David Madore's WebLog: Quelques points de vue (de matheux) sur les grandeurs physiques et unités de mesure

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(mercredi)

Quelques points de vue (de matheux) sur les grandeurs physiques et unités de mesure

Dans cette entrée, je voudrais évoquer la question des grandeurs physiques (longueur, durée, vitesse, masse, courant électrique…) et des unités de ces grandeurs. Je vais jeter un regard de matheux sur ce que ces choses sont, proposer quelques points de vue ou (esquisses de) définitions formelles possibles, et m'interroger sur l'utilité et la pertinence de ces points de vue, notamment pédagogiques, mais aussi du point de vue de la question de l'incertitude des mesures.

Je précise que cette entrée part un peu dans tous les sens, parce que j'ai commencé par écrire de la façon dont les idées me venaient (ou me revenaient, parce que ce sont des idées que je rumine depuis longtemps), et j'ai voulu raconter trop de choses à la fois, donc il y a plein de digressions. En plus de ça, j'ai un peu permuté les bouts que j'avais écrits (il en reste certainement des incohérences comme des je vais y revenir alors que les choses sont dans un autre ordre), puis repermuté, puis re-repermuté au fur et à mesure que j'ajoutais des digressions, et finalement je ne sais plus du tout dans quel ordre je dis les choses. Heureusement, il n'y a pas trop de lien logique clair ni de dépendance entre les différents morceaux ce que je raconte, donc on doit pouvoir lire cette entrée dans le désordre puisque c'est comme ça qu'elle a été écrite ! J'ai essayé de marquer par des triples accolades {{{…}}} (cf. ici) les digressions les plus identifiables, dans l'espoir que ça aide à s'y retrouver un peu.

À l'origine je voulais parler de la manière dont un mathématicien peut définir ce que sont les grandeurs physiques et leurs unités. Mais je n'ai pas résisté à parler d'autres choses, à faire un tableau de plein de grandeurs (ci-dessous) et à entrer dans des discussions sur ce que sont les grandeurs dans la pratique, sur les incertitudes et les échelles de masse. J'ai commencé à écrire des choses sur la réforme du SI qui doit avoir lieu d'ici quelques mois, puis je me suis dit que non, ça faisait vraiment trop, mais il en reste quand même des bouts… (Je garde donc pour une entrée ultérieure les explications précises sur la réforme du SI, même si j'y fais allusion à diverses reprises ici.) Bref, voilà pourquoi cette entrée est encore plus désordonnée que d'habitude. J'espère qu'il y a quand même des choses à en tirer !

Pour essayer de fixer la terminologie, j'appellerai grandeur (plutôt que dimension qui peut causer confusion) quelque chose comme « la masse » de façon abstraite ; et j'appellerai quantité [de cette grandeur] une masse particulière (par exemple 70kg), mesurée, donc, dans une unité. Si on veut parler comme un informaticien, donc, la grandeur sera, pour moi, le type (« la masse »), tandis que la quantité sera l'instance de ce type (70kg). Et l'unité est une quantité particulière (de la grandeur) qu'on a choisie pour exprimer toutes les autres. Comme n'importe quelle quantité non nulle (disons peut-être strictement positive) peut servir d'unité, la différence entre « quantité » et « unité » est juste une question de regard qu'on porte dessus.

Je ne sais pas si ce choix terminologique était le meilleur, je conviens que c'est un peu contre-intuitif de dire que la grandeur de [la quantité] 70kg est la masse, mais je ne suis pas certain qu'il existe de choix vraiment bon (et puis, maintenant que c'est fait, je n'ai plus envie de tout rééditer). J'ai essayé de m'y tenir systématiquement, de toujours utiliser le mot grandeur pour le type et quantité pour la valeur dans le type, mais je ne peux pas exclure quelques lapsus occasionnels.

Ajout () : En fait, je ne distingue pas vraiment la grandeur et la dimensionnalité de cette grandeur (définie formellement ci-dessous), par exemple je ne distingue pas les grandeurs « énergie » et « moment d'une force » (tous les deux ayant l'unité SI de kg·m²/s², même si dans un cas on l'appelle plutôt le joule et dans un autre cas plutôt le newton·mètre, la distinction est plus mnémotechnique que fondamentale) ; de même, pour moi, le watt et le volt·ampère sont bien la même chose, nonobstant le fait qu'on ne les utilise pas exactement de la même manière ; je vais faire occasionnellement allusion à ce problème.

Bref, qu'est-ce que c'est que toute cette histoire ?

Pour commencer, une des propriétés des grandeurs et des unités est qu'on peut les multiplier et les inverser (donc, les diviser) ; alors qu'on ne peut ajouter ou soustraire que des quantités de même grandeur, mais ça j'y reviendrai plus loin. Par exemple, une unité de longueur divisée par une unité de durée (=temps) donne une unité de vitesse (mètre par seconde, kilomètre par heure) : et il s'agit bien d'une division des quantités correspondantes (1km=1000m, 1h=3600s donc 1km/h = 1000m/3600s = (1000/3600)m/s = 0.2777…m/s). On peut dire que, indépendamment des unités, la grandeur « vitesse » est le quotient de la grandeur « longueur » par la grandeur « durée ». De même, la grandeur « surface » est le carré de la grandeur « longueur » (son produit par elle-même). Et la grandeur « fréquence » est l'inverse de la grandeur « durée » (l'unité SI de fréquence, le hertz, est l'inverse de l'unité SI de temps, la seconde).

{{{ Une remarque au passage : Je ne sais pas pourquoi, mais pédagogiquement la division des grandeurs (longueur divisée par durée égale vitesse) paraît généralement plus naturelle que le produit ; et il est difficile de donner un exemple de multiplication qui paraisse convaincant à Madame Michu (autre que la multiplication d'une grandeur par elle-même ou autre puissance : longueur fois longueur égale surface). C'est peut-être lié au fait que le produit tensoriel (cf. ci-dessous) est plus difficile à intuiter en algèbre linéaire que l'espace des applications linéaires. En tout cas, c'est certainement pour ça que les journalistes disent souvent watt par heure (comme si c'était un quotient) quand ils veulent évidemment parler des watts·heures (produit des unités). }}}

Parmi les grandeurs, il y en a une qui joue un rôle particulier, c'est la grandeur « nombre sans dimension » : par exemple, un nombre de moutons dans un pré est une quantité sans dimension, i.e., une quantité de cette grandeur ; cette grandeur, et seulement celle-là, a une unité naturelle, à savoir le nombre 1. C'est d'ailleurs bien sûr le sens du mot « unité ». (Ce qui n'interdit pas, à mon avis, qu'on puisse utiliser des préfixes SI dessus : je préconise qu'on dise un méga pour un million, un giga pour un milliard et un téra pour mille milliards, même s'il n'y a pas d'unité SI derrière.) Toute autre grandeur, ou quantité de cette grandeur, est dite dimensionnée.

Comme on peut multiplier et inverser des grandeurs, et que la multiplication est associative et autres propriétés usuelles, on peut dire que les grandeurs forment un groupe (abélien, c'est-à-dire que la multiplication est commutative). Pour des raisons qui n'apparaîtront pas plus loin, je vais avoir envie de l'appeler groupe de Picard des grandeurs physiques.

{{{ Faisons une sorte de digression. Je veins d'expliquer qu'on pouvait multiplier et inverser (donc, du coup, diviser) les grandeurs : par exemple, « longueur » divisé par « durée » égale « vitesse » ; mais on peut aussi, et c'était mon point de départ, multiplier et inverser les quantités, disons les quantités strictement positives, de ces grandeurs : par exemple, 600m divisé par 1min (soit 60s) égale 10m/s. Les quantités strictement positives forment donc aussi un groupe. Et ces deux groupes sont compatibles puisque (trivialement d'après mes définitions) la grandeur du produit de deux quantités est le produit des deux quantités ; mathématiquement, on formule cela en disant que la fonction qui à une quantité associe sa grandeur est un morphisme de groupes.

Poussons cela un peu plus loin. Un système d'unités est un choix d'une ou plusieurs quantités strictement positives servant d'unités pour leurs grandeurs correspondantes. Mais le SI (anciennement système métrique) vérifie bien plus que ça. D'abord, il y a une et une seule unité choisie pour chaque grandeur. Mais aussi, ces unités sont cohérentes les unes avec les autres : l'unité SI de vitesse (=longueur/durée) s'obtient en divisant l'unité SI de longueur (le mètre) par l'unité SI de durée (la seconde) ; ce qui n'est pas le cas, par exemple, du système américain, dont les unités de volume (=longueur³) (le gallon et ses sous-multiples) n'ont pas vraiment de rapport avec le cube des unités de longueur (il y a 576/77 gallons dans un pied cube, cherchez la logique…). Je dirai donc qu'un système d'unités — comme le SI — est cohérent (peut-être que je devrais dire giorgien) lorsqu'il choisit une et une seule unité pour chaque grandeur, et que, de plus, l'unité choisie pour un produit de grandeurs est précisément le produit des unités de ces différentes grandeurs. Mathématiquement, on peut formuler ça en disant qu'il s'agit d'une fonction qui à chaque grandeur associe une unité, et qui est elle aussi un morphisme de groupe (dans le sens contraire de celui du paragraphe précédent).

