David Madore's WebLog: L'entier caché entre 3 et 4, et autres réflexions idiotes

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(vendredi)

L'entier caché entre 3 et 4, et autres réflexions idiotes

J'avais déblatéré il y a quelques années sur la question mensaphilosophique [:= de philosophie de comptoir] de savoir si les mathématiques pourraient être différentes : je m'étonne de ne pas y avoir fait de lien vers la nouvelle The Secret Number d'Igor Teper qui évoque la possibilité d'un entier secret (bleem) caché strictement entre trois et quatre. Je crois pourtant que je connaissais cette nouvelle à ce moment-là ; ce que j'ai appris tout récemment, en revanche, c'est que cette nouvelle a été adaptée sous forme de court-métrage (ici sur Vimeo, ici sur YouTube) : je ne sais pas si je trouve l'adaptation (ni la nouvelle pour commencer) terriblement efficace dans son traitement de la prémisse, mais l'atmosphère un peu angoissante n'est pas mal rendue, et en tout cas ça se laisse regarder.

Assurément, cette prémisse à quelque chose de délicieusement provoquant dans son absurdité : comment pourrait-il exister un entier strictement entre trois et quatre, fût-ce dans une version alternative des mathématiques ou dans un monde fictionnel ? Car dans toute présentation raisonnable, la définition de l'entier quatre est qu'il est le successeur de trois, donc à moins de supposer que les noms ont juste été décalés d'un cran (ce qui sous-tend la notion mathématique d'isomorphisme de structures, i.e., un simple renommage de la même structure), disons si on est d'accord que les opérations usuelles sur les entiers donnent leurs résultats attendus par tout le monde, il ne peut rien y avoir d'inattendu entre trois et quatre. D'ailleurs, s'il y avait une telle chose, on aurait envie de poser tellement de question (combien font bleem moins trois ? bleem fois deux ? bleem sur deux ? bleem est-il pair ou impair ? bleem virgule zéro est-il avant ou après trois virgule cinq ? combien y a-t-il d'entiers entre un et dix inclus en comptant bleem d'une part, et sans compter bleem de l'autre ? et au fait, comment un entier pourrait-il être supprimé et par qui ? que sont devenus les animaux à bleem paires de pattes ? pourquoi un dé à six faces ne tombe-t-il jamais sur la face bleem ? et d'ailleurs, s'il ne tombe jamais dessus, pourquoi ne tombe-t-il pas une fois sur cinq sur chacune des six moins une égale cinq faces restantes ?). Mais bien sûr, en posant ces questions, je fais partie du vaste complot des mathématiciens qui cherchent à vous faire croire que bleem n'existe pas. 👿

Mais ces questions, et l'impuissance qu'on ressent face à quelqu'un qui affirmerait dur comme fer qu'il y a un entier strictement entre

trois et quatre

sont intéressants parce qu'ils soulignent la difficulté qu'il y a, et le sentiment d'impuissance qu'on ressent, à débattre avec quelqu'un qui soutient une thèse qu'on juge logiquement absurde. Qu'il s'agisse de l'existence d'un entier strictement entre trois et quatre qu'il ne peut pas vous montrer, ou le fait que la Terre soit vieille d'environ 6000 ans, ou le fait que le nombre 10↑(10↑100) n'existe pas ou que les mathématiques sont une invention humaine. Et il faut alors se rappeler qu'à ses yeux, c'est le contraire qui vaut (c'est moi qui essaye de convaincre que 10↑(10↑100) existe, par exemple, alors que je suis incapable de le montrer ou même de l'écrire !). Et malgré ça, il ne faut pas céder au relativisme extrême qui voudrait que chacun a sa petite vérité à lui et qu'il n'y a rien de moins valable à croire qu'il y a un entier strictement entre trois et quatre ou que la Terre est vieille d'environ 6000 ans, ou autres idées dans le même genre. (Ou, pour reprendre un thème que j'ai abordé récemment, que les mathématiques seraient contradictoires.) Contre la stupidité, les dieux eux-mêmes luttent en vain.

