succès dans le monde capitaliste.

[#4] Ou même s'ils passent à des centaines de millions de dettes, en fait : je ne sais plus qui faisait remarquer que quelqu'un qui a des centaines de millions de dettes (net) est considérablement plus riche que quelqu'un qui n'a rien, parce que le fait d'avoir des centaines de millions de dettes signifie qu'on a le crédit social qui permet d'emprunter des centaines de millions, et on pourra de toute façon transformer ce crédit social en quelque chose.

Mark Zuckerberg a ainsi investi des tonnes d'argent dans le Métavers qu'il imaginait comme le futur du réseau social au point de renommer sa compagnie : mais surtout, son aura a persuadé d'autres gens d'investir dedans. Or ça a été un échec complet — qui a surtout ruiné la vie des employés happés dans la lubie de leur patron et ensuite remerciés pour avoir suivi ses ordres. Et malgré ça, on continue à le considérer comme un génie des affaires. Et de fait, il serait tout aussi injuste de lui reprocher l'échec du Métavers que de lui attribuer la réussite de Facebook : dans les faits, il y avait plein de réseaux sociaux analogues (Friendster, Orkut, SixDegrees, etc.), c'est juste un hasard si Facebook est arrivé au bon moment pour réussir alors que les autres ont échoué parce qu'ils étaient trop tôt (pas encore assez de demande) ou trop tard (Facebook avait tout occupé), et d'ailleurs le résultat n'a pas forcément été le même d'un endroit à un autre (on s'en rend compte en regardant le succès des sites de rencontres qui sont complètement différents dans tel ou tel pays) : le succès est juste imprévisible, celui de Facebook comme l'échec du Métavers n'est le résultat ni du génie ni de la stupidité de Zuckerberg mais juste de la chance qu'il a eue à la roue de la fortune. Mais maintenant, Zuckerberg est lui-même persuadé d'être un grand génie des affaires et/ou de la tech, et comme il est entouré de flagorneurs qui veulent récupérer quelques gouttes de son argent, il ne risque pas d'être détrompé[#5].

[#5] Il y a une sorte de principe de Peter en jeu ici : le monde des affaires tend quand même à sélectionner un peu les gens pas trop incompétents (disons, plus incompétents que leur chance ne le permet), jusqu'au moment où ils deviennent vraiment too big to fail, et à ce moment-là, imbus de la certitude de leur réussite passée et entourés d'adulateurs, ils vivent dans un monde parallèle d'où ils ne sortiront pas même en laissant leur incompétence tourner en roue libre. Il y aurait tout un tas de choses à écrire sur Donald Trump, d'ailleurs, mais je préfère ne pas me lancer là-dedans.

La même chose vaut pour Elon Musk, mais c'est encore plus caricatural en ce qui le concerne qu'en ce qui concerne Zuckerberg : il a beau accumuler les erreurs tellement ridicules qu'elles sont hilarantes[#6], il y aura toujours des gens pour défendre son supposé génie, expliquer qu'il est comme un joueur d'échecs en 24 dimensions extraordinairement sophistiqué qui a tellement de coups d'avance que s'il donne l'impression d'avoir fait une connerie c'est juste qu'il a prévu la suite qui n'est pas encore visible à nous autres mortels. À ce niveau de fanatisme ça devient juste irréfutable : moi aussi je peux toujours prétendre que tout ce que je fais fait partie d'un Plan Ineffable dont le génie sera révélé dans 1729 ans, c'est juste de la religion, et Musk est ainsi entouré par une quasi religion. En vérité, c'est un pauvre type impulsif et autoritaire qui a la maturité d'un pré-ado[#7], qui nourrit des lubies complètement bizarres, et qui se croit drôle et super génial alors qu'il n'est ni l'un ni l'autre. La combinaison entre une fortune initiale, la chance d'avoir été au bon endroit au bon moment et d'avoir fait les bons investissements plus ou moins par hasard (Tesla ?), et, oui, quand même, un certain degré de sens des affaires, une capacité à convaincre les gens du bien-fondé de ses lubies même quand elles sont idiotes (Hyperloop ?), mais bien sûr aussi un énorme effet boule de neige (il a eu raison par le passé, il doit avoir raison à l'avenir), tout ça en a fait l'homme le plus riche du monde (ou en tout cas dans le top N avec N petit). Est-ce un génie ? Non[#8]. Mais maintenant qu'il est si riche, c'est devenu une sorte de religion de croire qu'il l'est.

[#6] Une petite liste de celles qu'il a faites juste concernant Twitter est par exemple rassemblée dans cette vidéo plutôt drôle. À un certain niveau, on peut aussi regarder le film Glass Onion, qui est une attaque à peine voilée des lubies de Musk et des prétendus génies visionnaires comme lui.