Je conclus cette digression en reformulant en langage de matheux ce que j'ai dit dans les deux paragraphes précédents :

Le groupe des quantités physiques strictement positives est une extension du groupe « de Picard » des grandeurs physiques par le groupe multiplicatif des nombres réels strictement positifs. Un système d'unités cohérent est une section de cette extension de groupes.

}}}

Mais oublions les quantités et revenons à l'ensemble des grandeurs physiques elles-mêmes (longueur, durée, vitesse, masse, énergie… cf. le tableau plus bas).

Ce « groupe de Picard » des grandeurs a une structure très simple : il existe un certain nombre de grandeurs dites fondamentales, typiquement la longueur [=distance], la durée [de temps], la masse, l'intensité de courant électrique, et peut-être quelques autres (je vais y revenir), mais mettons pour simplifier qu'il y ait juste ces quatre-là, et ensuite toute grandeur s'écrit de façon unique comme la grandeur longueur puissance d₁ fois durée puissance d₂ fois masse puissance d₃ fois intensité électrique puissance d₄ [fois éventuellement d'autres choses], où d₁,d₂,d₃,d₄ [et éventuellement d'autres] sont des entiers relatifs qu'on appelle collectivement la dimensionnalité de la grandeur (mais on pourrait l'identifier avec la grandeur elle-même). Par exemple, la vitesse étant la longueur divisée par la durée, c'est-à-dire longueur puissance +1 fois durée puissance −1, la dimensionnalité de la vitesse sera (+1,−1,0,0). Multiplier les grandeurs revient juste à ajouter les dimensionnalités, et diviser les grandeurs à les soustraire (i.e., inverser une grandeur revient à opposer la dimensionnalité). Pour un matheux, c'est dire que le « groupe de Picard » des grandeurs est un groupe abélien libre, disons (isomorphe à) ℤ⁴ où le 4 est le nombre de grandeurs fondamentales.

Le tableau ci-dessous (que j'ai dû refaire un nombre incalculable de fois, et à chaque fois en m'arrachant les cheveux parce que je me plantais bêtement dans les calculs ou que je retenais mal une formule et que du coup je tombais sur des incohérences) liste la plupart des grandeurs physiques les plus usuelles, i.e., les éléments les plus usuels du groupe de Picard, avec leur dimensionnalité sur les quatre grandeurs fondamentales que sont la longueur, la durée, la masse et l'intensité électrique. Les colonnes L,T,M,I donnent les composantes d₁,d₂,d₃,d₄ de la dimensionalité. Faire défiler :

GrandeurLTMIUnité SI
Longueur+1000m
Surface+2000
Volume+3000
Durée0+100s
Fréquence, vitesse angulaire0−1001/s = Hz, rad/s
Vitesse+1−100m/s
Accélération+1−200m/s²
Masse00+10kg
Moment d'inertie+20+10kg·m²
Masse volumique−30+10kg/m³
Quantité de mouvement+1−1+10kg·m/s
Viscosité [dynamique]−1−1+10kg/m/s = Pa·s
Action, moment cinétique+2−1+10kg·m²/s = J·s
Force+1−2+10kg·m/s² = N
Énergie, moment de force+2−2+10kg·m²/s² = J
Densité d'énergie, pression−1−2+10kg/m/s² = Pa
Flux énergétique0−3+10kg/s³ = W/m²
Puissance+2−3+10kg·m²/s³ = W
Courant électrique000+1A
Charge électrique0+10+1A·s = C
Densité de charge électrique−3+10+1A·s/m³ = C/m³
Induction magnétique (H)−100+1A/m
Densité de courant électrique−200+1A/m²
Induction électrique (D)−2+10+1A·s/m² = C/m²
Flux magnétique+2−2+1−1kg·m²/s²/A = Wb
Potentiel magnétique (A)+1−2+1−1kg·m/s²/A = T·m
Champ magnétique (B)0−2+1−1kg/s²/A = T
Champ électrique (E)+1−3+1−1kg·m/s³/A = V/m
Tension (=potentiel) électrique+2−3+1−1kg·m²/s³/A = V
Capacité électrique−2+4−1+2A²·s⁴/m²/kg = C/V = F
Permittivité diélectrique−3+4−1+2A²·s⁴/m³/kg = F/m
Perméabilité magnétique+1−2+1−2kg·m/s²/A² = H/m
Inductance+2−2+1−2kg·m²/s²/A² = H
Résistance électrique+2−3+1−2kg·m²/s³/A² = Ω
Résistivité électrique+3−3+1−2kg·m³/s³/A² = Ω·m

Ajout () : Je devrais en profiter pour mentionner quelque part le pratique programme units de GNU, fort pratique pour vérifier l'homogénéité et faire des conversions entre unités (notamment les très baroques unités américaines, mais pas uniquement).

{{{ Nouvelle digression : je pense que l'examen, du point de vue statistique, des exposants qui apparaissent ici, serait assez intéressant, et pourrait nous dire des choses sur les lois de la physique et/ou sur les choix plus ou moins naturels d'une « base de grandeurs fondamentales » (je vais y revenir). En tout cas, il y a des choses qu'on peut noter noter. Par exemple, je ne connais aucune grandeur physique pas franchement artificielle qui fasse intervenir la masse à la puissance ±2 ou plus (en valeur absolue). L'intensité éléctrique, elle, se retrouve aux exposants ±1 ou ±2 dans toutes les grandeurs électriques, je ne connais pas plus ; et encore, la somme des exposants de masse et d'intensité vaut toujours 0 ou ±1. Les grandeurs « géométriques » que sont l'espace et le temps apparaissent à des exposants plus variés, mais en remarquant que la somme des deux varie moins que chacun séparément, on pouvait peut-être déjà soupçonner une facette de la relativité, qui est que l'espace et le temps sont deux aspects d'une seule et même chose. }}}

Sous-jacent au tableau ci-dessus, il y a le choix d'une base de grandeurs fondamentales : il y a là deux sous-problèmes. D'abord le problème du nombre de grandeurs fondamentales : je me suis limité à quatre (longueur, durée, masse et intensité électrique), mais le SI en identifie d'autres (température thermodynamique, quantité de matière et intensité lumineuse) ; le nombre est un peu arbitraire, et je vais revenir sur ce problème. Mais il y a une autre question qui est celle, une fois choisi le nombre de grandeurs fondamentales et donc le « groupe de Picard » des grandeurs, de savoir à partir desquelles on exprime toutes les autres : mathématiquement il s'agit du choix d'une base de ce « groupe de Picard ». C'est un choix un peu arbitraire (ℤ⁴ a plein de bases !) mais peut-être pas tant que ça. Par exemple, le SI traite le courant électrique comme grandeur fondamentale permettant de construire toutes les grandeurs électriques (et définit donc une unité de courant électrique, l'ampère) : pourquoi pas la charge électrique, par exemple, ou n'importe quoi d'autre ayant ±1 dans la colonne I du tableau ? (En fait, la redéfinition du SI va, de facto, définir le coulomb, donc traiter la charge comme la grandeur fondamentale, mais en continuant à définir formellement l'ampère, donc utiliser le courant.) Une raison pour laquelle ce n'est pas arbitraire est qu'il y a des questions d'incertitude dans les mesures, je vais y revenir. Une autre raison peut être qu'on veut chercher à minimiser les valeurs absolues des exposants intervenant dans les grandeurs vraiment utilisées (cf. le tableau ci-dessus) : peut-être le fait que les exposants de la durée et du courant électrique sont corrélés dans le tableau ci-dessus suggère que la charge électrique a quelque chose de plus fondamental que le courant électrique. Peut-être même que la grandeur « charge sur masse » doit être considérée comme encore plus fondamentale. Je trouve que c'est une question intéressante, et je n'ai pas les idées aussi claires que je voudrais.

{{{ Il y a encore autre chose qu'il faut que je souligne (ceci est une nouvelle digression) : j'ai dit plus haut que le SI est un système cohérent d'unités : l'unité SI de vitesse est l'unité SI de longueur divisée par l'unité SI de temps, et ainsi de suite. Pas de nombre arbitraire à faire intervenir dans les calculs ! Il faut cependant nuancer cette affirmation. Tout ce que le système fournit, c'est une possibilité de multiplier et diviser les quantités de façon simple (les unités viennent automatiquement si on exprime tout dans le même système) : mais ça ne rend pas triviale la physique, évidemment, et notamment ça ne préjuge pas de ce que ces produits représentent ni des facteurs numériques qui peuvent intervenir dans des formules.

