David Madore's WebLog: Le curieux cas du mot intension

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(jeudi)

Le curieux cas du mot intension

Au sujet des notes de cours signalées dans le billet précédent, on me fait remarquer en commentaire, d'ailleurs pas très agréablement, que j'ai écrit intention (dans le contexte d'un contraste avec extension) là où je voulais sans doute écrire intension. Alors, est-ce une erreur, ou quelle écriture est-elle préférable ? À vrai dire je m'y perds assez.

Bon, déjà en général je déteste ces mots en -/sjɔ̃/ dont on je sait jamais si on doit les écrire -tion ou -sion (sans parler des différences gratuites entre l'anglais et le français, comme le fait que contorsion, distorsion et extorsion et parfois distension mais pas torsion s'écrivent, en anglais, avec -tion là où le français met -sion : comment voulez-vous retenir quelque chose de pareil[#0] ?). Donc déjà le fait qu'on ait extension avec -sion mais intention avec -tion, tandis que distension hésite, est vraiment pénible. Mais peut-être justement qu'il y a deux mots distincts, intention et intension ? C'est là que ça devient hautement confus.

[#0] Digression () : Comme on me le signale en commentaire, j'oubliais aussi l'hésitation entre -ction et -xion : annexion mais exaction, complexion mais élection. Bon, encore, ceux-là on peut les retenir au fait qu'il y a des mots annexe et complexe. Mais parfois le français et l'anglais font des choix différents, ou bien l'anglais hésite : connexion, inflexion, réflexion, génuflexion et peut-être parfois même flexion lui-même s'écrivent, en anglais, avec -ction, au moins en anglais américain parce que l'anglais britannique hésite plus, alors que le français met -xion. (Le fait que connexion s'écrive -xion en français et -ction en anglais peut se retenir au fait que connexe en français se dit connected en anglais, mais reflex existe bien en anglais sans que ça empêche d'écrire reflection. Soupir.)

Indubitablement, certains dictionnaires contiennent bien un mot intension (qui n'est pas le même que intention). Ou peut-être même qu'il y a plusieurs mots intension différents ? La 5e édition (1798) du Dictionnaire de l'Académie française donne : INTENSION. sub. fém. Terme de Physique. Force, véhémence, ardeur. L'intension de la fièvre. — ce qui ne m'aide pas et ce qui n'est clairement pas le sens que je veux, et de toute façon ce mot semble avoir mystérieusement disparu des éditions ultérieures. Au moment où j'écris, le TLF en ligne semble en rade, donc je ne peux pas vérifier s'il a le mot intension et avec quel sens[#]. Mais dans Wiktionary en français, on trouve intension \ɛ̃.tɑ̃.sjɔ̃\ féminin 1. (Logique) Désignation d’un ensemble d’éléments par un prédicat qu’ils vérifient. En anglais, le American Heritage Dictionary of the English Language me dit : in·ten·sion (ĭn-tĕnʹshən) n. 1. The state or quality of being intense; intensity. 2. The act of becoming intense or more intense; intensification. 3. Logic. The sum of the attributes contained in a term. [Latin intēnsiō, intēnsiōn-, from intēnsus, stretched. See intense.] — in·tenʹsion·al adj. Et dans Wiktionary en anglais, je lis : intension (plural intensions) […] 2. (logic, semantics) Any property or quality connoted by a word, phrase or other symbol, contrasted with actual instances in the real world to which the term applies.

[#] Voici : INTENSION, subst. fém. A. - Vx. Force, ardeur. L'intension de la fièvre (Ac. 1798). B. - LOG., LING., vieilli. Synon. de compréhension (d'un concept, d'un terme). Anton. extension. Plus l'intension d'un terme (le nombre de traits) est grande, plus l'extension (la classe des objets dénotés) est restreinte. Il faut plus de traits pour définir hêtre que pour définir arbre, mais il y a dans l'univers observé plus d'arbres que de hêtres (MOUNIN 1974).

Voilà qui ne m'aide pas des masses, et honnêtement je ne comprends pas vraiment ces définitions.

L'étymologie n'est pas d'un grand secours non plus. En latin, intēnsiō et intēntiō existent tous les deux, mais ils ont l'air vaguement interchangeables. Le Gaffiot donne : intensĭo, ōnis, f. (intendo), action de tendre, tension — et il donne un plus grand nombre de sens pour intentĭo, mais le premier est le même. (À ce sujet, le Gaffiot a aussi les deux mots extensĭo et extentĭo, mais là l'un renvoie simplement à l'autre ; ça suggère en tout cas qu'il n'y a pas vraiment de raison étymologique forte au fait d'écrire extension avec -sion et intention avec -tion.)

