David Madore's WebLog: Quelques remarques sur l'argument de simulation

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(vendredi)

Quelques remarques sur l'argument de simulation

La chaîne YouTube Kurzgesagt (de vulgarisation scientifique et parfois philosophique) a récemment publié une vidéo sur l'« argument de simulation ». Les vidéos de Kurzgesagt sont excellentes, ne serait-ce que par l'adorable graphisme de leurs animations ou la voix délicieusement melliflue du narrateur, donc je conseille de regarder (il y a aussi une suite ici, par une autre chaîne, mais elle redit essentiellement les mêmes choses en moins mignon et en moins kurz gesagt). Mais pour les flemmards qui ne veulent ni regarder la vidéo ni lire l'article Wikipédia (voir aussi celui-ci, très proche, qui se concentre sur une version assez spécifique de l'argument, essentiellement celle exposée par Kurzgesagt), je vous la refais en ultra-court :

S'il est possible et intéressant pour une civilisation avancée de mettre en place des univers simulés (réalités virtuelles) qui sont, pour leurs habitants, essentiellement indiscernables de la réalité, alors il faut penser qu'il y a beaucoup plus d'habitants de réalités simulées que d'habitants de la « vraie » réalité, et du coup, statistiquement, nous devrions penser que nous sommes plutôt dans une réalité simulée (ou en tout cas, envisager cette hypothèse et chercher des raisons de penser le contraire).

L'idée est intéressante, et certainement une grande source d'inspiration pour les auteurs de science-fiction ; il y a plein de variantes, d'hypothèses à éclaircir (par exemple autour de la question de la conscience) et de développements à mener (notamment autour de la question de la puissance de calcul et de la possibilité de faire une simulation « paresseuse », ce que Kurzgesagt développe dans sa vidéo : j'avais aussi joué avec cette idée dans un court fragment passé). J'avais moi-même évoqué à la fin de cette entrée sur la métaphysique une variante personnelle particulièrement fumeuse (et forcément, transfinie) de l'hypothèse de simulation, la Théorie de la Totalité Transfinie de Turing (TTTT), qu'il faudra d'ailleurs un de ces jours que je développe plus en détails. Mais bien sûr, comme pour argument de l'apocalypse, beaucoup de gens penseront que l'argument de simulation, sous quelque forme que ce soit, est tout simplement de la branlette intellectuelle qui ne mérite aucune sorte de réponse (et je comprends ça assez bien) : si vous n'aimez pas les divagations métaphysiques, arrêtez de lire maintenant (voire, rétroactivement, quelques paragraphes plus haut).

Je n'ai certainement pas l'intention de fournir une réponse à des questions qui n'en admettent sans doute aucune. L'intérêt de ce genre de réflexions, de toute façon, n'est à mon avis pas de trouver des réponses mais de poser des questions intéressantes et qui stimulent la réflexion (les réponses, fautes d'avoir d'abord trouvé les bonnes questions, seraient sans doute aussi opaques que 42). Et du coup, je voudrais juste faire quelques remarques décousues pour proposer des façons de varier un petit peu la question de l'argument de simulation, de l'aborder différemment. (Je répète volontairement certaines choses que j'ai déjà écrites juste avant l'endroit où je parlais de la Théorie de la Totalité Transfinie de Turing, mais en les développant un peu.)

✱ La première remarque concerne une hypothèse implicite importante, avec laquelle on peut ne pas être d'accord, qui est qu'une réalité simulée est en quelque sorte subordonnée à la réalité simulante, ou en tout cas que la réalité simulante est bien définie. Je ne m'exprime pas bien, mais l'observation que je cherche à faire passer est que le nombre 42 tapé sur votre calculatrice (soyons modernes : je parle de l'appli calculatrice de votre smartphone) n'est pas subordonné à cette calculatrice ; que vous aurez beau faire des calculs dessus, vous n'allez pas modifier le nombre 42 ni risquer de le casser ; et que si vous faites un calcul (faisant intervenir ce nombre) sur votre calculatrice et que votre voisin fait le même calcul, il n'est pas possible de savoir dans quelle calculatrice le calcul vivait. C'est un peu la différence entre une expérience mathématique et une expérience physique (ou peut-être, au sein de l'informatique, entre les langages purement fonctionnels comme Haskell et les langages impératifs ?) : selon qu'on considère la simulation d'une réalité comme l'une ou l'autre, le point de vue sera très différent.

