David Madore's WebLog: Échecs de Víctor L. Pinel

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(vendredi)

Échecs de Víctor L. Pinel

Digression préliminaire : Je ne suis pas un gros consommateur de fictions (quel que soit le format : romans, films…) pour une raison sur laquelle il faudra que je revienne plus longuement dans un billet ultérieur, à savoir mon agacement devant la manie des histoires qui ne finissent jamais, soit parce qu'elles font partie de cycles interminables (pensez aux séries télé, enfin, maintenant il s'agit plutôt de séries Internet), ou bien, même quand ce n'est pas le cas à la conception ou d'ailleurs aussi quand c'est le cas, on trouve toujours moyen de leur donner des suites tant que le public en demande… si bien que je me sens trop souvent frustré de mon désir de résolution. Je détaillerai peut-être un peu ultérieurement dans une autre entrée, mais si je mentionne ce fait ici c'est pour parler de bandes dessinées. Parce que mon agacement devant les cycles qui ne terminent jamais n'est pas tout à fait le même s'agissant de romans et de bédés : un cycle de quatorze romans de 800 pages chacun (I'm looking at you, Wheel of Time) me rebute simplement parce que la vie est trop courte, je suis déjà trop vieux, et j'ai trop d'autres trucs à faire pour consacrer à ce genre de choses le temps et la patience qu'elles requièrent ; mais s'agissant de bédés, le problème est surtout que je trouve exaspérant d'attendre un an ou deux pour avoir le nouveau volet du cycle que, au contraire du roman de 800 pages, je lirai en une heure. (Et si j'attends que le cycle soit complet avant de le commencer, en général le premier livre est déjà épuisé quand le dernier paraît.) Bref : je ne suis jamais content, et je n'aime pas les cycles.

Tout ce qui précède est là pour dire que ce qui m'a attiré dans la bédé à laquelle je consacre ce billet, c'est que ce n'est pas un petit bout d'un cycle, et c'est ce qui m'a décidé à l'acheter après avoir passé pas mal de temps dans une librairie spécialisée en bédés à reposer volume après volume étiqueté quelque chose comme volume 17 dans le Cycle des Chevaliers de la Tour du Temps. C'est une histoire complète. (D'ailleurs, puisque l'éditeur prend la peine de l'écrire noir sur blanc au dos, j'imagine que je ne suis pas le seul pour qui les mots histoire complète ont quelque chose de rassurant.)

Cette bédé, donc, a (un début et) une fin, du moins ce que je considère comme une fin, ce qui ne veut pas forcément dire que tout est mené à son terme, mais que je ne me sens pas volé de mon sens de résolution, et je n'ai pas l'impression d'avoir lu une pub qui essaie de me vendre une suite. Une fin comme une partie d'échecs : il reste des choses sur l'échiquier, mais on a l'impression que quelque chose s'est joué jusqu'à son terme.

Mais je cherche ici à dire un peu plus que cette histoire a une fin : un type de récit qui me plaît particulièrement est — je ne sais pas le définir très précisément — celui qui construit une tapisserie en nouant les fils de plusieurs personnages dont aucun n'est véritablement central, qui vont se croiser et interagir et tisser ensemble un tableau dont aucun n'a de vision d'ensemble.

Je ne sais pas si ma description est très claire. Disons que c'est un peu l'opposé du cycle, lequel va explorer les personnages dans la longueur (i.e., dans le temps) : le type dont je parle les explore, au contraire, dans la largeur (i.e., dans leurs interactions complexes les uns avec les autres).

Le meilleur exemple que je puisse donner est ce qui est sans doute mon livre préféré : La Vie mode d'emploi de Georges Perec — qui est peut-être plus une collection de nouvelles interdépendantes qu'un roman, un livre qui (tout en remplissant toutes sortes de contraintes oulipiennes très savantes et complexes, qu'on peut parfaitement ignorer en le lisant) raconte, de façon généralement pas chronologique, la vie d'un immeuble parisien et ses différents habitants, entre 1885 et 1975, et la manière dont leurs chemins se croisent parfois (en amour, rivalité, haine et toutes sortes d'autres péripéties) ou parfois s'ignorent.

J'ai pris ci-dessus la métaphore (classique) de la tapisserie dont les personnages sont des fils dessinant un motif qui les dépasse : les lecteurs de La Vie mode d'emploi seront aussi familiers de celle du puzzle où on cherche à comprendre la manière dont tous les morceaux s'emboîtent et dans quel ordre il faut les mettre. On pourrait évoquer un morceau de musique où les voix ou instruments se répondent tout en concourant ensemble à la résolution. Mais une autre métaphore possible, plus active et plus confrontationnelle (et qui joue d'ailleurs aussi un rôle dans le roman de Perec, aussi bien dans le contenu que dans les contraintes formelles) est celle du jeu d'échecs : les pièces sur l'échiquier jouent une partie qui dépasse chacune d'elles, dont elles ne voient chacune qu'une petite partie, mais à laquelle elles contribuent toutes de façon essentielle.

Ces différentes métaphores peuvent s'appliquer à la bédé dont je parle ici, mais c'est la dernière que l'auteur a choisi d'utiliser explicitement pour construire son histoire, en comparant ses personnages à des pièces du jeu d'échecs. Ceci n'est pas transformé en une contrainte dure comme chez Perec ; il n'y a pas, par exemple, trente-deux personnages clairement regroupés en deux camps adverses, et je ne pense pas non plus qu'il y ait de contrainte d'écriture cachée au lecteur (comme le serait par exemple l'association à chaque case de l'échiquier d'un motif à faire intervenir dans l'histoire). On a donc plutôt affaire à une contrainte artistique « douce », mais ça ne m'empêche pas de la trouver très bien utilisée, comme l'est la mise en abyme du jeu d'échecs dans la bédé. D'ailleurs, la chute justifie en quelque sorte le fait de ne pas avoir suivi de contrainte formelle rigide.

Bref, tout ça est très réussi. (Et je dis ça alors que je n'aime pas spécialement le jeu d'échecs — auquel je suis vraiment très mauvais.)

Pour dire quand même un peu de quoi il s'agit sur le fond, ça se passe de nos jours, à Bordeaux (je crois que ce n'est jamais dit, mais on reconnaît bien la ville même si on ne la connaît qu'un peu), et divers personnages vont se croiser : un lycéen frimeur qui accumule les conquêtes, une élève nouvelle venue dans le même lycée, la directrice d'une maison de retraite, un infirmier qui y travaille, un bénévole qui vient tenir compagnie aux pensionnaires, l'acteur vedette d'une série télé qui se sent pris au piège dans son rôle, deux amies qui se confient leur vie amoureuse, une bibliothécaire dont le mari est passionné de danse, et une vieille dame acariâtre finissant ses jours dans la maison de retraite et qui est passionnée d'échecs. Les actions de certains de ces personnages vont avoir des effets sur d'autres les obligeant à agir à leur tour, avec une cascade de conséquences. Ce n'est pas une énigme, mais il y a néanmoins une ou deux révélations qui sont faites à la fin sur le fond et sur la nature de la narration, qui peuvent passer pour des coups de théâtre.

Globalement, j'ai beaucoup aimé, et je recommande tout à fait, notamment aux gens qui, comme moi, apprécient les histoires qui ne sont pas interminables mais qui sont bien construites et qui apportent un sens de résolution.

Échecs de Víctor Lorenzo Pinel, 176 pages, édition Grand Angle.

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