David Madore's WebLog: Sur la « gauche » et la « droite » et le spectre politique

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(vendredi)

Sur la « gauche » et la « droite » et le spectre politique

Introduction

Je n'aime normalement pas parler politique ; du moins, pas de politique en général : ce n'est pas que je n'aie pas d'opinions qu'on peut qualifier de politiques sur des questions précises, ni même que je n'aime pas les défendre, et par ailleurs je m'efforce lors des élections de trouver quelqu'un pour qui voter selon une estimation marginale largement pifométrique de ma fonction d'utilité, mais je ne suis pas sûr d'être capable d'étendre ces opinions ponctuelles (dont je ne suis même pas sûr qu'elles ne se contredisent pas les unes les autres), ni cette fonction d'utilité (largement pifométrique), en un système global cohérent, et quand bien même je m'en sentirais capable, je n'ai pas envie de faire l'effort de construire une charpente idéologique pour le soutenir et une trame argumentative pour les défendre. Du moins c'est ce que je pense qu'il faudrait faire pour discuter de bonne foi de questions politiques, et je constate que tout le monde n'a pas de tels scrupules.

Du coup, à défaut de parler de politique, je vais parler d'opinions politiques et de leur classification, ou de leurs tentatives de classification. Et notamment d'un truc qui est peut-être la racine de toute mon incompréhension de la politique : cet axe prétendument essentiel qui définit deux camps opposés, la « gauche » et la « droite », une division qui a son origine dans la position qu'ont adoptée les députés lors des premières assemblées de la Révolution française, et qui a été généralisée presque jusqu'à classifier l'ensemble des opinions politiques de tous les pays du monde à toutes les époques du monde, bigre, un tel niveau de généralité suggère que cette typologie doit être terriblement fondamentale et qu'il est hautement important de la comprendre.

Mais à vrai dire, je ne comprends pas cet axe. Ou du moins, je comprends plein d'instances de la division gauche-droite (et je ne nie pas qu'elles soient pertinentes voire importantes), mais il me semble qu'elles sont distinctes les unes des autres, c'est-à-dire que chaque fois que quelqu'un utilise l'un de ces deux termes, il a en tête une division différente, dépendant de ses propres idées politiques et/ou de la question en cours de discussion, et que c'est une manœuvre oratoire, plus ou moins inconsciente, de glisser des questions qui n'ont rien à voir les unes avec les autres, ou seulement un rapprochement sociologique ou émotionnel, derrière l'un ou l'autre terme gauche ou droite, l'autre servant alors de dépotoir ou de repoussoir.

Bref, ce billet rassemble différentes tentatives que je fais pour mettre de l'ordre intellectuellement, et pour moi-même, dans ce bordel. Mais il s'agit de tentatives, forcément teintées par mes propres idées, qui restent largement infructueuses : non seulement on n'est pas obligé d'être d'accord avec ce que je vais dire, mais ce billet n'est pas d'accord avec lui-même et va se contredire[#]. J'assume ces contradictions : je ne prétends pas avoir une réponse à la question de ce que sont la gauche et la droite ou ce qu'elles devraient être, je ne prétends même pas avoir une réponse à la question de ce que les gens entendent par là, je ne fais que lancer des idées en l'air pour illustrer mon incompréhension. Caveat lector, donc.

[#] Comme j'aime bien le dire, je ne suis pas un système formel, donc si je me contredis moi-même, je ne disparais pas dans un pouf de logique ; c'est mon droit le plus strict d'avoir, consciemment ou inconsciemment, des opinions (ou des préférences) contradictoires et de les exprimer, et si vous n'aimez pas ça, c'est votre problème, pas le mien.

Table des matières

L'axe entre « moi » et l'homme de paille

☞ Juste pour éclaircir un point de terminologie au cas où il serait douteux, ce que j'appelle homme de paille (i.e., épouvantail rhétorique), c'est le sophisme consistant à déformer la position d'autrui pour la rendre caricaturalement repoussante, ou pour la réfuter (brûler un homme de paille), alors qu'en fait personne ne tient la position telle qu'elle a été présentée. (Enfin, l'homme de paille fait référence à la caricature ainsi utilisée pour faire peur ou la faire brûler, et, par métonymie, au sophisme que constitue la manœuvre, et qui est sans doute le sophisme le plus répandu de toute la politique.)

La première chose, à laquelle je fais allusion dès l'introduction ci-dessus, est que cet axe gauche-droite semble toujours prendre la direction qui arrange la personne qui parle. Mais c'est un peu plus pervers que ça : la personne s'identifie typiquement à un de ces deux camps, attribue à ce camp les idées qui sont les siennes et le définit par ces idées, et regroupe l'ensemble de toutes les opinions opposées sous l'étiquette du camp opposé, sans se soucier si ces opinions ont la moindre cohérence idéologique. Autrement dit, pour beaucoup de gens, la définition de l'axe gauche-droite est simplement la distance à ses propres opinions politiques (que la personne a rangées dans l'une de ces cases).

Typiquement, donc, j'ai discuté avec quelqu'un qui se définissait de gauche, je lui ai demandé de m'expliquer ce qu'était la gauche pour lui, il m'a donné un tas d'idées qui étaient les siennes et qui formaient un ensemble idéologiquement cohérent (quelque chose comme : opposition au capitalisme, redistribution des richesses, protection de l'environnement). Très bien, lui ai-je dit, maintenant peux-tu m'expliquer ce qu'est la droite ? Et là les idées étaient absurdement incohérentes les unes avec les autres, allant du libéralisme économique au protectionnisme nationaliste : je lui ai fait remarquer cette incohérence, et il a commencé à trouver des explications extrêmement tarabiscotées justifiant qu'on peut penser telle et telle chose simultanément. Ce qui n'est pas complètement faux (de toute manière, en politique plus qu'en tout autre domaine, les gens arrivent à penser des choses incohérentes), mais il n'en restait pas moins que la seule véritable logique derrière les idées qu'il considérait comme de droite et que ce n'étaient pas les siennes, et il ne s'était visiblement jamais vraiment intéressé à ces idées ou à leur logique interne.

Je pense que le sophisme que je décris ci-dessus semble un peu plus couramment répandu chez les militants se réclamant eux-mêmes de la gauche, que la situation symétrique, mais je l'ai rencontrée aussi. C'est donc une expérience intéressante à mener à chaque fois que quelqu'un utilise l'un des deux mots « gauche » ou « droite » en politique : lui demander auquel elle se raccroche et, si elle fait une réponse (j'évoquerai plus loin les gens qui le refusent), si elle peut décrire raisonnablement précisément l'idéologie de l'autre camp : beaucoup de gens en seront spectaculairement incapables (ou se contentent de fourre-tout complètement vagues comme la droite est le camp de l'ordre, la gauche cherche à forcer l'égalité de tous — ce sont des hommes de paille ridicules merci d'avoir joué).

Bref, très souvent, les deux camps politiques sont simplement « les gens d'accord avec moi » et « tous les autres, que je regroupe dans un seul blob infâme auquel je ne comprends rien, et qui me sert de repoussoir ou d'homme de paille dans les arguments ».

Mais d'où vient ce sophisme ? D'abord, du rejet de la fameuse injonction de Sūn Zǐ sur l'art de la guerre, de connaître son ennemi (c'est-à-dire le connaître vraiment, tel qu'il est, et surtout tel qu'il pense, bref, ne pas se créer des hommes de paille) : mais en politique, connaître son ennemi cela signifie écouter son discours, et c'est dangereux parce qu'on risquerait de voir qu'il n'est pas si incohérent ni si repoussant, il est bien plus confortable émotionnellement de le ranger dans le blob infâme et incohérent « pas d'accord avec moi ».

Il y a aussi l'erreur logique consistant à penser que si B contredit A et que C contredit A aussi, alors B et C doivent vaguement être d'accord entre eux (ou peut-être qu'ils le sont secrètement et que leur opposition de façade est un plan diabolique pour contrer A), erreur logique qui est à la base de la « pensée de dimension 1 » qui veut imaginer qu'il n'y a que deux avis frontalement opposés sur n'importe quelle question, ou, à la rigueur, des opinions intermédiaires entre les deux.

