David Madore's WebLog: Un point de grammaire : le participe passé

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(mercredi)

Un point de grammaire : le participe passé

Quand j'étudiais la grammaire à l'école quand j'étais petit, j'étais toujours déçu de l'insistance mise sur la structure plutôt que sur la sémantique. Pour prendre un exemple qui n'a pas de rapport avec le schmilblick dont je vais parler après, si je dis dans la rue, je viens de voir quelqu'un qui ressemble à un acteur américain, cela peut vouloir dire deux choses : soit que ce quelqu'un avait une tête générique d'acteur américain (à supposer qu'il y ait des traits de visage caractéristiques des acteurs américains en général), soit que je pense à un acteur précis, que je ne nomme pas (peut-être n'en suis-je même pas capable) et qu'il ressemble à cet acteur-là ; j'interprète cette différence, même si c'est discutable, comme une ambiguïté sur l'article un, dont il ne suffit pas de savoir qu'il s'agit d'un article indéfini, il y a plusieurs façons d'être indéfini. Si on n'apprend pas aux enfants à voir ce genre de subtilités, ils vont être tout perturbés de découvrir que dans une autre langue, ces deux phrases se disent sans doute de façon différente (en l'occurrence, je n'ai pas d'exemple en tête de langue qui distingue bien les deux, même si en anglais on peut jouer sur la distinction entre an American actor et some American actor ; mais dans ma tête j'ai vraiment deux sens très différents, et je pense que c'est important pour l'apprentissage des langues).

Quand j'étais à l'école primaire et qu'on nous a fait un cours sur la voix passive, avec un exemple qui ressemblait peut-être à le veau est nourri par la vache, j'ai demandé à l'institutrice : comment se fait-il qu'on n'analyse pas cette phrase comme un attribut du sujet (sujet le veau, verbe est, attribut nourri, complément du participe passé utilisé comme adjectif par la vache) ? Elle a dû me faire la réponse que font les adultes quand les enfants posent une question qui les emmerdent, la pire réponse possible pédagogiquement : parce que c'est comme ça. Pourtant, le problème que je soulevais sans le savoir était un problème très intéressant, et elle aurait pu en profiter pour me faire remarquer que la phrase française la porte est fermée a deux sens bien différents, l'un dans lequel il s'agit d'une phrase passive indiquant une action en cours (la porte est fermée en ce moment par deux gardes armés, elle est en train d'être fermée), l'autre dans lequel il s'agit d'un attribut indiquant un état (la porte est fermée, elle n'est pas ouverte, elle est peut-être même fermée à double tour et verrouillée). En grammaire française, on analyse cette différence comme une différence de structure (verbe passif versus attribut), mais en fait il serait peut-être plus pertinent de s'interroger sur le sens du participe passé.

La vérité est que le participe passé, en français, peut être trois choses : passé actif, passé passif ou même, ce qui est un peu ironique pour un participe qui se prétend passé, présent passif. De plus, quand il a un sens passé, il peut avoir le sens d'un passé d'action ou d'un parfait c'est-à-dire du résultat présent d'une action passée (ce que j'appellerai l'ambiguïté d'aspect, plus loin).

Une langue de grammaire de type indo-européen qui fait des distinctions un peu fines distingue au moins quarte sortes de participes : le présent actif, qui indique que le nom complété accomplit l'action représentée par le participe, le présent passif, qui indique qu'il la subit, le passé actif, qui indique qu'il l'a accomplie, et le passé passif, qui indique qu'il l'a subie. Ceci est très approximatif, bien sûr, pour plein de raisons : les temps peuvent être relatifs ou absolus, par exemple (i.e., présent signifie-t-il en même temps que l'action principale de la phrase ou au moment où le locuteur parle ? je pense que pour un participe c'est toujours relatif, mais je n'y mettrais pas ma main à couper) ; ce que signifie accomplir ou subir une action n'est pas très clair pour des actions sans complément et plus ou moins involontaires (je prendrai l'exemple de tomber plus bas) ; et il peut y avoir des complications dues à la confusion entre temps et aspect. Mais au moins en première approximation, cette distinction est utile.

Un exemple de langue ayant la distinction quadruple est le russe : si mes souvenirs de russe sont corrects, лю́бящая де́вочка (présent actif) signifie une petite fille qui aime, люби́мая де́вочка (présent passif) signifie une petite fille qui est aimée, [по]люби́вшая де́вочка (passé actif) signifie une petite fille qui a aimé et полю́бленная де́вочка (passé passif) signifie une petite fille qui a été aimée. Sauf qu'en fait ces sens sont assez approximatifs : pour commencer, comme le suggère le [по] entre crochets, je glisse un peu de poussière sous la table, à savoir le fait que les verbes russes existent sous deux aspects, appelés l'imperfectif (qui envisage l'action pour elle-même) et le perfectif (qui envisage le résultat de l'action) ; c'est une question un peu byzantine de savoir si ce sont deux verbes qui vont ensemble, l'un perfectif et l'autre imperfectif ou bien un verbe qui a deux formes : toujours est-il qu'ici люби́ть est le verbe imperfectif et полюби́ть le verbe perfectif, que les participes présents actif et passif ne peuvent se former que sur l'imperfectif, le participes passé passif que sur le perfectif, et que le participe passé actif peut se former sur l'imperfectif ou le perfectif (avec une distinction du genre la petite fille qui aimait vs. la petite fille qui a aimé) ; ce n'est ni très logique ni très satisfaisant pour l'esprit ou l'orthogonalité voix/temps/aspect, mais c'est comme ça. En plus, le participe présent passif a aussi un sens du genre la petite fille aimable, et en l'occurrence surtout la petite fille préférée. Bref, avec les langues, les choses sont toujours Plus Compliquées®.