Ce que je veux dire, c'est que même si des extra-terrestres ont la même unité de longueur que nous (le mètre) et la même unité de durée (la seconde), et même s'ils ont eux aussi un système cohérent d'unités, il ne résulte pas forcément pour autant qu'ils seront d'accord avec nous sur une mesure d'accélération, tout simplement parce qu'ils ne sont pas forcément d'accord sur ce qu'ils appelleront l'« accélération » : pour nous, l'accélération est la dérivée de la vitesse, et du coup, si on accélère à un rythme constant a (en partant du repos) pendant une durée t, on parcourt une distance ½a·t² : ce facteur ½ apparaît en intégrant a·t, mais il aurait très bien pu se faire pour des raisons historiques qu'on choisisse comme quantité mesurée principale d'utiliser le ba (appelons ça la miccélération) tel que la distance parcourue en accélérant à rythme constant soit bt². La grandeur (dimensionnalité) de la miccélération est la même que celle de l'accélération, donc elles ont la même unité SI, le mètre par seconde au carré ; mais implicitement, quand nous quantifions un mouvement uniformément accéléré, nous pensons à l'accélération a alors que les extra-terrestres pensent peut-être à la miccélération ba.

Évidemment, comme j'ai pris la peine de bien distinguer les termes en inventant le mot miccélération, il n'y a pas de problème ; mais on s'imagine parfois que la seule donnée de la dimensionnalité donne la bonne définition de la quantité, et ce n'est pas le cas. Nous calculons l'énergie cinétique exprimée en joules avec la formule ½m·v² où m est la masse de l'objet qui se déplace et v sa vitesse, et surtout, nous supposons implicitement qu'un nombre de joules est une énergie, mais peut-être que pour nos extra-terrestres qui n'aiment pas les ½ la formule normale est m·v², et que pour eux, un nombre de joules représente donc ce que nous appellerions le double de l'énergie : il faudra bien faire attention à définir ce qu'on entend par énergie si on communique avec eux, il ne suffit pas de se contenter de la dimensionnalité. Sans faire intervenir d'extra-terrestres, le problème existe déjà plus ou moins entre la notion de fréquence et celle de pulsation (la pulsation étant égale à la fréquence multipliée par 2π), qui relèvent formellement de la même grandeur (dimensionnalité) ; on essaye de lever le problème en exprimant la fréquence en hertz (Hz) alors que la pulsation s'exprime en radians par seconde (rad/s), mais il n'est pas possible d'être systématique (je vais un peu revenir sur le problème du radian).

Tout ça n'a pas vraiment de rapport avec les unités de mesure physiques : c'est quelque chose qui apparaît en maths pures (on mesure les surfaces, par exemple, en les comparant à la surface d'un carré de coté 1, mais on aurait pu imaginer de faire ça en les comparant à la surface d'un disque de diamètre 1, et on dirait alors que 4/π est la constante magique qui calcule l'aire d'un carré…). Simplement, en physique, on s'attend parfois à ce que les unités nous donnent magiquement la bonne constante, or ce n'est juste pas le cas. Ceux qui ont eu le malheur d'être confrontés aux différentes sortes d'unité CGS (électrostatiques, électromagnétiques et gaussiennes) savent le chaos que cela peut engendrer : il n'est pas normal que les équations de Maxwell dépendent du choix du système d'unités (les équations de Maxwell expriment des relations entre quantités physiques, elles ne peuvent pas dépendre des unités choisies pour mesurer ces quantités !), mais accompagnant le choix d'unités il y a le choix de ce qu'on appelle exactement champ électrique, champ magnétique, etc., et des facteurs 4π qui passent d'un côté ou de l'autre.

Fin de la digression. }}}

Bon, mais revenons en arrière d'un cran. Qu'est-ce qu'une grandeur physique et une unité, finalement ? Comme je le suggérais plus haut, un informaticien dirait certainement que les grandeurs sont des types et que les quantités et unités sont des instances de ces types. Voici une réponse possible de matheux, qui est (au moins partiellement) compatible avec cette réponse d'informaticien (note : si ce qui suit vous passe au-dessus de la tête ou simplement vous semble inutilement compliqué, je vais justement faire des commentaires de niveau méta ci-dessous sur la question de savoir si c'est pédagogiquement intéressant ou non) :

  1. Une grandeur physique est un espace vectoriel réel de dimension 1 ; une quantité de cette grandeur est un élément de cet espace vectoriel. (Commentaire : Autrement dit, on peut ajouter, soustraire, et multiplier par un réel les quantités d'une même grandeur ; comme deux vecteurs d'un espace vectoriel de dimension 1 sont toujours colinéaires, on peut aussi diviser entre elles deux quantités d'une même grandeur — si le dénominateur n'est pas nul — et obtenir un nombre sans dimension ; en revanche, on ne peut pas ajouter deux quantités d'une grandeur différente.)
  2. Une unité d'une grandeur physique est une base de l'espace vectoriel de dimension 1 en question, c'est-à-dire simplement un élément non nul, que l'on fixe. (Commentaire : Tout espace vectoriel admet une base, en l'occurrence il suffit de prendre un élément non nul ; mais le point crucial est qu'il n'y a pas ici de base naturelle, il faut en choisir une. Une fois choisie une unité u de la grandeur, toutes les autres quantités de cette grandeur s'expriment comme des multiples réels λu de l'unité : ceci revient à dire que fixer la base d'un espace vectoriel de dimension 1 revient à choisir un isomorphisme avec ℝ.)
  3. Les nombres sans dimension sont simplement la grandeur correspondant à l'espace vectoriel ℝ, qui, lui, a une base naturelle, à savoir 1.
  4. Données deux grandeurs physiques correspondant à des espaces vectoriels U et V de dimension 1, la grandeur quotient de V par U est la grandeur correspondant à l'espace vectoriel L(U,V) des applications linéaires UV ; et si u est une unité (=base) de U et v de V, l'unité quotient v/u de la grandeur quotient est l'application linéaire envoyant u sur v, c'est-à-dire λuλv. (Commentaire : Il est clair que si U et V sont de dimension 1 alors L(U,V) est de dimension 1, et plus précisément, si U = {λu : λ∈ℝ} et V = {λv : λ∈ℝ}, on a L(U,V) = {λ(v/u) : λ∈ℝ} où v/u est l'application linéaire UV donnée par λuλv. À titre d'exemple, le mètre par seconde est une base de l'espace vectoriel L(durées,longueurs) représentée par l'application linéaire qui envoie la durée de λ secondes sur la longueur de λ mètres.)
  5. En particulier, l'inverse d'une grandeur physique correspondant à un espace vectoriel U de dimension 1 est l'espace dual U* := L(U,ℝ) (que dans ce contexte on peut aussi noter U⊗−1) des applications linéaires U→ℝ ; et si u est une unité (=base) de U, l'unité inverse u−1 ou 1/u de la grandeur inverse U* est la base duale de la base u, c'est-à-dire l'application linéaire envoyant u sur 1. (Commentaire : Le bidual d'un espace vectoriel U de dimension finie étant naturellement isomorphe à U lui-même, l'inverse de l'inverse d'une grandeur est la grandeur elle-même ; et de plus, l'inverse de l'inverse d'une unité est l'unité elle-même.)
  6. Données deux grandeurs physiques correspondant à des espaces vectoriels U et V de dimension 1, la grandeur produit de U par V est la grandeur correspondant à l'espace vectoriel produit tensoriel UV. (Note : En général, le produit tensoriel UV est défini avec une application bilinéaire (⊗):U×VUV de telle sorte que les applications linéaires UVW s'identifient naturellement aux applications bilinéaires U×VW par composition avec (⊗) ; mais dans le contexte particulier des espaces vectoriels de dimension finie, on peut définir le produit tensoriel UV plus simplement comme L(U*,V), l'élément uv de UV étant l'application linéaire U*V donnée par φ ↦ φ(uv. Concrètement, si U a une base (ei) et V a une base (fj), alors UV est l'espace vectoriel dont une base est (eifj), et si u = ∑ixiei et v = ∑jyjfj alors uv = ∑i,jxiyj(eifj).) Et si u et v sont des unités (=bases) de U et V respectivement, l'unité produit u·v de la grandeur produit est définie comme la base uv de UV.
  7. Les égalités de grandeurs (« homogénéités » physiques) correspondent à des isomorphismes naturels d'espaces vectoriels. À titre d'exemple, si U et V sont deux grandeurs, on a un isomorphisme naturel U⊗L(U,V)→V donné par uφ ↦ φ(u) (déduite de l'application bilinéaire (u,φ)↦φ(u) de composition), ce qui reflète le fait que diviser une grandeur V par une grandeur U et la remultiplier par elle redonne bien la grandeur V de départ.

