David Madore's WebLog: Le monde matériel et le monde enchanté

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(mercredi)

Le monde matériel et le monde enchanté

Le dualisme a mauvaise presse : comme souvent en philosophie, le mot désigne tellement de choses à la fois, et chacun de ses sens est tellement flou, qu'il finit par ne plus rien vouloir dire du tout ; et sans doute le sens auquel on pense en premier, une sorte de caricature du dualisme cartésien, la glande pinéale en moins, ne peut pas passer pour une idée sérieuse parce que dès qu'elle fait une prévision vaguement testable scientifiquement, elle est réfutée (voir ce texte pour tout un tas de réfutations d'idées autour de l'idée dualiste qu'on résume par le slogan ghost in the machine — essentiellement, l'existence d'une conscience comme un fait indépendant du monde matériel[#]).

A contrario, le fait de rejeter le dualisme a aussi mauvaise presse, mais d'une manière différente. Même quand l'idée n'est pas exprimée de façon aussi grossière que si on ne croit pas en Dieu (ou au moins en l'existence de quelque chose au-delà du monde matériel), alors la vie n'a pas de sens, le soupçon de l'association du matérialisme au nihilisme subsiste.

Je prétends pourtant qu'il y a une forme de dualisme, digne d'être sauvée, et qui n'entre en aucun cas en contradiction avec une prédiction scientifique : elle peut paraître tautologique, mais elle ne l'est pas. L'idée est simplement de suivre l'adage que même une idée fausse est un fait vrai pour reconnaître le dualisme comme un phénomène non pas métaphysique mais psychologique et social, si fondamental qu'il sous-tend toute notre vision du monde. Je parlerai pour le décrire de la distinction entre le monde matériel et le monde enchanté.

Le « monde matériel » est formé de quarks et de gluons, d'électrons et de photons et de ce genre de choses. Il est celui qu'étudient les physiciens, mais aussi les chimistes et les biologistes. Qui diront qu'il est le seul qui existe : et ils auront raison, mais de la même manière que la ligne de l'arc du pont n'existe pas.

Le « monde enchanté », c'est la manière dont nous voyons le monde matériel. Ce n'est pas, disais-je, une réalité matérielle, même s'il est doublement enraciné dans la réalité matérielle : c'est en partie un effet psychologique, peut-être même neurologique, c'est en partie une convention sociale — mais il conditionne à ce point notre vision du monde que chercher à ne pas le voir revient essentiellement à reprendre ce paragraphe que vous êtes en train de lire et se rappeler qu'il ne s'agit pas de sens mais simplement de pixels sur un écran.

Le monde enchanté est doublement basé sur le monde matériel, disais-je : l'une de ces manières, c'est qu'il s'agit de (ou du moins, nous pensons qu'il est) une description du monde matériel — une décoration de celui-ci — la façon dont nous le voyons — la lecture que nous en faisons. L'autre façon, c'est de façon plus triviale, mais qu'il faut garder en tête, que nous sommes nous-mêmes une partie du monde matériel, et que le monde enchanté n'existe que dans nos têtes, qui font elles-même partie du monde matériel (façon de rappeler au passage qu'on ne prétend pas resucer l'idée de ghost in the machine).

Ce que j'ai dit pourra sembler assez brumeux. Pour donner un exemple un peu concret, je conseille d'écouter cet exposé TED fort intéressant sur l'idée que les humains sont essentialistes, ou au moins les quelques premières minutes consacrées au Vermeer de Göring.

Ou dans le même genre, considérons deux poignards, tous deux très usés : l'un n'a aucune valeur, l'autre vaut des millions : pourquoi ? parce que ce dernier est le poignard avec lequel Casca a donné le premier coup de l'assassinat de Jules César. Cette propriété du poignard, cette identité, on la chercherait en vain dans les atomes constituant l'arme, elle fait partie du monde enchanté et non du monde réel. On reproduirait en vain ce poignard pour tenter de lui donner autant de valeur, on le passerait en vain dans un dispositif qui produit une réplique parfaite à l'atome près, car ce qui rend le poignard unique, c'est, précisément, son unicité, son identité, son essence, et le fait que l'autre soit une copie, tant qu'on le décrit comme tel, fait qu'il est sans valeur (voire, qu'il est un tabou). On pourrait dire la même chose des rubis : j'en ai de synthèse qui ne valent presque rien, alors que la même pierre, si elle est « vraie », c'est-à-dire naturelle, vaut dix à cent mille fois plus cher — pourtant, dans les deux cas, il s'agit de la même substance chimique, le corindon (Al₂O₃).

