David Madore's WebLog: Réflexions à 2 femtozorkmids sur l'informatique en tant que science

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(dimanche)

Réflexions à 2 femtozorkmids sur l'informatique en tant que science

Les quelques derniers billets de ce blog qui avaient un contenu scientifique (notamment celui-ci et celui-ci) tournaient autour de l'informatique théorique. (Et je compte en écrire encore plusieurs.) Je ne sais pas si le lecteur non spécialiste aura vu la différence avec des maths. Je ne sais pas si je vois une différence avec des maths. Après tout, j'ai rangé ces billets dans la catégorique « maths » (pas que le mécanisme de catégories sur ce blog serve à quoi que ce soit, et c'est peut-être surtout que j'avais la flemme de créer une nouvelle catégorie, mais quand même, c'est une info) ; alors que par le passé, j'ai écrit des entrées sur la physique théorique (comme celle-ci ou celle-là) et je les ai rangées dans une catégorie différente. Peut-être même qu'avec assez de mauvaise foi on pourrait prétendre que la correspondance de Curry-Howard affirme qu'il n'y a pas de différence entre maths et info (mais soyons clairs, ça demande une bonne dose de mauvaise foi, justement).

Ce n'est pas la première fois que je médite sur cette question à laquelle je n'ai pas vraiment de réponse : qu'est-ce que c'est que l'informatique ? — et secondairement, quelle position a-t-elle par rapport aux maths ? et cette position est-elle analogue à celle de la physique ?

(Je précise que ce billet, qui est une méditation décousue et sans véritable point d'arrivée, se veut non-technique, i.e., lisible par tout le monde, mais que fatalement je vais être amené à faire des remarques techniques çà et là : si on ne sait pas de quoi je parle, on peut juste ignorer ces passages, ils ne sont là que pour appuyer ou illustrer mes propos, ils n'en sont pas le cœur. Si vous n'avez vraiment pas le temps de lire, regardez au moins le dernier paragraphe pour un résumé de ce que j'essaie de dire.)

☞ Science informatique et génie informatique

Mettons-nous d'accord sur le fait que je parle de l'informatique en tant que science : computer science en anglais, par opposition à computer engineering, ce dernier étant le génie informatique (lui-même au sens d'ingénierie, pas au sens du fait d'être génial…), comme on peut parler de la physique comme science par opposition au génie mécanique / électrique / électronique / etc. Mais la frontière entre la science et le génie n'est pas super claire non plus, et peut-être que ça fait aussi partie de la question : en première approximation, une science est une discipline qui cherche à élargir nos connaissances tandis que le génie cherche à appliquer des connaissances pour résoudre des problèmes, mais évidemment ce n'est pas toujours net, et il y a des sciences appliquées (que je range quand même parmi les sciences) qui montrent que la limite est assez floue.

Néanmoins, j'aime bien souligner que ce n'est pas parce qu'une limite est floue qu'elle n'existe pas : entre l'étude des modèles du λ-calcul et l'optimisation d'un jeu vidéo il y a bien une différence d'approche, ce qui se mesure ne serait-ce qu'empiriquement au modèle économique qui paye les gens qui font l'une et l'autre activité, et il me semble que cette différence est assez analogue à celle entre, pour ce qui est de la physique, l'étude de la théorie des solutions exactes de l'équation d'Einstein et l'optimisation d'un moteur de moto. (Et je devance l'accusation qu'il y aurait là un jugement de valeur de ma part : d'une part je mets ma vie entre les mains des gens de chez Yamaha qui conçoivent des moteurs de moto, d'autre part j'avoue platement que programmer un jeu vidéo ou concevoir un moteur de moto est quelque chose qui me semble complètement hors de mes capacités à la différence de l'étude des solutions exactes des équations d'Einstein ou des modèles du λ-calcul, que j'ai au moins pratiquées de loin.)

Alors maintenant, si la physique est l'étude du monde matériel, ou quelque chose qui y ressemble, l'informatique, c'est quoi ?

