David Madore's WebLog: Où je me rends compte que je ne sais pas bien ce qu'est la pression

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(mardi)

Où je me rends compte que je ne sais pas bien ce qu'est la pression

J'aime parfois dire que si j'ai fait des maths et pas de la physique, c'est qu'en maths il n'est pas nécessaire de comprendre ce qu'on dit, il suffit de suivre les règles. C'est sans doute vrai que je manque de cet élusif « sens physique » qui est censé permettre aux physiciens de deviner à l'avance à quoi s'attendre avant de mener un calcul (mais bon, en maths aussi il est bon d'avoir de l'intuition sur ce qu'on peut espérer dans une situation donnée). Mais il y a aussi une notion un peu différente qu'il est aussi bon de posséder (et là aussi ça s'applique en fait au maths aussi) c'est celle du « sens profond », de la substantifique moëlle d'un concept : qu'est-ce que l'énergie, fondamentalement ? qu'est-ce que l'entropie ? qu'est-ce que la masse ? ce genre de choses. Ces questions sont assez délicates et on peut les trouver oiseuses ou inutilement philosophiques (j'encourage, par exemple, à méditer sur la question de pourquoi l'énergie a une importance fondamentale en économie et pas, par exemple, la quantité de mouvement qui est aussi une quantité physique conservée : c'est un peu comme réfléchir à la question de pourquoi les miroirs inversent la gauche et la droite et pas le haut et le bas, certains trouvent que c'est très intelligent et d'autres que c'est juste un gimmick pour avoir l'air de dire des choses profondes). Mais ici je voudrais discuter d'un cas bien particulier : la pression.

Ce qui suit est donc un rant assez décousu sur le concept de pression (et surtout, de pourquoi parfois on ne sent que la différence de pression et parfois on sent la pression absolue), à des niveaux de technicité variant aléatoirement entre « vulgarisation tous publics » et « vous savez bien sûr ce qu'est le tenseur de Ricci » (donc n'hésitez pas à lire en diagonale, plein de bouts sont de toute façon indépendants les uns des autres).

Ce qui m'amène à cette réflexion, c'est que — comme le monde entier a été obligé d'en entendre les détails — récemment il y a quatre personnes littéralement trop riches pour leur santé qui ont payé une somme obscène à un escroc pour aller voir l'épave du Titanic (qui repose quelque part dans l'Atlantique sur le fond de la mer à environ 3800m de profondeur) à bord d'un submersible construit avec des bouts de ficelle tellement bricolés que même la sécurité informatique paraît robuste en comparaison. Forcément, le truc a implosé sous la pression de quelque 300 atmosphère et les gens sont morts (y compris le type qui dirigeait la compagnie qui avait construit le truc en carton, et qui se moquait de ceux qui réclamaient plus de sécurité). Si vous voulez plus de détails sur l'incident, Wikipédia a tout, évidemment ; si vous voulez une liste de quelques fautes de conception du truc, ce fil Twitter est plutôt bien ; sinon, vous pouvez attende la suite de Titanic que James Cameron ne manquera pas de faire de cette histoire. Mais ce n'est pas ce dont je veux parler.

Quelqu'un (il paraît que c'est un idiot, peu importe, ce n'est pas mon propos) a soulevé la question de comment ça se fait, si la pression à ~3000m sous la mer est suffisante pour faire imploser le submersible, que l'épave du Titanic, pour sa part, soit globalement assez intacte. Beaucoup de gens se sont moqués de lui, mais en fait je trouve que c'est une très bonne question. La réponse rapide c'est que ce qui pose problème n'est pas la pression, c'est la différence de pression dans le cas du submersible, entre l'air de l'habitacle, maintenu à la pression atmosphérique, et l'eau environnante, alors que l'épave du Titanic a coulé en se remplissant d'eau, donc en évacuant l'air à pression atmosphérique, et le fait d'être à 380 atmosphères de pression n'est pas, en soi, dommageable. (Une réponse un peu plus longue est ici : apparemment la poupe du Titanic a pu imploser sous la pression, parce que l'air ne s'est pas évacué à temps, et ce serait la raison pour laquelle elle est en plus mauvais état que la proue.) Mais ce n'est pas non plus ce dont je veux parler.

Parce que voilà, je suis tenté de résumer ça en disant :

La pression n'importe pas, ce sont les différences de pression qui importent.

Mais en fait non. Mais en fait peut-être que si quand même. Mais en fait peut-être que non. C'est confus. Et je trouve fascinant qu'aucun de mes cours de physique n'ait abordé franchement cette question : dans quelle mesure est-ce que la pression a des effets en elle-même, et dans quelle mesure est-ce que ce sont les différences de pression ?