Mais il y a une autre raison, sans doute, qui est que politiquement on a tendance à parler à des gens qui sont relativement proches de soi (ne serait-ce que parce que sociologiquement on a tendance à être entouré de telles personnes, et que la discussion est plus longue et sans doute plus productive avec elles, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit moins agitée). Du coup, personne dans la discussion ne se réclame de l'« autre camp », et celui-ci sert simplement de support d'anathème pour accuser l'autre d'en faire partie s'il dévie de la pureté idéologique qu'on cherche à défendre.

Je veux dire par là que si deux personnes qui se réclament de gauche discutent entre elles (et encore une fois, ce sophisme est peut-être plus répandu chez les gens qui se réclament de gauche, et je ne prétends pas qu'il y ait causalité, c'est peut-être que ce sophisme a tendance à faire que les gens se réclament de gauche), elles vont avoir tendance à utiliser la phrase c'est une opinion de droite pour exprimer leur désaccord avec une opinion (émise par l'autre, typiquement), sans chercher à savoir si cette opinion fait sens dans le cadre d'un corpus idéologique de droite, c'est juste une façon de jeter l'anathème pour défendre la pureté idéologique du camp dont on se réclame (dans mon exemple, la gauche). Et la forme ultime de l'anathème n'est pas sur une opinion mais sur une personne : Machin est de droite (quand l'autre a voulu invoquer l'avis de Machin, qui pourrait être un expert, une agence de presse, quelque chose comme ça) ; mais est-ce que Machin se réclame de droite ? souvent non, c'est la personne qui prononce l'anathème qui le déclare, et qui prétend donc, ce qui est un sacré morceau d'hubris, mieux connaître que Machin les opinions politiques de Machin[#2].

[#2] Ça a peut-être un sens si l'opinion politique dont on l'accuse a vraiment mauvaise réputation (par exemple, Machin est fasciste peut avoir un sens même si Machin ne se prétend pas fasciste, parce que personne n'aime se dire fasciste) ; mais se dire de droite n'est vu comme une tare qu'entre gens de gauche (et vice versa), donc si Machin dit ne pas être de droite, c'est que c'est la vérité, modulo les remarques que je vais faire plus bas sur les institutions qui se prétendent ni de gauche ni de droite.

Un exemple assez hilarant de ce phénomène poussé à l'extrême m'avait frappé autrefois à l'ENS. Il y avait un groupe appelé le Parti des Travailleurs qui affichait et distribuait une feuille de chou dans laquelle ils avaient expliqué que la Ligue Communiste Révolutionnaire (rappelons que c'est l'ancêtre du Nouveau Parti Anticapitaliste, généralement considéré comme nettement plus à gauche que la France Insoumise) était un parti de centre-droit, tandis que Lutte Ouvrière était un parti centriste attentiste. Ce qui est intéressant sur cet exemple est qu'ils ont, en fait, des définitions parfaitement claires et précises : pour les auteurs de cette terminologie, être de gauche signifie être révolutionnaire (c'est-à-dire vouloir abattre l'ordre bourgeois établi), donc dès lors qu'on ne souhaite pas la révolution prolétaire, par exemple si on espère l'amélioration des conditions du prolétariat dans le cadre de la société bourgeoise, on est de droite ; être centriste signifie qu'on hésite entre révolution (=gauche) et progressisme (=droite), attentiste signifie qu'on est prêt à se rallier à la révolution si elle a lieu mais sans forcément vouloir favoriser son déclenchement. Bref, les définitions sont assez claires, mais il est évident que ① ce ne sont pas les définitions usuelles des mots « gauche » et « droite », ② spécifiquement, le parti qualifié de centre-droit ne sera pas d'accord avec ce jugement (il se considère lui-même comme de gauche, donc c'est un exemple où on prétend mieux savoir que Machin comment classer les opinions politiques de Machin), et surtout ③ la « droite » n'a aucune espèce de cohérence idéologique dans l'histoire (vu qu'elle regroupe des gens qui veulent améliorer la condition prolétaire dans le cadre de l'ordre bourgeois et des gens qui veulent empêcher cette condition de s'améliorer), donc le terme n'est là que pour servir de repoussoir. La manœuvre consistant à utiliser ces définitions surréalistes de la gauche et de la droite a pour but de dire vous devez penser avec moi sur toute la ligne, si vous déviez de cette ligne, vous êtes dans l'anathème, c'est-à-dire de droite (ou, admettons généreusement, peut-être seulement de centre-droit).

Alors certes peu de gens vont jusqu'à qualifier le NPA de parti de centre-droit, mais il reste que beaucoup de gauchistes revendiqués vont utiliser la phrase en fait, c'est une opinion de droite pour simplement dire que c'est une opinion politique avec laquelle ils ne sont pas d'accord.

Encore une fois, je donne ces exemples où des gauchistes revendiqués se font les gardiens de la pureté du mot gauche et font de la droite un repoussoir sans cohérence, mais la situation symétrique se produit aussi : j'ai discuté avec des gens qui qualifiaient Emmanuel Macron (bien après son élection) d'homme de gauche, affirmation avec laquelle seraient en désaccord à la fois la majorité des Français mais aussi l'intéressé. Il est vrai que les gens qui se définissent de droite vont peut-être plutôt avoir tendance à se faire les gardiens de la pureté sur d'autres mots que droite, par exemple sur le mot libéralisme (en expliquant que ce sont eux les seuls authentiques libéraux et que les autres sont des étatistes, ce dernier terme ayant à peu près autant de cohérence interne que le mot droite dans le vocabulaire du Parti des Travailleurs). Mais c'est le même esprit.

Ce qui est d'ailleurs ironique avec cette tendance à faire d'un camp celui de la pureté idéologique et de l'autre toutes les opinions différentes, c'est qu'il est ensuite difficile de prétendre avoir une légitimité démocratique : dans un espace de dimension pas trop petite, quelle que soit votre position, il y a tendance à avoir beaucoup plus de gens qui sont loin de vous que près de vous. Donc si vous faites un axe entre « moi » et « les autres », ce sont toujours « les autres » qui remporteront les élections. Bon, quand on est comme le Parti des Travailleurs évoqué ci-dessus, on peut imaginer la justification que les élections sont un piège tendu par la société bourgeoise et dans lequel il ne faut pas participer, mais d'autres partis qui acceptent au moins en partie la démocratie telle qu'elle est organisée doivent parfois faire des acrobaties pour expliquer à la fois qu'ils sont le seul parti à correctement représenter X (par exemple la gauche) et en même temps que X est démocratiquement légitime. Passons.

Apoliticisme, centrisme, et autres sophismes apparentés

Comme je le signale ci-dessus, l'accusation en fait, Machin est de droite quand Machin se prétend de gauche (ou mutatis mutandis symétriquement) est au pire fallacieuse et au mieux le signe qu'il y a de forts désaccords sur l'axe gauche-droite, mais en tout cas fondamentalement bizarre parce qu'on voit mal quelle raison Machin mentirait en se prétendant de gauche (si Machin considère que c'est une tare d'être de droite… c'est justement la preuve qu'il ne l'est pas, donc l'accusation est auto-contradictoire).

En revanche, ce qui est vrai, c'est que la prétention de n'être ni de gauche ni de droite, ou d'être impartial ou apolitique, elle, est parfois malhonnête, et elle l'est notamment souvent si elle vient d'un organe de presse, d'un think tank ou quelque chose de la sorte : car il y a alors un fort intérêt à paraître neutre, indépendant et au-dessus de la mêlée quand on ne l'est pas, cela donne plus de poids à son propre message, cela permet de l'utiliser comme une caution contre l'opinion. Je me souviens que quand j'étais à l'ENS nous avions deux journaux qui paraissaient en se disant apolitiques, et nous disions en blaguant qu'il y avait le journal apolitique de gauche et le journal apolitique de droite (et bien sûr les amateurs de l'un ou l'autre de ce journal prétendaient que cette description était injuste pour le leur mais justifiée pour l'autre).

Et il y a aussi une tendance à ne se dire ni de gauche ni de droite quand on a en fait des idées simplement cinglées et qu'on essaie de présenter celles-ci comme transcendant le spectre habituel des idées politiques : ceci doit aussi participer à cette méfiance pas forcément injustifiée des gens qui se proclament ni de gauche ni de droite.

