David Madore's WebLog: Comment le cerveau sépare-t-il les langues ?

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(samedi)

Comment le cerveau sépare-t-il les langues ?

En tant qu'aspirant polyglotte amateur, je trouve fascinante la question de savoir comment le cerveau crée des contextes mentaux pour des langues différentes. La séparation entre ces contextes varie d'ailleurs fortement d'une personne à une autre : je connais des gens polyglottes qui arrivent à passer sans aucune transition d'une langue à une autre ou à les mélanger, et d'autres — c'est un peu mon cas — pour qui ceci demande un certain effort de changement de contexte, et qui ont, du coup, une certaine difficulté à traduire, même entre des langues dont ils ont par ailleurs une excellente maîtrise. Je connais des gens qui préfèrent utiliser une certaine langue pour certaines sortes de conversations ou de pensées, ou qui prétendent ne pas avoir tout à fait la même personnalité dans telle langue que dans telle autre (je pense que c'est exagéré ; en revanche, il est vrai que les gens peuvent avoir une voix étonnamment différente dans des langues différentes). Apparemment, il n'y a pas une région différente du cerveau par langue : ceci rend d'autant plus fascinante la façon dont fonctionne cette séparation.

Un exemple que je trouve assez frappant de l'existence de ces « contextes » linguistiques est le suivant : il m'est arrivé d'entendre quelqu'un parler une langue qui n'est pas celle que j'attendais, et de ne rien comprendre avant de me rendre compte de la langue qui était parlée. Notamment, il m'est arrivé de ne pas comprendre des gens qui étaient en train de parler français, simplement parce j'étais persuadé qu'ils parlaient une autre langue et mon cerveau n'analysait pas les sons comme du français — je n'étais pas dans le bon contexte.

Et si ces contextes mentaux existent, il faut commencer par les créer. C'est-à-dire, en démarrant l'apprentissage d'une nouvelle langue, convaincre le cerveau qu'il va falloir créer un nouveau contexte, à séparer de ceux qui existent déjà. Si la langue est très différente, ça ne devrait pas être trop difficile (l'apprentissage lui-même sera d'autant plus ardu, bien sûr, mais au moins on risque moins de s'embrouiller). Mais si on commence à apprendre une langue proche d'une autre qu'on connaît déjà, ou, pire, de deux langues proches simultanément, il faut trouver des moyens de se créer des barrières mentales entre ces langues. Sans pour autant s'interdire d'utiliser la proximité des deux langues pour extrapoler du vocabulaire qu'on ne connaît pas (au moins en compréhension).

Je suis notamment confronté à cette situation entre le néerlandais et le suédois, deux langues dont j'ai une connaissance tout à fait rudimentaire, et dans une moindre mesure, entre l'allemand (que je parle mal mais que je comprends passablement bien) et le néerlandais. Ce qui pousse à la confusion n'est cependant pas toujours ce qu'on imagine : par exemple, le mot néerlandais wie, signifiant qui (le pronom interrogatif) ait exactement la même écriture et une prononciation très proche, du mot allemand wie, lequel signifie comment (l'adverbe interrogatif), ne m'a pas semblé source de confusion. Mais comparons les deux phrases suivantes, que j'écris d'abord en néerlandais, puis en allemand, puis en anglais, pour mieux rendre apparentes les similarités :

Is het de vrouw die ik heb gezien? Nee, het is de man die je hebt gezien.

Ist es die Frau, die ich gesehen habe? Nein, es ist der Mann, den du gesehen hast.

Is it the woman that I have seen? No, it is the man that you have seen.

(Soit en français : Est-ce la femme que j'ai vue ? Non, c'est l'homme que tu as vu. L'emploi du parfait plutôt que du prétérit est sans doute moins naturel en anglais que dans les deux langues précédentes, et on aurait tendance à omettre le that, mais je garde les choses pour maintenir le parallélisme.) Une première observation est que l'ordre des deux derniers mots de chaque phrase est inversé en allemand par rapport à ce qu'il est en néerlandais et en anglais : la raison est qu'à la fois l'allemand et le néerlandais mettent le verbe en position finale dans les subordonnées, mais quand il y a plusieurs morceaux du verbe, l'allemand gère la priorité pour la fin de la subordonnée comme une pile alors que le néerlandais la gère comme une file, ce qui conduit à une inversion de l'auxiliaire et du participe passé en allemand qui n'a pas lieu en néerlandais. Bizarrement, ceci ne m'a demandé aucun effort particulier, je trouve parfaitement naturel de passer de l'ordre de l'allemand à celui du néerlandais ou vice versa. (À cette seule exception près, les mots se correspondent exactement, et doivent montrer de façon assez nette la similarité de ces trois langues. J'aime bien dire que le néerlandais est à peu près ce qu'aurait été l'anglais si les Normands n'avaient pas conquis l'Angleterre en 1066.)