Qu'est-ce que c'est, au juste, la pression ? Là aussi, évidemment, Wikipédia vous couvre : en bref, c'est la force qu'exerce un système physique sur sa surface, par unité de surface et perpendiculairement à elle. Notamment, un gaz exerce une pression vers l'extérieur sur les parois qui l'enferment (et, par la loi d'action et de réaction, la paroi doit exercer une force égale en magnitude et opposée en direction pour maintenir le gaz en place) : cette force s'explique essentiellement par les molécules de gaz qui rebondissent contre la paroi. Très bien. Mais de l'autre côté de la paroi il y a autre chose, qui exerce aussi une pression, et ce qui compte vraiment est la différence entre les deux côtés de la paroi, parce que c'est ça qui va définir la force ressentie par la paroi. C'est la raison pour laquelle une feuille de papier placée dans l'air ne ressent pas les ~1013hPa (soit l'équivalent de 1.03 kilogrammes de force par centimètre carré de papier) de la pression atmosphérique : elle est égale des deux côtés de la feuille.

De façon plus sophistiquée, la pression c'est l'énergie libérée par le système quand on augmente légèrement son volume : l'équivalence avec la définition précédente est que pour augmenter le volume d'une petite quantité dV on laisse travailler les forces de pression sur la paroi, ce qui leur fait exercer une force p·S si on note la surface S, le long d'une distance dℓ perpendiculaire à la surface, donc effectuer un travail p·S·dℓ, et comme S·dℓ est justement la variation de volume dV (bon, il faudrait plus proprement écrire une intégrale sur toute la surface), on trouve que le travail effectué par les forces de pression a été p·dV, qui donne donc la diminution de l'énergie U du système (par conservation de l'énergie) : dU = −p·dV. Bref, une pression est en gros une densité d'énergie libérable (sous forme de pression, justement), ce qui explique qu'elle ait une unité (le joule par mètre cube, ou pascal) homogène à celle d'une densité d'énergie, et s'il est tentant d'appeler le produit p·V de la pression et du volume l'« énergie de pression », en tout cas il est standard d'appeler enthalpie la quantité H := U + p·V qui corrige cette énergie de pression et qui, par ce que je viens de dire, a la propriété de ne pas changer sous l'effet d'une petite variation de volume (enfin, à pression constante, justement : parce qu'en fait la pression change elle-même, et on se retrouve avec dH = V·dp : l'enthalpie est surtout utile en thermodynamique quand on considère des systèmes fonctionnant à pression constante, ou avec des variations contrôlées de pression).

Le paragraphe précédent est une sorte de digression, mais pas complètement. Il y a d'autres phénomènes analogues qui contribuent à d'autres termes de l'énergie. Un exemple classique est l'analogie entre circuits électriques et circuits hydrauliques (c'est merveilleux, elle a aussi son article Wikipédia), qu'on peut résumer ainsi :

  • tension électrique ↔ pression (hauteur d'eau)
  • charge électrique ↔ volume d'eau
  • courant électrique ↔ débit d'eau

(on peut continuer l'analogie — au moins jusqu'à un certain point : un récipient cylindrique correspond à un condensateur dont la base est l'analogue de la capacité, une résistance électrique correspond à un tube à la perte de pression dans un écoulement laminaire — mais ce n'est pas mon propos). Cette analogie fonctionne au niveau de la puissance et de l'énergie[#] : si la puissance électrique fournie à un circuit (et donc dissipé par lui) est donné par la relation fondamentale P = Φ·I (où je note Φ la tension électrique normalement notée U ou V, parce que j'ai utilisé ces lettres-là pour autre chose), de façon analogue en hydraulique, la puissance fournie est donnée par le produit de la (différence de) pression et du débit d'eau qui circule. (Par exemple, pour calculer l'énergie dissipée par une fontaine, prenez le produit de la hauteur de jet qui, multipliée par 9.8m/s² d'accélération de la pesanteur et 1000kg/m³ de masse volumique de l'eau, donnera la pression appliquée, et multipliez ça par le débit d'eau.)