☞ L'informatique n'est pas la science des ordinateurs

La réponse la plus évidente serait que c'est la science des ordinateurs. À ça il faut répondre par une citation souvent attribuée à Dijkstra, mais comme toutes les meilleures citations sont apocryphes, elle n'est probablement pas de lui :

Computer science is no more about computers than astronomy is about telescopes.

Les ordinateurs ne sont que le moyen d'étude de l'informatique, en même temps que son application : ils ne sont pas son objet.

Le grand public a peut-être dans l'idée qu'un chercheur en informatique cherche à rendre les ordinateurs plus rapides. (Bon, à vrai dire, le grand public a peut-être dans l'idée qu'un chercheur en informatique est un pro en Excel ou sait réparer une imprimante qui dysfonctionne, et ce sont des idées à ranger avec celle du mathématicien comme quelqu'un qui passe ses journées à faire des calculs immensément compliqués : juste naïves, mais révélatrices d'un triste manque d'information sur le fonctionnement de la science.) Ce n'est pas complètement faux, bien sûr, il y a des informaticiens qui cherchent effectivement à rendre les ordinateurs plus rapides. D'autres qui cherchent à les rendre plus sûrs. Mais ce sont un peu les arbres qui cachent la forêt.

Bon, mais alors c'est quoi, l'objet de l'informatique, si ce n'est pas les ordinateurs ?

À vrai dire je ne sais pas bien quoi répondre. Ma première approximation de la réponse (peut-être désespérément vague) serait : l'informatique est la science de l'information, des données, de la communication, de l'automatisation et du calcul.

☞ La physique et l'informatique vis-à-vis des maths

L'ennui, si on dit ça, c'est que ça ressemble beaucoup à des maths. Bon, à ce stade, il faut peut-être aussi que je tente de définir les maths, et je suis tout autant embarrassé : c'est essentiellement aussi naïf de s'imaginer que les maths sont la science des nombres que que l'informatique est celle des ordinateurs, mais là aussi, on est en droit de se demander de quoi elles sont l'étude, alors. Je dirais bien l'étude des structures abstraites, mais on m'objectera que ça ressemble trop à la philosophie, ça. En tout cas, l'information, les données, la communication, l'automatisation et le calcul, ça ressemble beaucoup à des notions abstraites que les maths pourraient étudier. Et de fait, il y a une intersection énorme entre les maths et l'informatique théorique ; mais intersection ne signifie pas inclusion c'est un peu le cœur de mon propos.

Peut-être parce qu'elle est née plus récemment que la physique, l'informatique semble avoir une crise identitaire vis-à-vis des mathématiques un peu plus compliquée que celle de la physique. Crise identitaire qui peut signifier qu'elle tarde à prendre son indépendance, ou au contraire prendre la forme d'une volonté excessive de « tuer le père ».

Je pense qu'informatique et physique occupent une place relativement analogue (voire, symétrique) par rapport aux mathématiques. Les deux sont à la fois une inspiration pour les mathématiques et un domaine d'application de celles-ci, et, dans leur partie la plus théorique, elles intersectent largement les maths. (Elles ont aussi, dans leur incarnation moderne, émergé des mathématiques : Turing était mathématicien au moins autant qu'informaticien, comme Newton était mathématicien au moins autant que physicien.) Les maths qui intéressent l'informatique (par exemple la logique et l'algèbre discrète) et les maths qui intéressent la physique (par exemple la géométrie différentielle et la théorie des groupes continus) sont généralement distinctes, mais il y a de grands domaines qui intéressent les deux (comme l'analyse de Fourier ou les probabilités).

☞ Une digression sur mon papa physicien

Je devrais peut-être faire une digression à ce sujet pour parler de mon papa, qui était physicien théoricien, et faisait de la physique qui pourrait franchement être considérée comme des maths (genre, ça), mais qui avait une relation difficile avec les maths et les mathématiciens (il aimait bien citer Feynman qui comparait la rigueur mathématique à la rigor mortis ; il faudrait que je vérifie si elle n'est pas apocryphe aussi celle-là, mais en tout cas ça montre que si son sujet d'étude était très mathématique, son approche n'était pas vraiment celle d'un mathématicien).