[#7] En écrivant ça, je me sens obligé d'ajouter la précision que ce n'est pas forcément de sa faute (si tant est que la notion de « faute » ait même un sens s'agissant du développement émotionnel d'une personne) : si l'illusion qu'il était génial est apparue assez tôt dans sa construction personnelle (dont je ne sais rien), ça a pu lui bousiller complètement l'esprit et en faire un petit con prétentieux.

[#8] Est-il, pour le coup, un anti-génie ? Non plus : certaines de ses erreurs sont graves, mais probablement dues plus à la croyance erronée de son propre génie qu'à une stupidité hors du commun.

Bon, mais assez parlé de ces détestables personnes. Et en sciences, me demanderez-vous ? Certainement le génie doit exister en science : après tout, on ne peut pas invoquer l'effet boule de neige pour les découvertes scientifiques ! Musk a pu gagner son deuxième milliard parce qu'il avait la possibilité de miser le premier, me dit l'avocat du diable, mais Einstein, lui, n'a pas pu miser sa découverte de l'effet photoélectrique pour découvrir la relativité restreinte : s'il a fait les deux, c'est bien le signe que c'est un génie.

Alors d'abord je ne suis pas sûr qu'il n'y ait pas d'effet boule de neige pour les découvertes scientifiques ou techniques : si on en a fait une, les gens vont écouter plus sérieusement ce que vous dites, vont vous accorder plus de crédit intellectuel ou financier, par exemple discuter avec vous (ce qui peut vous aider à affiner vos idées) ou vous permettre de mener des expériences que vous n'auriez pas les moyens de réaliser autrement, ou bien vous allez avoir plus facilement des doctorants motivés pour explorer les pistes que vous voudriez explorer (ou, dans des cas beaucoup moins reluisants, à qui vous puissiez voler des idées en les présentant comme les autres), et ainsi de suite : ainsi, même en sciences, à niveau de compétences égales, le succès a tendance à entraîner plus de succès.

Même en l'absence de l'effet boule de neige, il reste le simple hasard : beaucoup de découvertes en science sont simplement l'effet de la sérendipité. Même quand il ne s'agit pas d'une découverte purement fortuite, il y a énormément d'idées qui étaient « dans l'air du temps », qui allaient être faites à un moment ou un autre, et le fait que telle ou telle personne l'ait formulée en premier ne peut être considéré que comme un hasard : témoin de ce fait le nombre de choses qui ont été découvertes indépendamment par plusieurs personnes (donc dans un laps de temps si court que la découverte par l'une n'avait pas réussi à atteindre l'autre) : cela veut dire, évidemment, que plein de résultats ont été redécouverts par plein de gens à qui on a dit c'est bien, mais en fait c'est déjà connu (moi-même je ne compte pas le nombre de résultats mathématiques anciens que j'ai redécouverts sans savoir qu'ils étaient déjà bien connus, et évidemment je suis très loin d'être le seul).

Je ne prétends pas ici nier que certains voient plus loin, ou surtout plus clairement, que d'autres. Ça peut être parce qu'ils sont assis sur les épaules de géants, c'est-à-dire qu'ils se sont mieux que d'autres familiarisés avec les travaux du passé, ou simplement parce qu'ils sont plus travailleurs ou qu'ils ont un environnement de travail meilleur, ou pour quantité d'autres raisons ; mais, oui, leurs dispositions intellectuelles propres, qu'il s'agisse de motivation ou de capacité à concevoir les choses, comptent certainement pour beaucoup. Mon propos n'est pas de retirer le crédit de tous les grands découvreurs et inventeurs du passé : ne serait-ce que par ma fréquentation d'autres mathématiciens, je vois bien qu'il y en a qui sont plus à même de résoudre des problèmes durs, par exemple, ou de trouver le bon formalisme, ou de mettre en place un « programme » de grande portée (notons que ces qualités ne sont pas forcément les mêmes, ni même tant corrélées que ça), comme d'ailleurs il y en a d'autres qui sont extrêmement aptes à expliquer leurs idées (à leurs collègues ou à leurs étudiants). Ce que je nie principalement, c'est qu'il y a une qualité quintessentielle, le « génie », qui à la fois englobe tout et transcende tout, et place certains individus complètement à part du commun des mortels.