Mais ce qui est amusant dans l'affaire, c'est aussi que je tombe sur ce film au moment où je lis des textes mathématiques[#] sur l'intuitionnisme/constructivisme (je ne veux pas rentrer dans les explications sur la différence entre ces deux termes, qui dépend d'ailleurs des auteurs), ce monde parallèle bizarre où le tiers exclu ne s'applique pas forcément, avec toutes les conséquences bizarres que cela entraîne, ou plutôt, toutes les conséquences habituelles cela n'entraîne plus[#2]. Le mathématicien classique ne partageant pas les principes philosophiques du constructivisme (et je fais partie de ces mathématiciens classiques) peut se demander quel est l'intérêt de considérer ce monde étrange et exotique qui peut sembler aussi déstabilisant que l'existence d'un entier strictement entre trois et quatre : à mon avis il est double, (A) côté positif, si on arrive à montrer un résultat de façon purement constructive (sans faire appel au tiers exclu), on obtient souvent plus que sa validité classique (par exemple, on obtient souvent un algorithme construisant un objet dont on aurait démontré l'existence ; on obtient aussi automatiquement le résultat dans des contextes différents comme des catégories de faisceaux, et ainsi de suite), et (B) côté négatif, si le résultat n'est pas valable constructivement, cela informe sur certaines formes de raisonnement qu'on sera obligé de faire, et globalement l'exercice de chercher à démontrer des résultats bien connus (par exemple de l'analyse de première année de licence) dans le cadre constructif aide à prendre conscience de la structure des raisonnements qu'on fait (notamment, l'emploi de l'axiome du choix et du tiers exclu). Bref, parfois les fictions selon lesquelles les mathématiques peuvent être différentes sont intéressantes et bien fondées !

Ajout : voir cette entrée ultérieure un petit plus précise sur l'intuitionnisme.

[#] Petite biblographie à toutes fins utiles : • Anne S. Troelstra & Dirk van Dalen, Constructivism in Mathematics (An Introduction) (North-Holland, 1988, deux volumes), une introduction assez agréable à lire et qui donne de bonnes explications intuitives (y compris pour le mathématicien habitué à la logique classique, contrairement à d'autres textes intuitionnistes/constructivistes qui font comme si tout le monde partageait naturellement ce point de vue) et des notes historiques. • Michael J. Beeson, Foundations of Constructive Mathematics (Metamathematical Studies) (Springer, 1985) • Errett Bishop & Douglas Bridges, Constructive Analysis (Springer, 1985) • Douglas Bridges & Fred Richman, Varieties of Constructive Mathematics (Cambridge University Press, 1987) • James Lipton, Realizability, Set Theory and Term Extraction, in : de Groote, The Curry-Howard Isomorphism (1995) (en ligne ici) • Jaap van Oosten, Realizability: An Introduction to its Categorical Side (Eslevier, 2008), qui décrit essentiellement un modèle non-classique très important des mathématiques constructives (le topos effectif)

[#2] Quelques exemples : on ne peut pas montrer qu'il existe des fonctions ℕ→ℕ non calculables, ni qu'il existe des fonctions ℝ→ℝ discontinues, ni qu'il n'existe pas d'injection ℝ→ℕ ; on ne peut pas montrer que pour tout x réel on a x≥0 ou x≤0, même si ceci est quand même le cas pour les rationnels ; on ne peut pas montrer que les constructions des réels à partir des rationnels par coupures de Dedekind et par suites de Cauchy coïncident, ni que toute suite bornée croissante de réels converge ; on ne peut pas montrer que l'ensemble des parties d'un singleton est fini, ni même « subdénombrable », et on ne peut pas montrer que l'image d'un ensemble fini par une fonction est fini, il est seulement « subfini ».

Bon, quoi qu'il en soit, je souhaite à tous mes lecteurs une excellente année 2015½ pleine de santé et de bonheur !

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