Mon papa était en outre persuadé que la physique était la source d'inspiration des maths, et que toutes les idées mathématiques naissaient soient de la recherche d'applications à la physique soit de généralisations assez évidentes de ça. J'aurais dû lui rétorquer plein de choses quand il me disait ça (par exemple, parmi les choses qu'il aurait dû bien savoir en tant que relativiste, que la géométrie riemannienne était là bien avant qu'Einstein n'en ait besoin pour décrire un espace-temps courbe), mais je pense qu'il reflétait là surtout son propre biais d'intérêt dans les domaines qu'il connaissait des mathématiques (à chaque fois que je lui ai parlé de corps de caractéristique p>0, par exemple, il haussait les yeux au ciel comme si c'était vraiment une lubie saugrenue d'étudier des choses aussi déconnectées du monde réel dans lesquelles en ajoutant p fois le nombre 1 on retombe sur 0). C'est intéressant, donc, parce que mon père ne semblait pas du tout avoir considéré cette possibilité que l'informatique soit, de façon analogue à la physique, elle aussi une source féconde d'inspiration en même temps que de débouchés pour les maths. Mais c'est aussi intéressant parce que sa relation compliquée avec les maths, qui dans son cas était plutôt idiosyncratique, est quelque chose que je crois retrouver de façon collective dans des tentatives de trouver un démarquage entre les maths et l'info pour des disciplines qui sont à cheval entre les deux.

☞ L'enseignement de l'informatique comme science

Il me faut sans doute d'abord dire un mot de l'enseignement. Ne sachant pas comment ça se passe ailleurs, je vais évoquer le cas de la France.

Malgré N timides tentatives par le passé, n'ayant jamais vraiment abouti, ce n'est que tout récemment (~2018, peut-être ?) que l'enseignement secondaire français s'est doté, sous le nom de numérique et sciences informatiques (NSI), d'un véritable enseignement (optionnel…) de l'informatique. (Cela me semble impossiblement tardif, mais je crois qu'il vaut mieux que je ne regarde pas à quel moment historique on a commencé à enseigner la physique dans les lycées français, parce que j'ai peur de faire une attaque.) N'ayant pas de contact direct avec le monde de l'enseignement secondaire, je ne peux juger que par les programmes, qui sont un peu bizarres (p.ex., l'enseignement du SQL me semble vraiment bizarrement précis à côté de généralités très vagues sur d'autres plans) mais néanmoins intéressants par certains côtés. Donc je ne vais pas en dire plus.

☞ La génération Z et l'informatique

Même si ce n'est que tangentiel à mon propos, comme c'est quelque chose qui revient régulièrement si on évoque la nécessité de l'enseignement de l'informatique au lycée, il faut que je dénonce un lieu commun, qui dit quelque chose comme ceci :

❝Les jeunes, de nos jours, ils n'ont pas besoin qu'on leur enseigne l'informatique, parce qu'ils ont grandi avec les ordinateurs. D'ailleurs, ils en savent certainement plus que leurs profs de lycée.❞

Il y a tellement de choses fausses là-dedans que je ne sais pas bien par où commencer. Par le fait que l'informatique n'est pas la science des ordinateurs ? Je l'ai déjà signalé. Mais je pourrais aussi remarquer le ridicule de l'idée analogue que parce qu'on a tous grandi avec les voitures thermiques on saurait expliquer comment fonctionne un moteur à explosion[#].

[#] Je serais d'ailleurs sincèrement curieux de savoir quelle proportion de la population prise au hasard dans la rue serait capable d'expliquer approximativement le principe d'un moteur à explosion (disons par exemple, de nommer les quatre phases du cycle d'un moteur à quatre temps). Mais j'ai déjà souligné l'incongruité du fait que ce genre de connaissances ne soient pas considérées comme faisant partie de la culture générale.

