David Madore's WebLog: Étude critique de vulgarisation mathématique : une petite vidéo d'Arte

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(dimanche)

Étude critique de vulgarisation mathématique : une petite vidéo d'Arte

La chaîne de télé Arte produit une série de petites vidéos de vulgarisation scientifique (à destination du grand public) sur les mathématiques appelée Voyages au pays des maths (on les trouve ici sur le site web d'Arte ou ici sur YouTube) : je n'en ai regardé qu'une partie (via leur site Web : je ne suis pas tombé dessus à l'antenne, mais c'est juste parce que je n'allume jamais la télé), mais celles que j'ai vues me semblent globalement correctes : il y a parfois des affirmations douteuses ou qui peuvent induire des idées fausses mais je n'ai rien entendu dans celles que j'ai regardées qui me fasse bondir au plafond ; la présentation est plutôt pas mal au sens où j'ai l'impression que tout le monde peut accrocher au moins un peu, et comme chacune dure 10 minutes, même si on n'aime pas, on n'a pas le temps de s'endormir et je pense que ça peut convaincre des gens d'essayer au moins de s'intéresser un minimum au genre de choses sur lesquelles les maths se penchent. (Je peux éventuellement reprocher au choix des sujets, même s'il est agréablement éclectique, de mélanger des choses qui sont des problèmes profonds et difficiles avec des petites curiosités qui ne font pas l'objet de recherches ; ce n'est pas grave en soi, mais il faudrait peut-être mieux expliquer au public ce qui tombe dans chaque catégorie.)

Comme je l'avais raconté dans cette entrée passée de ce blog, je suis moi-même intéressé par la vulgarisation mathématique, pas pour le contenu de ce que ça raconte, mais pour apprendre à améliorer ma propre présentation des choses, qu'il s'agisse de vulgarisation, d'enseignement (ou même d'exposition à des pairs), et à tous les niveaux (du grand public aux chercheurs).

Or il se trouve justement que dans cette série Voyages au pays des maths est paru un épisode intitulé L'Entscheidungsproblem ou la fin des mathématiques ? (visible ici sur le site web d'Arte ou ici sur YouTube) qui porte sur le même sujet — la calculabilité — sur lequel j'ai récemment publié les transparents d'un cours que j'inaugure cette année à Télécom Paris (et aussi un billet qui se veut grand public sur un thème apparenté).

Du coup je suis curieux de savoir comment ce genre de vulgarisation est jugé par le grand public : j'apprécierais si des personnes qui lisent mon blog, surtout celles qui ne sont pas mathématiciennes, idéalement même pas scientifiques, pouvaient regarder cette vidéo de 10 minutes et me dire ce qu'elles en pensent : ce qu'elles en retiennent, si elles ont l'impression de comprendre les enjeux évoqués, quels passages sont clairs, lesquels ne le sont pas, ce genre de choses, et si elles sont d'accord avec mes critiques qui vont suivre.

(Si possible, merci de regarder la vidéo avant de lire la suite pour ne pas se laisser influencer par mes propres remarques qui vont suivre ; et aussi tout bêtement parce qu'elles sont sans doute difficiles à lire si on n'a pas vu la vidéo avant.)

De façon assez détaillée, les choses qui m'ont personnellement semblé bien ou mal expliquées dans cette vidéo sont les suivantes (dans l'ordre dans lequel les choses sont dites) :