Considérons justement le cas d'Einstein, parce que c'est certainement un des exemples qui viennent en tête quand on pense au génie scientifique. On peut disputer la priorité exacte des diverses idées de la théorie de la relativité restreinte entre Lorentz, Poincaré et Einstein, et n'oublions d'ailleurs pas Mileva Marić (la première femme d'Einstein), mais le fait même que la question se pose (et que l'article de Wikipédia que je viens de lier existe) montre que plusieurs personnes auraient pu la découvrir — et que même si aucune ne l'avait fait, l'idée était « dans l'air du temps », quelqu'un aurait fini par la formuler, ça aurait pu prendre plus de temps, ou perdre en clarté, mais à un moment ou un autre, les choses seraient sorties[#9], il n'y avait pas besoin d'un « génie » hors du commun. Il est évidemment hasardeux de réécrire l'histoire scientifique, mais aucun des articles de l'annus mirabilis d'Einstein (1905) ne me semble soutenir le mythe du génie complètement hors de son temps : ça ne diminue pas le mérite d'Einstein d'avoir su les formuler correctement et clairement, mais le génie, si génie il y a, est dans la cogitation collective[#10] des esprits scientifiques au début du 20e siècle, pas dans le cerveau particulier d'Einstein qui n'a été que le premier à concrétiser ces idées. La relativité générale, de même, serait certainement née de la combinaison du concept d'espace-temps (d'ailleurs lui-même proposé par Minkowski et pas Einstein) et de l'idée d'expliquer la gravitation par une forme de courbure (comme Riemann avait tenté de le faire en son temps) : Einstein a été le premier au poteau (peut-être avec Hilbert), mais ces idées seraient certainement sorties dans un temps non démesuré.

[#9] On peut de même défendre l'idée, pour prendre un autre exemple souvent mis en avant de génie scientifique, que si Newton n'avait pas découvert la loi en inverse carré pour la gravitation (par exemple dans un monde parallèle où il aurait été été archevêque de Cantorbury ?), Hooke ou Huyghens l'auraient découverte à sa place.

[#10] Peut-être qu'il serait intéressant de développer plus cette idée que le génie existe mais c'est un phénomène collectif et non individuel. Je pourrais renvoyer à cette citation que j'aime bien du film Les Invasions barbares (je cite un passage un peu plus long ici) : Contrairement à ce que les gens croient, l'intelligence n'est pas une qualité individuelle. C'est un phénomène collectif, national, intermittent.

Mais bien sûr il y aussi la notion de construction du mythe : l'histoire des idées est complexe et bordélique[#11], nous aimons bien la simplifier en des récits simples qui nous font rêver. L'idée d'Einstein comme génie solitaire est plus parlante que celle d'un bouillonnement collectif d'idées au début du 20e siècle, donc même s'il mérite indéniablement un grand crédit, la tentation est surtout de lui en donner encore plus. C'est plus facile à raconter aux enfants : la gravitation universelle c'est Newton, la relativité c'est Einstein, et ainsi de suite.

[#11] Comme toute forme d'histoire, mais peut-être encore plus que celle des faits, parce qu'une idée est par essence insaisissable, elle prend des myriades de formes et il est beaucoup plus difficile de donner un sens absolu à qui est le premier à avoir eu l'idée d'ordinateur ? (disons) qu'à qui est le premier à avoir marché sur la Lune ? : dans un cas il faut définir ce qu'est un ordinateur et l'idée d'un ordinateur, concepts insaisissables, alors que définir ce qu'est la Lune et marcher sur la Lune, c'est facile.

Un exemple frappant et intéressant de cette construction du mythe est celui de Tesla (je veux dire, l'inventeur Nikola Tesla, pas la compagnie de voitures électriques fondée par le non-génial Elon Musk[#12]) : il y a dans la culture populaire sur Internet de nos jours[#13] toute une mythologie un peu bizarre autour de Nikola Tesla, volontiers décrit comme un grand génie visionnaire (voire le « gentil » dans une sorte de duel de génies contre le « méchant » Edison). Je renvoie à cette vidéo de l'excellente chaîne d'histoire de la physique Kathy Loves Physics & History pour une description historiquement plus exacte de Tesla, mais c'est peu de le dire que la mythologie construite autour du personnage est largement mythologique.

[#12] Même si, eu égard à ce que je dis ici, c'est sans doute assez pertinent que le milliardaire dont le génie tient essentiellement du mythe qui s'est construit autour de lui ait choisi de nommer sa compagnie emblématique d'un personnage dont l'image dans la culture est aussi largement mythologique.

[#13] Et pas que sur Internet, bien sûr : Tesla a récemment fait l'objet d'un biopic (que je n'ai pas vu donc je ne peux pas vraiment dire s'il participe du mythe que j'évoque), il apparaît dans le film de Nolan Le Prestige, etc. Mais je crois que Tesla est plus un « héros geek » qu'un personnage mainstream.