En revanche, ce qui me pose beaucoup de problème avec les phrases, c'est le pronom relatif die dans la deuxième phrase en néerlandais. En allemand, il y a trois genres : le masculin, le féminin et le neutre ; die Frau est féminin alors que der Mann est masculin, et le pronom relatif est (en gros) le même que l'article défini (ici, on a den dans la seconde phrase parce que c'est un accusatif, mais peu importe). En néerlandais (comme, d'ailleurs, en suédois), il n'y a que le neutre et le non-neutre (c'est-à-dire, logiquement, l'utre, ou genre commun), et de vrouw comme de man sont non-neutres ; le pronom relatif (qui est d'ailleurs le même que le démonstratif) est die au non-neutre. C'est donc la même forme que le pronom relatif féminin en allemand : et quand j'entends la deuxième phrase (ou simplement die man, =cet homme-là), mon cerveau me crie qu'il y a un problème de genre.

Voici maintenant un problème entre le néerlandais et le suédois : comme je viens de le dire, ces deux langues ont en commun d'avoir deux genres, le neutre et le non-neutre. L'article indéfini non-neutre est à peu près le même entre les deux langues : een man en néerlandais signifie la même chose que en man en suédois (d'ailleurs, la prononciation n'est pas très éloignée non plus), c'est-à-dire un homme ; l'article défini n'est pas du tout pareil (en suédois il est postposé, au moins tant qu'il n'y a pas d'article), mais ce n'est pas très grave, ça ne cause pas de confusion, en tout cas pas sur ce mot-là (de man en néerlandais, mannen en suédois) — d'ailleurs, s'il y a un adjectif, ça redevient très proche et toujours peu confusant (l'homme fort se dit de sterk man en néerlandais, den starke mannen en suédois). Mais pour le neutre, il y a une chose qui est particulièrement gênante pour mon cerveau, c'est que l'article neutre indéfini en suédois, ett est presque le même (au moins au niveau de la prononciation), que l'article neutre défini en néerlandais, het (le ‘h’ se prononce très peu vu qu'il est sonore — oui, la terminologie des phonéticiens est confusante elle aussi). Ainsi, het huis signifie la maison en néerlandais, mais ett hus signifie une maison en suédois. (Si on veut dire une maison en néerlandais, c'est een huis, l'article indéfini étant le même pour les deux genres ; et si on veut dire la maison en suédois, c'est huset.) J'ai mis un certain temps à me rendre compte de pourquoi j'avais du mal à me forcer à penser que ett hus signifie une maison alors que je n'avais pas de mal pour en man, et ce n'est qu'après une certaine réflexion que j'ai compris que c'était ma (faible) connaissance du néerlandais qui bloquait mon cerveau.

Sur d'autres mots, je vais être gêné par le fait que l'article défini postposé suédois -(e)n évoque très fort un pluriel allemand (le pluriel suédois ayant plutôt tendance à être en -r pour ces mots). Ceci ne se produit pas pour l'exemple mannen, en revanche je peux prendre l'exemple de tidningen, qui veut dire le journal en suédois et qui ressemblent beaucoup — et le radical est cognat — à Zeitungen, qui signifie des journaux en allemand. Comme les verbes en suédois ne varient ni selon la personne ni selon le nombre du sujet, ça n'aide pas à identifier l'erreur (et elle est d'autant plus tentante si le verbe est är, le présent du verbe être à toutes les personnes, qui a plus ou moins donné l'anglais are, et qui fait donc aussi vibrer mes neurones à pluriel, si j'ose dire).

