David Madore's WebLog: Pourquoi trois personnes dans les conjugaisons et pas plus ?

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(dimanche)

Pourquoi trois personnes dans les conjugaisons et pas plus ?

Je précise d'emblée que ce billet n'est pas à prendre très au sérieux. C'est juste une idée qui me revient en repensant à ce que j'ai écrit récemment sur les conjugaisons.

En français et dans un certain nombre d'autres langues qui conjuguent les verbes, l'un des traits grammaticaux qui déterminent l'inflexion du verbe est la personne du sujet, et elle distingue trois possibilités, à savoir si la personne qui accomplit est :

  1. la personne (ou plus rarement, chose) qui s'exprime, ou un groupe qui la contient,
  2. la personne (ou plus rarement, chose) à qui on s'adresse, ou un groupe qui la contient, ou enfin
  3. n'importe quelle autre personne ou chose ou groupe de telles.

Ces cas de figures s'appellent respectivement la première personne, la deuxième personne et la troisième personne (la numérotation, bien sûr, est une pure convention et il y a des langues où on fait plutôt l'ordre inverse, mais ça ce n'est pas une caractéristique intrinsèque de la langue, juste un choix des grammairiens qui l'étudient ; par contre le fait qu'il y ait ces trois cas est assez nettement une caractéristique de la langue).

La grande majorité des langues indo-européennes qui font varier le verbe selon le sujet utilisent cette typologie en trois personnes (j'écris la grande majorité parce que je ne veux pas me mouiller trop et si j'écrivais toutes il y aurait certainement quelqu'un qui viendrait m'expliquer que dans le dialecte bordurien du vieux syldave il n'y a que deux personnes au singulier et quatre au pluriel, mais disons que je ne connais pas de contre-exemple[#], même s'il y a des exemples de langues indo-européennes qui ne font pas du tout varier le verbe selon la personne, ou seulement selon le genre et nombre du sujet comme le passé en russe qui est visiblement une sorte de participe accordé avec le sujet).

[#] Bon, on peut ergoter que les formes de politesse cassent un peu ce modèle. Par exemple, le pronom Sie de l'allemand se présente inflexionnellement comme un pronom de la troisième personne du pluriel mais fonctionne sémantiquement comme un pronom de la deuxième personne (singulier ou pluriel) en forme de politesse. De même, la multiplicité des pronoms de la deuxième personne en néerlandais (du, gij, jij et u) ne se laisse pas si facilement analyser. Il me semble que ce ne sont pas des objections très sérieuses même si ça doit nous rappeler que les choses en linguistiques sont toujours un peu floues.

Par ailleurs, ces langues indo-européennes font aussi varier le verbe selon le nombre du sujet en même temps que la personne ; et à ce propos, pour autant que je sache, la « clusivité » au pluriel est très majoritairement définie par les règles suivantes : dès que la personne qui s'exprime fait partie du groupe, c'est la première personne du pluriel (indépendamment du fait que telle ou telle autre personne soit dedans : i.e., nous peut vouloir dire moi et toi (= « nous inclusif ») comme moi et lui (= « nous exclusif »)) ; sinon, dès que la personne à qui on s'adresse fait partie du groupe, c'est la deuxième personne du pluriel ; sinon c'est la troisième personne du pluriel.

J'ai l'impression que ces règles sont extrêmement spécifiques.

Ce que je trouve assez fascinant, c'est qu'il y a des langues non indo-européennes qui semblent les suivre aussi au moins partiellement : disons que sur une description superficielle de leur grammaire (je n'ai pas une connaissance assez correcte de ces langues pour vraiment juger), les conjugaisons de l'arabe, du turc, du hongrois et du finnois, qui représentent au moins deux-trois familles de langues indépendantes et indépendantes des langues indo-européennes, ont l'air de se conformer à peu près à cette distinction tripartite sur la personne (à laquelle on peut ajouter la distinction singulier/pluriel sur le nombre). C'est moins clair de ce que je lis des grammaires du swahili et du basque, pour prendre des exemples au pif de langues encore indépendantes de tout ça, mais j'y vois quand même des références à la première et la deuxième personne.

