David Madore's WebLog: Parlons de Paris-Saclay et de son « campus urbain »

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(vendredi)

Parlons de Paris-Saclay et de son « campus urbain »

Cela fait maintenant presque quatre ans que l'école où je travaille a déménagé pour s'installer au milieu de nulle part, à Palaiseau, sur le plateau de Saclay, j'ai un petit peu parlé de ce déménagement (et surtout du fait que, quand nous y sommes arrivés, c'était dans un bâtiment à moitié fini au milieu d'un vaste champ de boue), mais je devrais parler plus largement de « Paris-Saclay » de ce que sont les différents projets et entités qui ont ce nom, et de pourquoi le « campus urbain » est un échec à plus d'un titre.

Avertissement préalable : Il va de soi que tout ce que je raconte dans ce billet (et plus généralement dans ce blog) représente mon avis personnel exprimé à titre individuel et privé, et ne traduit rien sur les positions de mon employeur (Télécom Paris). Par exemple si je dois dire que déménager de Paris à Palaiseau était une invraisemblable connerie, c'est mon avis à moi, et je ne m'exprime pas au nom de Télécom Paris, ni de l'Institut Polytechnique de Paris, ni de l'établissement public d'aménagement Paris-Saclay, ni du Gouvernement français, ni de qui que ce soit d'autre que ma pomme. Au fait, si vous faites partie des gens qui ont besoin de ce genre d'avertissement, il vous est interdit de lire au-delà ce ce paragraphe. Lisez plutôt ceci : Paris-Saclay est un merveilleux incubateur à idées, un écosystème d'innovations sans pareil dans le monde, et je suis reconnaissant envers les gouvernement successifs qui ont porté ce projet d'avoir impulsé cette dynamique de synergies et de m'avoir donné la chance d'y travailler.

Méta : Comme souvent quand je me donne un sujet pas très bien délimité au départ, je suis parti un peu dans tous les sens. J'espère que le plan qui suit permet quand même de s'y repérer dans ce billet, et qu'il n'est pas aussi confus que la complexité administrative du sujet que j'aborde. Mais parlant de plans :

Note au sujet des cartes : Dans ce qui suit, je vais régulièrement faire référence à des emplacements géographiques en utilisant les mots ici sur la carte et un lien : à chaque fois, il s'agit d'un lien vers OpenStreetMap où j'ai placé un marqueur à l'endroit dont je parle (endroit approximatif quand il s'agit d'une zone : j'ai alors cherché à mettre le marqueur à peu près au milieu de la zone, ou sur un endroit particulièrement important, pas toujours avec succès). Comme je ne sais pas faire de carte synthétique, j'encourage à suivre ces liens si on veut espérer suivre de quoi je parle et qu'on ne connaît pas la déjà géographie du lieu. (À toutes fins utiles, je rappelle que les liens sur ce blog ne s'ouvrent pas dans un onglet séparé, donc utilisez le clic du milieu si vous voulez éviter de toujours faire des allers-retours.) • D'autre part, j'ai fait le choix de positionner le marqueur toujours sur la même carte zoomée de la même manière (enfin, il y en a deux, une première quand je parle du plateau de Saclay dans son ensemble, et une deuxième quand je parle du « campus urbain »). Comme l'étendue de la carte montrée par OpenStreetMap dépend de la taille et résolution de la fenêtre de votre navigateur, il se peut que vous deviez dézoomer pour trouver le marqueur sur lequel j'attire l'attention : ce n'est pas idéal, mais je préfère ça plutôt que de choisir un niveau de zoom ou un centrage différents à chaque fois, ou un zoom très large pour tous, qui ferait qu'on n'y verrait rien ; d'ailleurs, le fait de devoir dézoomer pour trouver certains marqueurs permettra de prendre conscience qu'ils sont en-dehors du cœur de la zone dont je parle.

Table des matières

Le plateau de Saclay : un peu de géographie et d'histoire

Situation géographique

Commençons par la situation géographique, parce que ça c'est facile. Voyez ici sur OpenStreetMap, ici sur Google Maps et ici et là sur GéoPortail pour des cartes — en principe toutes les quatre à la même échelle — permettant de suivre ce que je vais raconter. C'est la première (carte OpenStreetMap) sur laquelle je vais ajouter des marqueurs montrant des emplacements précis dans ce qui suit (cf. la note au sujet des cartes plus haut).

Le plateau de Saclay, donc, c'est une étendue géographique de grosso modo 11km (d'ouest en est) par 6km (du nord au sud) centrée à peu près autour de la commune de Saclay et située à 19km de Paris dans la direction du sud-ouest (pile-poil) et 8km au sud de Versailles, et faisant partie de l'ensemble plus vaste du Hurepoix. Comme son nom l'indique, c'est un plateau : au nord-est il est limité par la vallée de la Bièvre (le long de laquelle est construite une branche de la ligne C du RER par Bièvres et Jouy-en-Josas, ici sur la carte) ; au sud, il est limité par la vallée de l'Yvette, dite vallée de Chevreuse (le long de laquelle est construite une branche de la ligne B du RER, par Orsay ici sur la carte et Gif-sur-Yvette) ; au sud-ouest, le plateau de Saclay est limité par la vallée de la Mérantaise, un affluent rive gauche de l'Yvette (toutes ces rivières coulent d'ouest vers l'est, donc on parle ici de la rive droite de la Bièvre et gauche de l'Yvette+Mérantaise). La limite nord-ouest n'est pas claire, ou est arbitraire, parce que les sources de la Bièvre et de la Mérantaise sont justement dans le coin ; du point de vue physique on ne rencontre pas de vallée en allant jusqu'à l'agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines : il peut être raisonnable de fixer la limite à la route départementale 938 (qui relie Châteaufort à Buc, ici sur la carte) ou, plus loin, à la route départementale 91 (qui relie Voisins-le-Bretonneux à Satory, ici sur la carte, dézoomez si nécessaire) de manière à inclure aussi l'aérodrome de Toussus-le-Noble et le Technocentre Renault de Guyancourt. Mais de toute façon, je vais essentiellement parler de la partie sud du plateau de Saclay (le campus urbain évoqué plus bas se situe autour d'ici sur la carte).

Si je faisais correctement mon travail, je dirais quelque chose sur la géologie, mais j'avoue être complètement nul en géologie, et quand je lis des termes comme des formations superficielles plio-quaternaires aux marnes supragypseuses de l'éocène supérieur, mes yeux partent dans le vague. Notons quand même que la couche la plus importante, les sables de Fontainebleau (oligocène inférieur) explique la présence d'anciennes carrières de grès en plusieurs points de la vallée de Chevreuse, dont celle de la Troche (ici sur la carte) au bord du plateau de Saclay et d'ailleurs sur le chemin entre la gare du Guichet et mon bureau.

Les communes situées au moins partiellement sur le plateau de Saclay sont (en tournant grosso modo en spirale à partir de Saclay) : Saclay, Bièvres, Vauhallan, Igny, Palaiseau, Orsay, Gif-sur-Yvette, Saint-Aubin, Villiers-le-Bâcle, Toussus-le-Noble, Buc, les Loges-en-Josas et Jouy-en-Josas ; celles-ci se répartissent entre deux départements, l'Essonne (91) pour la plupart, et les Yvelines (78) pour les autres.

Deux routes importantes traversent le plateau : la quasi-autoroute qu'est la nationale 118, du nord-est au sud, et la départementale 36 d'ouest en est ; ces deux routes se coupent, ainsi que plusieurs autres, en un grand carrefour routier, un peu à l'ouest du centre-bourg de Saclay, ici sur la carte, appelé Christ de Saclay en raison d'une statue visible ici sur Google Street View, et qui sert de direction sur les panneaux routiers. (Le carrefour en question est ancien puisqu'il apparaît déjà sur l'atlas de Cassini vers 1770 : voici sur Géoportail. Il a été complètement réaménagé en 2020 pour transformer un giratoire en de multiples intersections à feux.) J'ai utilisé ce Christ de Saclay comme centre des cartes du plateau de Saclay que je lie ci-dessus et ci-dessous.

Histoire ancienne et curiosités

Je ne sais pas depuis quand le plateau est déboisé (le haut Moyen-Âge ?), mais il est depuis longtemps d'utilisation agricole : ce sont des terres très fertiles, et un certain nombre de grandes fermes associent leur nom à la toponymie et se laissent ainsi retenir même lorsqu'elles ne sont plus actives : fermes de Villebois, de la Vauve, du Moulon, d'Orsigny, du Trou Salé, de Villeras, de Favreuse pour citer les principales. La ferme de Viltain (au nord du plateau, à Jouy-en-Josas, ici sur la carte) est non seulement encore en activité, c'est un gros élevage de vaches laitières, ils ont ouvert un point de vente directe au public (de leurs produits et de produits locaux) et proposent aussi des activités de cueillette selon la saison. Parmi les autres curiosités historiques, on peut citer au moins deux petits châteaux : celui de Corbeville (ici sur la carte) et celui de la Martinière (ici sur la carte ; à ne pas confondre avec un autre château de la Martinière, pas loin de là mais hors du plateau — oui, c'est confusant), et une abbaye bénédictine féminine pas du tout ancienne, l'abbaye du Limon à Vauhallan (ici sur la carte). Il y a aussi des fortifications militaires construites après la défaite de 1870 dont il ne reste pas grand-chose mais quand même au moins une batterie à la pointe sud-est du plateau (ici sur la carte) qui a l'air de servir de lieu d'urbex ; cependant, ces fortifications du XIXe peuvent expliquer le choix d'emplacements pour installer certains organismes, notamment le centre d'essai propulseurs de la DGA là où était le fort de Villeras (ici sur la carte), et l'ONERA là où était le fort de Palaiseau (ici sur la carte), je vais en reparler. Sinon, ce n'est pas de l'histoire mais c'est une curiosité du coin que je ne sais pas où signaler, on peut mentionner le nouveau radôme de l'aviation civile, ici sur la carte, qui est par conception le bâtiment le plus élevé à la ronde, et du coup on le voit de loin (ajout  : comme on me le signale en commentaire, on le voit ici sur Google Street View) ; à ne pas confondre avec l'ancien radôme, qui est un petit peu plus à l'est (ici sur la carte et ici sur Google Street View).

Mais ce qui caractérise surtout ce plateau depuis le XVIIe, c'est l'aménagement que l'ingénieur Thomas Gobert lui a imposé, à la demande de Colbert, dans les années 1680 : de manière à alimenter en eau les jardins de Versailles, Gobert conçoit tout un système de rigoles, d'aqueducs et d'étangs destinés à collecter l'eau du plateau et l'amener à Versailles. Pour ceux qui veulent en savoir plus sur ce sujet, et sur l'alimentation en eau des jardins de Versailles plus généralement, je recommande l'excellent dossier (bref mais étonnamment complet) écrit sur ce sujet en 2006 par un conseiller municipal de Saclay : Le système hydraulique du plateau de Saclay par Serge Fiorese. Pour résumer, cependant, diverses rigoles collectaient l'eau qui ruisselle sur le plateau et l'acheminaient dans deux lacs adjacents (l'un est, si je comprends bien, naturel quoi qu'il ait été aménagé, et l'autre est artificiel), les étangs de Saclay, tout juste au nord du Christ de Saclay (ici sur la carte, ici sur Google Street View, séparés par une digue qui supporte maintenant la départementale 446) ; cette eau était ensuite amenée, par un système d'aqueducs souterrains (ligne des puits, aqueduc de Saclay, aqueduc des Gonards) mais aussi un magnifique aqueduc aérien (les arcades de Buc, ici sur la carte, dézoomez si nécessaire, et ici sur Google Street View, qui enjambent la vallée de la Bièvre) en direction de Versailles. L'aménagement par l'homme de ce plateau ne date donc pas d'hier. (Tout ce système a cessé d'être actif : l'eau est maintenant détournée vers la Bièvre, et si les étangs de Saclay existent toujours et servent de réserve ornithologique, plusieurs des autres lacs artificiels créés par l'œuvre de Gobert ont été réduits, modifiés ou complètement asséchés comme l'étang du Trou Salé. Il reste que la rue qui passe juste en bas de mon bureau s'appelle boulevard Thomas Gobert en l'honneur de ce Monsieur.)

Ajout () : On me fait remarquer que l'étang du Trou Salé et les arcades de Buc, entre autres endroits plutôt au nord du plateau de Saclay (ainsi qu'un laboratoire scientifique aux desseins maléfiques), apparaissent, avec des illustrations éminemment précises, dans un album (S.O.S Météores) de la série Blake & Mortimer d'Edgar P. Jacobs : voir cette petite enquête pour une comparaison dessins/réalité.