Est-ce que dire tout ça éclaire une situation confuse ou bien obscurcit sous du formalisme inutile quelque chose qui était déjà parfaitement clair ? Cela dépend certainement de l'orientation d'esprit du lecteur ! Il y a des gens pour qui ce point de vue est véritablement utile pour comprendre, et des gens pour qui c'est du jargon complètement gratuit ; à tel point que je pense que ça peut servir d'une sorte de « test de personnalité » scientifique. Mais je pense que ça peut être aussi un exemple très utile pour se rappeler la difficulté fondamentale de la pédagogie : il y a plus d'une tournure d'esprit, et ce qui peut être éclairant pour une peut être obscurcissant pour une autre, et il est très difficile pour un enseignant de dire je vais vous donner un autre point de vue : si vous trouvez qu'il vous embrouille, oubliez-le, sinon, retenez-le ou même je vais vous donner plusieurs points de vue sur la même chose, retenez celui que vous préférez, même si, fondamentalement, je pense que c'est ce qu'il faut faire (dans la mesure où le temps le permet).

Évidemment, mon exemple peut aussi servir (et est peut-être plus utile, il faut bien le dire) dans l'autre sens : pour faire comprendre des concepts d'algèbre linéaire à des gens qui ont déjà une idée de ce que c'est qu'une grandeur physique et une unité de mesure (i.e., à peu près tout le monde à part un matheux fou qui aurait vécu depuis son enfance dans une grotte constituée de livres de Bourbaki). Notamment, je pense que cela peut servir à illustrer : (a) le sens du mot canonique[#]/naturel, et le fait que deux objets mathématiques soient isomorphes ne signifie pas qu'il soit opportun de fixer un tel isomorphisme, ou en tout cas, que si on le fait, il peut être important de se rappeler qu'on a fait un choix (tous les espaces vectoriels réels de dimension 1 sont isomorphes, mais les choix qu'on peut faire ont une réelle importance — par exemple les États-Unis n'ont pas fait les mêmes choix que le reste du monde) ; (b) la notion de dual dans un cas très simple (et pourquoi l'isomorphisme d'un espace vectoriel de dimension finie, même de dimension 1, avec son dual n'est pas canonique, tandis que l'isomorphisme avec le bidual, lui, l'est) ; et aussi (c) le concept de produit tensoriel.

[#] J'aime beaucoup la « définition » suivante du mot canonique en mathématiques : un objet d'un certain type est canonique quand, si j'en construit un et que mon voisin de bureau en construit un autre, nous aurons probablement construit le même. Si je dois choisir une base de ℝ, je vais choisir 1 et mon voisin de bureau aussi ; si je dois choisir une base de l'espace vectoriel des masses sans être courant de ce qui existe déjà, il est peu probable que je choisisse pile le même kilogramme que le citoyen Fortin.

*

On peut varier ou modifier le point de vue. En voici un autre, qui est différent mais compatible avec celui donné ci-dessus : il consiste à considérer comme fondamentale l'opération de « transformation homogène » dans une quantité physique ; pour dire les choses de façon simple, il s'agit de multiplier toutes les longueurs par un nombre disons λ₁, toutes les durées par un nombre λ₂, toutes les masses par un nombre λ₃, tous les courants électriques par un nombre λ₄ (et continuer comme ça pour toutes les autres grandeurs fondamentales qu'on peut avoir dégagées) ; évidemment, on va alors multiplier les vitesses par λ₁/λ₂, les accélérations par λ₁/λ₂², et plus généralement toute quantité d'une grandeur qui a la dimensionalité (d₁,d₂,d₃,d₄) (valeur des quatre colonnes numériques du tableau) par λd·λd·λd·λd. Les nombres sans dimension, eux, ne changent pas du tout. Cette opération de transformation homogène peut se voir comme reflétant le caractère arbitraire du choix des unités (i.e., la liberté qu'on avait à les définir) : on peut considérer qu'on est en train de diviser chaque unité fondamentale par le λ correspondant ; on peut aussi prétendre qu'il s'agit d'une symétrie des lois de la physique, même si c'est un petit peu une arnaque de dire ça (parce qu'on doit changer, dans l'histoire, les constantes fondamentales dimensionnées). En tout cas, le point crucial de l(a vérification d)'homogénéité est que quand on effectue cette transformation homogène sur toutes les quantités dimensionnées, toutes les égalités se préservent ; en particulier, si on ajoute, ou si on exprime l'égalité entre, deux quantités, elles doivent avoir la même dimensionnalité, i.e., être de la même grandeur, pour que l'homogénéité fonctionne. Redisons tout ça plus formellement en langage de matheux :

Appelons groupe multiplicatif le groupe des réels non nuls, disons même strictement positifs (je n'ai pas envie de m'embêter avec la question des signes des quantités), pour la multiplication. Si r est le nombre de grandeurs fondamentales (par exemple, r=4 si on compte longueur, durée, masse et intensité électrique), notons G et appelons groupe des homogénéités d'unités le produit de r copies du groupe multiplicatif. Une grandeur physique est alors une façon dont se multiplient les quantités correspondantes sous l'action du groupe des homogénéités : c'est-à-dire que c'est une représentation du groupe G des homogénéités (= un espace vectoriel U, muni d'un morphisme de groupes continu G→GL(U) — définissant donc une action de G sur U — où GL(U) est le groupe des applications linéaires inversibles UU) ; et plus exactement, c'est une représentation irréductible, ce qui, dans ce contexte, veut juste dire, de dimension 1 : du coup, un morphisme de G dans le groupe multiplicatif, ou caractère (abélien) de G (à savoir (λ₁,λ₂,λ₃,λ₄) ↦ λd·λd·λd·λd). Vérifier l'homogénéité d'une égalité, c'est vérifier que le groupe des homogénéités opère de la même façon sur les deux membres, donc qu'ils vivent dans la même représentation.

Bref, une grandeur physique est une représentation irréductible (= de dimension 1) de G, et pour ce qui est des unités et de la manière dont on les multiplie et inverse, le point de vue exposé précédemment s'applique, en remarquant que le dual d'une représentation irréductible de G est une représentation irréductible de G (ceci est un fait général), et que le produit tensoriel de deux représentations irréductibles de G est une représentation irréductible de G (ceci dépend du fait que G est abélien).

Ce que j'ai appelé plus haut groupe de Picard des grandeurs physiques est alors vu comme le groupe des caractères de G (= groupe dual). Et le choix de grandeurs fondamentales revient à choisir une base de celui-ci, i.e., des représentations fondamentales de G.

Je pense que ce point de vue a un intérêt à la fois mathématique et physique. Mathématique parce qu'il « explique » pourquoi les grandeurs physiques forment elles-mêmes un groupe : c'est le groupe des caractères du groupe G des homogénéités physiques ; et il donne un sens plus précis (que le point de vue précédent) à la question de savoir quand deux grandeurs sont ou ne sont pas la même (ci-dessus je parlais d'isomorphismes « naturels » ou « canoniques », mais c'est une question un peu byzantine de savoir quand deux objets sont « naturellement » isomorphes ; alors que savoir si le groupe G agit de par le même caractère est une question bien définie). Physiquement, parce que cela prépare à l'idée de rechercher des symétries de la physique et de faire agir des groupes plus compliqués que juste des homogénéités.

C'est un problème à la fois pédagogique et scientifique que de savoir quelle quantité de formalisme il faut introduire pour exposer une notion, et comme je le disais plus haut, la réponse dépend hautement de la personne à laquelle on s'adresse, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de « bonne » réponse. Ce qui peut apporter quelque chose à ceux qui ont l'esprit orienté d'une certaine manière, paraîtra souvent gratuitement compliqués à d'autres. C'est un problème qui revient notamment souvent en théorie des catégories (même s'il n'est pas exclusif à la théorie des catégories !), une branche des mathématiques que certains considèrent comme une façon extraordinairement compliquée de dire des trivialités et d'autres comme une façon extraordinairement puissante d'unifier toutes sortes de choses apparemment disparates.

Si on est, justement, théoricien des catégories, on préférera sans doute voir les grandeurs physiques comme les objets d'une catégorie monoïdale symétrique dont tous les objets sont inversibles. C'est à cause de ça que j'ai choisi le terme de groupe de Picard. Si on est informaticien théoricien, on peut vouloir voir la catégorie monoïdale symétrique en question comme un modèle du fragment multiplicatif de la logique linéaire, ce qui rejoint l'idée de typage évoquée plus haut : les notations sont heureusement cohérentes, et UV (qui coïncide ici avec UV) est le type correspondant au produit des unités tandis que U est le type correspondant à l'inverse d'une unité et UVUV au quotient. Ce n'est certainement pas très utile pour comprendre les unités physiques, mais ça peut aider à se former une intuition de la logique linéaire que de se dire que le type des surfaces peut être vu comme le type longueur⊗longueur.