Pour autant, c'est aussi un sophisme (que je suis tenté de rattacher à celui des sorites), et je le trouve passablement détestable, que de prétendre que la neutralité, l'impartialité, l'objectivité, etc., ne peuvent pas exister en politique : c'est difficile[#2b] (et aussi difficile à reconnaître) et d'autant plus difficile que la question abordée est politiquement polarisée (pas forcément selon un axe gauche-droite, d'ailleurs), et d'autant plus difficile que des gens ont intérêt à le prétendre de façon mensongère, cf. ci-dessus, mais ce n'est pas pour autant impossible, et en tout cas certainement pas impossible à concevoir. (Ma définition de l'impartialité est l'avis qu'auraient de nos minuscules querelles des scientifiques extra-terrestres, dont le seul intérêt est la documentation précise des faits, vivant dans une société d'abondance et qui nous regarderaient avec la distance de l'espace et du temps et l'indifférence émotionnelle avec laquelle nous contemplons des combats de fourmis. En tout état de cause, même si cet idéal d'impartialité est difficile à atteindre en pratique, le concept est théoriquement assez clair, et le détachement émotionnel est déjà un bon pas vers l'objectivité, si l'objectivité est un but en soi, ce qui est, en fait, rarement le cas.)

[#2b] Ajout () : Je devrais sans doute préciser un peu ici. L'erreur consiste à déduire du fait que nous avons tous des biais et des préjugés que nous ne pouvons pas être objectifs. Or si la protase est vraisemblablement juste, l'apodose ne l'est pas et le raisonnement tout entier est vicié : de la même manière que (si on me pardonne ce cliché un peu éculé) le courage n'est pas de ne pas avoir peur mais de savoir dépasser sa peur, la neutralité politique ne demande pas de ne pas avoir de biais ou de préférences personnelles mais de savoir les dépasser. Ce qui n'est évidemment pas facile, et exige avant tout une forme de sincérité et de travail sur soi (et d'identification de ses propres biais et préjugés). L'objectivité atteinte ne sera jamais parfaite (pour nous qui sommes sur Terre et pas les extra-terrestres dont je parle), mais ce n'est pas une raison pour y renoncer (sophisme des sorites !) car on peut s'en approcher raisonnablement et sincèrement. En fait, les gens qui prétendent la neutralité n'est pas possible en politique, donc je n'essaie même pas sont avant tout des paresseux qui veulent excuser leur absence complète d'efforts pour ne pas s'interroger sur leurs propres biais (ce sont d'ailleurs souvent les mêmes qui sont aussi trop paresseux pour suivre le conseil de Sūn Zǐ de comprendre leurs adversaires politiques).

Par contre (encore un sophisme à dénoncer !), l'impartialité n'est pas non plus la même chose que le centrisme. Il y a beaucoup de gens qui aiment se croire au centre de l'Univers politique parce qu'ils n'en sont pas complètement à un bord, mais cela ne donne pas à leur position plus de respectabilité ou d'impartialité que n'importe quelle autre[#3] : ils peuvent tout autant que les gens qui se disent de gauche ou de droite succomber à la tendance d'amalgamer toutes les opinions politiques avec lesquelles ils ne sont pas d'accord en un blob infâme, à ceci près qu'il y en aura deux, le blob de gauche et le blob de droite, mais ça ne les rend pas forcément plus cohérents idéologiquement. Une sous-catégorie particulière de ce tropisme du centre est le bothsidesism (tendance fréquente chez les journalistes) qui consiste à penser qu'accorder cinq minutes de parole à un camp et cinq minutes à l'autre représente une forme d'impartialité.

[#3] Ou, pour dire les choses autrement, la neutralité n'est pas une opinion politique (c'est l'absence d'opinions politiques), tandis que le centrisme est une opinion politique. La neutralité est aussi éloignée du centrisme qu'elle l'est de la gauche et de la droite (pour toute définition de la gauche et de la droite). Si on me permet une comparaison idiote, il est tout aussi faux de croire que le centrisme est une forme de neutralité que de croire que la bisexualité est une absence d'orientation sexuelle.

Enfin, au rayon des sophismes que je tiens à dénoncer, ce n'est pas parce que ce billet prend plein de temps pour expliquer que l'axe gauche-droite est mal défini et varie selon la personne qui parle qu'il faut en conclure que selon moi cet axe, c'est-à-dire telle ou telle interprétation de cet axe puisqu'il y en a plein, n'a pas d'importance ou n'est pas informatif. (Et comme je vais le dire dans un instant, je ne me définis pas comme ni de gauche ni de droite mais plutôt soit de gauche soit de droite selon votre choix de positionnement de l'axe.) Je vais d'ailleurs présenter ma propre vision de la chose plus bas.

Un espace à plusieurs dimensions

Enfonçons une porte qui devrait être ouverte : l'espace des opinions politiques a beaucoup plus qu'une dimension, donc prétendre le projeter sur un axe gauche-droite est extraordinairement réducteur.

[Résultats PolitiScales: “Humanisme · Justice · Égalité”]Combien de dimensions ? Je ne sais pas. Mais j'aime bien le test PolitiScales (version française en ligne ici), dont je mets mes résultats ci-contre à droite (cliquez sur l'image pour le détail de l'analyse ; en fait, c'est la moyenne de trois itérations du test que j'ai faites en 2017, en 2020 et en 2023, mais qui étaient très proches les unes des autres, ce qui suggère que le test a au moins une part de reproductibilité), qui positionne les opinions politiques du répondant sur huit dimensions, c'est-à-dire huit axes vaguement indépendants chacun tendu entre deux valeurs opposées (constructivisme/essentialisme, justice réhabilitative/punitive, progressisme/conservatisme, internationalisme/nationalisme, communisme/capitalisme, approche régulationniste/laissez-faire, écologie/productivisme, et révolution/réformisme), et en laissant la place pour de l'indécision sur chaque axe : les explications des axes sont données ici (en plus de ça, ils distinguent des badges supplémentaires pragmatisme et féminisme).

Je ne dis pas que ce test est parfait. J'ai par exemple l'impression qu'il ne m'a pas bien laissé exprimer mon côté libertaire (y compris sur certaines formes de désobéissance civile non violente qui ne sont pas bien couvertes par le score très faible en révolution, mais aussi sur certains aspects économiques qui ne sont pas du tout couverts par le score nul en laissez-faire : contrairement à ce que ce résultat peut laisser penser, je ne suis pas opposé par principe à l'existence d'un libre marché !). Je trouve que l'axe écologie/productivisme est mal foutu (il mélange plusieurs questions distinctes). Il manque des axes par exemple concernant la liberté d'expression[#4], concernant la culture et la propriété intellectuelle, ou encore sur la laïcité et les religions, sur l'immigration, que sais-je encore. Et sur une question peut-être plus philosophique que strictement politique, un axe entre l'individuel et le collectif[#5] ou un autre entre l'idéalisme et l'utilitarisme. Mais bon, huit axes imparfaits, c'est déjà beaucoup mieux qu'un seul axe, et j'ai quand même l'impression que globalement ce tableau représente à peu près ma position politique dans certains domaines, là où un seul point sur l'axe gauche-droite n'y arrive pas du tout.

[#4] S'il y a bien une question politique sur laquelle je suis vraiment indécis, pour ne pas dire en débat permanent avec moi-même (voire en auto-engueulade), c'est sur l'étendue de la liberté d'expression (et notamment le paradoxe de la tolérance : dans quelle mesure faut-il tolérer l'intolérance ?). Quoi qu'il en soit, c'est un axe largement indépendant de l'axe gauche-droite (malgré la tendance des tenants de n'importe quelle idéologie politique de prétendre que c'est elle la seule à vraiment défendre la liberté d'expression, la bonne, celle qui réalise précisément le bon équilibre entre censure et acceptation des appels à la haine).

[#5] Si on définit la droite comme l'individualisme et la gauche comme le collectivisme (ce qui me semble une définition mauvaise mais néanmoins possible), alors il me semble que je suis très à droite : je ne crois au bonheur d'une société que sous forme des bonheurs individuels des individus qui la constituent, pas comme une propriété holiste, ni même émergente de la masse — la seule chose qui a un sens à mes yeux est une agrégation[#5b] des bonheurs individuels. (Mais évidemment, comme j'y ai fait allusion plus haut, la fonction d'agrégation est cruciale : ce n'est pas du tout pareil de se donner comme objectif de maximiser le bonheur, disons, du premier décile le moins heureux, ou peut-être le bonheur moyen du quintile le moins heureux pour éviter le loophole d'Omelas, que de maximiser le bonheur médian.) Toujours est-il qu'on peut être profondément individualiste, et même plutôt d'accord avec Margaret Thatcher (← le repoussoir ultime pour la gauche) quand elle affirmait que There's no such thing as society, et quand même favorable à des services publics forts, des impôts nettement redistributifs, un revenu universel décent et autres positions typiquement classées à gauche, parce qu'on les croit bonnes, voire indispensables, pour le bonheur individuel. Que ce soit ma position ou non n'est pas le propos ici : ce qui l'est, c'est que c'est une position qui se tient, et qui n'est pas facile à placer sur un axe gauche-droite parce qu'on peut a projeter comme à droite ou à gauche.