Mais ce n'est pas de ce passé lointain, tout passionnant qu'il est, que je veux parler ici, mais de l'aménagement du plateau de Saclay au XXe siècle, et notamment l'installation d'établissements scientifiques.

L'histoire scientifique : première phase (1950–1976)

Cette phase de l'histoire du plateau de Saclay remonte au tout début des années 1950. Le CEA (créé en 1945 et dirigé scientifiquement par Frédéric Jolliot-Curie) déménage dès 1951 dans ce qui est maintenant son plus grand centre de recherche, à l'ouest du Christ de Saclay (ici sur la carte ; il est à cheval sur les communes de Saclay, Saint-Aubin et Villiers-le-Bâcle) : c'est notamment là que sera construit le premier réacteur nucléaire français à eau lourde en 1952, et un accélérateur de particules. À peu près au même moment, la DGA choisit les terrains du fort de Villeras adjacent aux étangs de Saclay pour installer son centre d'essais des moteurs et hélices (ultérieurement renommé en centre d'essai propulseurs, ici sur la carte), et l'ONERA les terrains du fort de Palaiseau (ici sur la carte) pour son laboratoire des bancs d'essai. En parallèle, le CNRS (lui aussi dirigé par Frédéric Jolliot-Curie) a racheté en 1946 le château de Button à Gif-sur-Yvette (dans la vallée de l'Yvette, ici sur la carte) et a commencé à installer des laboratoires dans ce domaine au cours des années 1950. Et à peu près au même moment, complètement de l'autre côté du plateau, dans la vallée de la Bièvre, l'INRA installe un centre de recherches à Jouy-en-Josas dans le domaine du château de Vilvert (ici sur la carte).

Mais le tournant majeur de ce qu'on peut qualifier de campus scientifique vient avec l'implantation de la Faculté des Sciences d'Orsay (qui deviendra ultérieurement une des UFR de l'Université de Paris-Sud XI, maintenant dissoute dans l'Université Paris-Saclay) : le terrain est choisi en 1954 par l'achat du domaine de Launay (ici sur la carte le château du domaine), au départ pour y installer de seuls laboratoires (cyclotron de l'équipe de Frédéric Jolliot-Curie — toujours lui ! — et accélérateur linéaire de l'équipe d'Yves Rocard), mais dès la fin des années 1950, le manque de place à Paris amène à installer aussi des enseignements à Orsay, et le campus se développe substantiellement au cours des années 1960, principalement dans la vallée (sur les communes d'Orsay et Bures-sur-Yvette) mais avec une extension sur le plateau (partie dite du Moulon, environ ici sur la carte, toujours sur la commune d'Orsay, et qui pose le départ du campus urbain Paris-Saclay dont je vais parler plus bas).

Un extension du CEA, l'Orme des Merisiers est inaugurée au milieu des années 1960, au sud du site principal, sur la commune de Saint-Aubin (ici sur la carte).

D'autres installations notables ont lieu au cours des années 1960 et 1970. L'École des hautes études commerciales de Paris (HEC) que je mentionne bien que ce ne soit pas un établissement scientifique au sens étroit, déménage en 1964 au nord du plateau de Saclay, à cheval entre Jouy-en-Josas et Saclay (ici sur la carte). L'Institut d'optique théorique et appliquée (IOTA ou Sup'optique) s'installe en 1966 sur le plateau, au sein du campus de la fac d'Orsay (ici sur la carte). L'école supérieure d'électricité (Sup'élec, maintenant CentraleSupélec) déménage sur le plateau en 1975, pas loin de Sup'optique (ici sur la carte, sur la commune de Gif-sur-Yvette). Et surtout, en 1976, c'est l'École polytechnique (l'X) qui quitte ses locaux de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris pour s'installer sur le plateau de Saclay, de l'autre côté de la N118, à Palaiseau (ici sur la carte).

Voilà pour un très bref résumé de l'histoire de la première grande phase d'installations d'établissements scientifiques sur le plateau de Saclay (et dans la vallée adjacente) : des établissements de recherche isolés installés au début des années 1950, le développement de la faculté des sciences d'Orsay au cours des années 1960, et l'installation de plusieurs grandes écoles dans les années 1960 et 1970. Je tire essentiellement ces informations du travail de mon amie historienne Émilia Robin, qui raconte tout ça bien plus en détails son carnet de recherches Orsay-Saclay auquel je renvoie pour les précisions et références (et s'il y a quelque chose qui diffère entre ce que j'ai résumé et ce qu'elle explique, c'est évidemment elle qui a raison). Et si vous préférez les explications sous forme de vidéos, elle a mis ça sur YouTube : , , , .

Cette phase qui dure du début des années 1950 au milieu des années 1970 nous amène à l'état de la région que j'ai connue quand j'étais petit (j'ai grandi essentiellement à Orsay, et mon père a travaillé dans un laboratoire de l'École polytechnique puis à la fac d'Orsay). Je peux résumer ainsi la situation géographique du futur « campus urbain » : la fac d'Orsay dans la vallée, qui s'étend un peu sur le plateau (partie Moulon, à l'ouest de la N118, avec notamment Sup'optique et l'IUT d'Orsay) ; un peu à l'ouest de ça, un peu à l'écart Sup'élec (et l'Orme des Merisier) ; de l'autre côté de la N118, à Palaiseau, Polytechnique, mais pas grand-chose entre les deux. Les autres grands établissements que j'ai nommés sont de toute façon d'accès strictement contrôlé (certainement le CEA, le centre d'essais de la DGA et l'ONERA ; mais je crois qu'on ne rentre pas non plus sur le campus de HEC comme dans un moulin), donc ils n'ont que peu d'interaction avec le reste. En fait, même le campus de Polytechnique (qui était de toute façon plutôt isolé du reste) était en principe d'accès contrôlé dans les années 1980, il n'y a vraiment que la fac d'Orsay qui était ouverte à tous vents.

La situation n'a, je crois, que peu évolué entre 1976 (déménagement de l'X) et le début des années 2000.

Ajout / complément () : J'aurais dû ajouter ici que, dès les années 1960–1970 il y avait des projets ambitieux de développement du Moulon et de l'espace Corbeville-Palaiseau (avec des idées autour de la recherche de l'excellence), c'est-à-dire de la zone actuellement qualifiée de « campus urbain » (cf. plus bas), et, dès ce moment-là, il y avait les germes de la division que je vais évoquer plus bas entre les deux parties, ouest et est de la N118, avec à l'ouest l'Université et des écoles en convention avec l'Éducation nationale, et côté est les projets d'installation de Polytechnique et de ses écoles d'application (Mines, Ponts, Agro…). (Merci, de nouveau, à Émilia Robin pour m'avoir apporté ces précisions que j'espère ne pas avoir déformées au passage.)

Autre ajout () : J'aurais aussi dû mentionner l'installation du synchrotron SOLEIL à l'Orme des Merisiers (à proximité immédiate du centre du CEA, ici sur la carte) en 2006. Comme quoi il n'est pas vrai que rien n'a bougé sur le plateau entre 1975 et 2010.

Le réveil vers 2010

Je ne sais pas ce qui a fait que les choses se sont réveillées vers 2010. Il semble que plein de projets de fusion, regroupement, rapprochement ou déménagement d'établissements d'enseignement supérieur ou de recherche qui avaient été formulés peut-être 50 ans plus tôt ont été soit redécouverts soit indépendamment réinventés, ou en tout cas que des idées semblables ont réémergé et, cette fois, elles sont allées plus loin que le stade de l'idée. Toujours est-il qu'autour de 2010 les choses se sont remises à bouger sérieusement.

Peut-être que Nicolas Sarkozy y est pour quelque chose : je ne sais pas si c'est une lubie personnelle qu'il a eue de faire du plateau de Saclay une Silicon Valley à la française (je ne sais pas de qui est l'expression, mais elle a couru à ce moment), ou si quelqu'un lui a soufflé l'idée, ou s'il a repris quelque chose qui traînait dans les cartons et qui a surnagé pour une raison aléatoire à ce moment-là. En tout cas, Sarkozy a fait un discours à Palaiseau le dans lequel il annonce une opération d'aménagement du campus Paris-Saclay, portée par Valérie Pécresse (alors ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche) et notamment le déménagement de plusieurs grandes écoles : l'Agro, Centrale, l'ENSAE, l'ENS Cachan et Télécom. Tous ces déménagements ont effectivement eu lieu (Centrale a fusionné avec Sup'élec pour devenir CentraleSupélec, et l'ENS Cachan est devenue l'ENS Paris-Saclay). Mais il annonce aussi d'autres choses, comme des installations communes aux établissements (il évoque d'ailleurs explicitement les cantines), et aussi une ligne de métro Versailles-Saclay-Massy. Je vais revenir sur plusieurs de ces points.

Dans le cas de Télécom Paris, notre directeur de l'époque a annoncé au personnel qu'il réfléchissait à l'opportunité de déménager, avant de finalement prendre sa décision (je ne me rappelle malheureusement plus du calendrier exact) : je ne sais pas dans quelle mesure il a vraiment eu une décision à prendre ou si le gouvernement lui a forcé la main, mais nous avons tous eu l'impression que les dés étaient pipés.

En tout cas, c'est en 2010 (par la loi 2010-597 relative au Grand Paris et le décret 2010-911 relatif à l'Établissement public de Paris-Saclay) qu'est créé l'Établissement public de Paris-Saclay, ultérieurement renommé Établissement public d'aménagement de Paris-Saclay (dans le cadre de la loi Métropoles de 2014). Qu'est-ce que c'est que ce truc ?

Les différents sens de Paris-Saclay

Le problème, dont je dois parler maintenant, c'est qu'il y a plein de Paris-Saclay différents, dont aucun ne recouvre tout le plateau de Saclay, et dont aucun n'est vraiment ce qu'on a envie d'appeler informellement Paris-Saclay. Le Club Contexte vous demande votre plus grande attention. Il y a au moins les cinq Paris-Saclay suivants (dont trois ont une personnalité juridique — et aussi un logo formé de deux ronds représentant de façon stylisée Paris et Saclay) :

  • L'établissement public d'aménagement (EPA) de Paris-Saclay (anciennement établissement public de Paris-Saclay) créé en 2010 et que je viens de mentionner : son site Web est ici, et son logo est formé de deux ronds rouges (un petit pour Paris et un grand pour Saclay) autour des mots Paris-Saclay. Un établissement public d'aménagement est une personne morale de droit public (un EPIC), sous tutelle de l'État, dont le but est de réaliser des opérations foncières et d'aménagement dans une zone géographique donnée ; l'EPA Paris-Saclay est, en l'occurrence, placé sous la tutelle conjointe des ministres chargés de l'urbanisme et de l'enseignement supérieur et de la recherche.

    Le périmètre de l'EPA Paris-Saclay, qu'on peut voir figuré ici sur leur site (tracé rouge sur la carte) est défini comme une liste de 27 communes qui couvre tout ce que j'ai appelé plateau de Saclay (à l'exception possible, et bizarre, de Voisins-le-Bretonneux, qui n'est pas dans le périmètre de l'EPA alors qu'elle est entourée de communes qui le sont), mais s'étend aussi plus loin dans un peu toutes les directions : jusqu'à Versailles au nord, jusqu'à la Verrière à l'ouest, jusqu'à Villejust au sud, et jusqu'à Chilly-Mazarin à l'est — tout ça n'a que peu de rapport avec le plateau de Saclay ! Je pense que la logique est qu'on a mis dans l'EPA toute commune qui intersecte l'OIN dont je parle au point suivant.

    Je mets l'EPA en premier, et je pense qu'on peut dire qu'il est le plus légitime à prétendre incarner moralement Paris-Saclay : c'est lui qui pilote le développement dans le territoire qu'on associe à ce nom.

  • L'opération d'intérêt national (OIN) Paris-Saclay créée en 2009 (définie par le décret 2009-248). Ce Paris-Saclay-là n'a pas de site web, pas de logo et pas de personnalité juridique, c'est juste un territoire : ce territoire est représenté ici sur le site de l'EPA (tracé bleu sur la carte), ou ici sur un site d'opendata. Une opération d'intérêt national est un domaine sur lequel c'est l'État et non les communes qui décident du plan d'occupation des sols et délivrent les permis de construire : il s'agit donc d'une façon de dessaisir les maires de leurs pouvoirs d'urbanisme.

