David Madore's WebLog: Fragment littéraire gratuit #123 (Pygmalion écrivain)

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(lundi)

Fragment littéraire gratuit #123 (Pygmalion écrivain)

Je caressai son front (si parfait !) en jouant avec une mèche de ses cheveux (si blonds !). Après une dernière hésitation, je finis par me lancer :

— Il faut que je te fasse un aveu ; et il ne sera pas plus facile pour moi à dire que pour toi à entendre. Je n'aurais peut-être pas dû faire l'amour avec toi.

La façon dont il me regarda, le sourire à la fois tendre et espiègle qu'il m'envoya, tout cela n'aidait pas mon sentiment de culpabilité.

— Si tu penses que ce que nous avons fait est mal…

— Non ! Bien sûr que non, en tout cas pas comme ça, et certainement pas de ta part. Ce qui m'embête, c'est que tu n'étais pas vraiment libre de ton choix. J'ai un peu l'impression de t'avoir violé.

— Hein ? Violé ? Tu sais, c'est loin d'être la première fois que je couche avec un garçon, et en l'occurrence c'est moi qui suis venu vers toi ! Comment peux-tu dire ça ?

Je sais qu'il allait ajouter un compliment sur mes prouesses au lit, mais que, pris d'une légère pudeur qui ne lui ressemblait pas, il se contenta de le penser.

J'étais pour ma part plus qu'un peu embarrassé par ce que j'allais lui révéler, mais je lui devais la vérité :

— Tu n'étais pas libre de ton choix, car… tu es un personnage de fiction et je suis ton auteur.

— Je dois prendre ça au sens propre ? Parce que, pardonne-moi, tout ceci m'a l'air bien réel, et d'ailleurs je ne te vois pas une plume à la main.

— Tout ce que tu vois autour de toi, le monde dans lequel je vis : tout cela est une fiction que j'écris. Il est normal qu'il te semble réel, car tu es aussi mon invention. Ma créature. Et si tu me vois, c'est parce que j'ai choisi de m'inclure aussi dans la fiction, écrite à la première personne. Mais, autre part, je suis en ce moment même en train de l'écrire. Si tant est que en ce moment même ait un sens, du moins : ce n'est qu'au prix d'un effort d'imagination que je te vois devant moi.

Il ne parut pas spécialement ni choqué ni incrédule. Plutôt un peu moqueur, en fait.

— Oh… Et je suppose que c'est un grand honneur pour moi d'avoir pu connaître le créateur de mon Univers ?

Je soupirai.

— Je t'ai fait à l'image de tous mes fantasmes. Fatalement, j'ai voulu te rencontrer. J'ai décidé que tu me désirerais : il m'a suffi de l'écrire.

Il se tourna plus vers moi et m'embrassa profondément. Puis, gouailleur :

— J'ai l'impression de l'avoir choisi, alors quel est le problème ? Si tout ce que je fais, tout jusqu'à mes pensées ou mes désirs, est un choix de ta part, alors je ne peux pas être libre à tes yeux ; je n'ai pas d'autre volonté que la tienne : en quoi est-ce différent si tu me fais choisir de t'embrasser le soir ou de me lever le matin ? Il est écrit qu'on ne doit pas tenter Dieu, mais n'y a pas de mal à coucher avec Lui si Dieu est joli garçon et qu'Il est consentant.

— Ne parle pas ainsi : c'est mon propre désir qui me fait placer ces propos dans ta bouche ! Toutes tes actions sont dictées par ma plume, c'est vrai, mais tu as pourtant une vraie personnalité, qui n'est pas la mienne : qui s'est presque imposée à moi, et que je ne veux pas trahir. Je t'ai créé pour plus que ça. Je veux être sûr que tu aies agi et fait tes choix selon cette personnalité, sinon je n'aurai pas été honnête avec toi ni avec moi-même, et mes lecteurs ne me le pardonneront pas.

— Ah, parce qu'il y a des lecteurs, aussi ?

— Ils sont sans doute peu nombreux, mais moi-même ne peux pas le savoir.

L'idée semblait l'amuser considérablement.

— Et ils ont assisté à nos ébats ?

— Non, j'ai coupé juste au moment de l'aveu que je devais te faire. C'est de cela seulement que je voulais qu'ils fussent témoins.

— Tu as coupé ? Très bien. Très astucieux. Peux-tu couper de nouveau ? Je ne veux pas qu'ils voient ce qui va suivre…

Alors, à votre avis, est-il ou non immoral de coucher avec les personnages de fiction qu'on a créés ?

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