Une autre langue qui a la distinction quadruple est l'esperanto : knabino amanta (présent actif) signifie une petite fille qui aime, knabino amata (présent passif) signifie une petite fille qui est aimée, knabino aminta (passé actif) signifie une petite fille qui a aimé et knabino amita (passé passif) signifie une petite fille qui a été aimée. Il y a aussi des participes futurs. Sauf que, de façon plus surprenante pour une langue artificielle, l'esperanto s'est lui aussi enferré dans des confusions temps/aspect, ou peut-être temps relatif / temps absolu, sous la forme d'une controverse entre l'atismo et l'itismo ; pour faire bref, les atistes ou temporistes ont la logique derrière eux et traduisent il est né par li estis naskata, litéralement il a-été étant-en-train-d'être-né, alors que les itistes ou aspectistes ont Zamenhof derrière eux (l'inventeur de la langue, qui ne s'est apparemment pas rendu compte qu'il était illogique) et traduisent il est né par li estis naskita, litéralement il a-été ayant-été-né. L'académie de l'esperanto (oui, ça existe…) a tranché en faveur des derniers, et de toute façon je ne suis pas certain que l'esperanto puisse vraiment se targuer d'avoir un usage vivant (s'il en a un, il utilise en fait d'autres constructions).

Le grec ancien a une pléthore de participes, parce qu'il y a non pas deux voix (active et passive) mais trois (active, moyenne et passive, la voix moyenne ayant en fait un sens actif mais soit réfléchi soit accompli avec un sens d'intérêt pour soi-même, le sens exact dépendant du verbe), et une multitude de temps (notamment présent, aoriste et parfait, l'aoriste insistant sur l'aspect ponctuel d'une action alors que le parfait insiste sur le résultat présent d'une action passée). On a donc des choses comme φιλοῦσα κόρη (présent actif) pour une jeune fille qui aime, φιλουμένη κόρη (présent passif) pour une jeune fille qui est aimée, φιλήσασα κόρη (aoriste actif) pour une jeune fille qui aima, φιλησθεῖσα κόρη (aoriste passif) pour une jeune fille qui fut aimée, πεφιληκυῖα κόρη (parfait actif) pour une jeune fille qui a aimé, πεφιλημένη κόρη (parfait passif) pour une jeune fille qui a été aimée. Mais je ne saurais pas préciser les nuances très exactes dans le sens de tout ça.

En latin l'éventail des participes est nettement plus réduit. On a le participe présent, qui est un participe présent actif, et le participe passé, qui est passé passif : amans puella signifie la jeune fille qui aime tandis que amata puella signifie la jeune fille qui a été aimée. Je souligne bien ce sens passé et passif du participe passé latin : amatus sum ne signifie pas je suis aimé mais j'ai été aimé (pour je suis aimé, c'est : amor). Il y a cependant des verbes, dits déponents, qui se conjuguent avec des formes passives mais un sens actif : dans ce cas, le participe passé a un sens actif, locutus signifie ayant parlé, à côté du participe présent loquens signifie parlant (et pour ajouter à la confusion, il y a des verbes semi-déponents, qui ont une forme active au présent et passive au parfait, mais pour les participes dont je parle de toute façon ça ne change rien par rapport aux verbes complètement déponents).