  • Bien : l'entrée en matière (on cherche à décider mécaniquement la vérité : commençons par réduire drastiquement nos ambitions en nous limitant aux assertions mathématiques parce qu'on sait déjà les exprimer en termes exacts), et l'annonce du fait que c'est un peu l'origine de l'informatique.
  • Peut-être discutable : l'explication glisse ensuite subtilement de vrai à démontrable (sans avoir dit un mot sur le rapport entre ces termes). Déjà, historiquement, ce n'est pas très clair pour moi (qui ne suis pas historien des maths et qui n'ai pas recherché l'histoire de ce problème précis) si Hilbert et Ackermann, en posant le problème en 1928, avaient en tête la vérité (par exemple pour un énoncé purement arithmétique) ou la démontrabilité, ou les deux, ni même s'ils faisaient bien la distinction, sachant que la distinction n'a vraiment été éclaircie que par le théorème d'incomplétude de Gödel en 1931 (cf. ce billet pour des explications très longues sur le rapport entre vrai et démontrable en mathématiques) ; évidemment, ça a un sens de demander un moyen mécanique pour décider la vérité, et ça a un sens d'en demander un pour décider la démontrabilité, et le second est plus faible, or il se trouve que les deux sont impossibles, donc la confusion n'est pas forcément très grave. Je ne sais pas si, dans le cadre d'une vulgarisation grand public, il vaut mieux passer tacitement de l'un à l'autre, ou dire que passer de vérité à démontrabilité affaiblit les ambitions du problème, ou en dire plus. Cela fait partie des choix compliqués de la vulgarisation, et ici je ne sais vraiment pas quel est le bon choix.
  • Bien : l'explication du fait que cet Entscheidungsproblem un problème majeur. Mais discutable : l'affirmation que ça enverrait à la retraite tous les mathématiciens (je ne pense pas que Hilbert, qui espérait sans doute une réponse positive, s'imaginait que ça mettrait à la retraite les mathématiciens ; déjà il y a la question de savoir si cet algorithme théorique serait utilisable en pratique, et quand bien même il le serait, le rôle d'un mathématicien n'est pas uniquement de produire des preuves, c'est aussi de choisir les énoncés auxquels on s'intéresse).
  • Bien : l'explication du fait qu'on recherche une méthode générale (et systématique) pour savoir ce qui est démontrable et ce qui ne l'est pas.
  • Confus : l'explication du procédé consistant à lister toutes les démonstrations possibles. Déjà, le narrateur dit taper au hasard (les textes de 1 page, puis de 2, puis de 3, et ainsi de suite) alors que j'aurais plutôt dit taper systématiquement. Mais surtout, il manque une explication cruciale, qui est que le fait de vérifier une preuve mathématique, à la différence de la trouver, est quelque chose qu'on peut (en principe) faire systématiquement et algorithmiquement. Du coup, j'ai peur que le grand public, en écoutant ce passage, ne comprenne pas du tout le sens de l'idée qui est exposée.
  • Bien : l'explication du fait que le procédé d'énumération systématique des preuves donnera un résultat certain dans le cas positif (on finira par tomber sur la preuve) mais pas dans le cas négatif (on n'est jamais certain que la preuve ne viendra pas plus loin) ; ceci est, en fait, la différence entre un problème décidable et un problème semi-décidable (la vidéo ne donne pas ces termes, et je pense qu'elle a raison de ne pas les donner), et j'aime bien l'analogie avec l'attente à un arrêt de bus dont on ne sait pas s'il est vraiment desservi (si oui, le bus finira par venir, mais sinon, on ne sait pas si on n'a pas attendu assez longtemps).
  • Bien : l'explication du fait que pour espérer prouver un résultat négatif sur les algorithmes il faudra raisonner sur tous les algorithmes, donc au préalable définir rigoureusement la notion d'algorithme (ce qu'on n'avait pas fait jusqu'alors). Mais légèrement discutable est le choix de parler de théorie du calcul (ce qui fait penser à une forme d'arithmétique) alors que j'aurais dit calculabilité (je crois que ce mot n'est jamais prononcé).