Évidemment, il y a aussi des langues où ça ne veut pas dire grand-chose : par exemple si les verbes sont complètement invariables et qu'on a plein de pronoms pour plein de situations différentes, on peut toujours décider d'en appeler certains pronoms de la première, deuxième et troisième personne, mais ce sera juste plaquer une typologie artificielle sur une langue qui s'en fout. (Bien sûr aussi, toute langue a forcément une façon de dire je mange, tu manges et il mange, mais cette distinction n'a aucune raison d'être obligatoire, et inversement elle peut être plus précise, peut-être que je mange se dit différemment selon qu'on est un homme jeune, une femme âgée, une personne qui a les cheveux longs, l'Empereur, ou je ne sais quoi encore.)

Pour y voir plus clair, il faudrait une grande base de données ouvertes des langues avec une description unifiée de leurs caractéristiques, sur laquelle on puisse rechercher ce genre de choses. Il y a un livre, depuis devenu un site Web, le World Atlas of Language Structures, qui est censé répondre précisément à ce type d'interrogation (et devrait éviter de consulter des grammaires de qualité douteuse du turc et du basque pour essayer de deviner s'il y a un concept de première / deuxième / troisième personne dans ces langues), mais à chaque fois que j'ai essayé de trouver quelque chose dedans, j'ai été épaté par la pauvreté des caractéristiques répertoriées, et ce cas ne fait pas exception : je ne trouve rien dans leur inventaire qui essaie de répertorier si une langue a des notions[#2] de première, deuxième et troisième personne.

[#2] Bien sûr on peut objecter que cette question n'a pas de sens, parce que ce n'est pas clair ce que ça veut dire qu'une langue ait la notion : mais c'est le cas de quasiment toutes les caractéristiques évoquées dans le WALS (je ne vais quand même pas refaire encore un lien vers mon billet sur les frontières floues, si ?). En tout cas je ne trouve rien qui ressemble même à mon interrogation.

Le fait qu'on retrouve quand même une typologie étonnamment semblable (à mes yeux) dans des familles langues qui sont censées être indépendantes m'amène à me demander quelle en est l'explication : je peux imaginer plusieurs hypothèses, ni exclusives ni exhaustives (et certainement pas forcément la même d'un cas à l'autre) :

  • c'est un hasard ;
  • c'est « naturel », ça fait partie du fonctionnement du cerveau humain de penser en trois personnes (moi, toi et lui) ;
  • c'est le signe d'une parenté entre les langues en question (pas forcément un signe de l'existence d'une langue ancestrale universelle, mais au moins la trace d'une super-famille) ;
  • c'est le résultat d'une évolution grammaticale convergente par échanges horizontaux entre familles distinctes (Sprachbund) ;
  • c'est le résultat d'une fausse perspective apportée par la manière dont les grammairiens (majoritairement natifs de langues indo-européennes) analysent les langues en question, en plaquant des concepts venus, disons, de la grammaire latin, sur des langues pour lesquelles ces concepts sont inadaptés.

(J'avais déjà évoqué des possibilités analogues dans mon billet sur les conlangs.)

Je ne sais pas bien quoi croire entre tout ça (et, je répète, rien ne dit que la ou les explications concernant l'arabe soient les mêmes que concernant le turc).

Néanmoins, je voudrais expliquer un peu, en réponse à l'hypothèse que ce serait « naturel » de distinguer la personne qui s'exprime et la personne à qui elle s'adresse de toutes les autres personnes, quel serait l'intérêt possible d'avoir une langue distinguant quatre personnes (au moins une des langues construites que j'avais imaginées quand j'étais ado fonctionnait comme ça).

Quelles seraient ces quatre personnes ? Je pense principalement à la distinction quadruple suivante :

  1. la personne (ou chose) qui s'exprime,
  2. la personne (ou chose) à qui on s'adresse,
  3. la personne ou chose dont on parle principalement, ou enfin
  4. n'importe quelle autre personne ou chose.

Autrement dit, la « troisième personne » serait réservée au thème, centre ou objet principal du discours, les autres personnes ou objets étant qualifiées de « quatrième personne ». Je les numérote dans cet ordre parce que ça me semble de procéder par éloignement conceptuel croissant du locuteur, mais du coup c'est plutôt la troisième personne qui est « nouvelle ».