    Le périmètre de l'OIN Paris-Saclay (voir les liens précédents) est un peu plus restreint que celui de l'EPA mais grosso modo sur la même zone : il recouvre essentiellement le plateau de Saclay, à l'exception des quartiers résidentiels (Saclay bourg, Saint-Aubin, Toussus-le-Noble, Val d'Albian, le Haut-Buc) pour ne pas priver les maires de leur pouvoir sur ces endroits ; mais il s'étend aussi à des endroits en-dehors du plateau de Saclay : notamment, la zone d'activités de Courtabœuf aux Ulis et Villebon (qui est de l'autre côté de l'Yvette, ici sur la carte, dézoomez), et celle de Pissaloup à Trappes et Élancourt (ici sur la carte, dézoomez nettement) font partie de l'OIN Paris-Saclay, ce qui est quand même assez étrange.

    Ceci étant dit, je pense qu'on peut oublier la différence entre l'OIN et l'EPA et faire comme si c'était la même chose : leurs périmètres ne sont pas si éloignés que ça.

  • La communauté d'agglomération Paris-Saclay créée en 2016 : son site Web est ici, et son logo est formé de deux ronds jaunes (un petit pour Paris et un grand pour Saclay) en haut à droite des mots Paris Saclay. Une communauté d'agglomération est une forme d'intercommunalité (un établissement public de coopération intercommunale, c'est-à-dire un regroupement de communes à fins de coopération, par exemple en matière de gestion de l'eau, de collecte des déchets, de protection de l'environnement, etc.).

    Le périmètre de la communauté d'agglo Paris-Saclay est formé de 27 communes, mais si vous imaginez que ce sont les mêmes 27 communes qui forment le périmètre de l'EPA Paris-Saclay vous êtes bien naïf. En fait, cette communauté d'agglomération devrait plutôt s'appeler nord-ouest du département de l'Essonne (sauf Bièvres qui a décidé de ne pas rejoindre la bande) et ne recouvre que partiellement le plateau de Saclay, par contre, elle va bien plus au sud et à l'est, jusqu'à Linas (ici sur la carte, il faudra dézoomer pas mal). Je n'ai pas de bonne carte pour le montrer, mais on peut trouver les limites administratives françaises sur Géoportail (je fais là un lien vers la même échelle que précédemment, il faudra dézoomer et/ou se déplacer vers le sud-est pour bien visualiser les limites de la communauté d'agglo). Mise à jour () : On me signale en commentaires qu'on peut l'afficher sur OpenStreetMap (je montre la carte à la même échelle, mais il vaut mieux dézoomer).

    À la différence de l'EPA qui a un rôle d'investissement (notamment scientifique), la communauté d'agglomération s'occupe de la vie quotidienne des habitants des communes concernées. Elle ne va pas jouer beaucoup de rôle dans ce que je veux raconter, donc on peut l'oublier une fois qu'on a noté son existence : c'est, si on veut, un simple fait irritant qu'elle ait elle aussi pris le nom Paris-Saclay.

  • Et enfin, last but not least parmi les structures légalement bien définies, l'Université Paris-Saclay, qui est un renommage-remodelage en 2019 de l'Université Paris-Sud XI (université où j'ai, par exemple, effectué mon doctorat, et elle-même issue de la faculté des sciences d'Orsay lors du découpage en 13 de l'Université de Paris en 1970) : son site Web est ici, et son logo est formé de deux ronds mauves (cette fois c'est un grand pour Paris et un petit pour Saclay) formant un accent aigu sur le mot université au-dessus de Paris-Saclay. Je vais revenir là-desus, mais (au moins au moment où j'écris) l'université Paris-Saclay n'est pas une université, malgré son nom ; c'est néanmoins un établissement d'enseignement supérieur et de recherche (ayant un personnel propre ainsi que d'autres établissements soit composantes soit associés : l'organigramme est impossiblement compliqué).

    Étant un établissement d'ESR et pas un territoire, l'Université Paris-Saclay n'a pas de limites géographiques au sens des trois Paris-Saclay énumérés ci-dessus, et, de fait, elle a des locaux complètement ailleurs, par exemple Sceaux (faculté de droit-économie-management Jean Monnet) ou Châtenay-Malabry (faculté de pharmacie). Néanmoins, la partie centrale est formée du campus d'Orsay-Bures (dans la vallée, ici sur la carte), de son extension du Moulon sur le plateau de Saclay (ici sur la carte), et c'est surtout cette dernière partie qui s'est développée récemment avec la construction de nouveaux bâtiments et l'adjonction en tant qu'établissements composantes de CentraleSupélec (fusion de Centrale et de Sup'élec) et de l'ENS anciennement de Cachan et maintenant renommée ENS Paris-Saclay. D'ici quelques années, il est prévu que l'Université Paris-Saclay absorbe aussi ultérieurement l'Université de Versailles-Saint-Quentin et l'Université d'Évry-Val-d'Essonne.

    Je parlerai plus bas de l'Institut polytechnique de Paris, qui est la branche dissidente de Paris-Saclay, formée par l'École polytechnique et ses écoles vassales qui ont voulu faire bande à part.

  • Mais en plus des quatre structures administratives que je viens de lister, il y a le campus urbain Paris-Saclay qui n'a pas vraiment d'existence formelle (juridique ou administrative), mais qui est plus ou moins à l'intersection des quatre. Le terme n'est pas de moi, c'est l'EPA qui utilise ces mots, et je vais le reprendre régulièrement dans la suite même si je le trouve assez ridicule (campus urbain ? kézako ?). Il s'agit de la frange sud du plateau de Saclay, celle qui borde la vallée de l'Yvette, c'est-à-dire la partie qui va de la départementale 306 à l'ouest jusqu'à la forêt domaniale de Palaiseau (exclue) à l'est, autrement dit en gros de l'Orme des Merisiers (ici sur la carte) à l'ouest jusqu'à l'ENSTA (ici sur la carte) à l'est. On en trouve une carte détaillée ici sur le site de l'EPA et ici sur le site de la communauté d'agglo. Ce campus urbain se subdivise lui-même en grosso modo trois parties : le quartier du Moulon à l'ouest de la N118, et le quartier de Corbeville et le quartier de l'École polytechnique (ou quartier de la Vauve) à l'est de la N118. Je vais revenir sur cette articulation. Notons aussi qu'il est strictement au sud de Saclay, donc la commune de Saclay ne rencontre pas le campus urbain Paris-Saclay.

Vous êtes perdus ? C'est normal.

Voici cependant un petit résumé : on a le plateau de Saclay qui est une étendue géographique où se trouvent (parfois depuis les années 1950 !) différents établissements scientifiques, ainsi que dans les vallées qui le bordent ; l'établissement public d'aménagement (et l'opération d'intérêt national, on peut négliger la différence) sont des structures administratives destinées à promouvoir (depuis environ 2010) le développement économique et scientifique autour de différents endroits autour de ce plateau, dont le plus important est le campus urbain Paris-Saclay, partie sud du plateau où se situent notamment l'Université Paris-Saclay et l'École polytechnique, chacune avec leurs satellites (je vais y revenir) ; la communauté d'agglomération est un peu décentrée par rapport au plateau, et n'a finalement pas grand rapport avec le schmilblick.

Ce serait mieux si j'arrivais à faire une sorte de diagramme de Venn Euler géographique avec une carte unique montrant comment ces différents trucs se recoupent, mais ce serait énormément de travail pour trouver leurs limites précises au format PostGIS et pour réussir à les représenter de façon lisible sur une carte.

Mais si tout ceci est si confusant, c'est aussi en partie à dessein : au-delà d'un EPA, d'une OIN, d'une communauté d'agglo et d'une université-qui-n'est-pas-une-université, Paris-Saclay est devenu une marque qu'il est bon d'afficher parce que ça fait moderne, ça fait chic, ça fait vendre. Bref, tout ça c'est surtout de la comm' : l'Université Paris-Saclay est simplement l'Université de Paris-XI avec ses bâtiments décrépis, à laquelle on a donné un nom tout neuf et complètement mensonger : ce n'est pas une université, elle n'est pas à Paris, et elle n'est même pas non plus à Saclay (elle est à Orsay, Bures-sur-Yvette, Gif-sur-Yvette, et a des antennes à Sceaux et Châtenay-Malabry).

De tout ça, c'est le mot Paris qui est le plus mensonger : on parle de Paris-Saclay pour donner aux étrangers qu'on veut faire venir là l'impression qu'ils seront à côté de la tour Eiffel plutôt qu'à ~20km de là et ~1h30 en transports en commun. D'où le fait que ce mot est le plus mis en avant : l'Université de Paris-Saclay et l'Institut polytechnique de Paris, respectivement situés à Orsay-Gif et à Palaiseau, utilisent le mot Paris pour créer une fausse impression de proximité. L'ENS de Paris-Saclay utilise Paris dans son nom pour entretenir la confusion avec l'ENS tout court, c'est-à-dire celle de Paris (rue d'Ulm). Mais Paris ne fait partie du périmètre d'aucun des organismes ou établissements dont j'ai parlé plus haut. Au contraire, le principal point commun est qu'il s'agit d'établissements qui se sont implantés loin de Paris pour trouver de la place.

On notera d'ailleurs qu'Émilia Robin, aux travaux de laquelle j'ai fait référence ci-dessus, est, à la différence des communicants du projet, honnête dans le titre de son carnet, et elle parle de cité scientifique Orsay-Saclay pas Paris-Saclay.

Mais l'autre mensonge c'est aussi de faire croire que tout ça est très rapproché. Or non seulement tout est loin de Paris, mais les différentes parties sont aussi loin les unes des autres : le plateau de Saclay est immense, et même la partie campus urbain Paris-Saclay qui n'en est que la frange sud, mesure 6km de long (d'ouest en est) par environ 800m de large (du nord au sud).

Le campus urbain Paris-Saclay

Description d'ouest en est

Parlons un peu plus précisément de ce campus urbain Paris-Saclay, donc, parce que c'est la partie du plateau de Saclay que la plupart des gens ont en tête quand ils disent Paris-Saclay : c'est la partie qui s'est énormément développée depuis 2010, c'est la partie où se concentrent l'essentiel des établissements d'enseignement supérieur et de recherche, et c'est la partie où j'ai personnellement mon bureau. Voici des cartes zoomées sur cette partie par rapport aux précédentes : ici sur OpenStreetMap, ici sur Google Maps et ici et là sur GéoPortail (comme au-dessus, elles sont censées être toutes les quatre à la même échelle, et je vais réutiliser la première pour ajouter des marqueurs ci-dessous). Je rappelle aussi les liens que j'ai donnés plus haut vers des cartes sous forme de photos aériennes : ici sur le site de l'EPA et ici sur le site de la communauté d'agglo.

Ce « campus urbain » (whatever that means) situé en frange sud du plateau est constituée des zones suivantes, d'ouest en est :