C'est un des postulats fondamentaux de notre monde enchanté : l'idée que les choses ont une identité, à laquelle est associée une histoire — ce qui rend précieux le poignard qui a servi à tuer Jules César, ce n'est pas sa constitution physique, c'est l'identité qu'on lui attribue, et qui fait partie du monde enchanté, c'est-à-dire, est une convention sociale. Je ne veux pas dire par là qu'elle est dénuée de sens (même si tout le monde est persuadé que ceci est le poignard qui a servi à tuer César, il se peut que quelqu'un arrive avec des preuves matérielles prouvant qu'il est faux) : mais il faut se rappeler qu'en physique, l'identité d'un objet n'a pas plus de sens que l'identité de l'argent sur nos comptes en banques, le monde étant constitué de particules qui sont intrinsèquement indiscernables.

Comme cette identité est un fait psychologique et social, on peut facilement imaginer toutes sortes d'expériences qui conduisent à des paradoxes. Par exemple : ceci est le poignard qui a servi à tuer Jules César, mais la lame a rouillé jusqu'à disparaître et elle a été remplacée, et par ailleurs le pommeau avait été refaite auparavant, et la garde n'est pas d'origine non plus. C'est la célèbre parabole du bateau de Thésée. La résolution du « paradoxe », selon moi, est qu'il n'y a pas de logique à chercher, l'identité n'étant pas quelque chose de défini par la physique fondamentale mais par nos conventions sociales, il n'y a aucune raison qu'elle obéisse aux règles de la logique ou qu'on ne puisse pas la mettre en défaut par des expériences tarabiscotées : le poignard qui a tué Jules César, comme le bateau de Thésée, n'est que ce que nous voulons bien, d'un commun accord (même s'il est basé sur des faits physiques), appeler ainsi.

Nous sommes nous-mêmes des habitants de notre propre monde enchanté : l'idée que nous possédons une identité qui demeure à travers le temps est si fortement ancrée en nous qu'elle nous paraît évidente au point qu'il est impossible de s'en débarrasser. (Et comme l'illustre le phénomène du syndrome de Capgras, il se pourrait bien que cette idée ait un fondement véritablement neurologique.) Pourtant, à la manière du bateau de Thésée, il est douteux qu'il y ait le moindre atome commun entre un vieillard et l'enfant qu'il « était » quand « il » est né. Cette idée d'une identité au cours de la vie est imposée par notre instinct de préservation de soi (qui nécessite d'avoir, pour commencer, un sens de soi au niveau cognitif supérieur), et notre altruisme (« égoïsme ») en faveur de notre « moi » futur. Il se trouve que cette convention psychologique et sociale, ce sens de l'identité de « soi » se heurte à la barrière de la mort, ce qui nous la rend effrayante (alors qu'elle ne le serait pas autant si on partait, par exemple, de l'idée que chaque jour naît en chaque corps un individu différent, qui disparaît paisiblement le soir même) ; et de là des tentatives pour la franchir malgré tout : j'ai même déjà expliqué comment une civilisation pourrait sans trop de mal rendre ses individus immortels en modifiant la perception qu'elle se fait de l'identité [ajout : voir cette entrée ultérieure pour un développement sur ce thème]. Tous les paradoxes, pour ou contre le dualisme, autour de la notion de l'identité de soi, et il y en a beaucoup (on pourra à ce sujet se référer à l'excellent livre The Mind's I de Daniel Dennett et Douglas Hofstadter), par exemple tout ce qui tourne autour de et si on construisait une copie de moi-même absolument identique, à l'atome près, à l'original, puis qu'on détruisait l'original, sont des paradoxes parce qu'ils mettent en évidence le fait qu'une convention sociale destinée à fonctionner dans le cadre limité de la vie courante où de telles machines n'existent pas, cesse d'avoir un sens quand on la transpose loin au-delà de cette réalité tempérée.

Il ne faut pas s'étonner, non plus, du nombre de mythes dans lesquels la connaissance centrale nécessaire à la magie est celle du Vrai Nom des choses : le Vrai Nom, c'est le symbole même de l'identité, de l'essence, de l'authenticité, c'est ce qui correspond dans le monde enchanté à une réalité physique.