[#5b] Ce que je veux dire de façon un peu plus précise, si on prend une perspective utilitariste, c'est que la seule définition raisonnable que je vois de la mesure du bonheur d'une société (ou de sa bonne santé ou toute autre fonction d'utilité intéressante à optimiser) c'est une certaine fonction f des bonheurs individuels (resp. des fonctions d'utilité individuelles), par une fonction d'agrégation f possédant au moins des propriétés minimales évidentes, comme d'être croissante pour l'ordre produit (ce que les économistes appellent, de façon extrêmement pédante et bizarre, une condition de Pareto), et d'être comprise entre son plus petit et son plus grand argument, et vraisemblablement (comme définition formelle de l'égalité entre citoyens) une fonction symétrique de toutes ses variables : de façon plus réaliste, quelque chose comme un quantile. Ceci par contraste à, disons, la santé d'un individu humain, qui n'est manifestement pas une fonction de la santé de chaque cellule le constituant : il y a une fonction émergente qui fait que l'individu a des intérêts autres que ceux de chacune de ses cellules (au moins dans une mesure évidente de ceux-ci), et c'est ça que je nie à la société et pour quoi je me dis individualiste. Mais évidemment je ne nie pas l'existence d'intérêts commun à la société (comme n'importe qui muni de deux neurones et ayant lu les conditions que j'ai proposées le comprendra). • Si on veut une perspective plus idéaliste qu'utilitariste, et sans prétendre que ceci est exactement la même chose, je suis individualiste au sens où je pense que les individus ont des droits fondamentaux qui ne doivent pas pouvoir être mis en échec par un argument d'intérêt supérieur de la société (mais qui peuvent l'être par les limites qu'imposent les droits fondamentaux d'autres individus). • Tout ça est largement une digression par rapport à mon sujet, mais je n'aime pas utiliser un terme comme individualiste sans prétendre expliquer un minimum précisément ce que je comprends derrière ce terme.

D'ailleurs, on remarquera que, si je suis placé vaguement au centre sur ce qu'on peut qualifier d'axe gauche-droite (communisme/capitalisme) dans ce test, je ne suis pas du tout centriste sur plein d'autres axes. Bon, il est vrai que le test des 8 valeurs, qui ne définit que 4 dimensions (et qui est peut-être un peu américano-centré), me classe, lui, comme socialiste libertaire : la difficulté des espaces de dimension plus grande que 1, c'est que non seulement il y a plus qu'un axe mais aussi la direction de ces axes n'est pas définie intrinsèquement par l'espace lui-même, et il en va ainsi de l'espace des opinions politiques.

Je ne prétends certes pas que les axes, par exemple, de PolitiScales, sont parfaitement orthogonaux au sens où n'importe laquelle des 2⁸=256 combinaisons d'extrêmes sur chacun des huit axes donnerait un positionnement politique également plausible (il me semble par exemple très difficile d'être à la fois complètement progressiste et complètement favorable à une justice punitive avec leurs définitions). Mais il reste qu'il y a une combinatoire des positions politiques sensées et même réalisées dans la pratique qui est beaucoup plus riche et complexe que la simplicité de l'axe gauche-droite ou même que les partis politiques représentés dans le paysage politique en France (qui a peut-être plus la forme d'un triangle[#6]) ou dans l'Union européenne.

[#6] Dont les sommets seraient grosso modo la droite libérale, la droite nationaliste et la gauche. Le signe que c'est un triangle et non un simple axe est que chacun des trois côtés du triangle existe effectivement : certains aiment bien se voiler la face sur l'existence d'un segment entre la gauche et la droite nationaliste, mais il est indéniable qu'il y a des gens qui passent (ou fluctuent) de l'une à l'autre sans passer par le sommet « droite libérale » (laquelle aime bien, au contraire, dire que les extrêmes se rejoignent, ce qui n'est pas moins con : voilà, il y a un triangle, et un triangle a trois sommets et trois côtés). Encore une fois, ce triangle n'est censé représenter que les opinions politiques « institutionnalisées », ce qui est loin d'être toutes les opinions politiques possibles, ni même celles trouvables chez des gens sensés.

Il y a des opinions politiques qui ne sont pas représentées dans ce paysage politique installé (par exemple n'importe quoi de critique de la propriété intellectuelle : le Parti Pirate fait ~0.2% aux élections en France) ; il y a aussi des combinaisons d'opinions individuellement représentées qui mises ensemble ne le sont pas (je me rappelle notamment de conversations intéressantes avec un gauchiste souverainiste sur la difficulté qu'il avait de trouver quelqu'un pour qui voter ; il en va de même, sur un plan plus pragmatique, des libéraux qui s'inquiètent des violences policières), et je ne parle même pas du fait que les opinions individuelles peuvent être relativement contradictoires (j'ai moi-même des tendances à la fois légalistes et libertaires, ce qui est intrinsèquement assez délicat). Et tout ça n'est que dans le cadre restreint de la démocratie d'un pays de type occidental : si on va chercher au-delà, je pense qu'il est tout simplement impossible de dire si les dirigeants du régime chinois, prétendument communiste, sont de « gauche » ou de « droite ». Et pour ce qui est des utopies, la « gauche » qui rêve d'une économie centralisée et planifiée n'est pas du tout la même que la « gauche » qui rêve d'une libre concurrence entre petites coopératives autogérées, même si les deux peuvent être rangées à l'« extrême-gauche » si on veut tout projeter sur un seul axe simpliste.

Mais peut-être que le meilleur exemple de l'idiotie à laquelle peut conduire la projection sur un unique axe gauche-droite s'est présenté pendant la pandémie de covid-19 où (surtout aux États-Unis mais dans une certaine mesure en Europe aussi) certains ont voulu faire croire qu'il y avait un rapport entre le positionnement sur le choix des mesures de santé publique à prendre (confinements par exemple) et la « gauche » ou la « droite » : aucun niveau de guillemets ne peut rendre l'absurdité d'une telle idée (soutenue par des slogans aussi stupides que sauvons des vies, pas l'économie, comme si c'était une alternative et comme si l'évocation de l'économie était autre chose qu'un mince prétexte pour rattacher ça à un axe gauche-droite). J'avais déjà évoqué l'absurdité d'accuser l'épidémiologiste Sunetra Gupta d'être « de droite » parce qu'elle a passé son temps à dénoncer les effets néfastes des confinements, alors que des mesures exactement analogues dans la « guerre contre la drogue » (et qui n'ont pas plus de raison de trouver leur place sur un axe gauche-droite) sont régulièrement décriées par la gauche.

Bien sûr, ce genre d'âneries n'a pas commencé et ne s'est pas arrêté avec la covid : ici par exemple un fil Twitter, et j'en ai vu un certain nombre dans le même style, dénonce le « technosolutionnisme » (un terme qui, comme islamogauchisme, est largement un homme de paille en lui-même, mais ce n'est pas tellement mon propos ici) en l'assimilant explicitement à une opinion de droite. Et pour qu'on ne se dise pas que je réserve aux gens qui se réclament de gauche ma critique de faire d'un camp « celui avec lequel je suis d'accord » et l'autre « tout le reste sans aucune cohérence », voici un tweet qui, de façon pas moins absurde, prétend projeter sur un axe gauche-droite des décisions judiciaires. Mais arrêtez avec votre obsession de tout lire par la gauche et par la droite, bon sang ! Tout ce que ça révèle est une pensée profondément unidimensionnelle.