  • À l'ouest de la nationale 118, le quartier dit du Moulon :
    • L'Orme des Merisiers (sur la commune de Saint-Aubin, ici sur la carte), centre de recherche du CEA dont l'accès est beaucoup moins restreint que son centre principal. Ce site date des années 1960. C'est aussi là que s'est installé le synchrotron SOLEIL (à proximité immédiate du centre du CEA, ici sur la carte) en 2006.
    • Des terrains de sport (complexe sportif du Moulon, donc je crois qu'une partie appartient à la ville de Gif et une autre à l'Université Paris-Saclay mais je ne suis pas sûr ; en tout cas ils sont ici sur la carte).
    • Le quartier Moulon proprement dit sur la commune de Gif-sur-Yvette (ici sur la carte), en gros entre le bâtiment historique de Sup'élec (maintenant CentraleSupélec, ici sur la carte et ici sur Google Street View) et le nouveau bâtiment de l'ENS Paris-Saclay (autrefois ENS de Cachan) (ici sur la carte et ici sur Google Street View). Ce quartier est essentiellement tout neuf à l'exception notable du bâtiment de Sup'élec (et de quelques résidences ou locaux associatifs autour, comme le bâtiment appelé point F qu'on voit ici sur Google Street View) : pour s'en faire une idée, voir par exemple cette vue prise par Google Street View en 2017 ou celle-ci en 2012 ou surtout celle-ci en 2012 (pensez à changer la date de vue, sur chacune d'entre elles c'est instructif).
    • La partie, ici sur la carte, toujours appelée Moulon mais cette fois sur la commune d'Orsay, où sont les premières extensions de la faculté des sciences d'Orsay sur le plateau, dès les années 1960. Ce Moulon vieux (comme je suis tenté de l'appeler) a beaucoup moins changé que le Moulon neuf du point précédent.
  • La nationale 118 passe, sur la commune d'Orsay, dans un encaissement naturel du relief (je suppose qu'il y avait là un petit affluent de l'Yvette), dont les coteaux, assez pentus, portent des parties boisées et des quartiers résidentiels (le Guichet et la Troche). Voyez par exemple ici sur Google Street View une vue de la vallée de la N118 depuis son coteau ouest. Trois ponts enjambent la N118 : un pont routier (ici sur la carte) qui fait partie d'un échangeur avec elle, une passerelle bus+vélo+piétons (ici sur la carte) qui assure seule la continuité piétonne et cyclable entre les deux parties du campus, et enfin un viaduc qui vient d'être construit pour le futur métro 18 (ici sur la carte). On voit ces trois ponts ici sur Google Street View.
  • À l'est de la nationale 118, les quartiers dit de Corbeville et de l'École polytechnique (ou parfois de la Vauve) :
    • Le quartier Corbeville, toujours sur la commune d'Orsay reste largement à construire. Je ne sais pas bien ce qui est prévu à cet endroit à part un hôpital ici sur la carte. Le château de Corbeville est ici sur la carte mais je ne sais pas ce qu'il y a là ni ce qu'il est prévu d'en faire.
    • Le quartier de l'École polytechnique, sur la commune de Palaiseau, mais à l'ouest de l'École polytechnique elle-même, c'est-à-dire vers ici sur la carte. Il y a là notamment des centres de R&D de diverses entreprises (EDF, Danone, Thalès, Horiba), des labos mixtes (Nano-Innov) et plusieurs grandes écoles (l'Agro, Télécom — où je travaille —, et le nouveau bâtiment de Sup'optique), et un lycée international ; la sous-préfecture de Palaiseau doit aussi déménager là. Ce quartier est également tout neuf, mais globalement moins neuf que le Moulon : là aussi, il est intéressant de jeter un coup d'œil à Google Street View, par exemple ici en 2017 ou bien là en 2011 (de nouveau, jouez à changer la date).
    • Le terrain de l'École polytechnique proprement dit (entouré par le boulevard des Maréchaux), ici sur la carte où se trouvent encore deux autres grandes écoles à part l'X elle-même : l'ENSAE (ici sur la carte) et l'ENSTA (ici sur la carte). Comme dit plus haut, l'École polytechnique est installée là depuis 1976.
  • Encore plus à l'est, on a la forêt domaniale de Palaiseau, le quartier résidentielle des Joncherettes, le site de l'ONERA dont j'ai déjà parlé (à l'emplacement de l'ancien fort de Palaiseau, ici sur la carte) et encore des labos de l'ENSTA (à l'emplacement de l'ancienne batterie de l'Yvette, ici sur la carte).

Les communes concernées par le « campus urbain Paris-Saclay » sont donc : Saint-Aubin, Gif-sur-Yvette, Orsay et Palaiseau (d'ouest en est), mais pas Saclay (et encore moins, je l'ai déjà dit, Paris).

(J'ai parlé là uniquement du plateau, mais juste pour situer les choses, je rappelle qu'il y a dans la vallée le domaine où le CNRS s'est installé à Gif-sur-Yvette ici sur la carte et surtout les terrains historiques de la fac d'Orsay — qui fait maintenant partie de l'Université Paris-Saclay — à Bures-sur-Yvette et Orsay ici sur la carte. Ces terrains de la fac d'Orsay dans la vallée font inclus dans le périmètre de l'OIN Paris-Saclay, cf. ci-dessus, et donc de l'EPA, mais pas dans ce que l'EPA définit comme le campus urbain, et c'est cette terminologie que je retiens.)

Le rideau de fer de la N118 : Université Paris-Saclay contre Institut Polytechnique de Paris

Vous êtes perdus ? C'est encore une fois normal. Retenons principalement ceci : le campus urbain Paris-Saclay (qui est lui-même la frange sud du plateau de Saclay, en limite de la vallée de l'Yvette, et qui n'est qu'une des zones concernées par l'EPA/OIN Paris-Saclay) est divisé en deux par la N118 : un peu comme Berlin, il y a un côté ouest et un côté est. Le côté ouest s'appelle le Moulon (le revoici : ici sur la carte), le côté est n'a pas un nom fixé unique (Corbeville, Vauve, quartier de l'École polytechnique… ; en tout cas par ici sur la carte).

Et ce qui participe à la confusion, c'est que les gens qui travaillent d'un côté de la N118 ont tendance à oublier complètement que l'autre côté existent, et à utiliser le terme plateau de Saclay pour désigner leur moitié du campus urbain (qui est lui-même, je le rappelle, une petite partie du plateau de Saclay).

La division en deux parties n'est pas juste un accident de la nature (indéniablement, il y a là un creux dans le relief : il se trouve qu'on a construit une route dans ce creux), elle s'est pas mal transformée en division « politique » (et c'est pour ça que j'aime comparer avec Berlin).

Parce qu'à l'origine (i.e., vers 2010), il était prévu d'avoir une unique entité universitaire Paris-Saclay qui chapeauterait tous les établissements installés ou devant déménager sur le campus urbain, de Sup'élec à Polytechnique. Je me souviens avoir reçu (je pense que ça devait être en 2016, nous étions encore à Paris) une nouvelle carte professionnelle avec le logo de l'Université Paris-Saclay dont notre directeur nous avait annoncé très fièrement que nous (Télécom Paris) faisions maintenant partie.

Mais voilà que suite à différents désaccords ou des blocages comme l'écrivent différentes sources, le projet a finalement été scindé en deux : l'École polytechnique ayant peur de perdre son identité en se noyant dans la masse de ce qu'elle considérait comme les pouilleux de la fac (parce qu'il faut dire clairement ce qui est derrière ces désaccords et ces blocages), elle entraîne avec elle des établissements vassaux et convainc l'État de créer une autre entité, provisoirement appelée NewUni (sic !), et qui reçoit finalement le nom (dévoilé en grande pompe en 2019, voici le décret) d'Institut Polytechnique de Paris, dont on nous assure qu'il est complémentaire et pas opposé à l'Université Paris-Saclay. Il a fallu que le président de la République (maintenant Emmanuel Macron) fasse un discours le pour annoncer le divorce.

Heureusement, les établissements qui ont « choisi » de suivre l'École polytechnique dans son schisme contre l'Université Paris-Saclay, à savoir Télécom Paris et SudParis (oui c'est confusant), l'ENSAE et l'ENSTA, sont toutes à l'est de la N118. (La réciproque n'est pas loin d'être vraie, mais l'Agro a choisi de rejoindre le camp adversaire, euh, pardon, complémentaire alors que Polytechnique semblait beaucoup espérer la rallier.) Donc on a quand même une sorte de cohérence géographique au sein du campus urbain :

  • à l'ouest de la N118 (partie Moulon), l'Université Paris-Saclay et ses établissements composantes (CentraleSupélec, l'ENS) ou sont partenaires à divers titres (jusqu'au CEA à l'Orme des Merisiers),
  • à l'est de la N118, l'Institut Polytechnique de Paris (i.e., le club des groupies de l'X) mais aussi quelques membres de l'Université Paris-Saclay (l'Agro et le nouveau bâtiment de Sup'optique), et des entreprises qui n'ont rien à voir avec le schmilblick.

Mais même cette timide cohérence géographique a ses limites, parce que je viens de dire qu'il y a des établissements à l'est de la N118 qui n'ont pas voulu rejoindre l'Institut Polytechnique de Paris ; et certains ont aussi des antennes ou des sites secondaires un peu partout (par exemple Télécom SudParis à Évry), comme, d'ailleurs, l'Université Paris-Saclay (j'ai déjà dit qu'elle avait des locaux à Sceaux et Châtenay-Malabry).

Je trouve quand même spectaculairement révélateur que le lancement de ce qui était censé couronner l'opération Paris-Saclay se soit soldé par un divorce, et finalement on ne sait pas bien si c'est un campus ou deux qui habitent la frange sud du plateau de Saclay.

La manie des fusions et la complexité administrative qui en résulte

À ce stade, il faut que je parle un peu de la manie des fusions et regroupements dans l'enseignement supérieur et la recherche français, ou plutôt, de cette manie des gens qui pilotent l'ESR français. Si vous voulez une version satirique assez piquante, je recommande la lecture de l'excellente nouvelle Fusion et confusion (in: Les dessous de paillasse) par Élodie Sabin-Teyssier (j'en ai déjà parlé).

La première chose qu'il faut comprendre, c'est que les gens qui dirigent la recherche, du plus haut niveau (politiques : président, ministres…) jusqu'aux « simples chefs » (présidents d'universités et directeurs d'unités), et c'est sans doute surprenant parce que certains viennent eux-mêmes du milieu de la recherche mais je suppose que ceux qui ont les dents assez longues pour devenir des chefs importants sont ceux qui ont ce type de mentalité, bref, tous ces gens n'arrivent pas à comprendre que la recherche est une coopération et pas une compétition. De là une obsession de leur part pour le chiffre et l'« excellence » : les classements, la visibilité internationale, etc.

Il y a notamment un classement complètement bidon mais qui fait énormément de mal à la recherche française, c'est le classement de Shanghaï, un classement publié annuellement vers la mi-août (à l'origine mené par l'université Jiāotōng de Shanghaï, et maintenant par un organisme « autonome ») des universités du monde entier : c'est un classement purement comptable du nombre de récompenses prestigieuses (du style prix Nobel, parmi les anciens élèves d'une part et parmi les enseignants-chercheurs d'autre part), des publications, et ce genre de choses. Surtout, ce classement ne tient pas compte de la taille des établissements, c'est-à-dire qu'il favorise les plus gros : en gros, c'est un simple dénombrement du nombre de publications prestigieuses, pas du nombre de publications par chercheur, donc en fusionnant plusieurs établissements on monte forcément dans le classement (puisque les publications s'ajoutent, sans aucune compensation pour la taille ; en termes physiques, c'est une grandeur extensive, pas intensive). Après tout, c'est un parti-pris qui se tient : le classement était destiné aux intérêts internes de l'université Jiāotōng (et sans doute à ses propres luttes de pouvoir avec ses tutelles, avec ses concurrents, que sais-je encore). Le monde entier a très bien compris que ce classement n'avait aucune espèce d'intérêt ou de valeur (de toute façon ce sont toujours les mêmes énormes universités américaines et britanniques qui arrivent en tête : Harvard, Standford, le MIT, Berkeley, Princeton, Columbia et CalTech, dans un certain ordre, pour les États-Unis, et Cambridge et Oxford pour le Royaume-Uni, voilà en gros la tête du classement) : tout le monde s'en fout, et avec raison. Il n'y a qu'en France que le classement de Shanghaï a été transformé en véritable obsession. Et la règle de Shanghaï plus c'est gros plus c'est haut a été transformée en impératif : il faut fusionner pour monter (mais fusionner juste assez pour persuader les Chinois qui font le classement qu'on est une seule entité ; ensuite, on peut rester soi-même au sein de l'entité fusionnée).

Alors voilà, l'Université Paris-Saclay, à force d'avoir fusionné tout ce qui pouvait être fusionné en région parisienne, s'est hissée cette année au 15e rang du classement, premier établissement qui n'est ni américain ni britannique (et devant l'ETH de Zurich), et elle est même première en mathématiques. Ça n'a aucune espèce de sens pour la recherche, mais ça n'a pas empêché le gouvernement français de s'auto-congratuler de cette réussite : ici le président de la République, ici la Première ministre et ici la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche tiennent le même langage : 🇫🇷 Cocorico ! 🇫🇷 (voilà, ces gens n'ont de souci de la recherche que pour dire que la France y est bonne, et ils n'ont vraiment pas compris que ce n'était pas un concours).

Bref, une obsession toute nouvelle pour la fusion. La recherche française s'est faite, selon les époques, en structures de taille tout à fait variable (de la petite École normale supérieure à la gigantesque Université de Paris qui a finalement été scindée en 1970 pour en faire 13 universités indépendantes, mais que certains ont maintenant des velléités de recréer), voilà que l'étrange fascination pour le classement de Shanghaï vient exiger des grosses structures (disons, au moins assez grosses pour pouvoir concurrencer les universités américaines, tout en restant si possible administrativement gérables et pour convaincre les Chinois qu'on est bien une seule entité — des petits farceurs avaient proposé de créer l'University of France, regroupant toutes les structures d'enseignement supérieur et de recherche du pays, et qui serait sans problème première au classement : là sans doute les auteurs du classement refuseraient la supercherie).