Mais il y a plus dans notre monde enchanté que cette notion d'identité. Il y a aussi, par exemple, la notion d'hypothèse, et la notion qui va avec de monde possible. Il n'est pas rare, par exemple, que nous envisagions des affirmations aussi sublimes ou ridicules telles que

Si mon réveil n'avait pas dysfonctionné ce matin, je n'aurais pas été en retard.

Si je savais le russe, je ferais certainement l'effort de lire Guerre et Paix en version originale.

Si mon père n'avait pas attrapé de justesse le train dans lequel il a rencontré ma mère, je ne serais jamais né.

Si Nicolas Sarkozy avait été réélu en 2012, il serait maintenant extrêmement impopulaire.

Si le Jésus et les Docteurs de Meegeren avait été peint par Vermeer, il aurait bien plus de valeur.

Si Douglas Hofstadter lisait cette phrase ainsi que la suivante, il les trouverait certainement amusantes.

Si cette phrase était en anglais, elle commencerait par le mot if et se terminerait par le mot zorkmid.

Si Star Wars avait été imaginé par Isaac Asimov, les rebondissements seraient très différents.

Si Jules César n'avait pas été assassiné ce jour de mars 44 avant notre ère, l'empire romain existerait peut-être encore aujourd'hui.

Si Isaac Newton avait été archevêque de Cantorbéry, Robert Hooke aurait découvert la loi de la gravitation universelle à sa place.

Si Léonard de Vinci avait été une femme, le plafond de la chapelle Sixtine n'aurait sans doute jamais été peint. (Et si Michel-Ange avait été des frères siamois, le travail aurait été fini deux fois plus vite !)

Si Isabelle de Castille n'avait pas été convaincue de l'intérêt de financer la mission de Christophe Colomb de trouver une route vers les Indes par l'ouest, le Nouveau monde aurait été découvert par Amerigo Vespucci, et on lui aurait donné le nom bizarre d'Amérique.

Si la masse du neutron était légèrement plus élevée, l'Univers ne serait rempli que d'hydrogène.

Si les octonions n'existaient pas, la classification des groupes de Lie serait plus simple.

On peut trouver ces affirmations plus ou moins plausibles, plus ou moins fantaisistes, plus ou moins dénuées de sens : il n'est d'ailleurs pas du tout facile d'expliquer pourquoi certaines nous semblent plus naturelles que d'autres. Du point de vue du monde matériel, aucune n'a de sens, puisque l'Univers est tel qu'il est, le sens qu'il y a à se demander ce qu'il serait s'il était autrement est hautement douteux, et pour le logicien AB est vrai dès que A ne l'est pas. Pourtant, ce genre de pensée hypothétique est fondamental à notre façon d'évaluer le monde : même quand nous ne faisons pas d'Histoire-fiction, nous évaluons chaque action en imaginant les conséquences possibles de sa réalisation ou de sa non-réalisation, qui sont, finalement, des mondes fictifs du même genre. (Cela se conforme avec l'idée de la sémantique de Kripke pour la logique modale.) On peut essayer de sauver les choses en imaginant les mondes qui vérifient les mêmes lois de la physique que le nôtre mais diffèrent légèrement à un point donné — mais il n'est pas sûr que ça ait le moindre rapport avec nos expériences de pensée. (Après, tout, avec cette façon de penser, si un papillon en Australie avait battu les ailes de façon légèrement différente une semaine avant ma naissance, « je » ne serais certainement pas né, tant la rencontre d'un spermatozoïde donné et de l'ovule est un événement improbable. Ou alors il faut encore revenir à la question de ce qu'est l'identité entre ces mondes parallèles.) Et quand bien même cela aurait un sens, on ne voit pas pourquoi cette construction mathématico-physique aurait la moindre incidence sur notre vie. Mieux vaut sans doute considérer que tous ces mondes hypothétiques font partie du monde enchanté, celui que nous créons dans nos têtes et où nous envisageons les possibles et même l'impossible.