C'est du moins le cas si la réalité physique qui nous entoure (celle dont on se demande si elle est simulée) obéit à des lois mathématiques bien précises et déterministes. Je ne sais pas si c'est le cas (cf. ici notamment), mais disons au minimum que ce n'est pas exclu, et avec suffisamment de mauvaise foi c'est tautologique (il suffit de prendre les lois mathématiquement les plus simples possibles qui prédisent à l'instant t l'état de l'Univers à l'instant t : elles ne sont pas très utiles, mais elles existent a fortiori, et si l'Univers est unique et non rejouable, la question du déterminisme est un peu dénuée de sens) ; et si la réalité est une simulation (ce qui est la question centrale), les lois dont je parle sont le code source du programme qui fait tourner la simulation (y compris de tout générateur pseudoaléatoire qu'il utiliserait). Bref.

Sous ces hypothèses, savoir si la réalité est une simulation ne se pose pas vraiment : elle est ce qui est déterminé par ces lois mathématiques, peu importe la manière dont le calcul est fait. Peut-être que le Milliard Gargantubrain et le Googleplex Star Thinker sont en train de faire le même calcul en même temps, avec les mêmes résultats (et ce résultat « est » notre Univers) : ça n'a pas de sens de se demander dans laquelle de ces simulations nous vivons ; ou peu importe que l'un soit en avance sur l'autre, ou en retard, ou soit interrompu et redémarré à zéro, ou soit interrompu et jamais redémarré, ou que sais-je encore… ou finalement, peu importe que l'ordinateur faisant tourner la simulation existe ! Dans ce point de vue, la réalité est ce qui est déterminé par les lois mathématiques définissant la réalité, c'est cet objet mathématique qui compte, pas son instanciation sur un calculateur précis dans une réalité physique simulante (de même que le nombre 42 n'a pas besoin de votre calculatrice). Et donc, les questions de savoir ce qui se passe si quelqu'un devait éteindre l'ordinateur qui fait tourner la simulation que nous habit(eri)ons ou aller modifier le contenu de sa mémoire pour apparaître comme un dieu dans notre Univers, ne se posent pas : dans le premier cas, la réalité n'est nullement affectée, dans le second, l'ordinateur se met à simuler une autre réalité, mais ce n'est pas la nôtre.

C'est là-dessus, donc, que se fonde mon idée fumeuse de TTTT : le monde α+1 qui simule (ou plutôt : calcule) le monde α ne peut pas intervenir sur ce dernier, uniquement l'observer, et tout est dans l'observation.

On n'est bien sûr pas forcé d'être d'accord avec ce point de vue (qui est celui d'un matheux « platoniste » — il faut décidément que j'écrive quelque chose au sujet du « platonisme » mathématique), mais je répète que mon but n'est pas de répondre à des questions, juste de proposer des points de vue : je trouve dommage que celui-ci ne soit pas systématiquement évoqué quand on parle de l'hypothèse de simulation (qu'il remplace par un problème différent).

J'avais aussi mentionné dans cette entrée passée une manière dont — ou un paradoxe par lequel — en jouant sur les deux points de vue sur la simulation (acte I : la simulation est ce qui est calculé par un ordinateur physique dans le monde ambient ; acte II : la simulation est une abstraction mathématique) une civilisation peut réussir à changer les lois de la physique, ou à se déplacer dans un nouvel univers dont elle choisit les lois : dans un premier temps (acte I), elle commence à habiter un univers simulé, et dans un second temps (acte II) elle applique des lois mathématiques déterministes qui rendent cet univers où elle est venue habiter. Je n'ai jamais réussi à expliquer cette idée clairement, et je crois que personne ne m'a jamais compris quand je l'ai exposée, ce qui est dommage, parce que je trouve cette astuce vraiment amusante.