Un autre problème avec ce cliché est que, en fait, la génération qui a grandi avec les ordinateurs, c'est plutôt la mienne et la suivante ; la génération de ceux nés au XXIe siècle, ils ont grandi avec des smartphones (et autres interfaces graphiques complètes), et c'est bien différent. Or les interfaces graphiques comme celles des smartphones, comme leur but était de mettre l'outil entre les mains de tout le monde en évitant que Monsieur Toutlemonde ait à connaître quoi que ce soit du fonctionnement interne de la machine, elles ont tout fait pour cacher (dans des skeuomorphes plus ou moins heureux) la moindre chose qui ressemble à de la programmation. En même temps que le monde informatique derrière est devenu de plus en plus compliqué par l'empilement de couches séparant l'utilisateur du matériel (et ceci vaut aussi pour les vrais PC, pas seulement pour les smartphones), l'accès de l'utilisateur à ces couches et devenu de plus en plus compliqué.

Donc je ne pense pas du tout qu'un jeune né en 2000–2010 soit automatiquement doué pour la programmation, encore moins pour comprendre la notion abstraite de machine de Turing, pas plus que quelqu'un qui a grandi avec les voitures modernes — par opposition à la Ford modèle T — est automatiquement doué pour la mécanique auto, encore moins pour expliquer la thermodynamique du cycle d'Otto.

(Loin de moi l'idée de faire mon vieux con en mode c'était mieux âââvant, hein ! Je n'ai rien contre les interfaces graphiques pas plus que je n'en ai contre les voitures modernes. Si on n'est pas obligé de taper mkdir pour créer un répertoire, c'est très bien. Le problème c'est plutôt quand on ne peut même pas taper mkdir pour créer un répertoire. Je ne suis pas non plus en train de reprocher à la génération Z de ne rien savoir faire en-dehors de se servir de leur smartphone — autre cliché à la con que je déteste : je dis juste qu'il ne faut pas automatiquement supposer que grandir avec un smartphone rend ipso facto compétent pour se servir d'un ordinateur, encore moins pour comprendre le fonctionnement d'un ordinateur ou la théorie derrière.)

☞ L'informatique en prépa et à l'agreg

S'agissant de la formation des futurs ingénieurs (i.e., post-baccalauréat), les classes préparatoires scientifiques françaises ont tout récemment (à la rentrée 2022) vu la création d'une filière MPI (pour maths, physique, informatique), qui ouvre un véritablement enseignement de l'informatique en tant que science en classes prépa, à côté des filières MP (maths-physique) et PC (physique-chimie). Un de mes collègues a d'ailleurs participé à l'écriture des programmes de cette filière (du coup, la partie sur les automates finis est fortement inspirée d'un cours que je donnais sur ce sujet à Télécom[#2] et dans lequel ce collègue intervenait). Je suis certainement favorable à cette évolution, et au fait que l'informatique soit traitée comme une vraie manière autonome et pas une sorte d'excroissance des maths ni une distraction proposée en marge des cours et visant uniquement les applications dans d'autres domaines. Pour autant, je pense qu'il faut aussi se méfier de la fausse impression que cela pourrait causer dans l'esprit des préparationnaires qui risquent de croire faussement que parce que c'est de l'informatique ce n'est pas des maths (cf. ce que je dis plus bas sur la grande intersection entre ces domaines) : ils risquent du coup de se construire une image mentale trop exiguë des mathématiques (limitée en gros à l'algèbre linéaire et à l'analyse classique, ce qu'on leur enseigner en cours de maths), alors qu'en fait de grands pans de ce programme informatique auraient très bien pu être enseignés dans un cours de maths.

[#2] Cours dont voici les notes et ici une vidéo des séances de 2020–2021. À ce sujet, en avril 2021 on m'a demandé d'assurer un cours sur le sujet destiné aux profs de prépa (et qui va donc un peu au-delà du programme). Mes slides sont ici, et les vidéos de l'exposé lui-même sont ici pour les 2h du matin et ici pour les 2h de l'après-midi.