Il y a une autre variante du sophisme de l'axe gauche-droite complètement bizarre, que je dois mentionner quelque part, c'est la variante essentialiste : cela consiste à tellement vouloir que l'axe gauche-droite soit fondamental et structurant que même si une idée X peut être exprimée par des gens de gauche et des gens de droite, on prétend que cette idée est différente parce que, fondamentalement, des gens de gauche et et des gens de droite ne peuvent pas avoir la même idée (même si cela ressemble au même X ce sera, en fait, X-avec-une-sensibilité-de-gauche versus X-avec-une-sensibilité-de-droite, et on peut justifier la différence en invoquant le fait que les arguments pour défendre X seront différents). In fine, on en arrive à l'absurdité (pas forcément exprimée de façon explicite) que n'importe quelle idée existe sous une forme de gauche et une forme de droite, mais qu'elles sont fondamentalement différentes parce que l'une est de gauche et l'autre est de droite. C'est un peu comme le sketch des inconnus avec les bons et mauvais chasseurs. (C'est en quelque sorte le contraire du sophisme que je dénonce dans la section suivante : c'est une façon de reconnaître que le paysage politique a plein de dimensions mais trouver quand même un artifice pour prétendre que l'axe gauche-droite est le plus fondamental de tous.)

Une digression pour réfuter l'association par corrélation

Il y a aussi une objection qu'on va sans doute me faire et que je dois devancer, c'est la prétention que oui, les opinions sur la question X ne relèvent pas vraiment de la gauche et de la droite telles que classiquement définies, mais c'est un fait que les gens de gauche sur des questions classiquement définies ont fortement tendance à penser X₁ et que les gens de droite ont fortement tendance à penser X₂, donc il est raisonnable de considérer que X₁ est une opinion de gauche et que X₂ en est une de droite vu que les exceptions sont rares (enfin, voilà ce qu'on devrait me dire, mais souvent on ne parvient même pas à s'exprimer aussi clairement que ça, donc ça là c'est mon décodage d'une objection confusément émise).

Le problème, c'est que les corrélation, ça n'a aucun intérêt dans une discussion sur les idées. Les corrélations vous pouvez juste les jeter à la poubelle.

D'abord, parce qu'une idée politique c'est un concept platonique : c'est quelque chose qui existe même si personne n'y croit, et qui ne devient pas plus juste parce que plein de gens y croient (elle devient plus importante démocratiquement, mais ça c'est différent). Et notamment, une combinaison de deux idées ne doit être considérée comme naturelle que parce que ces idées vont naturellement ensemble (i.e., il y a des raisons logiques de les relier l'une à l'autre), pas parce qu'il se trouve que, dans le paysage politique réel (et donc fortement influencé par le spectre restreint des idées qui arrivent à s'exprimer) ces idées se trouvent fréquemment associées.

Si vous voulez une preuve de la stupidité d'associer des idées ensemble sous prétexte qu'elles sont corrélées dans la population, il est plausible que, par association culturelle tenace, les gens qui se définissent comme de gauche aiment mieux la couleur rouge, et les gens qui se définissent comme de droite aiment mieux la couleur bleue (sauf aux États-Unis où c'est le contraire, ce qui montre bien combien c'est un hasard de l'histoire) : pour autant, ce serait totalement idiot de prétendre qu'aimer le rouge est une idée de gauche et qu'aimer le bleu est une idée de droite. Ou alors on vide totalement les concepts de gauche et de droite de leur sens comme idées et on acte le fait que ce sont juste des mots pour désigner des tribus de gens et que toute discussion politique est vaine (mais bon, c'est peut-être vrai).

Bref, pour montrer qu'une idée est de gauche, ou de droite, il ne suffit pas de montrer que les gens de gauche, resp. de droite, ont fortement tendance à adhérer à cette idée : une telle corrélation pourra, au mieux, suggérer une causalité, donc peut-être un mécanisme idéologique. Mais ce que vous devez faire, c'est rattacher l'idée en question à votre définition préalablement énoncée de ce que sont la gauche et la droite, montrer qu'elle découle de ses principes. Oui, l'exercice est difficile, mais c'est toujours mieux quand les mots ont un sens au lieu d'être du gloubi-boulga : et si on se contente de faire une pétition de principe en ajoutant l'idée à la définition de gauche ou de droite (après tout, on peut, chacun est libre de ses définitions), on obtient juste des concepts creux, et probablement du type « mes idées » contre « n'importe quoi d'autre sans cohérence » comme je le disais au début.

La confusion entre buts et moyens

Une confusion fréquente dans toute discussion politique est celle qui s'opère entre les buts qu'on se donne et les moyens qu'on juge opportuns pour atteindre ces buts. (Remarque habituelle : la distinction entre buts et moyens n'est pas hermétique, il existe tout un spectre entre les buts ultimes et les moyens tactiques avec, entre les deux, les buts intermédiaires et les stratégies qui coordonnent des moyens tactiques ; mais comme je l'ai déjà signalé, le fait qu'une frontière soit floue ne signifie pas qu'elle n'existe pas.)

C'est-à-dire que, quelle que soit la définition qu'on prend du capitalisme ou du communisme (par exemple), on peut y être favorable soit parce qu'on pense que ce sont intrinsèquement des buts désirables, soit parce que ce sont les moyens les plus appropriés pour un but plus profond (rendre les gens heureux, par exemple, encore qu'un tel but n'est raisonnablement précis que si on spécifie la manière dont on compare des courbes de satisfaction différentes). Par exemple, on peut être « libéral » parce qu'on pense qu'une organisation de l'économie basée sur une concurrence libre entre agents privés est intrinsèquement souhaitable, ou on peut l'être parce qu'on pense qu'elle est plus efficace telle que mesurée sur une échelle de réussite plus fondamentale par exemple celle du bonheur humain (et quelque part entre les deux, il y a la position, sans doute plus courante, que le bonheur est quelque chose de difficilement définissable mais que la liberté individuelle et le droit à la propriété en sont des proxys acceptables comme buts intermédiaires, et que la concurrence libre est la seule organisation qui respecte ces valeurs).

Une discussion sur les buts fondamentaux et une discussion sur les moyens sont toutes les deux légitimes et susceptibles d'être qualifiées de discussion politique : la différence entre les deux est que la première doit forcément être de nature émotionnelle et subjective et ne peut être décidée que par consensus, tandis que la seconde est en principe objective et susceptible, fût-ce empiriquement, de validation ou réfutation par la réalité.

Pour le dire de façon plus frappante, des gens de droite assez sophistiqués intellectuellement, pourraient parfaitement avoir une discussion sur la manière la plus efficace de provoquer une grande révolution prolétaire provoquant l'avènement d'une société sans classe sans rien préjuger de la souhaitabilité de cette révolution ou cette société sans classe, et des gens de gauche assez sophistiqués intellectuellement pourraient en avoir une sur la manière la plus efficace d'assurer la concurrence libre et non faussée. C'est une faiblesse intellectuelle que de croire que discuter de comment faire X exige que X soit effectivement souhaitable.

En pratique, cela ne se produit pas, parce que nos jugements sur les moyens sont sans cesse contaminés par nos aspirations sur les buts : en réalité, nous évaluons les mesures politiques proposées non pas par une adéquation objective à un but préalablement fixé mais par un attachement émotionnel qui procède de l'attachement à nos buts mais ne découle pas d'eux par une démarche rationnelle. (J'écris nous dans cette phrase, car je m'inclus sans hésitation dans ceux qui tombent facilement victimes de ce piège, et c'est en bonne partie pour ça que je n'aime pas parler de politique.)

Et une fois que s'est opérée cette confusion entre moyens et buts, il est facile de se croire gardien de la rationalité, en faisant semblant d'oublier qu'une rationalité n'a de sens qu'une fois postulés des buts qu'on cherche à atteindre. Ce sophisme est peut-être plus courant chez les gens qui se définissent comme libéraux (et peut-être illustrée par cet adage dont il existe tant de variations qu'il est impossible d'en retrouver la source, selon lequel si on n'est pas socialiste à 20 ans c'est qu'on n'a pas de cœur et si on l'est encore à 40 c'est qu'on n'a pas de cerveau) que d'affirmer que le libéralisme est l'organisation la plus efficace de la société : mais l'organisation de la société la plus efficace pour maximiser le bonheur du premier centile le plus malheureux n'est certainement pas la même que celle qui cherche à maximiser le bonheur médian, donc la première chose à discuter, si l'on prétend à la rationalité, serait de s'interroger sur le but qu'on se fixe. (Il est fort peu vraisemblable que la même stratégie, par exemple « le libéralisme », réussisse à optimiser des fonctions d'objectif aussi différentes l'une de l'autre, à moins qu'il ait des paramètres réglables dont il faut alors discuter précisément de la valeur.)