[#] Semi-digression : Wikipédia propose aussi une analogie avec les circuits thermiques. Mais là je ne suis pas trop d'accord avec l'analogie : pour moi, si je suis bien d'accord que tension électrique ↔ pression (hauteur d'eau) ↔ température, en revanche, en regard de charge électrique ↔ volume d'eau côté thermique, je mettrais l'entropie et pas la chaleur, parce que cela permet de préserver la formule pour énergie ou puissance : de même que dU = Φ·dQ côté électrique (avec Φ le potentiel et dQ la charge échangée) et que dU = −p·dV côté hydraulique, on a dU = T·dS côté thermique et c'est même précisément la définition de la température que d'être le coefficient de la variation d'énergie correspondant à une certaine variation d'entropie comme la pression et le potentiel électrique sont les coefficients correspondants pour une variation de volume et de charge. Bon, mais cette analogie thermique affaiblit mon point, vous allez dire, parce que la température a un zéro absolu, du coup ce n'est pas si surprenant que la pression en ait, c'est plutôt le potentiel électrique qui est spécial. Mais je rétorque que le potentiel électrique n'a pas de zéro absolu parce que la charge se conserve (donc forcément la charge qui quitte un potentiel va en rejoindre un autre, et il n'y a que la différence qui peut se voir), et la température peut avoir un zéro absolu parce que l'entropie ne se conserve pas : mais comme le volume, lui, se conserve, cela ne résout pas notre question de pourquoi la pression a un zéro absolu (justement, elle ne devrait pas en avoir). [Voir aussi l'ajout final à cette entrée.]

Bon, mais pression ou différence de pression ? En électricité, il n'y aucun doute : ce qu'on appelle tension électrique est la différence de potentiel entre les deux extrémités. Le potentiel absolu n'a même pas de sens : la seule chose qui importe est une différence de potentiels. En hydraulique… ben c'est un des points où l'analogie se casse.

Parce que quand même, la pression absolue intervient en physique. Déjà parce qu'il y a une origine, une valeur 0 naturelle de l'échelle des pressions, la pression du vide (et la question de savoir si c'est la plus petite pression possible ou si les pressions négatives existent est… épineuse). Mais il n'y a pas que ça. On ne peut pas juste dire l'épave du Titanic ne subit pas la pression parce qu'elle est la même partout : il n'y a pas de différence de pression puisque tout est à la même profondeur : si on transportait l'épave du Titanic au centre d'une étoile à Neutron, où la pression est quelque chose comme 1026 fois celle au fond de la fosse de Mariannes… ben elle se transformerait en neutronium comme tout le reste, donc on ne pourrait pas dire qu'elle soit intacte.

Les gens dans le submersible ne sont pas morts de la pression, ils sont morts de l'onde de choc de l'implosion soudaine lorsque la différence de pression a rompu la résistance de l'habitacle. Mais si on avait laissé la pression monter graduellement (en supposant qu'on ait assez d'air pour les faire tenir après compression, ce qui est une grosse hypothèse) ?

Ils seraient quand même morts. Mais pas vraiment de « pression » : ils seraient morts de toxicité de l'azote de l'air (narcose à l'azote, aussi appelée ivresse des profondeurs). Déjà, ce n'est pas hyper clair au juste (au moins pour moi, mais je n'ai pas l'impression que ce soit totalement clair tout court) pourquoi l'azote — et en fait tous les gaz sauf l'hélium et l'hydrogène — devient toxique à haute pression, mais on a quand même réussi à faire vivre des gens pendant des durées assez longues en caisson hyperbare à des pressions de l'ordre de 50 atmosphères (sur des mélanges oxygène-hélium, oxygène-hydrogène, ou les trois à la fois, la pression partielle d'oxygène restant comparable à celle qu'elle est en surface). C'est assez impressionnant, quand on y pense : à cette pression, ce qu'on respire n'est même plus un gaz, c'est un fluide supercritique. Mais bon, 50 atmosphères semble quand même une limite difficile à dépasser : le problème a l'air essentiellement lié au fait que nous avons besoin de respirer (des gaz, fussent-ils plus vraiment des gaz), qui empêche d'aller beaucoup plus loin. (Il y a des spéculations, et apparemment le même James Cameron qui va certainement faire une suite de Titanic s'y est livré dans son film Abyss — je ne l'ai pas vu — sur le fait qu'en respirant un liquide on pourrait aller encore plus profond, i.e., plus loin en pression.)

Mais quand même, au bout d'un moment, il va y avoir un problème, pas juste pour l'homme mais pour toute vie sur Terre. Voici donc une question qui pourrait sans doute plaire à Randall Munroe s'il ne l'a pas déjà traitée : quelque part entre la pression au fond de la fosse des Mariannes (environ 1000 atmosphères), où la vie est indiscutablement possible, et celle (environ 100 000 000 000 000 000 000 000 000 fois plus élevée) au cœur d'une étoile à neutron, où tout est transformé en neutronium, il y a une pression maximale à laquelle peut résister un quelconque organisme vivant sur Terre (certainement un tardigrade !) : quelle est cette pression, et de quoi meurt ce dernier organisme à mourir quand on augmente la pression ?