Mais revenons à des choses plus concrètes. Quelles sont toutes les grandeurs physiques possibles ? Et qu'est-ce que ça signifie, au juste, que deux quantités aient la même grandeur ? En fait, ce n'est pas si clair que ça. (L'approche « groupe d'homogénéités » exposée plus haut devrait fournir une réponse, mais en fait elle demande justement, un choix de groupe d'homogénéités, et on peut avoir des doutes sur ce qu'est le groupe en question.)

Il y a plusieurs choses qui peuvent faire qu'on ne sera pas d'accord sur le nombre de grandeurs (ou du coup, d'unités) fondamentales. D'abord, on peut inventer toutes sortes de grandeurs et d'unités : par exemple, si on fait de l'économie, on peut avoir une grandeur « valeur économique » avec pour unité l'euro ; ou le dollar ; ou en fait, comme c'est déplaisant (et contraire au formalisme ci-dessus) que le rapport entre deux unités varie au cours du temps, une grandeur différente pour chaque sorte de devise ou de commodité sur le marché, ce qui montre que la création d'un nombre gigantesque de grandeurs fondamentales peut avoir un sens. Ensuite, on peut inventer toutes sortes de pseudo-unités : le radian, par exemple, qui sert essentiellement à retenir la position des 2π dans les expressions mathématiques, ou encore les (déci)bel, néper et logon qui servent à mémoriser la base des logarithmes (ils sont dans les rapports respectifs de log(10), log(e) et log(2)). Mais il y a quelque chose de plus intéressant que je veux évoquer, c'est la question du scindage et de l'unification de grandeurs.

Pour expliquer cette histoire de scindage et d'unification, prenons deux exemples qui sont, j'insiste, exactement de la même nature :

  • On considère classiquement les longueurs (dans l'espace) et les durées (de temps) comme deux grandeurs différentes. Mais il y a une constante fondamentale dimensionnée qui les relie : la vitesse de la lumière. Celle-ci vaut (exactement) 299792458m/s en unités SI (avec la grandeur « vitesse », c'est-à-dire « longueur sur durée »).
  • Les Américains ont tendance à mesurer les longueurs (distances horizontales) en miles (mi), et les hauteurs (distances verticales) en pieds (ft). On pourrait donc vouloir considérer qu'il s'agit de deux grandeurs différentes, chacune avec son unité. À ce moment-là, au lieu d'avoir un rapport entre les deux unités, on a une constante fondamentale dimensionnée qui apparaît, la constante qui exprime la hauteur d'un mat qui, posé horizontalement, a une certaine longueur : et cette constante vaut (exactement) 5280ft/mi (avec la grandeur « hauteur sur longueur », qu'on pourrait appeler « pente »).

Unifier deux grandeurs (par exemple les longueurs et les durées), c'est trouver une constante fondamentale qui s'exprime dans le rapport entre ces deux grandeurs et décider qu'elle vaut 1 : cette constante fournit donc un isomorphisme entre les deux grandeurs, c'est-à-dire permet la conversion de l'une à l'autre, et on peut considérer qu'il s'agit d'une seule et même grandeur. La constante fondamentale disparaît alors complètement de l'histoire, puisqu'elle a été remplacée par le nombre 1 : elle survit éventuellement en tant que facteur de conversion entre deux unités de la même grandeur (puisque les grandeurs séparées avant unification avaient chacune son unité, on en a maintenant deux pour la meme grandeur, donc le nombre 1 s'exprime comme un facteur de conversion) : par exemple, une fois qu'on décide que les longueurs et les durées sont la même grandeur, on a deux unités de cette grandeur, la seconde et le mètre, reliées par la conversion 1 seconde(-lumière) = 299792458 mètres, le rapport 1 = (1s)/(1s) = (299792458m)/(1s) = 299792458m/s étant ce qui subsiste de la vitesse de la lumière une fois l'unification faite.

(Il faut faire attention, dans l'histoire, à ce que quand on décide de rendre une constante égale à 1 pour unifier deux grandeurs, on fait un choix de ce qu'est exactement la constante, qui n'est pas forcément toujours évident : le système CGS électrostatique, par exemple, est défini en rendant la permittivité du vide égale non pas à 1, mais à 1/4π, d'où toutes sortes de 4π qui apparaissent ou disparaissent des formules quand on le compare au SI. Cf. ce que je disais plus haut sur le fait que les systèmes cohérents d'unités ne fixent pas magiquement toutes les formules. (En plus de ça, comme la permittivité diélectrique a un exposant +2 dans le tableau ci-dessus, la rendre égale à 1 pour définir les grandeurs électriques fait apparaître des exposants fractionnaires tout à fait désagréables dans l'histoire.))

Dans le sens contraire, scinder une grandeur en deux, c'est créer une constante fondamentale dimensionnée reflétant ce qui était, avant scindage, simplement le nombre 1, et qui devient la base d'une loi de proportionnalité (pour calculer la hauteur d'un mat ayant une certaine longueur horizontale, on multiplie cette longueur par la constante fondamentale valant 5280ft/mi (dont la grandeur est donc une hauteur-par-longueur-horizontale)).

J'insiste sur le fait que, une fois effectué le scindage, la constante 5280ft/mi, dans mon second exemple, est exactement autant une constante fondamentale de la physique que la vitesse de la lumière l'est dans le premier exemple. Je sais bien qu'on a tendance à réagir instinctivement en se disant ce n'est pas possible ! 299792458m/s c'est vraiment une grandeur fondamentale de la physique, c'est la vitesse de la lumière, quelque chose qu'on mesure par l'expérience, alors que 5280ft/mi c'est juste le rapport arbitraire entre deux unités idiotes du système américain, ça ne peut pas être une constante fondamentale de la physique, et pourtant, toutes les constantes fondamentales qui ont des dimensions sont bien de cette sorte. La raison pour laquelle il a fallu mesurer la vitesse de la lumière est que, faute de savoir que les longueurs et les durées étaient fondamentalement la même chose (ou, même en le sachant, faute de pouvoir les mesurer de façon interchangeable, cf. ci-dessous), on a défini des unités différentes pour les deux : la mesure de la vitesse de la lumière est alors la mesure du rapport entre deux unités qui ont été définies de façon complètement indépendante ; si on considère les hauteurs et les longueurs comme des grandeurs différentes et qu'on définit des unités différentes avec des étalons différents, il va falloir faire une expérience consistant à reporter verticalement l'étalon horizontal et le comparer à l'étalon vertical, pour arriver à trouver cette constante de conversion. Laquelle représente bien quelque chose de fondamental (la montée de la pente de 45°).

{{{ Une digression sur les constantes sans dimension : Bien sûr, quand je dis qu'on peut faire apparaître ou disparaître des constantes fondamentales par scindage ou unification de grandeurs, il s'agit uniquement de constantes fondamentales dimensionnées : les constantes fondamentales sans dimension (qui sont les « vraies » constantes fondamentales), elles, ne peuvent pas être absorbées par une redéfinition des unités (ni évidemment quand on a deux constantes fondamentales dimensionnées de même dimension, parce que leur rapport est alors sans dimension ; ni, plus généralement, quand on peut fabriquer une constante sans dimension à partir de plusieurs constantes fondamentales). Il faut noter que la physique classique et la relativité (restreinte ou générale) n'ont aucune constante fondamentale sans dimension. Le modèle standard, lui, en a une vingtaine (j'en ai déjà parlé dans cette entrée) ; il y a un vrai problème philosophique autour de la question de savoir si ces constantes devraient être « prévisibles », et ce que ça signifie (ça impliquerait certainement au moins qu'il s'agisse de nombres réels définissables dans ZFC par opposition à des nombres essentiellement aléatoires), mais je ne veux pas entrer dans ce sujet aujourd'hui. Parmi ces constantes fondamentales, il y en a au moins une qui n'est pas spécialement ésotérique : c'est la constante de structure fine qui est le rapport entre, d'une part, le carré de la charge de l'électron, et, d'autre part, 4π fois la permittivité du vide (ε₀) fois la vitesse de la lumière (c) fois la constante de Planck réduite () : le produit d'autre part définit une charge « naturelle », la charge de Planck (essentiellement la charge q telle qu'en prenant deux telles charges séparées par une distance d quelconque, la longueur d'onde quantique associée à l'énergie électrostatique séparant ces deux charges soit égale à la distance d elle-même ; il y a peut-être moyen de dire ça mieux, mais on voit l'idée). Cela signifie que si on cherche à définir des unités « naturelles » pour l'électromagnétisme, il faut faire un choix : on peut soit absorber la charge de Planck (par exemple en absorbant la vitesse de la lumière, la constante de Planck et la permittivité du vide éventuellement à un facteur 4π), soit absorber la charge de l'électron, mais on ne peut pas faire les deux. La même remarque vaut si, même sans vouloir fixer des constantes à « 1 », on veut s'en servir pour la définition des unités (et ceci est pertinent pour la redéfinition du SI). }}}

Je reviens aux histoires d'unification et de scindage de grandeurs.