Et la confusion, dans une discussion, déteint forcément d'un participant sur l'autre : si une personne a du mal à distinguer la société idéale qu'elle envisage et les moyens qu'elle imagine pour y arriver, l'autre aura du mal à distinguer la réponse que cette société n'est pas souhaitable et la réponse qu'y parvenir n'est pas possible. Le plus souvent ça finit en un mélange confus ce n'est pas possible, et même si c'était possible ça dégénérerait tout de suite : or la meilleure preuve qu'on est tous de mauvaise foi est sans doute cet alignement bizarrement fortuit entre les choses qu'on considère impossibles et les choses qu'on considère indésirables (car en vérité, dans la vraie vie, la corrélation est plutôt contraire : les choses désirables ont tendance à être impossibles).

Or si l'on se force à se détacher (et encore une fois, je reconnais volontiers à quel point c'est difficile) de cette confusion entre buts et moyens, on s'aperçoit vite à quel point certaines discussions politiques sont sottes. La comparaison suivante (que je vole sur Twitter) me semble assez éclairante. En matière économique, la mise en concurrence au secteur privé lucratif et le monopole d'État ne sont que des outils (cette dichotomie oublie, soit dit en passant, d'autres possibilités, comme le concurrentiel privé non-lucratif) : même les libéraux acceptent presque tous que la police et l'armée relèvent du monopole d'État, et symétriquement, quasiment tous les gauchistes acceptent que l'artisanat relève du secteur privé concurrentiel. Ça n'a pas plus de sens de s'attacher émotionnellement à l'un ou à l'autre de ces outils d'organisation et d'affectation des ressources que de s'attacher émotionnellement un tournevis ou un marteau, et de construire des idéologies bricologiques autour (en bricolage, vous êtes plutôt martellien ou tournevissien ?), ce qui est juste une façon d'inviter à imaginer que tout ressemble à un clou parce qu'on aime bien les marteaux. Il est parfaitement loisible d'avoir des buts qui vont faire qu'au final le marteau sera presque toujours préféré au tournevis ou le contraire, mais ces buts devraient être exprimés par eux-mêmes avant d'en déduire l'outil adapté (par exemple, quand je monte un ordinateur, j'utilise beaucoup le tournevis et quasiment pas le marteau, mais ce n'est pas pour autant que j'ai une préférence intrinsèque pour les tournevis).

Une présentation possible : deux trinités de valeurs

Ayant longuement expliqué que la gauche et la droite n'ont pas beaucoup de sens, ou du moins un sens à géométrie variable selon la personne qui parle, je vais maintenant me contredire en essayant quand même de leur en donner une signification, c'est-à-dire tenter de délimiter deux grands espaces idéologiques cohérents qui me semblent correspondre grosso modo à l'idée générale qu'on se fait de la gauche et de la droite, et certainement l'idée que je m'en fais. Bien sûr, l'exercice serait facile si on se contente de regarder un domaine bien précis, par exemple l'économie (ou encore plus spécifiquement le rôle que doit jouer l'État dans l'économie), mais mon but est justement d'être plus large que ça, et surtout d'éviter de descendre dans le bourbier des moyens à employer (des marteaux et des tournevis). Je vais plutôt chercher des valeurs plus ou moins émotionnelles, vastes et idéalement intemporelles — des valeurs positives et pas des valeurs construites en opposition à d'autres — que je crois centrales à la gauche et à la droite respectivement. En même temps il s'agit d'éviter que l'une des deux soit un fourre-tout, c'est-à-dire d'éviter de tomber dans le sophisme que je dénonce plus haut de faire un axe entre « moi » et un homme de paille.

Voilà pour l'exercice que je me suis fixé. On va peut-être trouver que ma solution est hors-sol ou qu'elle est biaisée soit par mes propres opinions politiques soit par mon obsession pour les systèmes sémiotiques et typologiques élégamment symétriques, mais je pense sincèrement qu'elle reflète bien l'état d'esprit auquel je crois avoir affaire quand il est question de gauche ou de droite respectivement.

On dit parfois (une variante de cette idée est par exemple exprimée ici par un certain Emmanuel Macron) que, dans la devise de la République française, la Liberté est un idéal de droite, que l'Égalité est un idéal de gauche, et que la Fraternité est une façon de les réunir. Je pense que cette idée ne résiste pas à l'analyse. La Liberté est, à la rigueur, une valeur partagée par la gauche et la droite avec des interprétations différentes du terme, mais le sens qui apparaît dans la devise de la République française est un sens hérité de la Révolution, et qui relève bien plus, il me semble, de la gauche, mais je vais y revenir.

Bref, je vais chercher à donner, pour chacune de la gauche et de la droite, trois valeurs essentielles, et une quatrième entre parenthèses qui ne fait, selon moi, que préciser ou éclaircir les trois premières :

  • un droit individuel,
  • un droit collectif,
  • un idéal de société qui les relie,
  • et, de façon complémentaire, un devoir que les trois premières (mais surtout la troisième) justifient.

Avant de les donner, il faut sans doute que je devance préventivement une accusation à ce sujet en précisant que les valeurs que je liste ne sont pas exclusives au camp politique auquel je les attribue (elles lui sont centrales, c'est différent), et certainement pas rejetées par l'autre. Je vais développer ce point, mais il fallait que je le dise avant tout (et je sais que même comme ça il va y avoir des idiots qui n'auront pas compris mon point).

Trêve d'incantations propitiatoires, voici ma proposition de 3+1 valeurs de la gauche et de la droite regroupées en un tableau :

GaucheDroite
Droit individuelLibertéPropriété
Droit collectifÉgalitéSécurité
Idéal de sociétéFraternitéProspérité
Devoir déduitSolidaritéResponsabilité

Autrement dit, les trois valeurs de la gauche sont, selon moi, la Liberté, l'Égalité, et la Fraternité (avec comme complément explicatif la Solidarité). Ça ressemble beaucoup à la devise de la République française, vous me dites ? Ce n'est pas un hasard : cette devise vient des révolutions de 1789–1793 et 1848, qui sont au moins à un certain niveau des mouvements venus de la gauche (même si 1789 commence comme une révolution bourgeoise, la première apparition officielle de la formule Liberté, Égalité, Fraternité semble dater de la commune insurrectionnelle de Paris en 1793), et elle a été définitivement officialisée en 1879 ou 1880 sous l'influence, il me semble, de gens de gauche comme Gambetta pour solidifier le caractère définitif de la République. La droite française s'est in fine ralliée à la République, et a bien dû en accepter la devise, quitte à chercher à en récupérer le tiers pour elle (cf. ce que je dis plus haut sur la Liberté), mais les régimes qu'on peut rattacher à ce courant (Restauration, Monarchie de Juillet, Second Empire) avaient d'autres devises (ou pas du tout), et en tout cas n'ont pas utilisé Liberté, Égalité, Fraternité. Bref, je n'hésite pas à qualifier ce triptyque de valeurs de gauche — encore une fois, ça ne signifie pas que la droite est censée les rejeter, pas plus que la gauche n'est obligée de rejeter les valeurs de l'autre colonne de mon tableau. (Je note aussi que mon explication historique est secondaire à mon propos : peu importe l'histoire de la devise, le fait est que, selon moi, c'est un trio qui définit les valeurs essentielles de la gauche.)

Et bien sûr, quand je définis quelque chose d'aussi vaste que la gauche ou la droite, il va de soi qu'il y a beaucoup de variabilité dans l'interprétation des termes : chacun des huit mots que j'ai écrits ci-dessus a un éventail de sens qui explique, en plus du fait qu'on peut accorder plus ou moins d'importance à l'un ou à l'autre, qu'il y ait beaucoup de nuances possibles de chaque côté. (Et chaque camp va occasionnellement rejeter ses parents en niant, ou en cherchant à oublier, les valeurs qui lui donnent naissance.) Néanmoins, il me semble qu'on peut trouver ces fondements communs.