Parce que quand même je ne suis pas très satisfait de cette histoire. Les pressions absolues ont un effet, ne serait-ce que parce que le diagramme des phases ou simplement l'équation d'état de n'importe quelle substance fait intervenir la pression absolue, mais… pourquoi, au juste ? Je ne sais pas bien l'expliquer, mais je ne suis pas satisfait de la réponse c'est comme ça, il n'y a rien à expliquer (variante : les atomes se cognent plus fort les uns dans les autres, donc ils ont tendance à s'accrocher les uns aux autres). C'est peut-être une question idiote, mais : comment est-ce qu'une substance « sait » quelle est sa pression absolue ? Comment « fait »-elle pour comparer sa pression à celle du vide, ce qui est censé fournir le zéro absolu de pression ?

Bon, peut-être qu'on trouvera que c'est une question aussi idiote que de savoir pourquoi les miroirs inversent la gauche et la droite et pas le haut et le bas, que c'est comme ça et pas autrement. Alors pour embrouiller les pistes, parlons de relativité.

En relativité, la densité d'énergie ϱ et l'opposé des trois pressions principales p₁,p₂,p₃ (normalement égales) sont les quatre valeurs propres du tenseur de matière (lequel, en relativité générale, est la source du champ gravitationnel)[#2]. Autrement dit, il y a quatre directions (une dirigée vers le temps et trois vers l'espace), mutuellement perpendiculaires (parce que ce sont les directions de vecteurs propres d'une matrice symétrique), qu'on peut appeler les axes principaux d'énergie et pression, tels que le tenseur de matière soit représenté par les quatre valeurs en question le long de ces quatre axes (peu importe ce que cela signifie exactement). Bref, la pression joue pleinement un rôle de densité d'énergie, ou bien la densité d'énergie est une forme de pression dirigée « selon le temps », quelque chose comme ça.

[#2] J'avais plus ou moins prévu, en commençant à écrire ce billet, de faire une digression pour expliquer ce que je comprends de la signification du tenseur de matière (et sans doute me retrouver à dire que, je ne comprends pas vraiment le théorème de Bernoulli, ce qui est certainement lié au fait que je ne comprends pas vraiment la pression), mais cette entrée est déjà assez longue telle qu'elle est, je n'ai pas besoin d'alourdir encore le submersible. Donc je me contente de dire ceci : c'est un tenseur symétrique de rang 2 (en gros une matrice symétrique), donc il y a une base orthonormée de l'espace-temps dans lequel elle prend une forme diagonale, et les valeurs diagonales ϱ,p₁,p₂,p₃ sur cette base (à des signes près selon qu'on prend la version covariante ou mixte du tenseur, et selon les conventions de signe) s'interprètent comme la densité d'énergie et les pressions selon les trois axes d'espace (ces axes définissent bien sûr non seulement des directions d'espace mais aussi d'espace-temps, c'est-à-dire un référentiel qui est celui du fluide).

Complément () : Bon, pour dire quand même quelque chose sur le tenseur de matière (mais cf. ici sur Twitter, ou ici via Nitter si on veut éviter Twitter, où j'ai recopié deux pages du Misner-Thorne-Wheeler qui expliquent rapidement de quoi il s'agit), le tenseur de matière est en gros comme la forme quadratique qui à un 4-vecteur u normalisé (pointant vers l'espace) associe la densité volumique d'énergie vue, au point en question, par un observateur qui a la 4-vitesse déterminée par u. C'est-à-dire (en se plaçant en dimension 1+1 pour simplifier, sinon il y a trois pressions principales) qu'il existe un référentiel (le « référentiel de matière » au point considéré) tel qu'en se déplaçant à la vitesse v par rapport à ce référentiel on observe la densité d'énergie (ϱ+p·v²)/(1−v²) (dans des unités où c=1, bien sûr) : les quantités ϱ et p sont respectivement la densité d'énergie au repos, et la pression au repos. (En parallèle, ce même observateur voit une quantité de mouvement de (ϱ+pv/(1−v²) et une pression de (p+ϱ·v²)/(1−v²).)

