David Madore's WebLog: Petites pensées rapides sur l'incendie de Notre-Dame

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(mardi)

Petites pensées rapides sur l'incendie de Notre-Dame

★ On a beau vivre à l'époque d'Internet, le poussinet et moi avons appris que Notre-Dame brûlait par quelqu'un dans la rue et pas par Twitter : nous nous promenions hier soir du côté des Gobelins, j'ai remarqué que plein de gens photographiaient quelque chose que je n'arrivais pas à identifier, et en fait c'était la fumée (dont je n'avais pas fait attention que ce n'étaient pas des nuages) ; le poussinet a dit que c'était certainement un gros incendie et quelqu'un nous a dit oui, c'est Notre-Dame qui brûle. Un peu plus loin nous avons trouvé une terrasse de laquelle on pouvait voir la flèche et les flammes qui la léchaient, et plusieurs personnes nous y ont rejoints : c'est étonnant à quel point les passants dans la rue qui, normalement, s'ignorent mutuellement, deviennent spontanément loquaces dans ce genre de circonstances.

★ La manière dont nous réagissons est aussi intéressante. Je suppose que je n'étais pas le seul à me demander allons bon, que va-t-il en rester quand l'incendie sera éteint ? : je relis à cette occasion cette entrée (et celle-ci) où j'avais évoqué ma réaction face aux attentats du 11 septembre 2001 et dans laquelle je confessais que ce qui m'avait le marqué, finalement, c'était la destruction des tours elles-mêmes plus que celle des personnes qui ont péri dedans. Bon, s'agissant de Notre-Dame, je crois comprendre qu'il n'y a heureusement eu qu'un seul pompier sérieusement blessé. Et concernant l'état du monument lui-même, les dégâts ne sont finalement pas si importants : la toiture en bois, bien sûr, a été intégralement détruite, mais la pierre a globalement bien tenu à part certains morceaux de voûte, et ce qui n'a pas tenu pourra être reconstruit ; la flèche est tombée, mais ce n'était de toute façon plus la flèche d'origine, démontée avant/pendant la Révolution, et peut-être que ce sera l'occasion de mettre une flèche plus semblable à l'originale que celle qu'a fait poser Viollet-le-Duc (je suppose que les historiens sont mieux renseignés ou plus soigneux maintenant) ; et, ce qui me préoccupait plus, il semble que les vitraux des rosaces n'aient sans doute pas été sérieusement endommagés. Franchement, ça aurait pu être bien pire ! (Pour plus de détails sur les dommages, cet article de la BBC est plutôt bien, ainsi que ce fil Twitter ; ajout () : voir aussi cet article-ci, plus précis.)

★ Maintenant je pense que ça vaut la peine de reméditer sur ce que j'écrivais dans cette entrée passée autour de l'identité des choses dans le temps et de l'histoire du bateau de Thésée. (J'y évoquais la possibilité que Joconde soit détruite dans un incendie, mais ça marche aussi avec Notre-Dame.) Si on répare Notre-Dame petit bout par petit bout jusqu'à ce qu'il ne reste rien du monument de départ, est-ce toujours Notre-Dame ? Si toutes les plantes d'origine sont mortes depuis que Le Nôtre a créé les jardins de Versailles, sont-ce quand même les mêmes jardins ? Le Pavillon allemand de Barcelone qui existe actuellement est-il l'œuvre de Mies van der Rohe ? Le grand sanctuaire shintō d'Ise est-il toujours le même ou toujours différent ? Suis-je la même personne que celle qui s'appelait David Madore quand les tours du World Trade Center se sont effondrées ? Que de questions délicates posées par autant de variations du bateau de Thésée et dont la réponse est selon moi, finalement, purement conventionnelle.

★ Mais au-delà du problème de l'identité, cela vaut sans doute aussi la peine de s'interroger, de façon connexe, sur ce qui fait la valeur des choses : je suggère ci-dessus, et beaucoup de gens semblent effectivement le penser, que la flèche qui a été détruite n'a pas une grande valeur, parce qu'elle est due à Viollet-le-Duc (qu'il est de bon ton de vilipender) ; mais je crois qu'il faut penser un peu plus loin que plus c'est vieux plus c'est précieux/important (et Viollet-le-Duc, c'est tellement récent, n'est-ce pas), il n'y a que l'original qui vaille, etc. Tout monument est un palimpseste où chaque siècle ajoute sa couche (c'est peut-être même le cas de toute forme d'art à travers l'interprétation et la réinterprétation) : et peut-être que c'est ça qui fait un monument vivant ; c'est un peu ce que j'essayais d'expliquer dans ce texte. Je ne cherche pas forcément ici à défendre Viollet-le-Duc, ni même forcément à contester l'idée qu'il n'y a que l'original qui vaille, mais on doit au moins se poser la question : quelle Notre-Dame voulons-nous, et pourquoi exactement ?

☞ Viollet-le-Duc a-t-il massacré le château de Pierrefonds ? Zwirner a-t-il massacré la cathédrale de Cologne ? Haussmann a-t-il massacré Paris ? Mehmed II a-t-il massacré Sainte-Sophie ? Faudrait-il remettre certaines de ces choses à leur état « original » ? Et qu'est-ce que c'est, d'ailleurs, que l'état « original » ? À quel moment exact la transformation devient-elle historique ? D'ailleurs, dans cet ordre d'idées, Victor Hugo a-t-il massacré Notre-Dame en plaquant dessus (dans notre imagination collective) une image romantique qui n'était pas celle qu'avaient ses bâtisseurs originaux ? Comment le palimpseste s'écrit-il ? Je n'ai pas de réponse à ces questions, mais je pense que ça vaut la peine d'y réfléchir.

