David Madore's WebLog: Réflexions encore plus décousues sur les romans d'Umberto Eco

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(vendredi)

Réflexions encore plus décousues sur les romans d'Umberto Eco

Puisqu'on me le demande explicitement dans un commentaire de l'entrée précédente, je peux dire un mot sur les romans d'Umberto Eco et moi (ça tombe bien, parce que j'avais écrit quelque chose à ce sujet dans un forum d'anciens de l'ENS donc je n'ai en gros qu'à recopier et reformater).

J'ai énormément d'admiration pour Umberto Eco, qui avait une culture si vaste et si érudite, un sens de l'humour si subtil, et une intelligence extraordinaire. Je lui dois certainement beaucoup, comme ma fascination pour le thème du faux (et la manière dont le faux peut devenir vrai, ou influencer le vrai, la manière dont la fiction peut se retourner sur la réalité), ou encore pour les crackpots et complotistes. Je lui ai rendu hommage à différentes reprises, explicitement ou de façon cachée, dans ce blog ou ailleurs : je ne peux certainement pas tout citer, mais je mentionnerai par exemple le troisième paragraphe de ce fragment. (Beaucoup de gens se sont énervés que Dan Brown ait énormément de succès avec des livres qui sont du sous-Eco, mais étant moi-même auteur de sous-Eco je me dois de le défendre : le fait de faire du faux Eco est quelque chose d'on ne peut plus ecoïen ; et la toute petite scène que je décris est inspirée d'une — vraie — interview d'Eco que j'ai lue quelque part, où il raconte qu'il a lu le Da Vinci Code dans l'avion parce que tout le monde lui en parlait, et qu'il s'est demandé si ce Dan Brown n'était pas lui-même une sorte de complot ou de personnage imaginaire.)

Eco m'a convaincu que l'analyse littéraire et sémiotique n'est pas juste de l'invention d'interprétations imaginaires. Et c'est aussi à travers lui que j'ai découvert d'autres auteurs que j'ai beaucoup appréciés, et eux-mêmes grands manipulateurs des liens entre le vrai et le faux, je pense à Italo Calvino et Jorge Luis Borges (comme je l'écrivais il y a longtemps : quand on m'a fait remarquer qu'il y a dans Le Nom de la rose un dénommé Jorge de Burgos à la tête d'une bibliothèque en forme de labyrinthe, je me suis frappé le front en me disant rhâ, mais comment ai-je pu ne pas voir ça ?). Je pourrais aussi mentionner de Nerval et son Voyage en Orient, ou les Mille et Une Nuits.

Pourtant, mon admiration pour Umberto Eco écrivain reste modérée. Je crois qu'en bref le problème est qu'il est trop cultivé, il connaît trop bien l'Histoire, que parfois cela gêne sa capacité à inventer, à créer du nouveau, ou simplement à raconter des choses qui ne soient pas trop indigestes (pour ne pas dire, ennuyeuses à en mourir) pour le commun des mortels. Il semble d'ailleurs qu'il le fasse un peu exprès : j'avais lu quelque part qu'il rendait parfois le début de ses romans délibérément ardu pour perdre tout de suite les lecteurs qui ne s'accrocheront pas jusqu'au bout. Je me suis toujours accroché jusqu'au bout, mais je n'ai pas toujours été emballé. Voilà ce que j'ai pensé de chacun de ses romans :

