[Le fond de ce dont il est question dans ce post ne sera compréhensible que par mes lecteurs qui sont eux-mêmes géomètres algébriques, mais ce que je veux souligner c'est aussi et surtout l'effet psychologique produit sur moi par ce que j'ai appris, et cet aspect-là ne devrait pas être technique.]
Lundi j'ai appris l'existence d'un contre-exemple qui montre que quelque chose que j'avais tenu pour absolument et évidemment vrai en géométrie algébrique est, en fait, faux. Le fait (vrai) est que :
L'algèbre Γ(X,𝒪X) des fonctions régulières globales d'un schéma X de type fini (et même d'une variété quasiprojective — ou meme quasi-affine — lisse) sur un corps k n'est pas nécessairement de type fini. (Voici un contre-exemple, accompagné de quelques commentaires ; voir aussi ici pour un contexte un peu différent.)
(Pour dire les choses différemment, le foncteur X↦Spec(Γ(X,𝒪X)), adjoint à gauche du foncteur d'inclusion des k-schémas affine dans les k-schémas, ne préserve pas la type-finitude sur k.)
Et pour ceux qui savent un peu d'algèbre mais pas de géométrie algébrique : on peut trouver une algèbre A de type fini sur un corps k — c'est-à-dire qu'elle est engendrée en tant qu'algèbre par un nombre fini d'éléments —, disons même A intègre, et un nombre fini d'éléments f1,…,fr de A (je suppose que r=2 doit suffire), tels que l'intersection B, prise dans le corps des fractions K de A, des anneaux A[1/fi] (des fractions qui peuvent s'écrire avec une puissance de fi comme dénominateur), autrement dit les éléments de K qui peuvent s'écrire avec une puissance de n'importe quel fi comme dénominateur, bref, tels que cette algèbre B ne soit pas de type fini. (Le lien avec la formulation précédente est que B est l'anneau des fonctions régulières sur l'ouvert réunion des D(fi) dans Spec(A). Bon, évidemment, sous cette forme purement algébrique, ce n'est pas évident que ça soit choquant.)
Pour ceux pour qui c'est du chinois, imaginez que j'aie toujours cru que New York était la capitale des États-Unis et je viens d'apprendre que non. Ou peut-être, justement, que je viens d'apprendre que New York est la capitale des États-Unis. Toujours est-il qu'il est intéressant de se demander pourquoi j'ai cru le contraire ou quel effet cette révélation produit sur moi.
Pourquoi me suis-je fait cette idée fausse (que l'algèbre des fonctions régulières d'un schéma de type fini serait de type fini) ? Évidemment ce n'est écrit dans aucun livre ou cours, puisque ce n'est pas vrai. Mais quand on apprend une branche des mathématiques, on ne se contente pas de retenir par cœur quantité d'énoncés vrais et leur démonstration : comme on n'est pas un ordinateur, on essaie de se former une image mentale de la manière dont les choses fonctionnent, des mécanismes généraux par lesquels les choses sont nommées et selon lesquelles les démonstrations sont construites, etc. Un de ces mécanismes, en géométrie algébrique, pourrait s'énoncer en gros comme ceci :
Contexte : Il y a des objets algébriques classiques appelés
anneauxoualgèbres. La géométrie algébrique transforme ces objets algébriques en des objets géométriques, appelésschémas affines, qui leur sont tout à fait équivalents — chaque anneau donne naissance à un schéma affine, sonspectre, et le schéma affine permet de retrouver l'unique anneau dont il est le spectre comme sonanneau des fonctions régulières globales. Puis, sur cette base plus géométrique, la géométrie algébrique définit des objets géométriques plus généraux, lesschémas, qui s'obtiennent par « recollement » de schémas affines (lesquels sont le modèle local des schémas généraux).Idée : Pour beaucoup de propriétés P des anneaux qui ont un nom standard (par exemple :
réduit), on qualifie par le même nom les schémas affines qui correspondent à (=sont le spectre d')un anneau ayant cette propriété P ; puis on appelle aussi de la même manière les schémas généraux qui s'obtiennent en « recollant » des schémas affines qui sont P (éventuellement avec une condition de finitude supplémentaire sur le recollement) ; et enfin, on s'assure que cette terminologie est raisonnable en vérifiant que les objets algébriques qui se déduisent de ces objets géométriques P (leurs anneaux de fonctions régulières) sont encore P.