Ajout / éclaircissement () : Je ne veux pas donner l'impression — et j'ai peur de l'avoir donnée — que le classement de Shanghaï est le seul moteur de la lubie des dirigeants de l'ESR pour les fusions et rapprochements (ou changements de noms et de statuts). D'ailleurs, de toute évidence, ce n'est pas la seule origine du projet Paris-Saclay puisque ses racines remontent à 1950 comme noté plus haut. Il y a bien sûr d'autres classements que celui de Shanghaï, d'autres mirages après lesquels on peut courir : celui-ci est le plus notable (en France), mais s'il n'existait pas il y en aurait un autre. La racine du mal, c'est vraiment la vision de la recherche comme si c'était un concours, et l'obsession qui va avec pour l'« excellence », pour la « visibilité internationale », et pour la politique du chiffre (nombre de publications, de citations, de brevets, etc.) qui implique une course après des indicateurs dénués de sens (le classement de Shanghaï en étant un), et aussi, sur le plan des sujets scientifiques, une recherche systématique des derniers sujets à la mode (en ce moment c'est l'IA et le quantique, un peu avant ça pouvait être la Blockchain et le Big Data, mais dans tous les cas c'est une façon de courir comme des poulets sans tête après ce qui fait le buzz du moment).

Mais en même temps, il existe quand même une résistance à la fusion parce qu'il existe une résistance au changement : donc on fusionne mais si possible sans rien changer au fonctionnement actuel, on fusionne si possible sans bouger ; et aussi, on fusionne avec des gens plutôt mieux que soi et on refuse avec les gens moins bien (parce que même si le classement de Shanghaï est extensif donc toute fusion est bonne à prendre, il y a quand même d'autres indicateurs qui sont partiellement intensifs et pour lesquels il vaut mieux ne fusionner qu'avec des choses plus prestigieuses). Encore une fois, lisez la nouvelle d'Élodie Sabin-Teyssier, elle illustre ça de façon parfaite, ainsi que cette autre nouvelle sur l'obsession pour les classements.

Le résultat de ces luttes de pouvoir entre la fusion contre nature et la résistance à la fusion, c'est un chaos de structures administratives, qu'entretient le principe fondamental de la dynamique administrative : dès lors qu'on a créé une entité administrative, elle vient avec une équipe dirigeante qui cherche à rester dirigeante et qui va donc lutter contre toute tentative pour supprimer ou simplifier la structure. Le monde de l'ESR français est un enchevêtrement de structures administratives qui se contiennent partiellement, avec des astérisques, des exceptions, des multi-localisations, des statuts spéciaux et régulièrement modifiés, des fusions partielles, des membres associés, des changements de noms, etc., tel que personne n'y comprend plus rien. Paris-Saclay est emblématique de ce chaos de structures entremêlées et de confusion entre la situation administrative la situation géographique, et je pense l'avoir assez bien montré.

Pour autant que je sache, ce mal est spécifiquement français. Je ne prétends pas que ce soit parfaitement simple partout ailleurs (à Cambridge et Oxford, par exemple — on sait que le Royaume-Uni est grand fan des complications historiques —, il y a les colleges qui divisent l'université de façon transverse aux départements), mais je pense que le niveau de complexité administrativite atteint par la France est très inhabituel au niveau international (il faudrait un classement de Shanghaï de la complexité administrative !).

Le chercheur de base, bien sûr, s'en fout, s'en amuse ou s'en désole : il se contente d'indiquer sur ses articles les noms des N entités auxquelles il est censé appartenir (et parfois en se trompant tellement c'est difficile de savoir vu que ça change tout le temps, et en plus ces entités sont parfois jalouses sur l'ordre dans lequel il faut les nommer). Mais les gens qui veulent progresser dans la hiérarchie doivent parier sur le bon cheval, i.e., trouver une fonction qui s'inscrit dans une structure destinée à prendre de l'importance, et ensuite il s'agit de la défendre. Reste que toutes ces structures imbriquées et enchevêtrées coûtent de l'argent car chacune a son personnel et ses coûts de fonctionnement (et une bonne partie de ce personnel ne sert à rien, c'est-à-dire perd son temps à promouvoir l'importance de la structure et à demander aux chercheurs de lui fournir les données pour ça, plutôt que soutenir la recherche elle-même). Et même pour les gens normaux, qui n'ont rien à faire de toute cette complexité, c'est quand même une perte de temps pour trouver à qui il faut s'adresser pour, par exemple, demander des financements pour un projet ou un voyage.

Donnons juste quelques exemples de plus de ce chaos administratif et de cette manie de changer les choses pour le plaisir de changer les choses (en bref : administrativite). Exemples anecdotiques mais que j'aime bien raconter parce qu'ils sont quand même assez révélateurs :

  • Il y a eu un moment (comme je l'ai dit plus haut, ça devait être vers 2016) où ma carte professionnelle de Télécom Paris, qui devait s'appeler Télécom ParisTech à ce moment, portait la mention de trois structures l'englobant : ① ParisTech, ② l'Institut Mines-Télécom, et ③ l'Université Paris-Saclay. Je faisais remarquer à mon chef de département que ces trois structures étaient autant de tentatives avortées de regroupements :

    1. ParisTech était une première tentative (créée en 2007) de regroupement d'écoles autour de l'École polytechnique, ces écoles n'ont jamais vraiment voulu se rapprocher sérieusement, et ça a été un échec, et je découvre d'ailleurs aujourd'hui en lisant Wikipédia que nous l'avons complètement quittée.
    2. L'Institut Mines-Télécom est le résultat de la fusion du Groupe des Écoles des Télécommunications (dont fait partie mon école) et du Groupe des Écoles des Mines… sauf que l'École des Mines de Paris (les Mines) n'a pas voulu fusionner dans l'Institut Mines-Télécom, laissant donc l'Institut Mines-Télécom sans les Mines, ce qui est assez hilarant, et de toute façon le sens de cette entité demeure passablement obscur vu qu'il n'y a que très peu de coopération entre les différentes écoles de l'Institut.
    3. Nous avons quitté l'Université Paris-Saclay (pour aller avec son concurrent, l'Institut Polytechnique de Paris) presque immédiatement après l'avoir rejointe.
  • Au sein de l'Institut Mines-Télécom (autrefois Groupe des Écoles des Télécommunications), outre mon employeur Télécom Paris (autrefois Télécom ParisTech, encore avant ENST), il y a une autre grande école appelée Télécom SudParis (autrefois Télécom INT, encore avant INT d'Évry), qui a partiellement déménagé sur le plateau de Saclay dans le même bâtiment. Non seulement ces changements de nom incessants sont ridicules et confusants, mais en plus, à l'heure actuelle, on a dans le même bâtiment à Palaiseau du campus urbain Paris-Saclay, deux écoles différentes qui font toutes les deux parties à la fois de l'Institut Mines-Télécom et de l'Institut Polytechnique de Paris : Télécom Paris et Télécom SudParis. S'il y a bien un moment où la fusion serait raisonnable, c'est là ! Sauf qu'elle ne peut pas se faire, parce que Télécom SudParis a reçu des beaux bâtiments à Évry de la part du Conseil départemental de l'Essonne, qui tient à ce que ces bâtiments leur servent : donc Télécom SudParis est le c●l entre deux chaises, moitié à Palaiseau et moitié à Évry (deux sites dont la connexion en transports en commun est épouvantablement mauvaise), et ces bâtiments à Évry sont un boulet qui empêche toute évolution de la situation.

  • J'ai fait allusion au fait que l'Université Paris-Saclay n'est pas une université. La seule vraie liste des universités en France (avec leurs vrais noms officiels) est celle donnée à l'article D7111-1 du Code de l'éducation, et on constatera que Paris-Saclay n'en fait pas partie (il est d'ailleurs intéressant de regarder les points 47 à 58, qui étaient Paris-I à Paris-XIII à l'exception de Paris-IX Dauphine qui a changé de statut avant les autres, et voir combien ont survécu à la manie de renommer, fusionner ou reclasser ; il est aussi amusant de noter que la fusion de Paris-IV et Paris-VI s'appelle tout à fait officiellement Université Sorbonne Université, et je mets un point d'honneur à toujours la nommer comme ça — mais je digresse).

    Bon mais alors qu'est-ce que c'est que l'Université Paris-Saclay si ce n'est pas une université ? C'est ce que j'aime appeler un EPCSCPEPA1O20181131RENFRRFEESR, c'est-à-dire officiellement un établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel expérimental prévu à l'article 1er de l'ordonnance nº2018-1131 du 12 décembre 2018 relative à l'expérimentation de nouvelles formes de rapprochement, de regroupement ou de fusion des établissements d'enseignement supérieur et de recherche. Quand on est moins facétieux que moi on dit juste établissement public expérimental, mais je trouve que ce nom à rallonge (je souligne que c'est le nom du type d'établissement) est joliment emblématique de l'absurde complexité administrative à laquelle on a affaire. Avant 2020(?), c'était encore autre chose : une communauté d'universités et d'établissements (abrégé en ComUE, type prévu par les articles L718-7 et suivants du Code de l'éducation).

    J'avoue ne pas savoir précisément ce qu'implique concrètement la différence entre une ComUE, un EPCSCPEPA1O20181131RENFRRFEESR et une université (ni pourquoi Paris-Saclay est passée du premier type au second), mais un élément de réponse est certainement apporté par le fait qu'il s'agit d'une fusion incomplète : autant l'Université de Paris-Sud XI a complètement disparu pour devenir l'Université de Paris-Saclay, autant l'ENS de Paris-Saclay (ex ENS de Cachan) n'est pas absorbée par l'Université de Paris-Saclay, elle reste en tant qu'établissement-composante. (Je cite l'article 1er de l'ordonnance sus-visée : Les établissements regroupés dans l'établissement public expérimental peuvent conserver leur personnalité morale. Ils sont dénommés établissements-composantes de l'établissement public expérimental.) Bref, on continue à accumuler du mille-feuille administratif avec des couches de structures qui s'enchevêtrent, on change de catégorie administrative toutes les quelques années : tout ceci ne sert rigoureusement à rien sauf à faire tourner le vaste moulin administratif à perdre du temps.

    Je trouve finalement assez hilarant que dans Université Paris-Saclay il n'y ait pas un seul mot qui ne soit pas mensonger : ce n'est pas une université c'est un EPCSCPEPA1O20181131RENFRRFEESR, elle n'est pas du tout à Paris elle est à 20km de là, et elle n'est même pas à Saclay (et même pas complètement sur le plateau de Saclay), elle est principalement entre Gif-sur-Yvette, Bures-sur-Yvette et Orsay, avec des antennes ailleurs.

    Donc on peut trouver que je suis pinailleur en signalant que son statut n'est pas celui d'université mais d'EPCSCPEPA1O20181131RENFRRFEESR, mais ce pinaillage a une raison en ce qu'il dénonce la novlangue mensongère où pas un mot du titre n'est vrai, en même temps que la manie des statuts à la con qui changent tout le temps et qui noient tout le monde sous la complexité administrative.

En vérité, le monde de la recherche a surtout besoin de structures stables dans le temps, peu envahissantes, à l'organigramme pas trop compliqué, et surtout qui ne dépensent pas une énergie démesurée à faire leur autopromotion et à convaincre les chercheurs de coopérer avec les autres gens de la structure X parce que c'est dans l'intérêt stratégique de X, mais au contraire sachent s'adapter aux coopérations que les chercheurs veulent mettre en place pour des raisons scientifiques (que ces coopérations soient au sein de la même structure, avec une structure différente dans le même pays, ou carrément ailleurs dans le monde) : c'est à l'administration de s'adapter aux besoins de la science, et pas le contraire.

Ce qui ne va pas

Ce qui va quand même

À un certain niveau, le projet Paris-Saclay (version 2010) traduit quelque chose de positif : le fait que les politiques ont compris la nécessité (pour l'avenir du pays) de parfois investir de l'argent dans la recherche, et même, peut-être, qu'ils ont compris que le cadre matériel peut avoir son importance. Ce qui est navrant, c'est qu'à partir de ce constat louable, tout part de travers, et pas uniquement à cause de leur vision obsédée par les chiffres, la compétition et l'« excellence » (comme j'en ai parlé plus haut mais aussi dans ce billet), mais aussi à cause d'une incapacité profonde à comprendre ce qui est utile à la recherche.

Avant d'aborder les nombreuses choses qui ne vont pas, et qui font que Paris-Saclay est un non-sens de tout point de vue, il faut dire un mot de quelques unes des choses qui ne sont pas si mal.