Cette création d'une filière MPI en prépa scientifique fait suite de peu à la création d'une agrégation d'informatique (premier concours à l'été 2022). Auparavant, il y avait eu une option informatique à l'agreg de maths (option proposée à l'écrit entre ~1990 et ~1997 je crois, puis à l'oral entre ~2006 et 2022 ; entre les deux il n'y avait rien). Il y a certainement lieu de s'interroger sur la question de savoir s'il était idéal d'avoir une agreg complètement différente plutôt qu'une option, ou une solution intermédiaire (une question analogue se pose certainement aussi sur le rapport entre physique et chimie, ou entre biologie et géologie), ou d'ailleurs s'il était évident que la création d'une agreg d'informatique dût entraîner la suppression de l'option informatique de l'agreg de maths. (Bizarrement, en prépa, il continue à exister une option info en filière MP, qui est distincte de la filière MPI : c'est confusant, pas forcément super cohérent, et un peu compliqué à gérer en aval dans l'enseignement, mais je suis tenté de croire que cette multiplicité des choix a des vertus.)

Sans vouloir suggérer que c'est un mauvais choix scientifique ou pédagogique (au contraire), je pense que ces décisions relèvent largement d'une décision d'affirmer l'indépendance de l'informatique comme discipline scientifique à part entière, et de ne pas laisser l'idée que c'est une sorte d'appendice des mathématiques.

☞ Le problème des limites entre sciences

Au-delà de l'enseignement, parlons un peu de la science pour la science.

Les frontières entre disciplines sont, évidemment, un peu arbitraires. D'abord, je crois fermement à l'unité fondamentale de tous les domaines du savoir humain, c'est-à-dire au moins que je suis sûr qu'on peut passer de proche en proche de la théorie des cordes à la philologie grecque, ou de la biochimie à la musicologie, sans jamais rencontrer de barrière nette. Si cela peut paraître farfelue, je rappelle au passage qu'un concept très important de l'informatique théorique (à l'intersection avec les maths), la notion de grammaire hors contexte a été inventé par un linguiste[#3] (d'ailleurs peut-être plus connu pour son activisme politique), Noam Chomsky.

[#3] Je sais que l'importance de cette notion en linguistique (ou de façon générale toute la linguistique chomskienne, et la notion de grammaire universelle) est assez controversée. Je m'abstiens explicitement de me prononcer sur ces questions sur lesquelles je suis incompétent. Mais quoi qu'on en pense dans le cadre de la linguistique, en informatique théorique c'est une notion fondamentale.

Mais je ne veux pas tomber dans le sophisme des sorites que je ne cesse de dénoncer : ce n'est pas parce que la frontière est floue et/ou largement arbitraire qu'elle n'existe pas, ou qu'on n'a pas le droit de discuter le meilleur endroit où la faire passer.

Les limites administratives entre sciences causent toutes sortes de maux de tête, par exemple pour les candidats à un poste académique dont la spécialité est proche d'une de ces frontières arbitraires : a priori on pourrait imaginer que cela tourne à leur avantage (par exemple, quelqu'un qui fait quelque chose à cheval entre les maths et l'info pourrait candidater aussi bien en maths qu'en info), mais dans la réalité c'est presque toujours un handicap (il y aura toujours quelqu'un pour vous reprocher de faire des choses trop informatiques quand vous candidatez en maths et de faire des choses trop mathématiques quand vous candidatez en info, avec le prétexte que vous auriez dû candidater dans l'autre domaine ; je pense que ceci vaut à chaque fois qu'il y a une interface de ce genre : sur le papier tout le monde dit du bien de la transdisciplinarité, mais dans la réalité ça a tendance à nuire aux candidats de ne pas rentrer dans les bonnes petites cases). Mais ce n'est pas tellement de ça que je veux parler.

Donc, l'informatique fait-elle partie des mathématiques ? Une partie de l'informatique fait-elle partie des mathématiques ? Où est le meilleur endroit pour tracer la limite ?