La situation n'est évidemment pas toujours totalement claire. En-dessous de la situation « unifiée » où je décide que la longueur et la durée sont exactement la même grandeur (et que la vitesse de la lumière vaut 1, sans dimension, qui disparaît donc du monde des constantes fondamentales [dimensionnées]), il y a la situation « fixée » où je garde la longueur et la durée formellement comme des grandeurs distinctes, mais je fixe la valeur exacte de la constante sans dimension, c'est-à-dire que je m'en sers pour définir l'unité d'une grandeur par rapport à l'autre : c'est l'analyse la plus plausible de la situation du SI pour ce qui est du mètre et de la seconde (considérés comme des unités de grandeurs distinctes, mais dont le rapport est fixé par le fait que la vitesse de la lumière vaille exactement 299792458m/s). Ça peut être une simple question de point de vue de savoir si on a complètement unifié de grandeurs ou simplement fixé la constante. En revanche, si les unités sont définies de façon indépendantes et que la constante fondamentale est encore sujette à détermination expérimentale, alors du point de vue métrologique, on ne peut pas unifier les grandeurs (même si on peut vouloir le faire du point de vue théorique).

L'opération de scindage, quant à elle, peut paraître complètement idiote ! Je l'ai illustrée avec les pieds et les miles, mais même le système américain ne l'envisage pas comme ça : le pied et le mile sont considérés comme deux unités d'une même grandeur (unifiée), la longueur, pas comme des unités de deux grandeurs différentes (même si elles sont vaguement utilisées comme telles). Il y a, cependant, parfois de bonnes raisons de le faire.

Dans le cas des longueurs et des durées, la raison devrait être assez évidente. Dès qu'on fait de la relativité, il devient essentiellement incontournable d'unifier longueurs et durées (distances et temps) : ne pas le faire serait aussi absurde qu'essayer de faire de la géométrie euclidienne en mesurant les distances dans des unités différentes selon deux axes et en insistant que non non non ce n'est pas du tout la même grandeur. Mais quand on vit dans un monde où tout va beaucoup plus lentement que la lumière cela a un sens de séparer les deux, de même que si on vit dans un monde où les reliefs sont très très faibles par rapport aux longueurs horizontales cela peut avoir un sens de scinder la longueur en une double grandeur, longueur horizontale et hauteur. Dans la vie courante, il serait très malcommode d'utiliser la seconde pour mesurer des distances ou le mètre pour mesurer des temps, même si, au niveau métrologique, le mètre est maintenant défini à partir de la seconde (je vais y revenir).

Une autre raison de scinder peut être de retenir des nombres purement mathématiques. La grandeur « angle », notamment, est un scindage de la grandeur triviale (= nombres sans dimension) qui permet d'introduire des unités pour cette grandeur : tours, radians, degrés (ou, si on est un Français fou, grades). Garder le choix de l'unité, notamment entre tours et radians dans l'expression des angles, devrait permettre de conserver la liberté d'où on place des 2π dans certaines expressions mathématiques (par exemple de mettre d'accord ceux qui veulent que la transformée de Fourier de f est l'intégrale de f(x)·exp(−2iπxu) et ceux qui veulent que ce soit l'intégrale de f(x)·exp(−ixu)). En pratique, ça ne marche pas si bien que ça, parce que 2π est une constante purement mathématique, elle peut apparaître toute seule aux dépens de l'homogénéité, on ne peut pas la forcer à apparaître avec les unités « radians » (ou « radians par tour » ou quelque chose comme ça) à chaque fois qu'elle se manifeste (la longueur d'un cercle de rayon 1 mètre est 2π mètres, pas 2π radians·mètres) : bref, il n'y a pas de groupe d'homogénéités sensé capable de changer la valeur de 2π. Mais même si ça ne marche que partiellement et s'il faut parfois tricher avec l'homogénéité, c'est quand même un moyen mnémotechnique qui peut avoir son intérêt.

Encore une autre raison peut être de servir à retenir l'information que la quantité a subi tel ou tel traitement mathématique. C'est un peu comme ça que je considère le lumen (=candela·stéradian) : on peut dire que la grandeur « flux lumineux » du SI, dont le lumen est l'unité, est un scindage de la grandeur « puissance » (dont l'unité est le watt), avec apparition d'une constante « fondamentale » de 683lm/W (l'efficacité-pic) qui est aussi bizarrement « fondamentale » que le 5280ft/mi évoqué plus haut. En fait, le fait d'exprimer la puissance en lumens sert à mémoriser l'information le spectre a été pondéré, fréquence par fréquence, par une fonction simulant la sensibilité de l'œil humain (ce que demande l'unité, c'est que cette courbe de pondération ait son pic à 540×1012 Hz et qu'à ce pic la pondération soit donnée par 683lm/W). Mais en un certain sens, cette valeur de 683lm/W est bien quelque chose qu'il a fallu déterminer expérimentalement (à savoir à partir de la précédente définition de la candela, qui était l'intensité lumineuse, dans la direction perpendiculaire, d'une surface de 1/600 000 mètre carré d'un corps noir à la température de congélation du platine sous la pression de 101 325 newtons par mètre carré).

Mais la raison vraiment sérieuse pour scinder une grandeur (et certainement, pour ne pas en unifier deux), c'est pour des raisons d'incertitude dans les mesures. Même si on savait dès le début du 20e siècle que l'espace et le temps sont un seul et même concept, métrologiquement, ça n'aurait pas eu de sens de les unifier avant que les progrès de l'interférométrie soient suffisants pour permettre de réaliser les distances de façon très précise à partir de fréquences, i.e., tant que la vitesse de la lumière n'était pas connue avec une extrême précision. Je vais évoquer quelques exemples de scindages que le temps et les progrès de la métrologie ont permis (ou sont en train de permettre) de résorber.

En réalité, du point de vue métrologique, ça peut avoir un sens de considérer que des grandeurs sont différentes, même si théoriquement (ou conceptuellement) c'est la même chose, lorsqu'on mesure les quantités en question de façon différente, et surtout, lorsque cette différence de façon de mesurer est associée à une incertitude. Précisément, imaginons le scénario suivant : on a une seule grandeur théorique, appelons-la U, au sein de cette grandeur théorique il y a des quantités qu'on mesure selon un procédé 1 et des quantités qu'on mesure selon un procédé 2 ; on sait calculer avec précision le rapport entre des quantités mesurées selon le même procédé mais qu'il y a beaucoup d'incertitude sur le rapport entre des quantités mesurées selon des procédés différents ; dans ce cas, il y a un sens à scinder la grandeur U en des grandeurs U₁ et U₂, l'une mesurée selon le procédé 1, l'autre selon le procédé 2, chacune ayant son unité, si bien qu'on a deux unités chacune réalisée avec précision et permettant des mesures précises, et une constante « fondamentale » (reflétant l'isomorphisme théorique entre U₁ et U₂) qui est connue avec une mauvaise précision — en fait, on a « versé » toute l'incertitude dans cette unique constante fondamentale.

Je vais essayer d'expliquer cette utilité de scinder les grandeurs sur l'exemple des masses. Typiquement on considère qu'il s'agit d'une seule grandeur physique, mais il pourrait y avoir un sens à distinguer trois grandeurs « masse » :

Il y a trois domaines importants des masses : les masses microscopiques (comparables à la masse d'un atome), les masses mésoscopiques (comparables au kilogramme), et les masses astronomiques (comparables à la masse d'une étoile). Évidemment, il y a des masses intermédiaires, mais ces trois domaines sont importants à cause de la manière dont on mesure les masses : une masse mésoscopique se mesure avec une balance qui la rapporte, moyennant un certain nombre d'étapes intermédiaires, au prototype international du kilogramme (qu'on va prochainement mettre à la retraite, mais ce n'est pas encore fait au moment où j'écris). Une masse astronomique se mesure par la gravitation qu'elle exerce, c'est-à-dire en observant quelque chose qui orbite autour et en appliquant la troisième loi de Kepler. Une masse microscopique se mesure en la comparant à la masse d'un atome connu, par exemple le carbone-12 (il est bien pratique que tous les atomes d'un même isotope soient rigoureusement identiques, et qu'ils aient donc la même masse) ou en mesurant un effet quantique comme la longueur d'onde fondamentale associée à cette masse (via la constante de Planck).