✱ Deuxième remarque : quand on parle de la question de savoir si nous habiterions une réalité simulée, il y a deux variantes bien distinctes qu'il faut distinguer (et mon principal message est qu'elles ne sont pas toujours bien distinguées, alors qu'il est intéressant d'évoquer les deux, quoi qu'on pense de l'une ou de l'autre) :

  1. Première variante (variante Matrix, si on veut) : nous existons aussi dans le monde simulant, et la raison pour laquelle nous ressentons le monde simulé est justement que nous l'observons depuis le monde simulant. Si on compare le monde simulé à un rêve, nous sommes des rêveurs.
  2. Seconde variante : nous n'existons que dans le monde simulé. Si on compare le monde simulé à un rêve, nous sommes des personnages du rêve de quelqu'un d'autre (sauf que cette comparaison devient alors assez douteuse). Le monde simulant n'existe pas pour nous, autrement que le matériel qui fait tourner nos lois de la physique.

Bien sûr, rien n'interdit qu'un même monde simulé soit peuplé à la fois de personnes qui « viennent » du monde simulant et d'autres qui n'existent que dans le monde simulé (dans la terminologie des jeux de rôle, des PJ et des PNJ) ; mais en fait, ce n'est pas forcément une bonne distinction, parce que la question n'est pas vraiment de savoir si quelqu'un « vient » de l'extérieur mais plutôt si la réalité considérée peut définir une conscience : non dans la variante (1), la conscience doit venir de l'observation de l'extérieur, et oui dans la variante (2), une simulation de conscience est tout aussi consciente qu'une vraie.

L'argument statistique ne s'applique qu'à la seconde variante : dans la première variante, il n'y a par construction pas plus d'habitants du monde simulant visitant le monde simulé que d'habitants du monde simulé. Le problème que je vois avec cette seconde variante, c'est qu'en fait, le monde simulant ne sert finalement à rien (selon le point de vue que j'expose ci-dessus : le nombre 42 n'a pas besoin de ma calculatrice pour exister) ; et du coup, pourquoi en parle-t-on ? Dans la première variante, le monde simulant sert à expliquer pourquoi le monde simulé est ressenti comme réel, ce qui pourrait être intéressant pour expliquer pourquoi nous observons tel ou tel Univers, mais alors exactement la même question se pose pour le monde simulant, et c'est pour ça que j'avais eu cette idée loufoque et plus ou moins humoristique (TTTT) d'assumer la régression infinie (et à chaque fois qu'on dit mais cette tour de mondes imbriquées n'explique rien, d'ajouter un ordinal au chateau de cartes).

Après, une difficulté évidente avec la première variante est que manifestement, tous nos processus mentaux sont définis par des mécanismes physiques qui ont lieu dans cette réalité. Je crois fermement que (les progrès de la neurologie ont démontré que) toute tentative de rechercher un fantôme dans la machine est vouée au même échec que la glande pinéale de Descartes ; et si on suppose aussi que le monde simulé est déterministe, le personnage du monde simulant est réduit à un état de simple observateur qui ne contrôle même pas les pensées qu personnage du monde simulé qui sont aussi les siennes(?). Le lien entre les deux est donc excessivement ténu et difficile à définir : le « moi » du monde simulant sert juste à expliquer pourquoi je ressens comme « moi » le « moi » du monde simulé (et pas un autre personnage de cet Univers, et pas un autre Univers). On peut trouver ça tellement ténu que ça en devient dénué de sens. Remarquez, Matrix offre un autre élément de réponse possible (quand ils expliquent pourquoi, si on meurt dans la Matrice, on meurt dans la réalité) : l'interface permettant de percevoir le monde simulé serait tellement profonde qu'elle modifierait jusqu'au fond de nos pensées et jusqu'à notre mémoire (et si on devient fou dans le monde simulé, on devient — au moins provisoirement — fou dans le monde simulant).

✱ Ma troisième remarque concerne la puissance de calcul. Kurzgesagt souligne à raison qu'il n'y a pas assez de puissance de calcul dans cet Univers pour simuler l'Univers lui-même jusqu'au niveau des particules élémentaires (et développe un peu l'idée qu'il n'est pas forcément nécessaire de le faire : il suffit d'entretenir l'illusion qu'elles existent et faire les calculs quand on regarde — c'est ce que j'appelle une simulation paresseuse).