Bon alors qu'est-ce que c'est que cette histoire du mot intension et quel est son sens en logique ?

Je ne suis pas sûr de comprendre le sens général.

Le sens dans lequel je l'utilisais (avec l'orthographe en -tion, mais peut-être que je vais changer) dans mes notes est le suivant : si on a un programme/algorithme qui calcule une fonction, alors ce programme/algorithme est l'intention (ou peut-être justement plutôt l'intension, donc… bon, écrivons intenſion comme une sorte de compromis) tandis que la fonction calculée est l'extension. C'est important de faire la distinction parce qu'une même fonction peut être calculée par toutes sortes d'algorithmes différents. (Et le théorème de Rice nous dit essentiellement qu'on ne peut rien dire de non-trivial — calculablement et à coup sûr — sur l'extension rien qu'en regardant l'intenſion.)

En théorie des ensembles, l'extension d'un ensemble, c'est justement l'ensemble de ses éléments. Et l'axiome d'extensionalité nous dit que deux ensembles ayant les mêmes éléments sont égaux (dans l'autre sens ça fait partie de la définition même de l'égalité). L'intenſion, si je me base sur la définition donnée par Wiktionary, ce serait une propriété définissant l'ensemble implicitement : par exemple {0,1,2} serait un ensemble défini en extension alors que {n∈ℕ : n≤2} serait le même ensemble définit en intenſion.

Déjà, je ne suis pas franchement convaincu que les deux sens décrits aux deux paragraphes précédents soient exactement le même, ni quel serait le sens général. Mais l'idée approximative est que l'extension est une description explicite (d'une fonction par ses valeurs, d'un ensemble par ses éléments) de l'objet désigné, alors que l'intenſion est une description par une caractérisation du sens, ou quelque chose comme ça.

Du coup, je peux très bien rapprocher ça du mot intention au sens de volonté de faire quelque chose : en décrivant un algorithme pour une fonction, je veux fabriquer cette fonction, donc l'algorithme est l'intention qui produit la fonction. Ceci justifierait d'écrire le mot en -tion et de l'identifier avec le mot usuel intention (but, volonté).

[Ajout  :] Ce qui est bizarre, c'est qu'il y a une distinction que je comprends bien, c'est celle entre extensif et intensif : extensif fait référence à quelque chose qui tend à s'étendre, i.e., tendu vers l'extérieur, alors qu'intensif fait référence à quelque chose qui tend à s'intensifier (← oui, OK, c'est une lapalissade), i.e., tendu vers l'intérieur. Je comprends par exemple bien la différence entre agriculture extensive (qui utilise de l'espace) et agriculture intensive (qui maximise ses rendements à surface donnée) ou, en physique, entre une grandeur extensive (qui double quand on double la quantité de choses considérées, p.ex. la masse ou le volume) et une grandeur intensive (qui reste la même quand on double la quantité de choses considérées, p.ex. la température ou la pression). Mais cette distinction extensif/intensif (pour laquelle je n'ai aucun doute sur l'orthographe en -s-) semble avoir assez peu de rapport avec la distinction extension/intenſion dont je parle ici (en tout cas je ne vois pas pourquoi l'un correspondrait à tendre vers l'extérieur et l'autre vers l'intérieur).

Une explication plus détaillée, mais dont honnêtement je ne comprends las bien les subtilités, sur la distinction entre extensionnel et intenſionnel en logique ou en philosophie est sur cette page de la Stanford Encyclopedia of Philosophy et celle-ci sur Wikipedia (voir aussi cet autre passage sur Wikipédia s'agissant précisément des théories des types intuitionnistes ; je sais que Martin-Löf en a inventé plusieurs qu'on désigne justement en en qualifiant certaines d'extensionnelles et d'autres d'itenſionnelles). Mais je trouve que tout ça est plus confus qu'éclairant (disons que j'ai l'impression confuse qu'on mélange plusieurs distinctions qui ne sont pas la même, notamment le fait de décrire un objet par son identité ou par une caractérisation, et le fait de s'intéresser à des égalités contingentes ou nécessaires, ce qui sont deux questions qui me semblent sans rapport).