Donc il y a un sens à avoir trois unités différentes de masse : par exemple, l'unité de masse atomique, qui vaut 1/12 de la masse d'un atome de carbone-12, pour les masses microscopiques ; le kilogramme, qui est la masse du prototype stocké dans un coffre-fort au sous-sol de l'observatoire du pavillon de Breteuil à Saint-Cloud, pour les masses mésoscopique ; et la masse solaire, qui est la masse de notre Soleil, pour les masses macroscopiques. Évidemment, on peut convertir entre ces unités, mais le point important est que certaines masses sont connues plus précisément dans l'une de ces unités que dans les autres. Donc, si l'on veut, on peut imaginer scinder la grandeur « masse » en trois grandeurs, « masse-quantique », « masse » et « masse-gravitante », il y aurait des constantes « fondamentales » reliant les trois, mais elles ne sont pas connues avec une précision parfaite (comme je vais l'expliquer, du point de vue incertitude, la constante reliant la masse à la masse-gravitante peut être indifféremment la constante de Newton ou la masse du Soleil ou de la Terre ; et la constante reliant la masse à la masse-quantique peut être indifféremment la constante de Planck ou la masse d'un atome de carbone-12 ou d'un électron).

C'est surtout pour les masses d'ordre astronomique que c'est important, parce que les incertitudes sont énormes. La masse du Soleil, exprimée en kilogrammes, vaut 1.988 48×1030 (c'est-à-dire le rapport entre la masse du Soleil et celle du prototype international du kilogramme), et elle est connue avec une incertitude relative d'environ 5×10−5 ; il en va de même de la masse de la Terre en kilogrammes, 5.972 4×1024 ; mais le rapport entre les deux, c'est-à-dire la masse de la Terre en masses solaires ou vice versa, est connu avec une précision 25000 fois meilleure (environ 2×10−9) que ce que ces chiffres suggèrent : la masse de la Terre vaut 3.003 489 62×10−6 M (où M est le symbole de la masse solaire). Tout simplement parce qu'on arrive très bien à calculer le rapport entre les effets gravitationnels de la Terre et du Soleil, mais très mal à relier ça à la masse du prototype international du kilogramme. C'est le signe que le kilogramme n'est pas approprié pour mesurer les masses astronomiques parce qu'exprimer des masses dans cette unité fait perdre de la précision (calculer le rapport entre les deux grandeurs exprimées en kilogramme ne donne pas la précision voulue), alors que le kilogramme est approprié pour mesurer les objets mésoscopiques (on obtient toute la précision dans un rapport de masses mésoscopiques en se référant au kilogramme) : la manière dont on pèse ces différentes sortes de masses n'est pas la même. C'est précisément le cas de figure où j'explique plus haut qu'il peut y avoir un sens à scinder la grandeur pour gérer l'incertitude.

Imaginons donc que j'introduise la grandeur de « masse-gravitante ». La masse-gravitante est simplement proportionnelle à la masse [inertielle] (du moins si on croit certains principes fondamentaux de nos théories de la gravitation, essentiellement le principe d'équivalence !), mais je veux la traiter comme une grandeur à part parce que cette constante de proportionnalité est mal connue.

On peut mesurer la masse-gravitante en diverses unités : une première approche consiste à utiliser la masse solaire M ; une approche différente consiste à définir la masse-gravitante d'une masse M à travers l'effet gravitationnel 𝒢·M produit par cette masse, où 𝒢 désigne la constante de Newton, et donc unifier plus ou moins la grandeur de masse-gravitante (qu'on vient d'inventer !) avec la grandeur de 𝒢·M, dont l'unité SI est le m³/s² : autrement dit, on peut utiliser l'unité m³/s²/𝒢 (éventuellement en l'appelant directement m³/s² si on veut une unification complète) comme unité de masse gravitante. Ces deux approches (utiliser comme unité la masse solaire M ou via la constante de Newton le m³/s²/𝒢) sont quasiment équivalentes du point de vue métrologique (même si elles ne le sont pas tant du point de vue conceptuel), parce que le rapport entre les deux unités, la masse solaire M, et l'unité m³/s²/𝒢, est bien connue — c'est tout simplement l'effet gravitationnel 𝒢·M du Soleil (cf. ci-dessous). Il y a donc plusieurs façons de dire essentiellement la même chose :

La constante de gravitation de Newton 𝒢, qui a classiquement les dimensions de longueur3·temps−2·masse−1, est connue avec une précision assez mauvaise dans les unités SI de m³/s²/kg (elle vaut 6.674 08×10−11 m³/s²/kg avec une incertitude relative de 4.7×10−5 d'après CODATA2014), alors qu'en unités de m³/s² par masse solaire, elle est connue beaucoup plus précisément (d'après les valeurs 2009 des constantes astronomiques de l'IAU, elle vaut 1.327 124 420 99×1020 m³/s²/M avec une incertitude relative d'environ 10−10) ; c'est parce que le produit 𝒢·M (constante héliocentrique de la gravitation, i.e., effet gravitationnel du soleil) est la valeur qui régit toute la mécanique du système solaire et on la connaît donc très très bien. Si, comme je le propose, on scinde la grandeur de masse en masse et masse-gravitante, et si on exprime cette dernière en masses solaires, la constante fondamentale qui exprime la proportionalité entre masse et masse gravitante, qui vaut 1.988 48×1030 kg/M, n'est pas connue très précisément[#2], tandis que la constante de Newton, elle, est connue très précisément dans la grandeur longueur3·temps−2·masse_gravitante−1, où elle vaut 1.327 124 420 99×1020 m³/s²/M (et a masse gravitante du Soleil est connue exactement, elle vaut 1M puisqu'elle sert à définir l'unité).

[#2] Pour être précis, il faut bien distinguer cette constante, 1.988 48×1030 kg/M (qui est classiquement sans dimension et qu'on a transformé en une constante ayant la grandeur de masse par masse_gravitante), et la masse du Soleil, qui, elle, vaut 1.988 48×1030 kg (le produit de cette constante par la masse gravitante du Soleil qui se trouve valoir 1M).

L'autre approche, toujours en scindant la notion de masse en masse et masse-gravitante, consiste à fixer la valeur de 𝒢 et utiliser comme unité de masse gravitante non pas celle du Soleil, mais une unité plus cohérente avec le SI, à savoir le m³/s²/𝒢 (soit à peu près 15Tg), ce qui revient plus ou moins à poser 𝒢=1 pour unifier la grandeur masse-gravitante avec la grandeur volume/durée² dont l'unité SI est le m³/s². (Si on prend cette approche, 𝒢 devient la constante de proportionalité entre masse et masse gravitante, la constante de Newton dans la grandeur longueur3·temps−2·masse_gravitante−1 devient triviale, et la masse gravitante du Soleil est connue avec une très bonne précision.) Les deux approches (mesurer la masse gravitante en unités de masse solaire ou en multipliant par 𝒢) sont conceptuellement différentes, mais reviennent essentiellement au même pour ce qui est de la précision des mesures. Mais je veux bien souligner le fait suivant : poser 𝒢=1 dans un système d'unités serait catastrophique pour des masses usuelles (à cause de l'imprécision avec laquelle on connaît 𝒢 à l'échelle du kilogramme), mais devient tout à fait sensé si on travaille à l'échelle astronomique, c'est-à-dire si on a scindé la notion de masse en masse et masse-gravitante.

{{{ Tout ceci a d'ailleurs un sens historique : à la fin du 18e siècle, Henry Cavendish a mené une expérience qu'on interprète généralement maintenant en disant qu'il a mesuré la constante 𝒢 de Newton (dans la grandeur longueur3·temps−2·masse−1). Mais le but de Cavendish n'était pas de mesurer la constante de la gravitation, c'était de mesurer la masse de la Terre. Si on utilise l'interprétation proposée plus haut consistant à scinder la grandeur « masse » en « masse » et « masse-gravitante », et qu'on mesure les masses gravitantes en masses(-gravitantes) terrestres, alors la constante de la gravitation vue en la grandeur longueur3·temps−2·masse_gravitante−1 était connue d'après l'accélération de la pesanteur (et le rayon de la Terre), et ce que Cavendish a mesuré est la constante de proportionnalité entre les masses et les masses-gravitantes, ce qui lui donne effectivement la masse de la Terre. Et fondamentalement, c'est toujours le même problème que depuis cette époque : on ne peut pas peser directement un astre en le mettant dans une balance, le mieux qu'on puisse faire est de prendre un objet mésoscopique aussi lourd que possible mais dont on peut connaître la masse, mesurer sa masse gravitante (i.e., l'attraction gravitationnelle qu'il exerce sur une balance de torsion), et en déduire le rapport entre les deux. }}}