Le français dérive du latin, mais le sens du participe passé y est beaucoup moins clair. Si j'écris abandonné par ses amis, il se retrouve seul, le participe passé a un sens passé passif : le personnage a été abandonné par ses amis, et je pourrais rendre le sens passé passif plus clair en remplaçant par ayant été abandonné par ses amis ; idem pour : ici repose Pat Icipe, terrassé par la folie de la grammaire, où visiblement Pat a été terrassé avant de reposer ici. En revanche, si j'écris c'est un garçon au naturel charmant et aimé de tous ceux qui le rencontrent, le participe a clairement un sens présent passif (il est aimé de tous en même temps qu'il est au naturel charmant ; soulignons d'ailleurs que rien ne changerait si je mettais le verbe à l'imparfait, c'était un garçon…) ; idem pour ébloui par la lumière, il ne voit pas ce qui l'entoure. Ce n'est pas une question de verbe, mais de contexte : les pierres traînées jusque là ont été disposées en pyramide est passé passif, tandis que les pierres traînées jour et nuit sur de longues distance finissent par s'abîmer est présent passif. Enfin, dans beaucoup de phrases, on ne sait pas très bien si le sens est présent ou passé : trahi par tous ses proches, il ne sait plus vers qui se tourner (est-il ayant-été-trahi ou en-train-d'être-trahi ?), criblé de balles, il s'effondre (les balles le criblent-elles encore quand il s'effondre ? ça n'a pas vraiment d'importance, en fait), enhardi par nos encouragements, notre champion a triomphé de ses adversaires (l'enhardissement est-il simultané ou antérieur au triomphe ?). À cette confusion sur le temps s'ajoute une confusion sur l'aspect : la porte fermée la veille ne peut pas être de nouveau ouverte marque une action tandis que la porte aujourd'hui fermée à double tour ne peut pas être ouverte sans la clé marque un état, qui est à peu près, mais pas exactement, le résultat de l'action vue comme passée (la différence est surtout frappante quand on observe la façon dont le complément de temps la veille ou aujourd'hui s'applique).

Ceci concerne essentiellement les verbes conjugués avec l'auxiliaire avoir. Pour ceux qui utilisent être, le sens du participe passé est encore différent, puisque cette fois il est actif (ou plus exactement, il est dans la seule voix que le verbe autorise, mais cette voix s'appelle normalement la voix active, même si l'action est plus subie qu'agie) : dans la phrase tombée par terre, la grand-mère ne peut se relever, la grand-mère tombe par terre puis ne peut pas se relever, le participe a donc un sens passé actif. Ces verbes sont en quelque sorte analogues, sémantiquement, des verbes déponents du latin : le participe passé n'a pas de sens passif. Il n'y a pas pour eux d'ambiguïtés sur le temps : je ne crois pas que le participe passé français puisse jamais avoir un sens présent actif (pour ça, il y a un participe présent). Pour illustrer ce fait de façon frappante, je peux donner l'exemple du verbe descendre, qui peut se conjuguer soit avec être soit avec avoir selon le sens qu'on lui donne, ce qui permet au participe descendu d'avoir : un sens présent passif dans la phrase la poubelle descendue par Madame Martin lui échappe des mains et tombe dans l'escalier ; un sens passé passif dans la phrase la poubelle descendue le matin par Madame Martin n'a toujours pas été vidée par les éboueurs ; ou un sens passé actif dans la phrase descendue dans son jardin, Madame Martin profite d'un moment de détente ; en revanche, pour un sens présent actif, on utilise le participe présent : descendant dans le jardin, Madame Martin tombe dans l'escalier et se blesse. En revanche, même dans les verbes conjugués avec être, l'ambiguïté d'aspect subsiste : comparer les phrases mon grand-père, mort aujourd'hui en fin d'après-midi, était un homme bon et mon grand-père, mort aujourd'hui depuis dix ans, est enterré au cimetière de Montparnasse.

L'allemand améliore la logique et la clarté des choses, par rapport au français, en donnant au participe passé un sens toujours passé (et, comme en français, actif ou passif selon que l'auxiliaire régissant sa conjugaison : ein gefallener Engel a le même sens passé actif qu'en français un ange tombé) ; du coup, pour construire le présent passif, on utilise l'auxiliaire werden, dont le sens normal est devenir : die Tür wird geschlossen, littéralement la porte devient [ayant-été-]fermée, donc la porte est en train d'être fermée (alors qu'en français on doit utiliser cette périphrase en train d'être pour insister sur le côté présent passif et non passé passif). Cela permet du même coup de résoudre l'ambiguïté aspectuelle dans une phrase verbale (comme en français) : die Tür ist [heute] geschlossen indique que la porte est [aujourd'hui] dans l'état fermé alors que die Tür ist [gestern] geschlossen worden (où le verbe werden est lui-même utilisé au passé) indique que la porte a été fermée [hier]. (En revanche, dans le contexte d'une apposition, je crois qu'on ne peut pas faire cette distinction : dans les deux cas, il s'agit de die geschlossene Tür ; et théoriquement, die heute geschlossene Tür peut signifier la porte qui a été fermée aujourd'hui, die Tür, die heute geschlossen worden ist, ou bien la porte qui est aujourd'hui dans l'état fermé, die Tür, die heute geschlossen ist. De même, lorsque le participe passé a un sens actif, on ne peut pas faire la différence aspectuelle : er ist gestorben signifie, comme en français, qu'il est mort ou bien qu'il est mort.)

Ceci dit, même en allemand, je pense que par exemple geliebt (le participe passé du verbe lieben, aimer) peut s'employer dans un sens présent passif, comme aimé en français : il est certainement préférable d'écrire er wird geliebt à er ist geliebt pour il est aimé, mais meine geliebte Frau signifie, que je sache, ma femme que j'aime (maintenant) et pas ma femme que j'ai aimé par le passé. Donc même en allemand, la logique peut parfois être sacrifiée au prix de l'expressivité de la langue.

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