Cela signifie, aussi, qu'en relativité générale, la pression fait partie des données à la source du champ gravitationnel : il ne suffit pas de connaître la densité d'énergie ϱ (masse comprise, cf. ci-dessous), il faut aussi connaître la pression pour espérer commencer à résoudre les équations d'Einstein. Spécifiquement, la courbure (« de Ricci ») de l'espace-temps dans la direction du temps vaut 4π𝒢·(ϱ+3p) (où 𝒢 désigne la constante de Newton), tandis que la courbure de l'espace est donnée par 4π𝒢·(ϱp). (Note technique : la convention de signe faite ici est qu'une courbure positive dans le temps représente physiquement une force tendant à contracter les objets au repos, tandis qu'une courbure positive de l'espace représente une courbure sphérique de celui-ci.)

Mais d'un autre côté, la relativité générale obéit à la loi de Kepler au sens suivant : le champ gravitationnel causé par un objet sphérique au repos de masse M est donné par la solution dite de Schwarzschild en-dehors de cette masse et produit, à suffisamment grande distance a, un effet sur les particules de masse négligeable décrit par des orbites de période comme dans la théorie Newtonienne (√((4πa³)/(𝒢·M)), mais peu importe) ; c'est-à-dire que tout ce qu'on voit à distance comme source du champ gravitationnel est la masse M de l'objet central (qui doit être juste l'intégrale de ϱ sur le volume de l'objet), pas la pression qui règne à l'intérieur. Comment réconcilier le fait que la pression soit source de gravitation (essentiellement selon le terme ϱ+3p) mais que, loin d'un objet sphérique on ne voie que l'effet de ϱ ? Je crois comprendre (notamment des explications fournies ici mais que je ne suis pas certain d'avoir bien digérées) que l'idée est simplement que le tenseur de matière n'est pas arbitraire, il vérifie des équations de conservation, et spécifiquement, pour un objet sphérique au repos la pression doit forcément s'annuler dans l'ensemble : s'il y a une pression à l'intérieur de la sphère, il doit y avoir une tension à la surface de la sphère qui empêche celle-ci d'exploser, et l'effet gravitationnel de l'un annule l'effet de l'autre.

Néanmoins, la signification du tenseur de matière m'échappe assez. Selon les calculs, toutes sortes d'expressions apparaissent : ϱ (densité d'énergie), p (pression), ϱ+3p (régissant la courbure dans le temps, cf. ci-dessus), ϱp (régissant la courbure dans l'espace), ϱ+p (c'est-à-dire la densité d'enthalpie, cf. plus haut), mais aussi ϱ−3p (la trace du tenseur de matière, qui a la propriété notable de s'annuler quand il s'agit d'un pur rayonnement, i.e., un gaz de photons). Je n'ai pas une idée très clair de ce qu'elles représentent.

Il faut quand même préciser que les ordres de grandeur sont tels que le terme p est généralement négligeable : car ϱ est la densité d'énergie y compris celle venant de la masse au repos : c'est-à-dire (je crois que E=m·c² est une formule suffisamment célèbre) que c'est c² — le carré de la vitesse de la lumière — fois la densité de masse. Donc pour l'air qui nous entoure, au sens de la relativité, le terme ϱ vaut de l'ordre de 1017 J/m³ (joules par mètre cube ou, ce qui revient au même, pascals), tandis que le terme p est de l'ordre de 105 J/m³ (la pression atmosphérique), mille milliards de fois moins : c'est dire que si on prend ϱ ou ϱ+3p ou ϱp ou ϱ+p ou ϱ−3p n'a pas des tonnes d'importance. Et pour en gros n'importe quelle sorte de matière ordinaire, p est négligeable devant ϱ (parce que c² est si élevé, ou, pour dire les choses différemment, parce que la vitesse du son √(p/ϱ) est si petite devant la vitesse de la lumière).

Néanmoins, pour un gaz de photons, p vaut ϱ/3, et l'effet de la pression sur la courbure 4π𝒢·(ϱ+3p) double celui de la seule densité d'énergie (en relativité, l'effet gravitationnel de ou sur la lumière est essentiellement le double de ce qu'on prédirait en mécanique newtonienne). Pour aller encore plus loin, il semble même qu'au cœur des étoiles à neutron, on ait p de l'ordre de grandeur de ϱ, cf. le paragraphe cité ci-dessous.