D'autres confusions viennent de la prononciation, c'est-à-dire du passage de l'écrit à l'oral : l'allemand et le néerlandais ont des prononciations très régulières (il y a des langues encore plus régulières en la matière, comme le hongrois, le finlandais ou le turc, mais l'allemand et le néerlandais sont tout de même assez hauts, surtout quand on les compare au français ou — shudder — à l'anglais) ; une des spécificités du néerlandais est que dans les terminaisons -en (typiquement d'un infinitif ou d'un pluriel), le ‘n’ ne se prononce pas (je simplifie). Le suédois, lui, est beaucoup plus irrégulier, avec des lettres finales qui ne se prononcent pas (mais pas le ‘n’), un ‘r’ qui subit un phénomène un peu comme en anglais anglais (je veux dire, en anglais d'Angleterre, où il tombe devant les consonnes avec une modifications du contexte), un ‘o’ qui peut se prononcer aléatoirement /oː/–/ɔ/ ou /uː/–/ʊ/ sans logique apparente, etc. Qui plus est, le suédois a un système d'accent tonique sérieusement différent de l'allemand et du néerlandais (ceux-ci accentuent une syllabe par mot, en gros la première à l'exception de quelques préfixes inaccentués, et en tout cas dans la première partie des mots composés ; le suédois, lui, a très fréquemment un accent secondaire, même dans des mots de deux syllabes, et cet accent a une composante tonale/mélodique). Par ailleurs, l'allemand, le néerlandais et le suédois n'ont pas les mêmes phénomènes d'assimilation (en allemand, les sonores à la fin des mots s'assourdissent, et il y a une assimilation régressive causée par les affixes sourds : le verbe geben, =donner, devient à la 3e presonne du singulier [er] gibt, =il donne, où le ‘b’ est prononcé /p/ parce que le ‘t’ qui suit est sourd ; en néerlandais, il y a également une assimilation dans les mots composés, ou même entre deux mots d'une même phrase, qui peut etre progressive ou régressive selon des règles que je ne comprends pas bien, mais en gros les fricatives sont assimilées par les occlusives : dans huisbezoek, =visite à domicile, le ‘s’ est prononcé /z/, sonore à cause du ‘b’ sonore qui suit, exemple d'assimilation régressive, alors que dans diepzee, =mer profonde, le ‘z’ est prononcé /s/, sourd à cause du ‘p’ sourd qui précède, et si les deux sont des occlusives, l'assimilation est régressive, enfin je crois ; le suédois semble avoir une assimilation régressive ou progressive de la surdité dans les affixes, mais pas d'assourdissement en fin de mot : bröd, [du] pain, est prononcé /brøːd/ avec un /d/ sonore final, à la différence du néerlandais brood, prononcé /broːt/ avec un /t/ sourd, au moins en fin de phrase — en allemand, ça s'écrit carrément avec un ‘t’, Brot). Toutes ces différences font qu'il faut avoir le cerveau correctement câblé pour prononcer correctement et dans la bonne langue un mot écrit (il n'est pas question de réfléchir consciemment aux règles d'assimilation, par exemple, elles sont trop complexes, et d'ailleurs je serais incapable de les énoncer complètement).

Bien sûr, il est certain que ces difficultés que j'éprouve maintenant se résoudront toutes seules (et seront remplacées par d'autres !) si je persiste dans l'apprentissage de ces langues, au fur et à mesure que mon cerveau arrivera à se construire des catégories mentales bien délimitées pour des langues dont ma connaissance pour l'instant trop primitive les rend assez informes. Je peux néanmoins me demander quelle approche il vaut mieux adopter pour éviter de me mélanger les pinceaux : laisser la langue X de côté pendant une assez longue période lorsque j'apprends la langue Y avec laquelle je pourrais confondre ? Ou au contraire m'efforcer à confronter la difficulté, à traduire entre X et Y et vice versa pour bien m'obliger à constater que c'est différent ? Les deux stratégies font sens : éviter tout rapprochement pour éviter tout mélange, ou au contraire faire les rapprochements pour comprendre et ainsi écarter ce qui peut m'embrouiller. D'ailleurs, forcément, en écrivant cette entrée, j'ai dû me forcer à jongler entre différentes langues.

Il faut aussi se demander quel est le but (je ne m'imagine pas sérieusement pouvoir un jour parler le néerlandais ou le suédois, juste les comprendre un petit peu, ou simplement me faire une idée de comment ces langues fonctionnent). Si on se fixe simplement comme objectif de comprendre des langues, les confusions sont beaucoup moins nombreuses et moins risquées que si on cherche à s'y exprimer (mais il y en a : j'ai donné ci-dessus l'exemple de het huis contre ett hus, où le sens est bien différent, et qui peut bien poser problème à la compréhension). Et j'ai tendance à penser qu'il faut apprendre les langues comme si on se donnait comme objectif d'arriver un jour à les parler, même si on ne croit pas réalistement arriver à ce stade.

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