Le cadre n'est pas si mal. Je veux dire, il y a eu un véritable effort pour arriver à créer un environnement agréable. Sur de nombreux plans, cet effort a été un échec parce que les gros cerveaux qui ont pensé tout ça étaient déconnectés des réalités, mais l'effort n'a pas été totalement vain non plus.

Notamment, le bâtiment de Télécom Paris où je travaille (ici sur la carte) est plutôt une réussite architecturale (je ne peux pas trop juger des autres, parce que je ne peux pas entrer dedans, je vais y revenir). Il n'est pas moche ni de l'intérieur ni de l'extérieur (en tout cas, je trouve). Il est un peu labyrinthique, mais d'une manière plutôt agréable, c'est-à-dire qu'il évite la répétition des structures identiques à chaque étage. Il y a de grands espaces qui, malgré le béton apparent, ne font pas trop brutalistes ; et chaque département ou service a réussi à créer son petit domaine (et son espace de détente) dans les couloirs qui lui étaient attribués. Il m'arrive de marcher dans le bâtiment pour me dégourdir les pattes, et ce n'est pas déplaisant. Surtout, on a de la place : outre que la bibliothèque est grande et agréable (elle est assez nulle en tant que bibliothèque, mais elle est très bien en tant qu'espace de travail), il y a plein de tables un peu partout dans les espaces communs où on peut s'installer pour travailler si on veut changer d'endroit. Et on a trois-quatre jardins, même si je regrette que l'un d'entre eux ait très rapidement été transformé en terrain de sport ; et la place Marguerite Perey, juste au nord du bâtiment (ici sur la carte, ici sur Google Street View) est aussi plutôt réussie depuis que ce n'est plus un champ de boue. La cantine n'est pas mal, aussi bien au niveau du cadre (on peut s'installer pour voir la verdure ou, quand il fait beau, manger dehors) que de la nourriture. Mon bureau est raisonnablement grand, je ne le partage pas, et il a une vue plutôt pas mal (surtout depuis que le bâtiment Horiba en face a remplacé son parking moche par une pelouse). Les salles ont toutes un vidéoprojecteur qui marche. Tout ça n'est pas complètement négligeable, surtout en comparaison avec les locaux vétustes, serrés et bizarrement configurés que nous avions à Paris. (Ceci étant, il y a aussi eu des économies mesquines, et notamment le fait que nous n'ayons pas de vraie clim dans un bâtiment construit en 2019 — juste un vague système d'eau fraîche pour refroidir un peu — est assez incompréhensible.)

Je ne sais pas ce qu'il en est de l'intérieur des autres bâtiments, mais de l'extérieur le campus urbain Paris-Saclay (enfin, les parties qui ne sont plus en travaux) ressemble beaucoup à des dessins imaginés par les cabinets d'architecture pour vanter les mérites de leur projets immobiliers : les bâtiments semblent surgis d'une image 3D raytracée et les plantes toutes identiques fraîchement sorties d'une pépinière. On peut aimer ça. Je me demande comment ça vieillira. Mais il faut reconnaître qu'il y a de la verdure : il y a des vrais bois à proximité (sur les coteaux du plateau, en gros sur toute la longueur de la vallée) et il y a aussi un certain nombre de petits parcs sur le campus dont certains sont plutôt réussis. (On ne les voit pas forcément en passant en voiture, justement parce qu'ils ont été mis à l'écart de la circulation des voitures, ce qui n'est pas con.) Bref, tout ceci a tout a fait le look écoquartier des années 2000 si vous voyez ce que je veux dire (si vous ne voyez pas, peut-être que cette vue Google Street View expliquera mieux que mille mots) : si on plisse juste assez les yeux on peut presque se croire dans un monde solarpunk. Peut-être que dans 20 ans ou 50 ans les gens penseront ouh, ça fait tellement années 2000, et puis ça a mal vieilli, mais pour l'instant la combinaison du neuf et de la verdure peut avoir son charme (je veux dire, si les cabinets d'architectes dessinent les choses comme ça dans leurs brochures publicitaires sur papier glacé, c'est que ça plaît ! et là on a la brochure en vrai).

Une objection que je ne fais pas mienne (je la mentionne parce que ma maman en parle souvent, et ce n'est pas la seule) est qu'on a — écologiquement parlant — sacrifié de belles terres agricoles pour les bétonner. Or du point de vue écologique, il n'y a rien de plus pauvre que les terres agricoles : la biodiversité y est essentiellement nulle. Ce n'est pas ça qui manque, les terres agricoles, en Île-de-France, il suffit de traverser la Beauce ou la Brie, ce sont champ après champ à perte de vue, souvent sans un seul arbre à l'horizon, coupés par des routes toutes droites, c'est presque terrifiant. Du point de vue de la biodiversité, je suis assez convaincu qu'il y a beaucoup plus d'espèces (végétales ou animales) dans le moindre petit coin de jardin qu'on a aménagé à Paris-Saclay que dans un immense champ de blé ou de colza. D'ailleurs il y a eu un véritable effort pour restaurer des milieux spécifiques au plateau de Saclay qui avaient été détruits ou réduits par la culture : mares et mouillères, zones marécageuses et roselières autour de la rivière de Corbeville, et on a cherché à protéger un certain nombre d'espèces locales (p.ex., pour la flore, Damasonium alisma, la damasonie étoilée ou étoile d'eau ; et pour la faune, Triturus cristatus, le triton crêté), justement en marge des opérations d'urbanisme.

Bref, voilà, il m'arrive de me dire que je vais aller au bureau alors que je pourrais travailler à la maison, juste pour profiter du cadre. Ceci étant, l'obstacle des transports me refroidit bien souvent.

Venir jusqu'au campus urbain

Parce que voilà, Paris-Saclay, c'est loin. (Loin de Paris, je veux dire, mais en fait, loin de tout qui n'est pas à distance de vélo : mes collègues de Télécom SudParis qui doivent parfois aller d'Évry au plateau de Saclay peuvent témoigner que c'est essentiellement infaisable en transports en commun, alors qu'on reste en Essonne.)

En transports en commun, pour venir depuis Paris, il y a deux étapes toutes deux pénibles, mais différemment pénibles : d'abord il faut prendre le RER B, puis (comme le RER passe dans la vallée) il faut monter sur le plateau.

Le principal problème du RER B, ce n'est pas le temps de trajet (sur les fiches horaires c'est entre 30min et 35min pour aller de Châtelet-les-Halles à Massy-Palaiseau, et autour de 45min jusqu'à Orsay : c'est décent), la cadence est à peu près correcte (au moins pour Massy-Palaiseau), mais l'ennui c'est surtout qu'il est complètement à bout de souffle à force de sous-investissement chronique depuis des décennies, donc il est sans cesse perturbé. Donc si on veut juste venir au bureau, le RER est une solution décente, mais quand on a absolument besoin d'arriver à l'heure, il faut prévoir énormément de marge et/ou avoir une solution de repli.

La deuxième étape, c'est de monter sur le plateau. Il y a un bus (91·06) depuis Massy-Palaiseau (ou optionnellement depuis le Guichet si on va sur la partie « Moulon »), mais ce bus est complètement incapable de faire face à l'afflux énorme de gens qui veulent accéder au campus urbain, il a une fréquence tout à fait insuffisante en heures pleines (où il est complètement bondé) comme en heures creuses (où il faut l'attendre trois plombes), et par ailleurs il a un nombre d'arrêts invraisemblable ce qui fait qu'il met un temps délirant : plus de 15min pour faire les 6km entre la gare de Massy et l'arrêt qui me concerne. Et encore, je suis bien mieux loti que les gens qui doivent aller côté « Moulon » (est) de la N118, pour qui le trajet en bus est bien plus long, et qui n'ont pas vraiment l'option d'y aller à pied.

Parce que face à cette calamité qu'est le bus 91·06, je choisis généralement l'option consistant à prendre le RER jusqu'à l'arrêt Le Guichet (ici sur la carte) et à monter les 390 marches du passage du Buisson jusqu'au bâtiment (ensuite je prends l'ascenseur pour m'épargner les 97 marches supplémentaires jusqu'à mon bureau). Ceci me prend un tout petit peu plus de temps que le bus (essentiellement parce qu'il faut prendre le RER un peu plus loin), mais c'est moins aléatoire. Les gens qui vont à Polytechnique peuvent faire pareil depuis l'arrêt Lozère (les marches sont un peu plus merdiques parce qu'elles ne sont même pas égales), mais si on va côté Moulon c'est bien plus long de monter à pied parce que le RER passe plus loin du plateau.

La bonne nouvelle pour tout le monde sur le campus urbain, c'est qu'une nouvelle ligne de métro est en construction, la (future) ligne 18 dont le premier segment prévu de démarrer l'opération en 2026 sur trois interstations : Massy-Palaiseau, Palaiseau (c'est-à-dire en fait la partie à Palaiseau du campus urbain, ici sur la carte), Orsay-Gif (c'est-à-dire en fait la partie « Moulon » du campus urbain, ici sur la carte) et CEA Saint-Aubin (c'est-à-dire en fait le Christ de Saclay) ; la ligne se prolongerait ensuite jusqu'à Versailles d'un côté, et jusqu'à l'aéroport d'Orly de l'autre (où la ligne 18 devrait rencontrer la ligne 14). Comme les travaux sont bien avancés (les progrès sont indéniablement spectaculaires quand je vais au bureau), je pense que cette ligne 18 va vraiment se faire, et j'espère qu'elle n'aura pas trop de retard : ceci améliorera au moins la partie monter sur le plateau ; mais pour la partie venir depuis Paris, il faudrait espérer un réel investissement dans la modernisation du RER B, ou attendre la jonction des lignes 18 et 14 à Orly dans un futur nettement plus lointain.

L'autre option, bien sûr, c'est de prendre la voiture, ce que font beaucoup de collègues (ou, dans mon cas, la moto). Il y a des embouteillages, mais pas tant que ça à l'aller, parce que sortir de Paris est beaucoup plus facile que d'y entrer (du moins pour moi qui ai la chance d'habiter quasiment sur la A6b) : le principal point de bouchon quasi permanent est dû à un rétrécissement au moment de passer au-dessus des voies de Massy-Palaiseau (ici sur la carte — dézoomez si nécessaire), mais même si on n'a pas une moto pour se faufiler, ce n'est pas terriblement long ; au retour, en revanche, c'est beaucoup plus emmerdant (et comme je n'aime pas faire de l'interfile à moto, j'essaie de me débrouiller pour rentrer soit suffisamment tôt pour qu'il n'y ait pas de bouchons, soit suffisamment tard pour qu'il n'y en ait plus).

Dans mon cas personnel, je mets grosso modo 45min pour faire le trajet à moto, de porte à porte, c'est-à-dire depuis chez moi jusqu'à mon bureau ou dans l'autre sens, en comptant le temps assez long qu'il me faut pour mettre mon équipement, descendre au parking et en remonter de l'autre côté (le vrai temps de trajet sur la route est plutôt de l'ordre de 30min), avec un écart-type assez faible. En transports en commun, la moyenne est de 68min, toujours de porte à porte (avec finalement peu de différence entre prendre le bus depuis Massy ou les escaliers du Guichet), mais l'écart-type est beaucoup plus important (le minimum est à 60min, mais ça arrive que ça prenne plus de 80min même en l'absence de forte perturbation).

En principe on peut profiter des transports en commun pour lire ou travailler, mais en pratique je n'y arrive pas du tout : à l'aller il y a généralement trop de monde pour que j'aie une place assise, et au retour comme j'essaie d'attendre après les heures de pointe je suis généralement trop crevé pour faire autre chose que sortir mon téléphone et perdre mon temps sur Twitter.

Inversement, même si j'aime bien rouler à moto, ça reste un moyen de transport éminemment dangereux, et autant si j'ai un accident en faisant une balade à moto je peux me dire que c'est un risque qui se justifie parce que c'est quelque chose qui me procure du plaisir, autant si c'est pour aller au bureau ou en revenir, ça semble vraiment con : au moins pour ça, je voudrais que les transports en commun soient moins merdiques. (Ou alors peut-être que je dois envisager d'avoir une voiture.)

Bref, c'est trop loin

Mais mon but n'est pas de me plaindre de mon cas personnel. Il y a plein de gens qui mettent plus d'une heure pour aller au boulot : c'est trop long est, à ce titre là, un jugement subjectif.