Il n'est pas clair quelles bornes sont physiquement possibles sur ϱ et p en relativité (i.e., quelles sont les conditions de positivité sur le tenseur de matière pour représenter quelque chose de physiquement possible). Je recopie ici, en le remaniant juste un petit peu, un passage d'une entrée passée (précisément ici) à ce propos, et je renvoie notamment à cet article pour plus d'explications :

Si on impose que la densité de masse-énergie soit toujours positive (donc ϱ ≥ 0), ce qui est sans doute nécessaire en un certain sens pour que l'Univers soit stable, mais aussi qu'elle soit positive mesurée par n'importe quel observateur quelle que soit sa vitesse inférieure ou égale à celle de la lumière, on obtient les contraintes ϱ ≥ 0 et p ≥ −ϱ (alternativement : la densité d'énergie et la densité d'enthalpie doivent être positives), et on appelle ça la condition d'énergie faible. Demander que le son ne se propage pas plus vite que la lumière semble demander la contrainte |p| ≤ ϱ (qui implique la précédente), appelée condition d'énergie dominante. Si on demande que la gravité soit toujours attractive et jamais répulsive, c'est-à-dire que la « courbure de Ricci dans le temps » soit toujours positive, on obtient les contraintes ϱ+p ≥ 0 et ϱ+3p ≥ 0 (condition d'énergie forte, un terme mal choisi vu qu'elle n'implique pas la faible). La validité universelle de cette dernière est suspecte puisqu'elle est violée par l'énergie du vide telle qu'on l'a mesurée (cf. ci-dessous), mais en fait aucune de ces conditions ou des inégalités impliquées (ϱ ≥ 0 ou ϱ+p ≥ 0 ou bien ϱp ≥ 0 ou encore ϱ+3p ≥ 0) n'est universellement acceptée. D'ailleurs, on a longtemps cru que l'inégalité ϱ−3p ≥ 0, dite condition d'énergie de trace était nécessairement vraie (autrement dit, que le cas p = ϱ/3 d'un gaz ultra-relativiste est le maximum que peut atteindre la pression), et Zel'dovich a montré en 1960 que cette contrainte était violée dans un cas vraisemblablement réalisé à l'intérieur des étoiles à neutron (à savoir, des particules repoussées par une force véhiculée par un boson massif de spin 1) : dans de tels milieux « ultra-rigides », la pression p peut devenir arbitrairement proche de la densité de masse-énergie ϱ, et la vitesse du son de celle de la lumière.

(Visiblement, je ne suis pas le seul pour lequel les choses ne sont pas parfaitement claires.)

En 1998, on a découvert un phénomène appelé énergie noire (ou énergie du vide — à ne pas confondre avec la matière noire), qui se manifeste physiquement comme une accélération de l'expansion de l'Univers, et qui s'interprète de diverses manières dans le cadre de la relativité générale : soit en ajoutant un terme spécial dans les équations d'Einstein (appelé constante cosmologique, c'est le point de vue historique), soit (cela revient au même et c'est juste une reformulation de la même chose physique en changeant un petit peu les variables, et c'est le point de vue généralement préféré de nos jours) en disant que le vide a lui-même une énergie (qui ne dépend que du volume de vide, donc une densité d'énergie ϱvac constante) et une pression pvac égale à l'opposée de ϱvac, ces termes venant simplement s'ajouter à la densité d'énergie et la pression de la matière ordinaire. (L'enthalpie du vide est forcément nulle, donc pvac = −ϱvac et il revient donc au même, au signe près, de parler d'énergie du vide ou de pression du vide. Notons qu'il est possible que l'accélération de l'expansion de l'Univers qu'on a observée ne soit pas due à l'énergie du vide mais à une forme nouvelle de matière, qu'on appelle alors quintessence, mais elle aurait des propriétés assez bizarres, notamment une pression négative, et l'explication de l'énergie du vide semble la plus simple.) Cette énergie du vide ϱvac (donc aussi l'opposée de la pression du vide pvac) serait de l'ordre de 5×10−10 J/m³ (un demi nanopascal, si on veut) d'après les observations cosmologiques, ce qui n'est certes pas beaucoup, mais cette valeur représenterait quand même quelque chose comme 70% de toute la densité d'énergie de l'Univers (et encore environ 85% des 30% qui restent seraient de toute façon de la matière noire, mais ça c'est une autre question).

Pourquoi je raconte tout ça, moi ? Parce que même si cette pression négative du vide est faible (moins un demi nanopascal, ou −10−15 fois la pression atmosphérique, ce serait compliqué à mesurer directement), il y a maintenant deux origines de pression : la pression nulle au sens de celle qui règne dans le vide, et (un demi nanopascal plus haut) la pression nulle au sens de la gravitation, c'est-à-dire la pression qui ne produit pas d'effet gravitationnel. Donc deux notions de pression absolue : la pression absolue au sens « relative au vide », et, un demi nanopascal plus faible, la pression absolue au sens mesuré par le champ gravitationnel. Donc la question se pose, au moins conceptuellement (parce qu'en pratique la différence est trop faible) de laquelle est pertinente pour définir les pressions absolues dans le reste de la physique (par exemple dans un diagramme des phases) : la pression relative au vide ou la pression relative au zéro gravitationnel ?