Ajout () : Cet article de Didier Rykner dans La Tribune de l'Art défend notamment, comme corollaire de la charte de Venise, la reconstruction de la flèche de Viollet-le-Duc. C'est intéressant de voir que Viollet-le-Duc ne soit pas vilipendé : il faut croire que je me trompe en pensant qu'il était universellement honni. Ceci étant, la charte de Venise est elle-même sujette à critiques et controverses. Je n'ai personnellemnet aucun avis sur le fond, mais ce sont des questions intéressantes.

★ Concernant la question de la conservation, je pense que la tristesse collective dans un tel cas peut aider à faire comprendre un peu les enjeux et l'attachement qu'un geek peut avoir à la préservation de l'information (cf. la religion du copyisme) : dans tous les cas, il s'agit de préserver une forme de mémoire. Essayez de comprendre, si vous n'êtes pas adeptes du copyisme, que pour ceux qui le sont (et je suis, au moins, sympathisant), la destruction de certaines informations est comme l'incendie de Notre-Dame, une perte irréparable pour l'Humanité ; et réciproquement, l'incendie de Notre-Dame est une perte à cause de la destruction de l'information contenue dans le monument, et qu'on n'aura jamais fini d'extraire (on a des photos sous tous les angles, et on a, apparemment, des relevés LIDAR très précis, mais il y en aura toujours plus à relever quand la technologie s'améliorera : si Notre-Dame avait été détruite en 1944, on aurait eu des photos, mais rien à la hauteur de ce que nous avons maintenant comme informations à son sujet).

Bien entendu, je demande aussi que l'information qu'on a effectivement sur Notre-Dame soit rendue publique et facilement accessible sur Internet. Pour reprendre l'exemple des rosaces, j'aimerais bien savoir s'il en existe, publiquement accessibles sur Internet, des photos

  • de très haute résolution (quelque chose comme 10k×10k au minimum pour une rosace),
  • calibrées colorimétriquement (c'est-à-dire prises en éclairant les vitraux par un illuminant au spectre bien défini et par un capteur étalonné dont le profil colorimétrique ICC serait fourni) de façon à rendre les couleurs de façon exacte,
  • et accompagnées de mesures spectroscopiques de transparence peut-être pas point par point mais au moins une pour chaque couleur de pigment,

bref, le genre de choses tout à fait à la portée de notre technologie actuelle. Voilà ce que j'appellerais des données de qualité, et elles devraient être disponibles publiquement pour que tout un chacun puisse en faire usage (pas juste les spécialistes) ; idem pour les relevés LIDAR et toutes sortes d'autres choses. Et si ce n'est pas le cas je me demande un peu ce que fait le ministère de la culture et à quoi il sert (à part promouvoir le filtrage d'Internet pour « défendre les créateurs », mais je digresse).

Tous les objets physiques sont susceptibles d'être détruits : on ne peut pas l'éviter ; mais on peut chercher à capturer l'information qu'ils contiennent, avec toute l'exactitude que notre technologie permet, et à la préserver de façon peut-être un peu plus pérenne (ou au moins indépendamment d'eux ; ou au moins, on peut essayer) : c'est ce qu'il faut s'efforcer de faire et j'ai l'impression que les efforts dans ce sens sont encore vraiment insuffisants. (Cf. ce fil Twitter, plus ancien, et avec lequel je suis totalement d'accord, au sujet de l'incendie du musée national du Brésil après lequel on a un peu pathétiquement fait appel aux contributions des internautes pour rassembler des photos des collections.)

★ Bon, la dernière remarque toute bête que je voudrais faire concerne la notion de patrimoine de l'Humanité ou patrimoine mondial : on pourrait ergoter pour savoir si Notre-Dame fait partie du patrimoine français, parisien, européen, ou autre, sur la base de je ne sais quels critères liés à sa construction ou à l'art qu'elle révèle, mais je propose plutôt un autre critère, en l'occurrence, qui s'est ému de l'incendie. Et là, je n'ai pas un degré de cynisme tel que je penserais que les messages de sympathie reçus du monde entier (du type de ceux qui tournent actuellement sur les panneaux d'affichage de la mairie de Paris, et que je trouve vraiment assez touchants) soient de la pure hypocrisie : c'est à cause de ça que j'ai tendance à dire qu'il faut considérer ce monument comme faisant partie du patrimoine de l'Humanité.

J'ai d'ailleurs fait une remarque dans ce sens en réponse à ma députée sur Twitter. Elle a fait une remarque qui disait quelque chose comme oui mais j'ai l'impression que les mots Nation et Peuple sont plus facilement galvaudés et l'a ensuite effacée. Je ne sais pas ce qu'il faut en conclure.

★ Ajout ultérieur : Passant du patrimoine de l'Humanité au Domaine Public, il faut souligner un risque insidieux de cet incendie : si la toiture ou la flèche, plutôt qu'être reconstruites à l'identique, sont réimaginées par un architecte contemporain, il y aura des droits d'auteur dessus, et faute de liberté de panorama en France, on ne pourra donc plus utiliser librement les photos de Notre-Dame (postérieures à l'incendie), par exemple pour illustrer Wikipédia. Je pense que c'est un réel danger : on s'est déjà fait avoir en l'an 2000 en perdant le Domaine Public sur la Tour Eiffel la nuit (la tour elle-même est dans le Domaine Public mais pas l'éclairage nocturne, ce qui est d'une absurdité sans nom). De même, la pyramide du Louvre empêche d'utiliser librement des photos du Louvre. Ne laissons pas Notre-Dame se faire copyrighter aussi ! On pourra utiliser cette affiche qu'un copain a bricolée pour attirer l'attention sur le phénomène.

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