Mais la conséquence pratique, c'est que plein de gens font plein d'efforts pour ne pas venir. Notamment, pour ce que je constate autour de moi depuis notre déménagement à Palaiseau :

  • les permanents sont nombreux à ne venir que pour donner leurs cours…
  • …quand ils n'ont pas carrément trouvé un poste ailleurs lorsque le déménagement a été annoncé (ou, à défaut, un bureau ailleurs),
  • les administratifs télétravaillent autant que possible (donc si on a un problème administratif ou logistique pour lequel on veut s'expliquer de vive voix et pas par mail, c'est toujours très compliqué),
  • il est très difficile de trouver des vacataires qui acceptent de venir jusqu'à Palaiseau pour donner des enseignements,
  • de même, il est très difficile d'organiser un séminaire, parce que personne n'a envie de venir au milieu de nulle part pour donner un exposé (non seulement c'est pénible pour l'orateur de faire le déplacement jusque Trifouilly-lès-Saclay, mais c'est aussi pénible de savoir qu'il n'y aura personne dans l'assistance parce que personne ne vient),
  • et cela se sent aussi sur les candidatures des doctorants, des post-docs, etc. (on peut faire rêver des étrangers en leur promettant un post-doc à Paris, mais si c'est en fait à Paris-Saclay c'est tout de suite moins attrayant), et même pour les postes permanents,

— et tout ça, ce n'est pas une question de jugement personnel : ce sont des choses qui ont un impact direct sur la qualité de la recherche. La petite équipe de gens qui travaillions ensemble, ou au moins qui échangions ensemble des idées scientifiques autour du café, quand nous étions à Paris, a complètement cessé d'exister depuis le déménagement : un enseignant-chercheur a trouvé un poste ailleurs, un chercheur CNRS s'est trouvé un autre labo d'accueil, un émérite a complètement cessé de venir, et même les gens qui sont encore là ne sont là que trop rarement pour vraiment interagir (il faut se rappeler que si deux personnes viennent chacune avec probabilité p et que leurs venues sont indépendantes, les interactions vont décroître en p²).

Du coup, si le but du déménagement était de favoriser les échanges scientifiques, c'est tout le contraire qui s'est passé, et ça ce n'est pas une question subjective.

Bref, bien sûr qu'il y a des gens qui travaillent à plus d'une heure de transport de chez eux, mais la rémunération devra tenir compte de la localisation ; le deal de l'ESR (public en France), c'est qu'on accepte des rémunérations très faibles par rapport au niveau de qualification, en échange de conditions favorables sur d'autres plans (indépendance et liberté du choix des sujets, flexibilité des horaires, sécurité de l'emploi, etc.) : ce deal déjà mis à mal par la lourdeur administrative grandissante en général est aussi écorné si on se retrouve au milieu de nulle part, et il n'est pas surprenant que beaucoup choisissent de se barrer. (Surtout, bien sûr, s'ils avaient été recrutés sur un poste initialement à Paris, et qui a ensuite brutalement déménagé ailleurs : c'est différent des gens qui ont choisi de postuler en banlieue et qui, peut-être, habitent dans le coin.)

Et même si les gens viennent au bureau, ils préfèrent souvent la voiture faute de transports en commun décents : écologiquement, Paris-Saclay a le coût en CO₂ de tous ces gens qui font des allers-retours en véhicules thermiques, qui vient s'ajouter au coût de construction des bâtiments (et tellement de béton, ça fait pas mal de CO₂ émis). S'il n'y avait pas eu ce déménagement de mon boulot à Trifouilly-lès-Saclay, je n'aurais peut-être toujours pas passé le permis, et je n'aurais sans doute pas acheté de moto : je suppose que je suis loin d'être le seul à avoir dû investir dans un moyen de transport à cause de ça.

Mais c'est aussi trop grand

Ce n'est pas juste que le campus urbain Paris-Saclay est loin, mais il est aussi trop grand : ce n'est pas juste difficile d'aller jusqu'à lui, c'est même difficile d'aller d'un point à l'autre.

Je l'ai dit plus haut, il fait environ 6km d'ouest en est (je ne parle là que du campus urbain, pas de l'ensemble du plateau), c'est-à-dire plus d'une heure de marche de CentraleSupélec à l'ENSTA. Et ce n'est même pas facile, parce que la N118 le coupe en deux, avec un seul point de passage physique, sans même compter l'effet de la rivalité de clocher idiote que j'ai dite entre Université Paris-Saclay à l'ouest et Institut Polytechnique de Paris à l'est. (Mais je trouve assez révélateur que, quand je me suis plaint sur Twitter qu'il y avait 1h de marche entre CentraleSupélec et l'ENSTA, Yves Laszlo, qui est directeur des enseignements de l'X — et accessoirement mon ancien tuteur à l'ENSm'a répondu que l'ENSTA n'est pas dans Paris-Saclay : on a vu ci-dessus que ça dépend du sens de Paris-Saclay, mais il veut bien sûr dire l'Université Paris-Saclay, c'est-à-dire, sous-entendu : pourquoi diable irait-on traverser le rideau de fer et aller voir les ennemis de l'autre côté de la N118 ?)

Guéguerre picrocholine entre l'Université Paris-Saclay et l'Institut Polytechnique de Paris mise à part, il y a des étudiants qui ont trouvé une résidence du « mauvais » de la N118 et qui doivent bien franchir ce rideau de fer.

Si on a affaire à un seul campus, il est beaucoup trop grand. Si on a affaire à deux campus, chacun reste trop grand, mais en plus, c'est absurde et idiot d'avoir deux campus « rivaux » séparés par une nationale. Tout ça n'a aucun sens.

Il y a des bus qui relient tout ça, bien sûr, mais ils sont merdiques (comme je l'ai dit plus haut : c'est la même ligne 91·06 qui relie le tout à Massy-Palaiseau). Il n'y a que le vélo qui se tienne vaguement comme moyen de transport au sein du campus, mais encore faut-il avoir un vélo (et à moins d'habiter dans le coin de façon à pouvoir venir à vélo, ce n'est pas évident) : s'il y a une chose que toutes ces structures administratives auraient pu utilement mettre en place pour essayer de rendre le campus un peu plus traversable, c'est un système de vélos en libre-service gratuits (ou au moins gratuits pour tous les personnels de tous les établissements de toutes les parties du campus).

Toujours est-il que ces distances trop grandes viennent annuler tout le bénéfice espéré d'avoir mis tant d'établissement « ensemble » : je ne vais pas assister à un séminaire à l'ENS de Paris-Saclay ou au département de maths d'Orsay parce que, finalement, c'est vraiment loin et compliqué d'y aller.

Il n'y a rien

Je pense qu'un des modèles qu'avaient en tête les gens qui ont promu le projet étaient les grands campus américains. Mais sur les grands campus américains (outre qu'ils ne font généralement pas 6km de bout en bout), il n'y a pas qu'un campus scientifique, il y a des lieux de vie : des services, des endroits où se retrouver, même des lieux où faire la fête, bref, autre chose que le boulot.

Je pique cette remarque (un peu simpliste, mais qui a du vrai quand même) à quelqu'un sur Twitter : les campus américains sont conçus comme les villes européennes et les campus européens comme des villes américaines.

Ce qui est frappant avec le campus urbain Paris-Saclay, c'est à quel point il est mort. Venez-y en-dehors des heures de bureau, et il n'y a rien, pas un chat : tout le monde n'a qu'une idée en tête après le travail, c'est de fuir l'endroit. C'est sans doute normal si on a un long temps de trajet pour rentrer chez soi. Mais même les étudiants qui logent sur place vont soit faire la fête ailleurs, soit se retrouvent les uns chez les autres, en tout cas les rues sont désertes (bon, elles sont déjà assez désertes même aux heures ouvrées parce que le campus est trop grand, mais elles sont vraiment complètement désertes le soir ou le week-end, ou en été). Ce qu'on voit surtout, ce sont des voitures d'auto-école qui tournicotent parce que ça doit être un bon endroit pour faire les premières leçons.

Bref, ce n'est pas du tout un lieu de vie.

Il y a bien quelques commerces qui ont ouvert : un petit supermarché de chaque côté de la N118 (toujours la même question : un campus ou deux ?), une pharmacie à l'ouest (je suis très jaloux que nous n'ayons pas ça à Saclay-est), trois-quatre restaurants, une maison de la presse à l'est, une ou deux boulangeries, une épicerie bio à l'ouest. C'est mieux que rien : c'est le minimum. (Je me demande, d'ailleurs, si ces commerces ont reçu des incitations à s'implanter, par exemple de la part de l'EPA Paris-Saclay.) Mais si on imagine, disons, un cinéma, c'est un doux rêve : comme dans un quartier d'affaires, les commerces qui peuvent espérer survivre ce sont ceux susceptibles d'intéresser quelqu'un qui travaille sur place et part immédiatement après le boulot — car c'est tout ce qu'il y a là. Personne n'habite là hormis des étudiants de passage.

C'est un peu un cercle vicieux : personne ne veut s'attarder après le boulot parce qu'il n'y a rien à y faire, et du coup aucun lieu de vie ne peut y trouver une place.

Est-ce un problème ? Je crois que oui, parce que je pense que la recherche n'est pas un métier comme les autres, qu'on mènerait strictement aux heures de bureau : interagir avec les collègues (au sens large : tous les autres gens du campus), c'est aussi discuter avec eux un peu en-dehors de ce cadre, par exemple se rencontrer autour d'un verre et discuter de ce qu'on fait comme enseignement ou comme recherche, et je pense qu'il n'y a aucune chance que ce genre de rencontres fortuites se fasse sur ce campus urbain sans âme.

Tout est cloisonné

Mais ce n'est pas tout que le campus urbain Paris-Saclay soit trop loin, soit trop grand, et soit trop vide : il est aussi trop cloisonné. En fait, ce n'est pas un campus, ce sont juste autant d'institutions qui coexistent sans avoir aucune interaction les unes avec les autres.

Voilà ce qui aurait dû être fait selon moi : créer un badge d'accès unique à toute personne travaillant sur le campus, et imposer l'interopérabilité des badges, de manière à ce que chacun puisse accéder à tous les bâtiments (au moins les parties communes : les distributeurs de café, les grands halls, etc.) ; imposer aussi l'interopérabilité des cantines, c'est-à-dire que les personnels de n'importe quelle entreprise ou établissement scientifique du campus puisse accéder à la cantine de n'importe quel autre bâtiment (pas forcément à un tarif aussi faible, mais au moins à un tarif raisonnable). Parce que, comme je le dis plus haut, je crois beaucoup à la valeur des rencontres fortuites : on se trouve à côté à la cantine, on se met à parler, et on a des idées ensemble. En tout cas, ça semble être un des buts de rassembler les gens sur un même campus (sinon, à quoi était-ce censé servir ?), et c'est amusant, l'histoire de la cantine est plus ou moins évoquée par Nicolas Sarkozy dans le discours que j'ai déjà lié plus haut (je sais combien les vieux réflexes de repli sur soi sont parfois tenaces : c'est mon restaurant universitaire, c'est ma cantine — il a parfaitement raison, enfin, la personne qui a écrit ce discours pour lui a parfaitement raison, et hélas le problème n'a pas du tout été réglé, les institutions sont restés repliées sur elles, et notamment les cantines n'ont pas été mises en commun).

Je peux ajouter encore d'autres idées d'ouverture les uns aux autres, comme avoir une médiation scientifique régulière entre les établissements du campus (des séminaires de vulgarisation de haut niveau où essaie d'expliquer la recherche qu'on fait à d'autres chercheurs de domaines différents). Personne ne semble penser à ce genre de choses.

Mais rien de tout ça n'existe. Les établissements sont, en fait, parfaitement cloisonnés. Chacun a un contrôle d'accès à ses portes. On ne peut entrer nulle part sauf à laisser son nom à l'accueil et à avoir rendez-vous avec quelqu'un, ce qui tue toute spontanéité dans les échanges. Peut-être qu'en tant que personnel de l'Institut Polytechnique de Paris j'ai le droit d'accéder à certains endroits (même à la cantine) d'autres établissements de l'Institut Polytechnique de Paris : je n'en suis même pas sûr (au mieux, c'est mal communiqué) ; en tout cas, certainement pas des gens de l'autre côté du rideau de fer, et ne parlons pas des entreprises privées du coin.

D'ailleurs, ma première expérience sur le plateau de Saclay lorsque Télécom a déménagé, c'est que je suis monté par les escaliers du Guichet et, comme je ne connaissais pas bien le chemin puisque c'était la première fois que je venais, je suis entré par erreur sur le terrain du bâtiment Horiba (qui est juste en face de mon bureau), je me suis retrouvé sur leur parking, qui était tout entouré de grilles, et j'ai dû escalader ces grilles pour sortir dans faire tout un tour par là où j'étais entré par erreur. Bienvenue à moi sur un campus ouvert ! (Franchement, à quoi servent ces grilles ? Qu'est-ce que c'est que cette manie de mettre des grilles et des contrôles d'accès partout ? Ça n'a aucun sens de créer un campus commun si c'est pour que tout soit complètement cloisonné dedans.)