Mais je ne comprends jamais bien l'intérêt ce genre d'observation, ni de commencer à réfléchir au genre de planète que pourraient habiter la civilisation qui opère la simulation : rien ne dit que l'Univers simulant ressemble de quelque manière que ce soit à l'Univers simulé (à part des considérations générales du genre il est sans doute plus intéressant de simuler des Univers qui ressemblent à celui qu'on habite soi-même). Si on veut croire que notre Univers est une simulation menée depuis un Univers simulant, peut-être que dans cet Univers simulant il n'y a pas de planètes ni d'étoiles, peut-être qu'il n'y pas trois dimensions d'espace, peut-être même qu'il n'y a pas d'espace du tout, qu'il n'est pas formé de particules élémentaires : il y a tellement de systèmes dynamiques, au sens mathématique, qui sont capables de « mener une simulation » au moins en un sens vague (en gros, faire tourner l'équivalent d'une machine de Turing) que, franchement, on ne peut pas en dire grand-chose, de cet Univers simulant, à part qu'il est capable de faire tourner l'équivalent d'une machine de Turing (au moins limitée ; mais il pourrait être capable de faire beaucoup plus), et, si on a choisi la variante (1) au point précédent, qu'il y a des habitants dedans (dans la variante (2), la simulation pourrait être due à des phénomènes purement automatiques, ce qui rejoint ma remarque comme quoi la variante (2) finit par ne plus rien vouloir dire du tout à part « je suis capable d'imaginer un ordinateur capable de calculer les lois de la physique »). Du coup, spéculer sur le manque possible de puissance de calcul de l'univers simulant est un peu bizarre.

D'un autre côté, je comprends l'argument suivant : spéculer sur ce manque possible de puissance de calcul est la seule manière de transformer une hypothèse métaphysique complètement oiseuse en quelque chose d'un peu testable en théorie : si on observe un glitch dans la Matrice, c'est un signe que nous vivons dans une simulation imparfaite. (Parce que, bien sûr, c'est l'explication la plus simple, ha, ha, ha.)

Mais intellectuellement, je préfère tourner ça à l'envers : si on ne peut pas simuler parfaitement notre Univers dans un Univers comme le nôtre, c'est que l'Univers simulant s'il existe (et le Great Hyperlobic Omni-Cognate Neutron Wrangler qui mène la simulation) dispose d'une puissance de calcul supérieure. Pour la TTTT, je postule une puissance de calcul égale à un saut de Turing[#] (en gros, cela signifie qu'il peut mener la simulation jusqu'à un temps infini en temps fini), sans autre raison que « je trouve l'idée jolie, et ça se relie bien avec l'imbrication transfinie que je suppose pour d'autres raisons ».

[#] Digression plus mathématique : de même que dans notre Univers on ne peut pas vraiment réaliser une machine de Turing, juste une approximation finie d'une machine de Turing, il est naturel de penser que l'Univers le simulant ne peut pas non plus réaliser une machine de Turing-avec-oracle mais juste une approximation finie de celle-ci. Heureusement, il y a une façon assez naturelle de définir et d'expliquer ça : il s'agit en gros simplement de supposer que le monde simulant a accès à des grands nombres de l'ordre de BB(n), où BB est la fonction castor affairé et n est un nombre comparable aux grands nombres dans notre Univers (disons 10↑63 pour fixer les idées), car une machine de Turing ordinaire ayant « accès » au nombre BB(10↑63) est capable de décider de l'arrêt de toute machine de Turing ordinaire ayant moins de 10↑63 états. Et le même genre de raisonnements marche pour d'autres niveaux de sauts de Turing, en allant juste chercher des nombres encore plus grands. Je peux sans doute développer une variante de la TTTT où les Univers imbriqués sont, en fait, tous le même à des moments très lointains dans l'avenir (du genre BB(10↑63) secondes dans l'avenir), mais pour ça il va me falloir des psychotropes que je n'ai pas.

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