  • Pas mal : l'explication du fait qu'on peut coder les choses par des entiers pour aider à raisonner dessus ; c'est un point important théoriquement, je ne sais pas s'il n'aurait pas mieux valu faire l'impasse dessus dans une vulgarisation ; ceci dit, ça me semble expédié de façon rapide et pas trop confuse (y compris la remarque sur le fait que maintenant numériser est banal mais qu'à l'époque c'était une nouveauté).
  • Probablement confus : l'explication sur les fonctions, et la distinction entre celles qui sont calculables et celles qui ne le sont pas. J'ai notamment peur qu'on en ressorte avec l'idée qu'une fonction calculable est une fonction donnée par une formule, ce qui n'est pas correct (ou du moins, ça dépend de ce qu'on appelle formule parce que ça peut tout ou rien vouloir dire) : c'est une fonction donnée par un algorithme, et c'est justement tout l'enjeu de définir ça.
  • Très bien : l'explication des trois approches pour définir rigoureusement les fonctions calculables (mais à cause du point précédent j'ai peur que le grand public ne saisisse pas que ce c'est précisément la même question que de définir rigoureusement ce qu'est un algorithme) : par les fonctions [générales] récursives à la Herbrand et Gödel, par les machines de Turing (y compris l'idée d'une machine universelle), et par le λ-calcul de Church ; et l'explication du fait que ces trois approches donnent des concepts équivalents, et que c'est pour cette raison qu'on se dit qu'on a défini le bon concept.
  • Bien : l'explication sommaire de ce qu'est le problème de l'arrêt.
  • Discutable : le narrateur explique correctement que Turing a montré que l'Entscheidungsproblem n'était pas résoluble parce que le problème de l'arrêt ne l'était pas ; mais la présentation suggère que ce dernier point n'était pas très difficile et affirme que le tour de force était de montrer que s'il existait une machine de Turing capable de résoudre le problème de la décision, alors il existerait aussi une machine de Turing capable de résoudre le problème de l'arrêt. Or il me semble que ce dernier point est assez évident : le problème de l'arrêt est assez clairement un cas particulier du problème de décision (et c'est intuitivement clair que savoir si une machine de Turing s'arrête est un problème plus simple que de trancher la vérité de n'importe quel énoncé mathématique), l'enjeu est plutôt de penser à faire cette réduction-là, et de montrer qu'effectivement le problème de l'arrêt n'est pas résoluble par une machine de Turing.
  • Bien : le rappel du fait qu'un résultat négatif (l'Entscheidungsproblem n'est pas décidable) a permis le développement de la calculabilité/informatique qui a eu toutes sortes de conséquences positives.
  • Discutable ou fumeux : les algorithmes ne peuvent calculer que ce qui est calculable [OK], et on sait depuis bientôt un siècle qu'on ne peut réduire au calcul ni la décision ni la recherche mathématique : la dernière partie est techniquement juste mais suggère très fortement un argument du type l'indécidabilité de l'Entscheidungsproblem par un algorithme montre que le cerveau humain, qui est capable de faire des mathématiques, est supérieur à la machine, qui est exactement le genre de choses que je dénonçais ici (remplacez Gödel par Turing ! ; et d'ailleurs, comme je le signalais ici, Turing lui-même était apparemment tout à fait convaincu que les machines pouvaient, en principe, faire les mêmes choses que le cerveau humain).

Voilà pour l'avis sur la vidéo de quelqu'un qui connaît déjà le sujet. Mais peut-être que je ne me rends pas compte que tel ou tel aspect est incompréhensible si on ne sait pas déjà de quoi il est question. Peut-être, par exemple, qu'il aurait été nécessaire de mieux expliquer ce terme d'algorithme dont le grand public a sans doute une idée assez fausse (je pense que beaucoup de gens s'imaginent quelque chose d'un peu magique alors qu'il s'agit de suivre pas à pas des étapes chacune très simple). Peut-être que l'ensemble de la vidéo donne faussement l'impression d'un problème très vague et mal défini alors qu'il s'agit d'un énoncé mathématique très précis. Bref, dites-moi ce que vous en pensez, surtout si vous ne connaissais pas le sujet a priori.

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