(Ceci étant dit pour le singulier. Pour le pluriel, bien sûr, on peut reprendre le mécanisme selon lequel le premier cas dans la liste qui figure dans le groupe emporte la personne de l'ensemble du groupe, ou bien on peut avoir des distinctions plus ou moins complexes de clusivité, par exemple distinguer les pronoms 1+2, 1+3, 1+2+3, 1+4, 1+2+4, 1+3+4, 1+2+3+4 qui se disent tous nous en français. Mais contentons-nous d'évoquer le singulier.)

La notion de thème (ce dont on parle, par opposition à ce qu'on en dit, parfois appelé rhème) est assez standard en linguistique, ainsi que la notion apparentée de focalisation, donc ce n'est pas comme si c'était une idée surgie de nulle part. Ceci étant, dans la distinction en quatre personnes que j'ai en tête, la permanence de la troisième personne, je veux dire, l'étendue sur laquelle le pronom de la troisième personne fait référence à la même personne ou chose, serait plus longue qu'une seule phrase (allant quelque part entre un paragraphe et un chapitre dans un texte écrit) ; par ailleurs, le but des pronoms de la troisième personne ne serait pas tant de définir le thème que d'y faire référence de façon non seulement plus concise, mais surtout moins ambiguë quand il y a plusieurs personnes impliquées. Par exemple dans une phrase du genre :

Tu connais Machin ? Son voisin s'est engueulé avec lui. Il l'a giflé.

— on ne sait pas bien qui a giflé qui. Il y a évidemment moyen de lever l'ambiguïté (on peut toujours tout dire avec assez de mots), mais c'est toujours un peu fastidieux. Dans une langue par ailleurs identique au français mais avec quatre personnes, on dirait :

Tu² connais(²) Machin ? Son³ voisin s⁴'est(⁴) engueulé avec lui³. Il³ l⁴'a(³) giflé. [Ou au contraire :] Il⁴ l³'a(⁴) giflé.

(où les numéros en exposants font référence aux numéros des personnes, et ceux entre parenthèses à la personne à laquelle s'accorde le verbe), cela montre clairement que dans la première formulation c'est Machin qui a giflé le voisin tandis que dans la seconde c'est le voisin qui a giflé Machin.

Bien sûr, il y a beaucoup de contextes où la troisième personne (telle que je viens de la redéfinir) n'a pas d'intérêt, mais il y a aussi beaucoup de contextes où la première et/ou la deuxième personne n'ont pas d'intérêt (par exemple on dit souvent — et à mon avis abusivement — qu'il faut s'interdire d'utiliser la première et surtout la deuxième personne dans un article de recherche). Ça ne les empêche pas d'exister.

Bien sûr aussi, on peut se dire que c'est trop limité et qu'il faut plutôt imaginer un système où les pronoms sont des variables locales tout à fait générales qu'on peut affecter à des personnes, choses ou concepts quelconques (et désaffecter explicitement), par des constructions grammaticales explicites. Sans doute que si on cherche à inventer une langue construite extrêmement logique c'est comme ça qu'il faut s'y prendre. Mais il me semble que la solution à quatre personnes que j'esquisse ci-dessus est du domaine typique du compromis entre utilité et généralité que les langues naturelles visent généralement.

Donc, si quelqu'un connaît un exemple de langue naturelle qui a une telle distinction (je veux dire, où on aurait vraiment naturellement envie de lire la distinction quaternaire faite ci-dessus, pas forcément qu'elle se manifeste dans la conjugaison, mais que ce soit un peu plus profond qu'une myriade de pronoms dans lesquels on peut éventuellement chercher à les regrouper en quatre), ça m'intéresse. À défaut, je laisse en exercice au lecteur d'inventer une langue, par exemple une extension du français, qui fonctionnerait de la sorte, de la pratiquer, et de nous dire si c'est utile. (Après tout, il paraît que c'est à la mode d'inventer des nouveaux pronoms : alors voilà ma wishlist pour le français.)

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