Le nihilisme matérialiste, ou en tout cas une forme de nihilisme matérialiste, peut être vu comme la négation de l'existence du monde enchanté. Le monde enchanté est ce par quoi nous donnons un sens à notre existence. Mais ce n'est pas parce que le monde enchanté est une construction psychologique ou sociale qu'il n'existe pas : ce serait comme prétendre que le texte que vous êtes en train de lire n'a pas de sens sous prétexte que la langue dans laquelle il est écrit est une invention humaine (ce qu'elle est indiscutablement) : oui, l'Univers a un sens, oui, ce sens est une invention humaine, non, ce sens n'est pas strictement logique ou robuste à toute expérience de pensée, et pourtant il existe — c'est essentiellement ça que j'appelle le « monde enchanté ».

On peut aussi imaginer le point de vue contraire : peut-être y a-t-il plusieurs mondes enchantés créables sur la même réalité physique. C'est vaguement l'idée que j'ai cherché à faire passer dans ce fragment. Cette idée a toutes sortes de variantes. On peut par exemple essayer d'imaginer qu'il existe sur Terre, en ce moment des formes de « vie », formées des mêmes atomes que nous, mais interprétés de façon totalement différente, si bien que nous n'en avons pas la moindre conscience : je ne prétends certainement pas adhérer à cette idée, qui me semble un peu comparable à celle que le texte que je viens d'écrire aurait un sens totalement différent dans une langue raisonnable mais qui n'a rien à voir avec le français (ou même, l'idée encore plus farfelue que le français n'existe pas, car chacun de nous comprend quelque chose de complètement différent derrière une phrase, et que nous avons simplement l'illusion de nous comprendre), mais je trouve ça au moins intéressant comme divagation métaphysique. Une variante moins forte serait de suggérer qu'il nous serait absolument impossible de communiquer avec des extraterrestres car même s'ils partagent notre monde matériel ils ne partageraient pas notre monde enchanté — même sous cette forme je suis un peu sceptique parce que la construction du monde enchanté semble dépendre largement de principes universels comme la poussée darwinienne vers la préservation de soi (c'est évidemment plus compliqué que ça, mais disons au moins qu'il n'est pas absurde de penser qu'il puisse y avoir des ressemblances pour d'autres raisons qu'une coïncidence).

On peut enfin se dire que l'idée du zen (du moins tel que je le conçois) consiste à revisiter le monde enchanté, non pas pour le nier, mais pour prendre conscience de son enchantement.

Bref, l'étendue exacte du « monde enchanté », son importance, son inévitabilité, sont sujets à débat, mais le principe général d'une forme de dualisme qui sous-tend notre perception du monde sans faire intervenir de magie para-scientifique mais seulement l'enchantement de notre esprit, me semble assez clair.

Clarification : Suite à un commentaire, je voudrais mettre les points sur les ‘i’ : si on retire de ce texte l'impression que je traite le monde enchanté de ridicule ou d'illusion, c'est vraiment qu'il y a un malentendu, car mon intention était précisément de dire le contraire. Je dis que le monde magique se ramène à une réalité physique : ceci n'a rien de « ridicule », pas plus que de dire que la musique de Bach est une vibration de l'air ou que la sculpture de Michel-Ange est formée de molécules de marbre — ça ne rend pas l'œuvre d'art ridicule, ou moins sublime, pour un sou. Et ce n'est pas plus une « illusion » que le fait de lire un sens dans le texte que j'écris serait une « illusion » : non, ce n'est pas une illusion, le sens est bien réel, ceci n'a rien de contradictoire avec le fait qu'il soit basé sur le monde matériel comme ce texte peut apparaître comme des pixels sur un écran !

[#] Le terme d'âme est souvent utilisé en relation avec cette idée (y compris par le texte vers lequel je fais un lien), mais je crois que c'est une impropriété. Je ne retrouve plus de source fiable pour le justifier, mais il me semble que l'équation faite entre le concept théologique d'âme et le concept de conscience (dans les différents avatars des sciences cognitives) est une invention tardive, peut-être entamée avec les tentatives de Thomas d'Aquin pour marier Aristote et le Christianisme, peut-être largement influencée par Descartes. En tout cas, quand les pères de l'Église parlent d'âme, ils n'envisagent pas quelque chose comme la conscience de soi, mais plutôt un souffle de vie et/ou une trace des péchés et des vertus ; l'idée de séparer le corps et la conscience n'apparaît pas du tout, d'où l'insistance du Christianisme pour la résurrection des corps. Qu'on me corrige si je me trompe.

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