La Liberté dont il est question ci-dessus n'est pas très précisément définie, mais est avant tout la liberté au sens du droit de s'exprimer, de se déplacer, de protester (par exemple de manifester ou de se syndiquer), de ne pas être soumis à la contrainte ; la liberté économique, pour sa part, sera plutôt à rechercher dans ce que j'ai mis dans le terme Propriété, je vais y venir. L'Égalité n'est pas rigoureusement définie, mais est plus qu'une simple égalité formelle devant la loi, de laquelle Anatole France se moquait par ce joli trait :

La majestueuse égalité des lois, qui interdit au riche comme au pauvre de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain. ― Le Lys rouge, chapitre VII

La Fraternité est encore plus floue dans sa définition, on voit qu'il s'agit grosso modo de considérer le pays (ou l'Humanité tout entière, si on est internationaliste, ce qui est une question différente) comme une communauté, jusqu'à une sorte de famille : il en découle un devoir, la Solidarité, entre les membres de cette communauté. C'est de ces valeurs qu'on peut déduire la nécessité d'institutions généralement réclamées par la gauche comme la sécurité sociale.

Passons aux valeurs de la droite. Je n'ai pas trouvé les termes Propriété, Sécurité, Prospérité à un endroit précis, et il y a d'autres termes que j'aurais pu retenir, comme ordre et (recherche du ?) bonheur, mais j'ai voulu des mots en -té pour la symétrie.

La Propriété est le droit individuel qui correspond à la liberté dans une acceptation différente de celle de la gauche : la propriété est le terrain sur lequel s'exerce la liberté et la liberté (de jouir d'une chose) est la manifestation de la propriété. Les deux acceptations (c'est-à-dire la Liberté de la gauche et la Propriété de la droite) se rejoignent une fois postulé que chacun est propriétaire de son propre corps. (L'interdiction de l'esclavage est un corollaire immédiat des valeurs de la gauche ; elle n'est que compatible avec celles de la droite parce qu'il faut y ajouter le postulat que je viens de dire, mais il est heureusement largement admis de nos jours. Soit dit en passant, il semble que ce soit pour cette raison que la déclaration d'indépendance des États-Unis ne parle pas de propriété mais de recherche du bonheur, de peur que le droit à la propriété soit utilisé pour défendre l'esclavage.)

La Sécurité fait essentiellement référence à l'ordre, la stabilité et prévisibilité de la société : sécurité matérielle (ordre intérieur), sécurité juridique (état de droit), sécurité militaire (paix), etc. Le terme est (comme tous les autres de ma liste) suffisamment flou pour qu'on puisse y rattacher la sécurité sociale, même si le périmètre de celle-ci est forcément plus restreint tel que compris par la droite (comme forme de Sécurité) que par la gauche (comme déduite de la Fraternité/Solidarité).

Enfin, la Prospérité (principalement mais pas exclusivement matérielle) fait référence à l'idée suivante qui me semble essentielle dans la conception de la société par la droite : l'économie (et la société en général) n'est pas un jeu à somme nulle (elle est typiquement à somme positive), c'est-à-dire que les échanges commerciaux ou autres formes d'interactions entre personnes tendent à produire un enrichissement mutuel. De cette idée découle un devoir, celui de Responsabilité, qui, comme la Solidarité de la gauche, va avoir des contours plus ou moins larges selon la personne qui l'envisage, mais qui correspond plus ou moins à l'idée que chacun doit réparer ses propres fautes (y compris maladresses et imprudences) plutôt que d'en faire porter le poids à la société.

Voilà pour la définition approximative des huit termes de mon tableau. Encore une fois, j'insiste sur le fait qu'aucun d'entre eux n'en contredit aucun autre : ce serait un homme de paille de prétendre (ou de prétendre que je prétends) que la droite rejette l'Égalité et la Fraternité, ou que la gauche rejette la Sécurité et la Prospérité, par exemple. J'ai même expliqué comment ces valeurs peuvent se rejoindre au sens d'avoir une intersection ou des corollaires communs. C'est juste que (selon ma vision des choses) la gauche considère comme centrales, fondatrices et essentielles les valeurs de la colonne de gauche, et la droite celles de la colonne de droite, au moins dans une certaine acceptation de ces termes (qui varie d'une personne à l'autre). On peut d'ailleurs tout à fait trouver que les huit valeurs que j'ai indiquées sont toutes essentielles, et alors se dire de gauche et de droite (ce qui est possiblement différent que d'être centriste) selon la définition que je propose ici, mais il faudra bien résoudre les tensions que je vais évoquer maintenant.

S'il n'y a pas d'incompatibilité fondamentale, il y a une certaine tension entre plusieurs paires de ces valeurs :

  • Entre le droit individuel de la droite, la Propriété, et le droit collectif de la gauche, l'Égalité. Il s'agit là notamment du débat récurrent pour savoir si, et dans quelle mesure, l'impôt doit être redistributif : dans quelle mesure a-t-on le droit (au nom de la Solidarité) de prendre la Propriété de Pierre pour assurer plus d'Égalité avec Paul ?
  • Entre le droit individuel de la gauche, la Liberté, et le droit collectif de la droite, la Sécurité. Il s'agit là notamment du débat récurrent pour savoir si, et dans quelle mesure, le maintien de l'ordre peut empiéter sur les libertés individuelles : dans quelle mesure a-t-on le droit (au nom de la Responsabilité) de limiter la Liberté de Pierre pour assurer plus de Sécurité à Paul ?
  • Entre les idéaux de société précisés par les devoirs que j'en ai déduits, de la gauche et de la droite. Il s'agit là notamment du débat pour savoir dans quelle mesure la protection contre les différentes formes d'infortunes doit relever de la Solidarité collective ou de la Responsabilité individuelle.

On trouvera peut-être que j'ai fait trop d'efforts pour maintenir un parallélisme formel, et, comme toujours, quand on regarde de trop près de jolies structures formelles appliquées au monde réel, on s'aperçoit que les symétries souffrent de nombreux défauts. Néanmoins, j'ai l'impression que la présentation que je viens de faire ne caricature ni la gauche ni la droite (petit jeu : si vous voulez émettre des critiques, vous n'avez le droit de la critiquer qu'au nom du camp adverse de celui dont vous vous sentez le plus proche), et rend raisonnablement bien compte des débats qui les opposent tout en gardant suffisamment de flou pour qu'il existe un large spectre d'idées dans chaque camp.

La vision cynique

Ayant proposé une vision personnelle de ce que sont la gauche et la droite, je vais maintenant la contredire en passant la parole au cynique désabusé en moi, qui va simplement rappeler que ce qu'on a coutume d'appeler les opinions politiques sont, à de rares exceptions près, simplement la rationalisation a posteriori de préjugés émotionnels qui sont presque entièrement socialement déterminés parce que le système politique et social tend à verrouiller les opinions dans des camps largement cloisonnés dont il profite de la lutte.

Je veux dire que les partis politiques ne se combattent pas sur le terrain des idées, ils se combattent sur le terrain des électeurs, chacun ayant un cœur d'électorat autour duquel il cherche à grignoter en conquérant aux bords. Ceci se fait en présentant des idées non pas parce qu'on pense qu'elles sont justes ou bonnes mais parce qu'on pense qu'elles plairont aux électeurs qu'on cherche à attirer, c'est-à-dire, conformes à leurs intérêts rationalisés en opinions. Ceci explique notamment le fait que le spectre des idées politiques institutionnellement représentées soit minuscule[#7] par rapport au spectre des idées politiques logiquement cohérentes.

[#7] Au risque de me rapprocher d'une forme de complotisme, je rappelle qu'il est bon de garder à l'esprit que, quand deux (ou trois) camps s'opposent, ils ont aussi un intérêt commun, qui est celui de maintenir cette opposition, et l'affirmation du fait que ce combat est important. (Par exemple, les terroristes sont les alliés objectifs des paranos de la lutte antiterroriste parce que les deux sont d'accord pour mobiliser l'attention de la société sur cette question-là plutôt que sur une autre, pour prétendre que le terrorisme est grave et dangereux et important.) On peut donc s'interroger sur la pertinence de ce principe général (deux combattants sont toujours un peu alliés) dans le combat politique entre la gauche et la droite, non certes en tant qu'idées abstraites, mais en tant que matérialisations de ces idées dans le cas d'un système politique déterminé (par exemple en France, entre les différents partis représentés dans le paysage médiatique ou institutionnel, qui ont en commun de chercher à dire qu'ils représentent collectivement l'opinion publique).

Face à n'importe quel problème difficilement soluble, il s'agit donc principalement soit de nier le problème (si l'électorat qu'on vise n'est pas immédiatement touché), soit de rejeter la faute sur d'autres, soit de proposer de fausses solutions pour plus tard dont les inconvénients rejailliront sur d'autres catégories de personnes. Pour tout un tas de catégories de problèmes, ce sont là les non-solutions proposées par la droite libérale, la droite nationaliste et la gauche (j'entends par là les parties du spectre politique existant dans un pays comme la France qu'on désigne habituellement par ces termes : je ne me prononce pas sur le fait que ces termes soient pertinents).