Les choses sont analogues dans le domaine microscopique en remplaçant masse du Soleil (ou de la Terre, ou quelque chose comme ça) par douzième de la masse d'un atome de carbone-12 (ou masse de l'électron, ou quelque chose comme ça) et constante de Newton par constante de Planck (enfin, peut-être, inverse de la constante de Planck réduite, mais vous voyez l'idée) : je peux donc être tenté de scinder la grandeur « masse » en « masse » et « masse-quantique », et, pour cette dernière, utiliser une unité qui pourrait être, selon l'approche choisie, le douzième de la masse d'un atome de carbone-12 (unité de mass atomique) ou le ·s/m², le rapport entre ces quantités étant connu avec plus de précision qu'aucune d'elle ne l'est du kilogramme…

…du moins c'était le cas historiquement. Maintenant, l'écart a essentiellement disparu depuis que des efforts énormes ont été faits pour mesurer avec une très grande précision la constante de Planck (dans les unités SI, c'est-à-dire relativement au kilogramme), ou, ce qui revient essentiellement au même d'après ce que je viens de dire, la valeur de l'unité de masse atomique en kilogrammes (ou encore le nombre d'Avogadro, comme je vais le dire), ou encore, dans la perspective où on aurait scindé la grandeur « masse » en « masse » et « masse-quantique », la constante de proportionnalité entre les deux. Ceci va permettre de redéfinir le kilogramme sur la base des unités atomiques, en fixant la valeur de la constante de Planck (il serait revenu quasiment au même de fixer le nombre d'Avogadro). Du coup, mon exemple devient un peu confus. Il est par ailleurs rendu encore plus confus par l'existence d'encore une autre unité couramment utilisée pour les masses de l'ordre atomique, à savoir le MeV/c² (un eV étant l'énergie produit de la [valeur absolue de la] charge de l'électron par la tension de 1V) ; comme le prototype du kilogramme intervient dans la définition du MeV (à travers le volt), le MeV/c² n'est pas indépendant du kilogramme et ne peut donc pas être considéré comme une unité de la grandeur « masse-quantique » qu'on prendrait le soin de distinguer soigneusement de la masse[#3] ; je dis ça parce que j'avais commencé par le penser avant de me rendre compte de mon erreur.

[#3] En fait, il y a une confusion dans la confusion : c'est que le volt de l'électron-volt a sans doute souvent été, dans la pratique, un volt conventionnel 90 : si c'est le cas, en fait, cet « électron-volt-90 » est défini comme la moitié de la constante de Planck h multipliée par la fréquence de 483 597.9 GHz, et donc l'unité redevient indépendante du prototype du kilogramme et redevient une unité de « masse-quantique ». Il faudra que j'essaie d'expliquer correctement ces histoires d'unités conventionnelles 90 quand je parlerai de la réforme du SI.

En fait, la manière dont le SI a approché cette histoire de masses microscopiques est un peu différente : plutôt que de scinder la grandeur « masse » et créer comme je le suggère ci-dessus une nouvelle grandeur pour les masses très petites, le SI a… scindé la grandeur triviale (celle des nombres sans dimension). Et inventé une grandeur bizarre, « quantité de matière », qui résulte de ce scindage, et une « constante fondamentale », le nombre d'Avogadro (dimensionné !, malgré son nom : il a la grandeur de l'inverse d'une quantité de matière, i.e., pour unité l'inverse de la mole), qui convertit cette grandeur en nombre sans dimension.

La définition de la mole (pour encore quelques mois) est qu'il s'agit de la quantité de matière contenue dans 12g de carbone-12 : autrement dit, une mole de foobars signifie un nombre de foobars égal au nombre d'atomes de carbone-12 dans 12g de cette substance. Le nombre d'Avogadro est le rapport de proportionalité entre nombre d'atomes et quantité de matière, et concrètement, exprimé en 1/mol, c'est le nombre d'atomes dans 12g de carbone-12.

Mais du coup, la grandeur « masse par quantité de matière », dont l'unité SI est le kilogramme par mole, peut être considérée comme une mesure de masse microscopique (on mesure la masse de plein de petits foobars identiques pour exprimer la masse microscopique de chacun), avec pour unité 1000/12 fois la masse d'un atome de carbone-12. Plus exactement, le dalton (unité de masse atomique) est un gramme par mole divisé par le nombre d'Avogadro. Mesurer très précisément le nombre d'Avogadro revient exactement à mesurer très précisément la masse d'un atome de carbone-12 (ou l'unité de masse atomique, ou en fait n'importe quel atome, disons, le silicium-28) relativement au prototype international du kilogramme.

{{{ J'en profite pour faire une nouvelle petite digression et signaler une conséquence amusante : comme on connaît déjà très précisément le rapport entre l'unité de masse atomique et la constante de Planck (ou de façon équivalente, la constante de Planck exprimée en unités de masse atomiques fois c² fois la seconde), une façon de mesurer très précisément la constante de Planck consiste à fabriquer une sphère ultra-pure de silicium-28, compter son nombre d'atomes par des techniques d'interférométrie, et la peser par rapport au prototype international du kilogramme ! Je dis ça parce que c'est quelque chose que j'ai mis beaucoup de temps à comprendre dans les histoires de redéfinition du SI : il y a deux approches a priori possibles pour redéfinir le kilogramme, (A) fixer la constante de Planck (qu'il faut ensuite réaliser avec une balace de Watt-Kibble, ce qui nécessite aussi de fixer les unités électriques, c'est compliqué et je ne rentre pas dans le détail aujourd'hui), ou (B) fixer le nombre d'Avogadro en gardant la définition de la mole comme le nombre d'atomes dans 12g de carbone-12 (du coup, le kilogramme devient 1000 fois la masse du gramme tel que ce nombre soit celui qu'on a fixé comme nombre d'Avogadro ; et on réalise ça avec une sphère de silicium-28). En fait, ces deux approches sont essentiellement équivalentes au niveau précision, à cause du fait que la constante de Planck est bien connue relativement à l'unité de masse atomique. Il se trouve qu'on a choisi (A) pour la réforme du SI (et aussi de fixer le nombre d'Avogadro, en abandonnant le lien avec le carbone-12, mais ça ça n'a pas de rapport avec le kilogramme), mais quelle que soit la définition choisie, la réalisation du kilogramme peut se faire soit avec une balance de Watt-Kibble soit avec une sphère ultra-pure de silicium-28, et non seulement peut, mais on a attendu que les deux approches expérimentales concordent avant de procéder à la réforme. J'essaierai de raconter tout ça plus en détails dans une autre entrée. (Symétriquement, au niveau astronomique, notons que pour mesurer la constante de Newton en unités SI, une approche théoriquement possible consisterait à peser directement la Terre ou le Soleil par rapport au prototype du kilogramme ; mais ça, je vois mal comment ce serait possible.) }}}

*

Morale de l'histoire : une définition possible d'une grandeur est un ensemble de quantités entre lesquelles on arrive à mesurer expérimentalement des rapports avec une précision raisonnable. S'il y a des domaines tels que les rapports intradomaine se mesurent beaucoup plus précisément que les rapports interdomaine, ça peut avoir un sens de définir deux grandeurs différentes, comme on l'a fait avec la mole.

Évidemment, le problème est que ces choses peuvent changer avec le temps et les progrès de la métrologie, et qu'on peut se retrouver avec des unités un peu factices. La seconde et le mètre étaient définis indépendamment, parce que la mesure de la vitesse de la lumière n'était pas assez bonne. Mais avec les progrès de l'interférométrie, on a pu redéfinir le mètre à partir de la seconde : la vitesse de la lumière est donc maintenant une valeur exacte (299792458m/s), puisque c'est la définition du mètre d'être la distance que la lumière parcourt dans le vide en (1/299792458) s : on a donc métrologiquement réunifié les distances et les durées, et on se retrouve avec de facto deux unités pour la même chose (enfin, dans la vie courante, c'est quand même sans doute bien pratique d'avoir les deux ; mais les Américains prétendent parfois que leurs pieds et leurs pouces sont bien pratiques, donc bon…). Le kelvin était défini à partir du point triple de l'eau et va être redéfini de manière à fixer la constante de Boltzmann. La mole est encore, au moment où j'écris, définie comme la valeur telle que la masse molaire du carbone-12 soit de 12g/mol ; mais elle va être redéfinie comme un nombre exact d'entités (6.022 140 76×1023, soit 602 214 076 000 000 000 000 000 pour insister sur le fait que c'est un entier exact), donnant un nouveau facteur de conversion un peu bidon.

Il me resterait à discuter de la redéfinition de l'ampère et du kilogramme et des enjeux associés, ce qui est quelque chose que je veux faire depuis longtemps, mais je fatigue, et parler véritablement de métrologie m'écarterait un peu des considérations générales sur ce que sont les unités, donc je vais m'arrêter ici. (J'avais aussi des idées sur la manière de formaliser mathématiquement l'incertitude expérimentale dans un jeu de mesures physiques de différentes quantités et les rapports entre elles, mais ça aussi, je vais passer.)

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