La question est exactement la même, au signe près, pour la densité d'énergie, mais je préfère évoquer la pression du vide, parce que non seulement c'est le sujet de ce billet mais aussi l'ordre de grandeur est un peu moins minuscule.

(Un demi nanopascal, c'est peu, mais c'est l'ordre de grandeur de la pression atmosphérique nocturne sur la Lune, et on a fait des vides plus poussés en laboratoire. Voir cette page pour des ordres de grandeur.)

De ce que je comprends (mais je ne suis ni sûr de bien comprendre, ni sûr que la question soit claire pur qui que ce soit), ce qui compte comme pression absolue dans le diagramme de phase et dans tous les phénomènes physiques ne faisant pas intervenir la gravitation (oublions la théorie des champs quantiques qui pose son propre lot de problèmes), c'est bien la pression relative au vide, i.e., on n'a aucune chance ni aucun moyen de mesurer de façon directe ce demi nanopascal de pression négative du vide, qui ne peut être vu que par la gravitation. Cela suggère que même si ϱvac et avec lui pvac étaient 15 ou 20 ou 25 ordres de grandeur plus élevé — en ignorant l'effet cosmologique qui empêcherait certainement la formation des galaxies — nous ne le remarquerions pas plus. (Serait-ce aussi le cas si cette pression était en fait due à une quintessence et pas à un effet gravitationnel du vide lui-même ? Je n'en ai fichtrement aucune idée.)

Mais toute cette histoire est quand même assez curieuse : on explique souvent que la pression du vide ne peut pas être sentie parce qu'elle est la même partout, mais comme je l'ai fait remarquer plus haut, les pressions absolues ont bien un effet : apparemment il faut les comprendre comme des pressions « relatives au vide » et pas « relatives au zéro gravitationnel » (du coup, effectivement, la pression du vide ne se sent pas, parce qu'elle est la différence entre le vide et le zéro gravitationnel). Mais pourquoi, au juste ? Pourquoi la pression du vide ne se sent pas (sauf par ses effets gravitationnels, qui eux-mêmes ne peuvent se détecter qu'au niveau cosmologique) alors que l'argument la pression est la même partout donc elle ne se sent pas ne fonctionne manifestement pas au cœur d'une étoile à neutron ? Pourquoi l'argument on ne sent pas les pressions absolues seulement les différences de pression s'applique-t-il à la pression du vide et explique qu'elle ne soit mesurable que par la gravitation, alors que dans d'autres domaines on sent bien une pression absolue ? Tout ceci me laisse assez perplexe.

Je soupçonne que l'idée est que c'est une question d'ordre de structure : le vide est vraiment partout, même à l'intérieur des atomes, même à l'intérieur d'un proton[#3], et dans ses conditions, effectivement, sa pression ne se sent pas parce qu'elle est partout la même, il n'y a que la gravitation qui arrive à sentir un vrai niveau absolu ; alors qu'une autre forme de pression s'exerce au niveau des atomes ou, dans le cas du cœur d'une étoile à neutron, des nucléons qui la constituent, et c'est pour ça qu'elle se sent. (En quelque sorte, ce qui se sent serait une différence entre la pression ambiante et celle du vide dans les atomes, ou quelque chose de ce genre, mais là ça devient tellement flou que c'est peut-être dénué de sens.) Toujours est-il que je trouve fascinant que personne ne semble discuter clairement la question.

[#3] Si on fait intervenir la théorie quantique des champs, le « vide » est de toute façon quelque chose d'assez compliqué. Par exemple, en chromodynamique quantique, le vide a un diagramme de phase (enfin, les champs de quarks et leptons ont un diagramme de phase), quelque chose que je trouve assez fascinant et que je ne prétends pas bien comprendre : les paramètres de ce diagramme sont la température (je ne prétends pas comprendre quel sens la température du vide peut avoir !) et le potentiel chimique baryonique (qui a un rapport avec la pression, mais je ne prétends pas comprendre quel rapport exactement, ni quel rapport avec la pression du vide évoquée ici) : je renvoie par exemple à cet article introductif fort bien écrit et didactique (et peut-être celui-ci pour des infos plus récentes) ainsi bien sûr que l'article Wikipédia pertinent pour une explication de cette histoire de diagramme de phase de la chromodynamique quantique. (Si on ne sait pas ce qu'est la chromodynamique quantique, on peut commencer par lire le début de ce billet que j'avais écrit il y a quelques années.)