Un exemple qu'on donne souvent, mais là aussi je ne suis pas sûr de pouvoir le relier clairement aux usages évoqués ci-dessus, est quelque chose comme le syllogisme fallacieux suivant (attention, divulgâchis concernant le film Star Wars) :

Luke Skywalker veut devenir comme son père.

Darth Vader est le père de Luke Skywalker.

Donc : Luke Skywalker veut devenir comme Darth Vader.

Si on veut expliquer l'erreur en parlant d'extension et d'intenſion, l'idée est que bien que Darth Vader soit le père de Luke Skywalker en extension (ce sont la même personne), l'intenſion, au moins dans la tête de Luke, est différente, puisqu'il n'a pas cette information (ou même quand il l'a, il y pense différemment). Donc on ne peut pas substituer une égalité extensionnelle dans un énoncé qui dépend des intenſions.

(Mais à vrai dire, moi, j'aurais plutôt tendance à analyser ça en termes de logique modale et mondes possibles : le fait que dans un monde donné on ait x=y, n'est pas la même chose que de dire que x et y sont nécessairement égaux, c'est-à-dire égaux dans tous les mondes possibles, et notamment dans le monde que Luke a dans sa tête. Ce n'est pas clair pour moi si cette analyse en termes de logique modale et mondes possibles soit compatible avec l'analyse en terme d'extension/intenſion que je viens de donner.)

Là aussi, je n'ai pas trop de mal à identifier le mot que je persiste à écrire intenſion pour signifier mon doute sur l'orthographe, avec le mot intention tout à fait habituel et qu'on écrit -tion de façon standard : on parle justement des intentions de Luke. Pourquoi une orthographe différente ?

Du coup je ne sais toujours pas si intension est une variante orthographique du mot intention qui s'est spécialisée dans ce sens bizarre en philo / logique / linguistique, ou si c'est un mot distinct (même si, in fine, ils viennent quand même de la même origine latine).

C'est peut-être comme mise en abyme, qui est juste une variante graphique de abîme, mais c'est quand même le même mot. (En l'occurrence, il semble que ce soit André Gide qui ait popularisé cette expression dans son sens figuré, avec cette orthographe particulière : ça vient de l'héraldique mais il n'y a pas spécialement de raison de préférer l'orthographe en ‘y’. Ceci étant, maintenant qu'elle s'est imposée, on peut trouver que ce n'est pas plus mal d'avoir cette spécialisation.)

Maintenant, comme il y a indubitablement des gens qui utilisent scrupuleusement l'orthographe intension pour les différents sens que je n'ai pas réussi à rendre très clairs ci-dessus, peut-être que c'est une bonne idée de se rallier à cette convention comme on peut choisir d'écrire mise en abyme avec ‘y’ même s'il n'y a pas de raison étymologique à le faire.

Ceci étant, on peut se demander comment est apparue cette écriture intension avec ce sens (je veux dire, celui de la philo / logique, pas celui donné par l'édition de 1798 du Dictionnaire de l'Académie), indépendamment du fait que ce soit ou non un mot distinct de intention. L'article de la Stanford Encyclopedia of Philosophy cité ci-dessus semble dire que c'est Carnap le coupable. (The Port-Royal Logic used terminology that translates as “comprehension” and “denotation” for this. John Stuart Mill used “connotation” and “denotation.” Frege famously used “Sinn” and “Bedeutung,” often left untranslated, but when translated, these usually become “sense” and “reference.” Carnap settled on “intension” and “extension.” However expressed, and with variation from author to author, the essential dichotomy is that between what a term means, and what it denotes.) Mais la Wikipédia en allemand évoque aussi Leibniz, qui aurait alors certainement l'antériorité sur Carnap.

Évidemment, si l'inventeur du terme (qu'il s'agisse de Carnap ou Leibniz) écrivait en allemand, langue dans laquelle intention se dit Absicht (même si Intention se trouve aussi), le fait d'avoir choisi l'écriture Intension comme pendant à Extension n'est pas aussi significatif qu'en français ou en anglais.

Quoi qu'il en soit, je reste assez dubitatif sur la question de si on doit considérer que intension est un mot distinct de intention, comme sur celle de savoir si on doit se tenir à cette orthographe (cette fantaisie de Carnap comme abyme en est une de Gide ?), et, en fait, sur la signification (ou peut-être la significasion ?) générale de cette histoire d'intenſionalité.

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