☞ L'intersection entre maths et info

Pour ma part, je ne pense pas que l'informatique fasse partie des maths. Ce n'est certainement pas le cas s'agissant de, disons, la recherche en conception des systèmes d'exploitation, mais même la partie qu'on pourrait qualifier de la plus « théorique » de l'informatique ne me semble pas être entièrement une sous-branche des maths. Le jugement est cependant délicat : la théorie des codes correcteurs et une bonne partie de la cryptologie pourrait être rangée dans les maths, mais d'autres bouts me semblent résister à cette analyse.

La cryptographie symétrique, notamment, ne me semble pas pouvoir être classée dans les maths à cause du critère empirique suivant : on ne dispose pas d'une formulation mathématiquement rigoureuse de ce que signifie « casser » un chiffrement (ne serait-ce que parce que pour définir ça il faudrait définir l'idée que l'attaquant ignore la clé, et ne peut mener que telle ou telle quantité de calculs, et ces choses semblent très difficiles à capturer sous une définition bourbachique). Ça ne veut pas dire que la cryptographie manque de rigueur, simplement ce n'est pas la rigueur mathématique (celle que Feynman qualifiait de rigor mortis ?) ; ceci vaut de la même manière que, en physique théorique, la théorie quantique des champs est indiscutablement une théorie précise et qui conduit à des prédictions spectaculairement confirmées par l'expérience, malgré le fait qu'on ne sache pas la rendre mathématiquement rigoureuse. On peut éventuellement souhaiter réussir à étendre la formalisation mathématique à l'ensemble de la cryptographie et à la théorie quantique des champs (ou peut-être qu'on ne le souhaite pas : à chacun son opinion), mais le fait est qu'actuellement, ni l'une ni l'autre ne font partie des mathématiques à mes yeux (ce qui ne les empêche pas d'utiliser énormément d'outils mathématiques).

Mais le jugement peut être difficile dans ne sens inverse : il y a des choses qui sont indiscutablement des maths et dont il n'est pas clair que ce soit de l'informatique.

Toute la partie de la théorie de la calculabilité qui dépasse ce que peut faire une machine de Turing (i.e., en pratique, un ordinateur réel) peut être rangé là-dedans : c'est des maths, clairement, mais est-ce aussi de l'informatique ? Je mentionnais plus haut ce billet sur des généralisations de degrés de Turing, mais je pourrais aussi mentionner ce plus vieux billet sur la programmation d'ordinateurs capables de manipuler directement des ordinaux infinis, ou celui-ci sur la notion de machine hyperarithmétique : ce sont incontestablement des concepts mathématiques (au moins selon le critère empirique que je peux les expliquer à un mathématicien bourbakiste en lui donnant une définition dont il reconnaîtra qu'elle a un sens et des théorèmes dont il reconnaîtra que ce sont des théorèmes), mais on pourra hésiter à savoir si c'est aussi de l'informatique.

Cela dépend notamment du fait qu'on décide que l'informatique est la science du calcul tel qu'il est réellement menable sur des ordinateurs ou si on s'autorise aussi à englober sous ce terme des ordinateurs qu'on ne peut que conceptualiser parce que, bien plus puissants qu'une machine de Turing, ils fracassent les limites de l'« ordinateur » pas juste en vitesse (comme un ordinateur quantique, chose qu'on peut peut-être réussir à fabriquer vraiment) mais qualitativement, en jouant allègrement avec l'infini, province habituellement réservée aux mathématiques.

☞ L'informatique se limite-t-elle aux ordinateurs réels ?

