David Madore's WebLog: La mécanique quantique est-elle déterministe ?

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(lundi)

La mécanique quantique est-elle déterministe ?

Je clos (du moins, j'espère) cette série d'entrées sur la philosophie (métaphysique) de la physique (?) par la question suivante, au sujet de laquelle j'ai eu un débat assez animé avec des amis (et notamment un physicien) au cours d'un repas-discussion organisé sur le thème du hasard : la mécanique quantique est-elle déterministe ?

((Ma maman me dit que je devrais écrire des livres de vulgarisation scientifique. Elle n'a peut-être pas tort… D'un autre côté, je m'adresse à des lecteurs généralement déjà plus savants que la plupart des livres de vulgarisation scientifique — du moins ceux qui peuvent espérer avoir un certain succès éditorial.))

Il y a des millions d'endroits où la question est discutée, mais voici comment je peux résumer le problème :

  1. La mécanique quantique est décrite par des lois (régissant l'évolution des systèmes quantiques) qui, prima facie, sont déterministes (par exemple, pour la version la plus simple, il s'agit de l'équation de Schrödinger). Ces lois sont testées et validées par l'expérience.
  2. Mais l'interaction d'un système quantique avec un système macroscopique (décrit classiquement) fait intervenir un phénomène appelé mesure, et qui est décrit (encore une fois, prima facie) de façon probabiliste, donc non déterministe, et par ailleurs irréversible (l'écrasement de la fonction d'onde). De nouveau, la règle prédisant les probabilités d'obtenir différents résultats lors d'une mesure quantique est validée par l'expérience.
  3. Or il ne devrait pas y avoir de distinction fondamentale entre un système quantique et un système macroscopique : on aime croire que l'ensemble de l'Univers est décrit par un système unique de lois valables à toutes les échelles. Ceci soulève donc la question de savoir quelles sont les lois fondamentales, et notamment si des lois fondamentales déterministes peuvent donner des conséquences d'apparence probabiliste, ou en tout cas comment réconcilier la loi d'évolution déterministe et la règle probabiliste sur la mesure. Et la question philosophique : la mécanique quantique est-elle déterministe ? (ce qui soulève d'ailleurs une méta-question, qui est de savoir ce que la question veut dire au juste).

Du point de vue strictement physique, il n'y a pas de problème, parce que les deux parties fonctionnent expérimentalement, et peu importe que formellement elles se contredisent. Mais si on aime réfléchir à la philosophie de la physique (ou la métaphysique), on est gêné.

Ce paradoxe est illustré par la célèbre expérience de pensée du chat de Schrödinger, placé dans une boîte où un phénomène quantique (la traversée d'un photon à travers un miroir semi-réfléchissant, ensuite mesuré par un capteur) déclenche une conséquence macroscopique (selon le résultat lu par le capteur, libérer un poison qui tue le chat), avec la question de savoir à quel moment la « mesure » a lieu (quand le chat lui-même se sent mourir ? quand Schrödinger ouvre la boîte ? et que se passe-t-il si Bohr ouvre la boîte avant Schrödinger mais ne dit pas à Schrödinger ce qu'il a vu ?). Formellement, on dit que le chat est dans l'état (½√2)(|vivant⟩+|mort⟩) jusqu'au moment où on observe son état, qui devient alors |vivant⟩ ou |mort⟩ ; mais il n'est pas du tout acquis que cette description ultra-simplifiée soit correcte ou précise.

Je ne peux pas donner la réponse, parce que je n'en sais rien — personne n'en sait rien. Mais je peux donner mes 0.02 zorkmids sur le sujet.

Quand j'étais petit (oui, je sais, je parle souvent de ce que je pensais quand j'étais petit), j'étais absolument convaincu de l'interprétation suivante (Consciousness causes collapse), sans doute renforcée par la lecture du livre The Emperor's New Mind de Roger Penrose : l'Univers entre dans des superpositions d'états quantiques, et c'est notre conscience qui cause l'écrasement de la fonction d'onde, non comme un phénomène fondamental, mais en choisissant ce qu'elle voit finalement, i.e., comment elle interprète l'état quantique de l'Univers, ou, si on veut présenter les choses à la façon multi-mondes, dans quel monde nous allons. Cette interprétation me satisfaisait parce qu'elle justifiait plus ou moins, ou du moins rendait possible, une sorte de panthéisme mou (du style « nous sommes des dieux, sans forcément le savoir ») auquel je ne sais pas si je croyais mais qui me plaisait certainement bien. Maintenant, je trouve plus d'élégance, si je devais défendre ce genre de panthéisme, à le défendre dans un cadre déterministe, car nous pouvons « choisir » les conditions initiales du monde, qui sont si spéciales aussi bien que nous pouvons choisir les modes d'écrasement de la fonction d'onde. Bref, j'ai totalement changé de point de vue, et je crois maintenant (tout aussi religieusement, il faut le reconnaître) au déterminisme absolu.