Honnêtement, au début j'avais une certaine bonne volonté. Je me suis dit : on m'exile au bout du monde, peut-être, mais je ne serai pas le seul exilé, je vais au moins rencontrer d'autres gens également exilés et avoir des échanges scientifiques intéressants avec eux. En vrai, je n'ai rencontré personne. Il y a sans doute d'autres matheux avec qui je pourrais interagir : soit ils sont très loin (car ce campus est immense) et je n'ai même pas le droit de manger à la même cantine qu'eux, soit je ne sais pas comment les trouver ou les rencontrer. Ce déménagement n'a servi à rien tant que ce mirage de contacts par proximité reste un pur mirage.

C'est un chantier permanent

Il faut que j'évoque encore les travaux. Ça peut sembler un point mineur parce que ce sont des inconvénients passagers, mais ça fait maintenant au moins 10 ans que Paris-Saclay est en travaux (moi je n'en ai vu que le tiers et c'est déjà long), et on n'en sent pas le bout venir.

Tout est en travaux, tout le temps. Je ne dis pas que ces travaux sont inutiles : en ce moment, on nous construit un métro (cf. plus haut), et c'est tant mieux. N'empêche qu'être en permanence dans la boue de chantier, c'est un peu pénible, à la fin. (Bon, au moins le bâtiment où je travaille est fini… parce que quand nous sommes arrivés ce n'était qu'à moitié le cas, et j'ai donné des cours dans des salles dont l'éclairage n'était pas encore en place.)

Quel que soit le moyen de transport qu'on utilise (pieds, vélo, voiture/moto, transports en commun), ce sont sans arrêt des bouts de route qui sont coupés aléatoirement et sans prévenir : route barrée, déviation à deviner, bus qui ne fait que la moitié de son parcours, continuité pédestre ou cyclable interrompue parce que personne n'a pensé qu'il y avait des piétons ou des vélos. La semaine dernière j'ai voulu faire une longue marche, pour me dégourdir les idées, de Saint-Rémy-lès-Chevreuse (où j'étais allé en RER — c'est le terminus de la ligne) jusqu'à revenir à mon bureau, et j'ai fini en traversant tout le campus urbain depuis l'extrémité ouest du Moulon jusqu'à Télécom Paris : eh bien la voie verte qui longe la rigole de Corbeville (c'est ici sur la carte) était fermée pour travaux, et la départementale qu'elle longe n'a aucune sorte de trottoir, et les voitures n'hésitent pas à rouler à 80km/h (la limite de vitesse est d'ailleurs complètement mystérieuse parce que les travaux mettent souvent des signaux contradictoires) : apparemment personne n'avait imaginé qu'un piéton pouvait vouloir passer par là. Mais c'est tout le temps comme ça.

Et à moto, même quand les routes ne sont pas barrées, j'ai régulièrement droit à des montagnes de boue ou de terre (⇒ on s'en met partout) ou, pire, de graviers ou gravillons (⇒ c'est dangereux, on risque de tomber) que des engins de chantier ont larguées sans précaution sur la route. Autre danger à ce sujet, les engins qui manœuvrent et ne font aucune attention à ce qu'il y a autour d'eux, surtout si ça a la taille d'un deux-roues.

Ajout () : On me signale cet article du Monde (réservé aux abonnés, mais ce lien devrait en contenir une copie lisible par tous), intitulé Le plateau de Saclay au défi de l'urbanité, et qui est assez savoureux. Je cite notamment : En cinq ans, l'atmosphère n'a pas varié d'un iota. À chaque nouvelle visite, que le temps soit au beau fixe ou qu'il pleuve des cordes, le même spectacle de désolation provoque immanquablement le même sentiment d'effroi incrédule. Des pelouses ont bien été plantées au milieu des artères qui quadrillent les deux quartiers du campus, le Moulon et Polytechnique. L'horizon tant désiré, et si souvent repoussé, de la ligne 17 [ils veulent dire 18, NdGroTsen] du métro s'incarne désormais très concrètement dans une longue virgule de béton sur pilotis où des rails seront bientôt posés. Un hôpital est même en chantier. Mais l'espace public est toujours aussi stérile : une grille orthogonale remplie de bâtiments massifs, aussi indifférents au vide qu'ils créent autour d'eux qu'aux sous-bois qui viennent en lécher la lisière.

Coda : comment faire que les chercheurs collaborent plus ?

L'idée qui sous-tend la concentration d'établissements scientifiques sur le plateau de Saclay semble être si on rapproche géographiquement les chercheurs ils vont collaborer ensemble (du moins si on admet que ce n'est pas uniquement une façon de persuader les Chinois qui réalisent le classement de Shanghaï qu'ils ont affaire à une grosse université… et aussi de subventionner le BTP). Je viens d'expliquer qu'il est naïf de penser que rapprocher géographiquement puisse se limiter à un plateau aussi immense, ou même un campus large de 6km (ou bien deux campus rivaux, on ne sait plus très bien), surtout si tout ça est au diable et que de toute façon ce ne sont qu'autant de bâtiments cloisonnés les uns des autres, si bien que finalement il ne se crée pas de rencontres fortuites.

Mais a contrario il y a là-dedans l'idée tout à fait naïve et fausse que les chercheurs n'ont pas « envie » de collaborer et qu'il faut un peu les y forcer. Je pense que c'est un signe de la manière dont les décideurs de la recherche projettent leur propre vision de la chose (je l'ai écrit plus haut : comme avant tout une compétition, dans laquelle la collaboration ne vient pas naturellement) sur une réalité qui est tout autre. Ce n'est pas dire qu'il n'y a pas des barrières à la collaboration, et qu'il n'est pas une bonne idée de chercher à les lever, et je suis même tout à fait convaincu de l'intérêt de favoriser les rencontres fortuites (c'est notamment pour ça que j'évoque l'intérêt qu'il y aurait à ouvrir les cantines des uns aux autres, et, soyons fous, peut-être même qu'on pourrait imaginer que tous les organismes de recherche de France ouvrent leur cantine à tous les chercheurs de France, voire d'Europe, voire du monde, à la manière dont ça a fini par être fait pour le Wifi). Mais l'éloignement géographique n'est pas la barrière la plus importante : ce qui pose surtout problème c'est d'une part les barrières administratives, et d'autre part le manque de connaissance les uns des autres qui n'est pas forcément lié à l'éloignement géographique.

Les barrières les plus pénibles dans le métier de chercheur sont certainement celles de nature administrative. Je ne développe pas outre mesure parce que ce n'est pas mon sujet, mais je renvoie à ce rapport du CS du CNRS pour quelques points précis (et encore, comme ils se concentrent sur le cas du CNRS, ils sont loin de faire le tour de la question). Ce qui est nuisible, ce n'est pas tant l'émiettement géographique que l'émiettement administratif : c'est la multiplication des structures enchevêtrées qui ont chacune leur direction, leur personnel administratif, leur budget, leurs règles… et leur obsession pour leur réputation, leur visibilité, leurs classements. J'ai donné plus haut un certain nombre d'exemples de cette complexité et de cet enchevêtrement : ce sont autant d'obstacles administratifs à la recherche et de freins à la collaboration. On les a multipliées au sein du projet Paris-Saclay.

Ceci devrait être une évidence, mais manifestement elle ne l'est pas pour tout le monde : les chercheurs choisissent leurs collaborations en fonction de la proximité scientifique avec d'autres et de leurs intérêts communs pour telle ou telle question de fond, pas selon les structures administratives dont les pilotes ont décidé qu'elles devaient accentuer leur collaboration pour des raisons stratégiques. Si un chercheur X veut travailler avec un chercheur Y, ce qu'on attend de l'administration est qu'elle leur facilite les choses (p.ex., en trouvant un bout de bureau où se rencontrer, un bout de budget pour acheter de l'équipement ou recruter un doctorant), pas qu'elle leur réponde ah oui mais c'est compliqué parce que Y n'est pas dans le même organisme ni dans un organisme avec lequel nous avons des accords stratégiques ou autre connerie de cet acabit. Inversement, ce n'est pas pertinent de suggérer à un chercheur d'aller trouver des collaborations avec l'entité Machin parce qu'on fait partie du même Institut Prestigieux d'Excellence Paris-Saclay : si vous ne connaissez pas le fond scientifique du sujet, vos suggestions sur les collaborations possibles sont sans intérêt et sans valeur.

Il y a quelque chose de complètement lunaire à déplacer brutalement des milliers de chercheurs et d'enseignants-chercheurs au milieu de nulle part en leur disant que comme ça ils vont collaborer, puis finalement, sur place, non seulement il y a une route qui divise le campus en deux et personne n'a vraiment prévu de moyen de passer d'une moitié à l'autre (ni même, en fait, d'un bâtiment à l'autre), mais en plus on crée une division administrative que personne n'a réclamée — sauf des grands chefs pétris de leur orgueil de grands chefs et leurs stratégies d'« excellence » — entre l'Université Paris-Saclay et l'Institut Polytechnique de Paris, termes d'ailleurs tous éminemment mensongers, pour renforcer cette séparation géographique en une séparation politique. Et surtout, de s'imaginer qu'on a fait quelque chose de bien pour la recherche.

L'incapacité, ou l'absence de volonté, des décideurs de la recherche de demander aux chercheurs ce qui leur faciliterait le travail (il est vrai que les demandes des chercheurs ne sont pas toujours très bien exprimées ni très audibles) est parfois surréaliste. On dépense des sommes pharaoniques, de manière à pouvoir expliquer au grand public qu'on investit dans la recherche, dans des projets immobiliers d'intérêt douteux mais les choses les plus simples sont parfois complètement oubliées. Un exemple tout bête : quand nous sommes arrivés à Palaiseau après le déménagement, il n'y avait aucun tableau dans les salles de réunion. « On » avait pensé à l'équipement high-tech (écrans super larges avec tout le câblage qui va bien) mais personne n'avait pensé que quand des chercheurs se rencontrent pour échanger des idées ils ont souvent envie de le faire autour d'un tableau (noir ou blanc, il y a des débats là-dessus, mais en tout cas un tableau est mieux que pas de tableau du tout), et ce n'est pas parce qu'on est en sciences du numériques qu'on fait tout sur ordinateur. Je pense que des gens perdus dans leur monde de présentations PowerPoint et de réunions emmerdantes où tout le monde dort ont oublié ce que c'est que d'échanger vraiment des idées. Cet exemple est anecdotique (et au moins partiellement réglé : il y a maintenant — en partie grâce à mes efforts dans ce sens — des tableaux blancs un peu partout, même s'ils restent trop petits et de mauvaise qualité et que les feutres et effaceurs ne sont pas toujours évidents à trouver), mais je crois qu'il est assez emblématique de la manière dont des dépenses somptuaires peuvent être engagées (construire un bâtiment tout neuf, prévoir tout l'équipement high-tech) en oubliant les choses beaucoup moins chères et beaucoup plus importantes. Je me rappelle avoir été frappé il y a très longtemps au Newton Institute de Cambridge de voir qu'ils avaient mis des tableaux noirs avec de la craie partout (y compris dans les toilettes !) ; à l'ENS le département de maths organisait un thé tous les mercredis après-midi pour que tout le monde puisse discuter ensemble (dans une salle généreusement garnie de tableaux) ; voilà d'excellentes idées pour stimuler la collaboration, et voilà surtout le genre de petites dépenses, bien plus utiles que les coûteux éléphants blancs dont on fait parfois « cadeau » aux chercheurs, qui devraient être facile à obtenir et qui ne le sont pas.

Je pars en digression, là, donc je vais tâcher de conclure, mais le niveau de déconnexion à la réalité des gens qui se disent en mettant tous les scientifiques ensemble sur un même grand campus ça va donner des collaborations : mettons plein d'argent là-dedans est vraiment désolant. Néanmoins, à titre d'expérience de pensée, je me demande ce qui se serait passé si, au lieu de proximité physique et géographique, on avait dépensé des sommes vaguement comparables pour développer des outils informatiques de collaboration scientifique et les mettre à disposition des chercheurs (je pense à des réseaux sociaux ou forums de discussion style MathOverflow — tiens, il faut que je parle de MathOverflow dans ce blog un jour —, des salles de réunion virtuelles pour échanger des idées, ce genre de choses).

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