Prenez les inégalités sociales, par exemple : problème sinon insoluble du moins très difficile à résoudre parce que ça fait au moins quatre mille ans qu'il se pose. La réponse de la droite libérale est d'élaborer une théorie cherchant à déculpabiliser ses électeurs du problème (en gros en suivant la devise Shadok que s'il n'y a pas de solution c'est qu'il n'y a pas de problème) : cette théorie est basée sur le sophisme du monde juste selon lequel les chances seraient égales à la base (ou suffisamment égalisées par tel ou tel type d'assistance sociale) et donc les inégalités dues à des différences de mérite ; on peut ensuite étoffer cette théorie par des mythes autour du libre choix et des des contrats librement consentis (j'ai déjà parlé ici de ce mythe). La réponse de le droite nationaliste est que le problème est de la faute de quelque chose d'extérieur à la Nation, typiquement les immigrants (qui viennent profiter des aides sociales) ou l'Europe ou la mondialisation ou n'importe quoi qu'on peut montrer du doigt de la sorte, voire le système quand on ne sait pas qui nommer plus précisément. La réponse de la gauche est de promettre un changement pour un avenir radieux à travers des mesures aussi vagues que confuses (taxer les riches, taxer les profits, ou carrément faire la révolution) qu'elle ne pourra pas ou ne voudra pas mettre en œuvre une fois arrivée au pouvoir (ne serait-ce que parce que ce serait scier la branche sur laquelle elle est assise) : en fait il s'agit surtout de faire rêver un électorat qui se préoccupe plus de se donner bonne conscience ou de développer des théories fumeuses que de résoudre vraiment le problème tel qu'il se pose (et qui n'est peut-être pas résoluble du tout, mais ça l'électorat n'est pas prêt à l'entendre).

Prenez aussi le changement climatique : cette fois les rôles sont un peu permutés, c'est typiquement la droite nationaliste qui est dans la position de nier complètement le problème (en prétendant soit que le réchauffement climatique n'existe pas soit qu'il n'est pas d'origine anthropocène), ou éventuellement de pointer du doigt l'Inde et la Chine qui ne font pas d'efforts donc il ne serait pas question qu'on en fasse nous-mêmes, mais ce montrage du doigt est parfois partagé par la droite libérale, qui y ajoute la non-solution consistant à dire qu'il y aura une réponse technologique à temps. La gauche, elle, aime qualifier cette réponse technologique de technosolutionnisme mais ne fait pas mieux en proposant ce qu'on pourrait symétriquement qualifier de sociosolutionnisme, c'est-à-dire de rêver d'un monde meilleur où tout le monde prendra le vélo et consommera moins : le sociosolutionnisme consiste à ramener un problème extrêmement difficile (comment réduire notre impact climatique ?) à un problème encore plus difficile (comment changer toute notre société ?), c'est bien ce qu'on pourrait appeler un plan sur la comète. En vérité, comme dans l'exemple des inégalités, s'agissant de toutes ces attitudes, il s'agit moins d'opinions que de phases du modèle de Kübler-Ross : des réactions émotionnelles (déni, colère, marchandage, dépression) face à un problème qu'on ne sait pas résoudre, et vendues à la partie de l'électorat qu'on croit la plus encline à accrocher à cette réaction.

Si on adhère à cette vision cynique, classifier les opinions politiques n'a guère de sens ou d'intérêt, ce qui en a est de classifier l'électorat, et ceci se fait par des indicateurs socioéconomiques, expliquant quelle forme de déni, colère, marchandage ou dépression il aura face à tel ou tel problème.

Peut-être qu'il faut se référer au théorème de Ginsberg, une façon humoristique de formuler les trois lois de la thermodynamique : dans la vie (ou en politique, en économie, etc.),

  1. on ne peut pas gagner,
  2. on ne peut pas faire match nul,
  3. on ne peut pas même pas quitter le jeu.

(Voir cette vidéo pour une petite histoire de cette formulation.)

Là-dessus je ne sais quel plaisantin a cru bon d'ajouter que chacune des grandes philosophies de la monde est basée sur la négation d'une des trois parties du théorème de Ginsberg :

  1. le capitalisme est basé sur le principe qu'on peut gagner,
  2. le communisme est basé sur le principe qu'on peut faire match nul,
  3. le mysticisme est basé sur le principe qu'on peut quitter le jeu.

Je ne sais pas si ça marche aussi bien pour la politique avec le nationalisme ou quelque chose de ce style à la place du mysticisme, mais il y a sans doute quelque chose à dire dans ce genre : tout parti politique est basé sur le principe (de faire croire à une partie de l'électorat…) que tel problème insoluble est résoluble, ou n'est pas un problème, ou que c'est à quelqu'un d'autre de le résoudre — bref, à vendre du déni, de la colère, du marchandage, voire de la dépression.

À ce stade je pense qu'il est suffisamment clair pourquoi je n'aime pas parler politique, donc je pense que je vais m'en tenir là.

Une coda cependant : comment parler politique malgré tout

Je pense avoir expliqué assez longuement pourquoi je pense qu'il vaut mieux éviter purement et simplement les termes de gauche et de droite quand on prétend parler politique[#8]. De toute façon, si c'est pour parler à des gens avec qui on est d'accord, l'accord sera assez vite clair, et si c'est pour parler à des gens avec qui on est en désaccord, autant se concentrer sur des divergences de fond plutôt que perdre son temps sur la terminologie.

[#8] En disant ça, je note cependant ici une ambiguïté de langage : parler politique, dans cette phrase, signifie présenter des idées politiques et en discuter sur le fond, soit pour discuter de leur mérite, soit pour en convaincre les autres ; mais il y a un autre sens possible du terme, qui est de discuter des opinions politiques pour en tracer la sociologie, l'histoire, la sémiotique, la structure, la classification, ou toute autre question de ce genre qui ne porte pas sur le mérite des idées elles-mêmes : si on veut, le premier sens est ce que font les politiciens et militants politiques, le second est ce que font les politologues et peut-être ce que j'ai tenté dans ce billet : dans ce second sens, il est légitime d'utiliser les termes de gauche et droite à condition de les définir proprement et clairement.

Voilà ce que je propose plutôt (et qui recouvre un peu ce que j'ai écrit il y a quelques années) : commencer par décrire le monde idéal dont on rêve, et inviter la personne à qui on parle à faire de même (et il est important de l'écouter sincèrement et sans se moquer). Peut-être que dans ce monde idéal s'exprimeront des sensibilités de « gauche » ou de « droite » (et peut-être certaines des grandes valeurs que j'ai proposé de leur attribuer ci-dessus), mais il n'est pas nécessaire de mettre des termes dessus. Y a-t-il divergence fondamentale irréconciliable entre ces visions de mondes idéaux ? Si oui, ce n'est peut-être pas la peine de pousser la discussion plus loin : on est en droit de penser que l'autre est une mauvaise personne, mais il est peu probable qu'on arrive à la convaincre de changer fondamentalement son sens de l'éthique. En revanche, si les visions sont compatibles, on peut envisager de discuter d'une part des compromis qu'on est susceptibles de faire avec la réalité (et/ou avec les idéaux de l'autre si les deux visions ne sont que partiellement en accord), et d'autre part des moyens pour s'en approcher. Mais cela n'a pas de sens de commencer à parler de moyens avant d'avoir un minimum de consensus sur les buts, et ni dans un cas ni dans l'autre il ne sera utile de faire référence à des termes tout faits qui n'ont de sens que correctement définis.

Bref, vous avez le droit d'être fiers de vos idées politiques et de penser qu'elles sont de gauche ou de droite, mais ne tirez pas de fierté du mot, qui n'a probablement pas le même sens pour vous que pour le voisin.

Et aussi : vous avez le droit de trouver que l'opposition gauche-droite (i.e., votre conception à vous de cette opposition) est très importante et qu'elle structure toute votre pensée politique, mais arrêtez d'imposer aux autres cette vision unidimensionnelle du paysage des idées et de leur expliquer que ceci ou cela est forcément à telle place sur cet axe (voire, que vous savez mieux que Machin où se place Machin), quand vous faites ça vous êtes juste insupportables.

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