Bon, bien sûr, l'autre problème épineux avec l'énergie et la pression du vide, et qu'il faut bien que je mentionne, est de savoir pourquoi elles sont si faibles (5×10−10 pascals) en même temps que non nul. On n'a pas de théorie de la gravitation quantique qui devrait permettre de calculer cette valeur. Néanmoins, une simple analyse dimensionnelle montre que l'unité naturelle dans laquelle la valeur en question doit se mesurer est la densité de Planck, qui vaut 5×10113 pascals, c'est-à-dire 123 ordres de grandeur plus haute que la valeur mesurée expérimentalement. C'est assez embarrassant, parce que si on peut éventuellement imaginer argumenter pourquoi elle devrait valoir exactement zéro, c'est plus compliqué de faire apparaître dans une théorie un nombre come 10−123 (la valeur observée de l'énergie du vide, dans les unités naturelles pour elle). Mais c'est encore pire que ça : l'énergie du vide a changé au cours de l'histoire de l'Univers ; spécifiquement, si on en croit nos théories actuelles (et bien confirmées par l'expérience parce qu'elles ont prédit l'existence du boson de Higgs), parce que, lors du « découplement électrofaible », environ 10−12 secondes après le Big Bang, le champ de Higgs est passé de la valeur 0 à sa valeur actuelle (246 GeV), et, au cours de ce processus, l'énergie du vide a changé par environ 2.5×1045 pascals (cf. ici), ce qui est à la fois 68 ordres de grandeur en-dessous de l'unité naturelle pour l'énergie du vide, mais quand même 55 ordres de grandeur au-dessus de la valeur observée. Donc en gros, en exprimant les choses dans les unités naturelles, il faut une théorie qui prédit un terme qui compense un terme connu (de l'ordre de 10−68) à 55 chiffres de précision, mais pas exactement non plus, pour obtenir un résultat final de l'ordre de 10−123. Tout ça est terriblement embarrassant pour la physique (pour en savoir plus sur ce sujet, voir cet article Wikipédia, cet article de vulgarisation dans Scientific American, cette page de John Baez et cet article plus technique de Sean Carroll ; voir aussi mon très long billet sur la cosmologie que j'ai déjà lié ci-dessus).

Et voilà, j'ai réussi à partir d'un submersible qui a implosé pour finir par parler de la constante cosmologique, je crois que je me fatigue un peu.

Ajout () : Comme plusieurs personnes n'arrivent pas à comprendre quelle est la source de ma perplexité, je peux l'exprimer débarrassée de mes tentatives de vulgarisation, en deux points principaux (cf. mon auto-commentaire daté , et ici sur Twitter) :

  • En thermodynamique, si on voit la pression comme un gain énergétique en volume, ma question est : comment se fait-il que le terme −p·dV (dans l'expression d'une variation dU = −p·dV + T·dS + Φ·dQ + ⋯ de l'énergie interne) arrive à donner à la pression p absolue un effet (dans l'équation d'état, notamment), alors que le terme électrostatique Φ·dQ (où j'ai noté Φ le potentiel électrique), lui, ne se manifeste pas par un effet du potentiel absolu ? Je comprends que le terme T·dS donne un effet absolu à la température thermodynamique T, parce que l'entropie S ne se conserve pas, donc il peut y avoir un dS qui vient de nulle part (associé à un T absolu et permettant de le mesurer), mais dans −p·dV comme dans Φ·dQ, le volume V (resp. la charge Q) se conserve, donc tout ce qui arrive à un endroit doit provenir d'un autre (si on ajoute une constante à p ou une constante à Φ partout, les termes d'échange se compensent), et le multiplicateur ne devrait pas avoir de sens absolu.
  • Comment se fait-il que la pression du vide, et seulement la pression du vide, soit impossible à détecter par une expérience directe, qu'elle soit seulement visible par ses effets gravitationnels, si par ailleurs les pressions absolues peuvent tout à fait avoir des effets et ne se privent pas d'en avoir ? Si la pression du vide n'était pas due à un effet gravitationnel du vide lui-même mais à un champ supplémentaire (quintescence) qui pénètre tout l'Univers, est-ce que ça changerait quelque chose à sa détectabilité directe (et pas juste par effet gravitationnel) ?

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