Le Nom de la Rose
Je me souviens d'avoir énormément aimé, mais mon souvenir est aussi un peu lointain, donc je ne peux pas en dire beaucoup plus, d'autant que je suis influencé par le film (que j'ai dû voir trois ou quatre fois). L'intrigue policière, en tout cas, marche bien, l'ambiance du Moyen-Âge et de ses débats théologiques est très bien rendue, et le lien entre les deux n'est pas du tout mal fait (l'un n'est pas juste un prétexte pour l'autre).
Le Pendule de Foucault
Il y a des idées que je trouve absolument géniales (la manière dont la théorie du complot est démontée mais revient quand même mordre ses auteurs ; et aussi plein de digressions qui sont à mourir de rire), mais l'ensemble est incroyablement brouillon, et franchement beaucoup trop long. Je recommande de le lire en diagonale : dès qu'on trouve que c'est ennuyeux, surtout vers le milieu du livre, sauter ou lire en pointillés jusqu'à la fin du chapitre, on ratera probablement peu de choses importantes.
L'Île du jour d'avant
J'ai trouvé celui-là, il faut le dire, carrément chiant. Quelques idées intéressantes, une discussion très instructive sur le problème de la détermination des longitudes en mer (j'ai appris des choses sur l'histoire des sciences, c'est sûr), les passages « politiques » (avec Richelieu et Mazarin) sont amusants, mais l'intrigue-cadre est quasi inexistante, et les digressions philosophiques interminables m'ont semblé vraiment pénibles.
Baudolino
C'est mon préféré (quoique même dans celui-là le récit du voyage fantastique vers l'Orient me semble trop long et pas très intéressant). La manière dont Eco arrive à placer Baudolino à l'origine de quantité de légendes ou de faits historiques est vraiment extraordinaire, et en plus il y a une histoire « policière » dont j'ai maintenant oublié le fin mot mais que j'avais trouvée aussi bonne que dans Le Nom de la Rose. (J'en avais fait une critique plus longue ici sur ce blog.)
La Mystérieuse Flamme de la Reine Loana
Sans doute très intéressant pour les Italiens de la génération d'Eco, mais pas vraiment pour moi, à qui au moins 90% de ce qu'il racontait n'évoquait strictement rien. L'intrigue-cadre est très bien, mais trop fine pour un livre aussi épais si on ne s'intéresse pas à tout ce qui est raconté à côté.
Le Cimetière de Prague
Extrêmement bien écrit et construit, mais je crois qu'Eco est tombé dans le piège de faire trop de recherches historiques qui, du coup, l'ont empêché d'inventer assez de choses pour faire une histoire vraiment palpitante : en refusant de s'écarter de la réalité, il se retrouve avec un personnage principal qui ne peut que côtoyer plein d'événements célèbres sans, finalement, jouer un rôle proéminant dedans (en tout cas, rien de comparable avec ce qui se passe dans Baudolino).
Numéro Zéro
Il est tellement court qu'on aura du mal à trouver qu'il y a des passages ennuyeux (il faut avouer qu'on en trouve dans tous les autres), mais finalement je n'ai pas été emballé par l'intrigue, qui m'a semblé faible.

Incontestablement, Eco avait une culture hors du commun, donc en écrivant sept romans liés à à peu près sept périodes historiques différentes (Le Pendule de Foucault n'est pas vraiment bien situé, il fait le lien entre plein de choses à la fois), il est toujours incroyablement bien renseigné, non seulement sur l'histoire, mais aussi sur l'historiographie (il y a plein de méta dans ses livres, où on parle des erreurs que les différentes époques faisaient sur les autres époques) ; et on trouve dans tous ses romans ce fameux thème du faux, de la falsification, de l'imposture, et plus largement de la confusion et du complot qui traverse les époques. Mais pour intéresser le lecteur, ou en tout cas pour m'intéresser moi, un romancier doit avoir une intrigue qui serve à autre chose qu'à donner un prétexte, aussi savant soit-il, à parler de telle ou telle époque : et plus d'une fois il m'a semblé que l'imagination d'Eco se laissait dévorer par sa culture.

Si on veut l'humour d'Eco, il vaut peut-être mieux le chercher dans ses petits textes comme dans le recueil Comment voyager avec un saumon.

Et si on veut sa science, il y a un livre que j'aime énormément, c'est Six promenades dans les bois du roman ou d'ailleurs (je crois que la VO est en anglais : Six Walks in the Fictional Woods, c'est tiré de leçons qu'il a données à Harvard au début des années '90). Parce que là, au lieu que sa culture déborde dans tous les sens comme dans une oeuvre de fiction, il la canalise sous forme d'un enseignement, et c'est vraiment passionnant. Et pourtant je n'aime pas trop la critique littéraire en général.

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