Je pense que la réponse à cette question est responsable d'un certain nombre de trous dans notre étude du savoir. Par exemple, une discipline que je qualifierais de fermement ancrée à l'intersection des maths et de l'informatique est celle de la complexité, qui étudie la possibilité de faire des algorithmes réalisant une tâche en plus ou moins de coût (en temps, en espace ou autre chose), à la différence de la calculabilité (voir ce billet pour des explications informelles sur les contours de ces sujets) qui explore les limites de ce que peut faire un algorithme. Maintenant, la complexité s'intéresse au coût d'exécution d'algorithmes sur des machines de Turing — ou éventuellement d'autres modèles analogues, mais du moins des idéalisations d'ordinateurs réels. Or on peut tout à fait souhaiter l'étude de la complexité algorithmique sur des ordinateurs bien plus puissants que la machine de Turing, tels que conceptualisés par la calculabilité (cf. les paragraphes précédents). Il me semble que ce domaine d'étude potentiel est essentiellement inexploré (cf. cette question à ce sujet, ainsi que celle-ci ou celles-ci pour quelques échantillons d'interrogations très simples). Je soupçonne que c'est au moins en partie parce que les matheux considèrent que c'est plutôt de l'informatique (on s'intéresse à l'étude d'algorithmes et de leur coûts…), et que les informaticiens considèrent que c'est plutôt des maths (…oui mais sur des ordinateurs qu'il est impossible de réaliser).

Forcément, mon évocation de ce trou dans la science peut suggérer la question mais à quoi ça servirait d'étudier ça ? : pourquoi donc s'intéresserait-on au coût de calcul d'algorithmes sur des machines abstraites théoriques qui sont tellement plus puissantes que des vrais ordinateurs qu'il est inconcevable de pouvoir en construire (et selon toutes nos connaissances de la physique, théoriquement impossible de le faire[#4]) ? Les maths n'ont pas à répondre à de telles questions : elles peuvent se draper dans leur dignité en disant que c'est pour l'honneur de l'esprit humain. Mais l'informatique a-t-elle à le faire ?

[#4] Sauf peut-être, et encore seulement s'agissant des plus basses de la hiérarchie, en exploitant des propriétés des trous noirs en plus de beaucoup de spéculations. Je pense que tout le monde conviendra que ce n'est pas franchement pertinent pour les ordinateurs pratiques de savoir que telle fonction est peut-être calculable si on s'autorise à tomber dans un trou noir pour avoir la réponse.

La question analogue se pose en physique : la physique se limite-t-elle à l'étude des lois de notre Univers, ou est-ce encore de la physique si on étudie la formation des galaxies dans un espace-temps avec une dimension de plus que le nôtre n'en a, ou la nature des étoiles dans un univers où l'interaction faible n'existerait pas ? (Je peux continuer : est-ce de la biologie si on étudie de façon théorique les mécanismes d'évolution des écosystèmes autour d'exoplanètes dont on n'a aucune raison de penser qu'elles existent ?)

Je pense qu'on devine aisément quelle est ma position : certains trouveront que ce genre de questions sont de la masturbation intellectuelle et que le but de la science est d'étudier le réel, pas des fantaisies de mondes parallèles (qu'il s'agisse d'ordinateurs impossibles ou de physiques exotiques), mais ce n'est pas mon avis. J'ai déjà ranté sur la réponse à faire à ce genre d'appels à l'applicabilité, et comment répondre à la question d'accord, mais à quoi ça sert ? : pour résumer, je pense que c'est faire preuve d'étroitesse d'esprit que de penser que la seule manière dont la science puisse nous éclairer est par son applicabilité directe au réel (et que la seule autre réponse à faire est celle de l'honneur de l'esprit humain) : même si ce genre d'expérience de pensée ne peut pas s'appliquer au monde réel, il peut néanmoins éclairer le monde réel. (Par exemple, si l'étude de la complexité sur des ordinateurs transfinis ne nous renseignera pas directement sur le coût d'exécution d'algorithmes réels, il peut tout à fait nous mettre sur la voie de manières nouvelles d'étudier ceux-ci, ou d'autres domaines de l'informatique du monde réel ; et il est possible qu'on arrive plus facilement à étudier ces notions en apparence plus ésotériques et qu'elles nous informent sur la bonne approche dans le cas « applicable » : j'ai mentionné plus haut qu'on ne sait pas vraiment formaliser la cryptographie au sens bourbachique parce qu'il est compliqué de formaliser le fait d'ignorer la clé, qui est une donnée finie ; mais en cryptographie transfinie, que malheureusement presque personne ne semble étudier sérieusement, cette notion devrait être nettement plus facile à formaliser parce qu'on a déjà des notions robustes d'impossibilité calculatoire sur lesquelles on puisse espérer construire des résultats qu'on ne sait pas formaliser dans le cadre finitiste.)