Personne n'énonce explicitement ce principe général, qui admet d'ailleurs certaines déclinaisons, et notamment les étudiants en géométrie algébrique doivent s'en apercevoir eux-mêmes (c'est sans doute dommage), mais je pense que personne de l'art ne contestera l'esprit général de ce que je viens d'écrire. (Voyez, par exemple, dans le Algebraic Geometry de Hartshorne, l'exemple 3.0.1 et la proposition 3.2 et la remarque qui précède, et plus généralement ce qu'il y a dans ce coin-là.) Il y a certainement des petites variations selon la propriété P (idéalement, c'est une propriété locale, et alors il suffit de la vérifier localement), mais généralement elles sont telles qu'avec un tout petit peu d'habitude on comprend immédiatement ce qu'il faut dire parce que les contre-exemples sont évidents (par exemple : la somme de deux schémas intègres non vide n'est pas intègre puisque l'opération algébrique correspondante est un produit d'anneaux, ce n'est pas une propriété locale, mais on devine alors immédiatement quand il faut qualifier un schéma d'intègre). Je pense que beaucoup de cours, faute de temps, s'abstiennent de faire le tour de chaque propriété qu'on énonce pour expliquer si elle est locale (et le démontrer !) ou donner les métapropriétés de cette propriété qui permettent exactement de contrôler le vocabulaire — au mieux, on a tendance à laisser ça en exercice au lecteur (voyez, par exemple, toujours chez Hartshorne, l'exercice 2.3).
Le cas que j'évoque est traître, parce que les vérifications qu'on
va instinctivement faire pour s'assurer que « tout va bien » pour
cette propriété P (être de type fini sur un corps) sont
effectivement satisfaites (notamment : si on définit un schéma affine
de type fini sur k comme le spectre d'une algèbre de type
fini sur k, alors il est bien vrai qu'un schéma affine est
de type fini sur k si et seulement si il est recouvert par
un nombre fini d'ouverts affines dont chacun est de type fini
sur k). Et aucun contre-exemple ne saute aux yeux. Donc
je pense que beaucoup de géomètres algébristes auraient tendance,
comme moi, à tomber dans le panneau et à se dire être de type fini
sur un corps, pour un schéma nœthérien, est une propriété
locale, donc tout va bien
. En tout cas, j'aurais
certainement laissé passer sans tiquer, dans un article dont je serais
rapporteur, une affirmation de ce genre.
Bref, je croyais quelque chose de faux. Est-ce grave ?
Formellement, probablement pas, parce que je ne pense pas avoir
jamais utilisé ce fait dans un raisonnement : c'est plutôt
quelque chose qui guide l'intuition — et apparemment mon intuition
était mal guidée — que quelque chose dont on se sert dans une
démonstration. C'est néanmoins très déstabilisant de se rendre compte
tardivement d'une pareille erreur d'intuition. Parce que ça m'oblige
maintenant à me demander si je n'en ai pas fait d'autres pour d'autres
propriétés P : à me demander, par exemple, si l'anneau des
fonctions régulières globales d'un schéma intègre est bien intègre, ou
autres bêtises de ce genre. Ou a contrario, à me demander s'il n'y a
pas une propriété P′ meilleure que P pour
laquelle le problème ne se poserait pas (être une limite finie
d'algèbres de type fini
, par exemple, est-ce que ça se comporte
bien de tout point de vue ?), ce qui soulève quantité de questions
certes très instructives mais néanmoins chronophages et qui ne font
pas vraiment progresser la recherche.
Pour éviter ça, les cours devraient faire l'effort de systématiquement proposer tous les exemples et contre-exemples qui permettent d'éviter de se faire des idées fausses sur la terminologie. Donc j'en veux beaucoup à ceux qui m'ont enseigné la géométrie algébrique de ne pas avoir attiré mon attention sur ce qui est un problème ou un contre-exemple classique (puisque Hilbert se l'était posé, sous une forme différente). Ou de ne rien m'avoir appris sur les propriétés du foncteur d'« affinisation » X↦Spec(Γ(X,𝒪X)), par exemple quelles propriétés il préserve, ou de la flèche canonique X→Spec(Γ(X,𝒪X)), par exemple quelles propriétés elle a ou à quelle condition elle effectue une descente de propriétés de X vers son affinisé, parce que ce sont des objets vraiments naturels et qu'on est en droit d'être curieux à leur sujet.
Ajout : On me signale que l'avertissement est fait dans le Red Book de Mumford (II.§3, en-dessous de la proposition 1). En effet, c'est un bon point pour mumford, comme le fait qu'il fait des tentatives pédagogiquement intéressantes pour dessiner, par exemple, Spec(ℤ[t]).