Pour descendre sur un terrain un peu moins mystique, donc, la question est alors : est-il possible d'expliquer le non-déterminisme quantique comme un phénomène émergent à partir de lois déterministes ?

On sait très bien que des lois déterministes peuvent donner des conséquences chaotiques et donc en pratique imprévisibles, qui donnent l'illusion du non-déterminisme, et des phénomènes irréversibles. C'est le cas de la mécanique classique, qui a beau être complètement déterministe elle peut (facilement) conduire à des phénomènes chaotiques, donc imprévisibles, y compris dans des endroits aussi prévisibles en apparence que le système solaire ; et pour ce qui est de l'irréversibilité, la seconde loi de la thermodynamique est tout à fait déductible de lois fondamentales (déterministes et) réversibles : la seconde loi apparaît lorsqu'on oublie de l'information microscopique pour passer à une description macroscopique.

J'ai donc tendance à penser, ou du moins j'ai envie de penser, que le phénomène quantique est exactement le même : le caractère apparemment probabiliste et irréversible de la mesure d'un système quantique quand il interagit avec un système classique serait tout à fait compatible avec des lois fondamentales déterministes, et proviendrait simplement d'un comportement chaotique, et du fait qu'on oublie l'essentiel de l'information quantique quand on passe à une description classique macroscopique. Autrement dit, le résultat d'une mesure quantique devrait être prévisible par la connaissance exacte de l'état quantique du système y compris de l'appareil de mesure Ce qui est impossible en pratique vu qu'il s'agirait de connaître exactement une fonction de plus de 1024 variables ; mais possible en principe : contrairement à l'état classique d'un système quantique, qui n'est pas mesurable sans détruire le système, l'état quantique d'un système quantique est mesurable.

Ce point de vue est renforcé, mais pas complètement justifié, par le phénomène de décohérence quantique : mais il faut être bien clair, les explications à base de décohérence ne prétendent pas expliquer l'écrasement de la fonction d'onde, seulement l'apparence d'écrasement, et elles sont en fait agnostiques quant à l'interprétation métaphysique de la mécanique quantique. Je veux dire que la théorie de la décohérence va expliquer pourquoi un électron, qui est passé quantiquement à travers deux fentes, va produire une tache localisée sur l'écran macroscopique qu'on met derrière, mais ne prétend pas pouvoir prévoir de façon déterministe cette tache est apparue. La décohérence explique pourquoi un chat de Schrödinger dans l'état (½√2)(|vivant⟩+|mort⟩) n'est pas manifestement observable dans un tel état, mais elle ne prétend pas expliquer que le chat soit de fait dans l'état |vivant⟩ ou |mort⟩, ni dire si cela va effectivement se produire.

Il y a cependant un obstacle majeur à mon point de vue : si la loi fondamentale déterministe est linéaire, elle ne peut jamais expliquer l'écrasement de la fonction d'onde, car le principe de superposition vaudra à tout moment : avec la linéarité, si on tue le chat de Schrödinger en fonction de la lecture d'un photon dans l'état (½√2)(|réfléchi⟩+|transmis⟩) et que |réfléchi⟩ évolue en |vivant⟩ et |transmis⟩ en |mort⟩, on va vraiment mettre l'Univers tout entier dans une superposition quantique d'un état où le chat est vivant et un état où le chat est mort, ces deux vecteurs sont de norme 1, il n'y en a pas un qui peut écraser l'autre, et par linéarité ils ne peuvent plus interagir. On ne peut s'en sortir qu'avec des règles ad hoc (par exemple, mais pas forcément, l'action de la conscience ou une interprétation multi-mondes) expliquant pourquoi dans un état (½√2)(|vivant⟩+|mort⟩) on observe effectivement le chat comme vivant, ou comme mort. J'aimerais bien pouvoir dire que si l'état quantique microscopique du chat avant mesure a une projection plus importante selon |vivant⟩ ou |mort⟩ il va arriver dans tel ou tel état, mais je ne vois pas comment faire.