Après tout (et quitte à simplifier une histoire forcément plus complexe), c'est quand même un peu en explorant des questions de logique abstraite autour du théorème de Gödel que Turing a développé l'outil conceptuel qui est le fondement de l'étude (voire, de la création) des ordinateurs réels. Et ce n'est pas que le théorème de Gödel s'applique au monde réel, c'est qu'il a inspiré des questions qui ont pu y trouver des applications. J'y vois bien le signe que l'idée que l'informatique se préoccuperait de questions applicables tandis que les questions abstraites seraient laissées aux mathématiciens purs est mortifère.

☞ En guise de conclusion

Pour revenir un peu plus près du centre de mon propos (qui se disperse, j'en suis conscient), il me semble que l'informatique théorique (comme la physique théorique) a une grande intersection[#5] avec les mathématiques : ce n'est pas une inclusion, mais c'est quand même plus qu'un appui sur les mathématiques (quasiment toute l'informatique fait appel à des mathématiques, à un niveau plus ou moins poussé certes, mais faire appel à des mathématiques n'est pas la même chose qu'être des mathématiques, et on peut tout à fait être à la fois des mathématiques et de l'informatique, c'est ce que j'essaie d'expliquer).

[#5] Il y a d'ailleurs même une intersection triple entre maths, physique et informatique, c'est-à-dire au moins un domaine que je rangerais comme étant à la fois des maths, de la physique et de l'informatique (pas des applications des maths à la physique et à l'info, ni de la physique à l'info ni de l'info à la physique, mais bien un domaine qui fait autant partie des trois). Celui que j'ai en tête, qui n'est peut-être pas le seul, est la théorie de l'information quantique et tout ce qui tourne autour ; par exemple les questions que j'avais évoqué dans la partie sur les inégalités de Bell de ce billet. On peut aussi ranger dans cette intersection triple les questions de calculabilité dans des espaces-temps avec horizons comme je l'ai brièvement mentionné dans la note #4 plus haut.

On pourrait refuser l'existence de cette intersection et chercher à délimiter, au sein des domaines potentiellement rattachables aux deux sciences, une région qu'on attribuerait aux maths et une autre qu'on attribuerait à l'informatique, mais ce serait terriblement arbitraire et, je pense, scientifiquement nuisible pour toute la recherche qui se trouverait trop près de la limite arbitraire. Mais évidemment, l'acceptation de l'intersection, comme quand deux parents doivent garder les mêmes enfants, nécessite aussi une certaine entente entre maths et info (à commencer par le refus de l'esprit de clocher).

Je me permets donc notamment de critiquer la décision de supprimer l'option informatique de l'agreg de maths en même temps qu'on a créé une agreg d'info : il y avait peut-être des raisons pratiques (composition des jurys ?) ou politiques (pour obliger les candidats à s'engager vers l'info ?) derrière ce choix, mais il me semble qu'il envoie un mauvais signal, à savoir que si c'est des maths ce n'est pas de l'info et que si c'est de l'info ce n'est pas des maths, ce qui est tout à fait faux.

Pour résumer de façon très simple : on peut très bien estimer que l'info est une science à part des maths, qui mérite d'être considérée comme pleinement indépendante, et néanmoins trouver que le terrain commun entre les deux est tellement large et tellement important que ça ne peut être que nuisible de chercher à le délimiter plutôt que de reconnaître qu'il est précisément ça, un terrain commun. Et de cette double constatation il faut tirer les conclusions à tous les niveaux (recherche, enseignement, mais aussi vulgarisation auprès du public).

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