Et puis, pour prendre un autre exemple, il y a le cas du mathématicien Ramanujan, lequel était certainement un remarquable autodidacte, et avait une façon profondément originale[#14] de penser et une capacité à calculer complètement impressionnante, mais autour duquel on a construit toute une mythologie (et son mentor Hardy y a sans doute participé avant de se remettre quelque peu en cause), selon laquelle Ramanujan aurait eu des capacités absolument uniques et presque surnaturelles, voire était le plus grand mathématicien de tous les temps — non, tout ça est tout simplement faux.

[#14] Or ce dont la science a besoin, ce ne sont pas des « génies », c'est une diversité d'approches et de façons de penser.

Je n'ai pas la patience de traiter tout un catalogue d'exemples, de Mozart à Hawking en passant par Spinoza et Napoléon, pour expliquer pourquoi chacun de ces supposés génies n'était pas un génie — et aussi pourquoi ça ne retire rien à leur mérite, au contraire, cela peut en ajouter s'ils ont travaillé pour réussir au lieu de dépendre d'un don du ciel. Mais j'encourage à reréfléchir à toutes ces personnes qu'on nous a présentées comme des génies et à porter sur leur hagiographie un regard plus critique, et à se demander ce qui s'explique par la chance, ce qui s'explique par le travail acharné, ce qui s'explique par un auto-entraînement du succès, ce qui s'explique par la construction a posteriori d'un mythe, et voir s'il reste de la place pour la notion fugace de « génie ».

Je devrais sans doute conclure ce billet en discutant les manières dont je pense que le mythe du génie est dangereux en plus d'être faux : notamment par la manière dont il nous incite à aduler les supposés génies comme des gourous, à oublier leurs erreurs, et à prendre leurs propos comme des sortes de vérités révélées, plutôt que de penser par nous-mêmes. Ou symétriquement par la manière dont ce mythe nous pousse à la paresse intellectuelle — ou à baisser les bras devant de grandes choses — parce que nous ne sommes pas des génies : l'idée que la réussite des génies est due à leur génie peut faire simplement oublier combien elle est due à des efforts que finalement chacun aurait pu fournir[#15]. Ou encore parce que ce mythe participe à nous faire voir comme des compétitions des activités (telles que la science) qui devraient être des coopérations, effaçant ainsi la contribution du groupe (sous la forme de l'environnement scientifique par exemple) au profit du mythe du génie individuel et solitaire, ce qui nuit à l'ensemble. Ou enfin tout simplement pour la construction émotionnelle des « génies » eux-mêmes. Mais je crois que j'ai suffisamment ranté sur le sujet, donc si on me pardonne les prétéritions de ce paragraphe je vais m'en tenir là et laisser le développement de la fin en exercice à mes géniaux lecteurs.

[#15] Il y a une citation qui, quoique séduisante, me semble particulièrement nuisible : Everyone can be taught to sculpt: Michelangelo would have had to be taught not to. (Il est très difficile de retrouver la source fiable d'une citation sur Internet, mais apparemment c'est un des épigrammes de programmation d'Alan Perlis, qui ajoute : So it is with great programmers.) Ducon, Michel-Ange il a appris à sculpté et c'est faire insulte à tous les efforts qu'il y a mis que de mettre ça sur le compte d'une sorte de don de Dieu. (Il y a une planche de Boulet que je voudrais retrouver pour la lier ici, où il enrage contre les gens qui lui disent quelque chose comme oh pour vous les artistes c'est si facile de dessiner alors qu'il en a bavé pour apprendre le dessin. ❧ Ajout : c'est celle-ci, merci aux personnes qui me l'ont retrouvée.)

Toujours est-il que s'il m'est difficile d'affirmer de façon catégorique que le génie n'existe tout simplement pas (en tout cas je ne peux pas prétendre avoir démontré quelque chose d'aussi absolu), j'encourage au minimum à traiter avec une bonne dose de scepticisme la manière dont peut être présenté tel ou tel personnage, présent ou passé, comme hors du commun : quand on centre un récit autour d'une personne, il est trop facile de succomber à la tentation de construire un mythe autour en accentuant sa singularité, en cherchant à voir des signes du destin derrière les coups aveugles du hasard, ou en oubliant les avantages que cette personne a reçues soit de son environnement (entourage, patrimoine culturel ou économique reçu à la naissance, etc.) soit de l'anatocisme de ses réussites passées. Quand on s'efforce de faire abstraction de toutes ces choses, on s'aperçoit souvent que l'empereur est, sinon nu, du moins en slip.

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