Mais la mécanique quantique est-elle vraiment linéaire ? L'équation de Schrödinger l'est, c'est indéniable, mais l'équation de Schrödinger décrit l'évolution d'une particule quantique unique dans un champ de potentiel classique. Si on commence à avoir plusieurs particules qui interagissent, on quitte le domaine linéaire… mais en fait on arrive à des problèmes sérieux, parce que quand les particules interagissent, on doit les décrire correctement avec la théorie quantique des champs (ou seconde quantification, parce que les fonctions d'ondes de la mécanique quantique — ou première quantification — deviennent elles-mêmes des opérateurs sur un espace d'états encore plus bizarre), à laquelle je ne comprends pas grand-chose et le problème est qu'il n'est pas certain que qui que ce soit y comprenne grand-chose, en fait.

Alors que des livres entiers ont été consacrés aux implications épistémologiques et philosophiques de la mécanique quantique, rien ne semble avoir été fait sur la théorie quantique des champs. Celle-ci est rarement décrite de façon mathématiquement satisfaisante (la meilleure que je connaisse étant celle-ci), et jamais de façon satisfaisante pour répondre à des questions du style : comment décrire l'état quantique complet de l'Univers (a priori, c'est un vecteur dans un espace de dimension infinie) ? l'évolution de cet état est-elle déterministe ? est-elle complètement linéaire ? et comment la réponse à ces questions influe-t-elle sur les réflexions ci-dessus ? par exemple, est-il intellectuellement concevable qu'une description quantique exacte du vide puisse permettre de prédire les fluctuations du vide ? Sans même entrer dans les théories ultérieures comme la théorie des cordes (pour laquelle j'ai, franchement, assez peu de respect) ou la loop quantum gravity (qui m'a l'air légèrement plus sérieuse, ce qui n'est pas beaucoup dire), où la question du déterminisme est évacuée en ceci qu'on ne comprend même plus ce qu'elle veut dire. Voilà qui est fort peu satisfaisant.

Je devrais peut-être faire une coda sur le libre-arbitre, parce que la raison pour laquelle les gens ont souvent un avis enflammé sur le déterminisme, c'est à cause du libre-arbitre. Je ne suis pas persuadé que la question du libre-arbitre ait un sens, en vérité, et même s'il en a un, je suis encore moins persuadé qu'il ait un rapport avec le déterminisme. Le déterminisme, c'est l'idée que l'état futur de l'Univers pourrait, en théorie, être prédit en fonction de son état actuel : mais la question n'a pas vraiment de sens en toute généralité, parce que l'Univers est unique, il se passe une chose ou il s'en passe une autre, on ne peut pas revenir en arrière pour se dire et à partir du même état, va-t-on obtenir les mêmes conséquences ?. Dans la discussion qui précède, le déterminisme est pris au sens où il existe des lois mathématiquement simples qui déterminent tout état ultérieur en fonction de l'état présent ; si on admet des lois mathématiquement compliquées, on peut toujours jouer au logicien psychorigide et dire qu'il existe effectivement une loi qui décrit complètement l'avenir de l'Univers, même si nous ne la connaissons pas a priori, et c'est juste une fonction qui à chaque instant t associe l'état de l'Univers à l'instant t. Dès lors, la question du libre-arbitre, je ne sais pas vraiment ce qu'elle signifie.

Et quand bien même elle signifierait quelque chose, je ne suis pas persuadé que la question du déterminisme y soit tellement liée. Si l'Univers n'est pas déterministe, il faut soit imaginer qu'il est probabiliste, et je ne vois pas pourquoi un cerveau régi par du vrai hasard serait plus « libre » qu'un cerveau régi par des lois déterministes. Ou alors on imagine qu'il y a des entités non-physiques (des dieux) qui font des choix à chaque fois que les lois de la physique ne sont pas déterministes : mais alors on ne fait que remonter la question du libre-arbitre d'un cran plus haut (comment ces entités-là font-elles leurs choix, et qu'est-ce que cela signifie qu'elles soient libres ?). Tout ça me paraît surtout bien nébuleux.

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