Robert Badinter (qui, rappelons-le pour ceux qui ont la mémoire un peu courte, était le ministre de la Justice de Mitterrand qui a fait abolir la peine de mort en France ; et il a à de nombreuses autres reprises œuvré pour les droits fondamentaux) était invité, ce soir, à donner une conférence à l'ENS sur le traité constitutionnel européen : conférence à laquelle j'ai assisté, et je ne le regrette pas, parce que j'ai pu me faire ainsi une idée sur une question sur laquelle j'avais des doutes (et je suis tout à fait convaincu par la position qu'il a exprimée).
Ce qui m'a frappé, c'est d'observer la clarté et la force avec laquelle il s'exprime (j'avais été frappé par la même chose chez sa femme) : il a été avocat, et on sent qu'il devait mettre de son âme dans ses plaidoiries. Et pourtant, le point de vue qu'il défendait était tout à fait modéré et circonstancié (un « oui de raison » pour le traité) — mais remarquablement argumenté.
J'ai peur de déformer en tentant de reproduire de mémoire ce qu'il
a expliqué, mais essayons de résumer quelques-un des points de son
argumentation tels que je les ai compris. C'est selon lui une
mascarade de parler de constitution européenne et que le nom de
convention
a été donné à l'organe chargé de rédiger la
proposition de traité délibérément pour entretenir cette idée (en
renvoyant à la l'assemblée qui a porté ce nom sous la révolution
française ou bien à la convention
de Philadelphie) ; convention qui s'est trouvée emportée par son
lyrisme et qui a cru bon de chanter l'Hymne à la joie la
larme à l'œil à la fin de ses travaux (et dont le président a
voulu insérer en tête du traité une citation de Thucydide). Mais une
constitution, c'est l'expression d'un peuple souverain, et c'est un
texte voté à la majorité par une assemblée constituante[#] : rien de cela ici, le texte est
le résultat d'un compromis diplomatique entre États (et
surtout, à ce qu'il a dit, la victoire de la diplomatie anglaise et la
vision de Tony Blair de l'Europe). Et d'après lui, si on regarde ce
traité (et il n'est pas plus final ou définitif, ou difficile à
amender, que les traités qui ont précédé : il a toujours fallu
l'unanimité) comme ce qu'il est, c'est-à-dire comme le
n-ième d'une série déjà assez longue, il représente
plutôt un progrès par rapport aux précédents, même s'il ne va
pas aussi loin qu'on aurait pu le vouloir et même s'il est
perfectible. C'est un progrès car il réforme les institutions de
façon à les améliorer (en donnant notamment plus de pouvoir au
parlement européen et à la cour de justice, en permettant à la
commission de mieux travailler, en créant une vraie présidence de
l'Union et un vrai ministère des affaires étrangères qui aura les
moyens de faire entendre sa voix, et en rendant plus facile l'adoption
de certaines mesures au conseil même si cela ne va pas assez loin).
C'est un progrès aussi car il donne force de loi à la Charte
européenne des Droits fondamentaux (charte d'ailleurs aussi
rédigée autrefois par une convention
, et qui est, selon Robert
Badinter, bien supérieure à la Convention européenne des Droits de
l'Homme, même flanquée de ses protocoles additionnels) : rien que pour
cette raison, selon lui, cela vaut la peine que le traité
constitutionnel soit adopté. La troisième partie du traité est certes
insuffisante notamment dans les domaines sociaux, mais elle représente
tout simplement l'état actuel des traités européens, sans changement
notable, et ne les rend pas plus difficiles à amender. En somme,
selon Robert Badinter, il faut préférer un oui de raison
à un
non de désamour
(ce sont ses termes) et ne pas se dire que si
ce traité est imparfait il faut le rejeter en masse.
Je regrette simplement qu'il n'ait pas plus parlé du préambule, qui
me tracasse assez : il a simplement
raconté une petite anecdote au sujet de la citation de Thucydide
(χρώμεθα γὰρ
πολιτείᾳ…
καὶ ὄνομα
μὲν διὰ τὸ μὴ
ἐς
ὀλίγους
ἀλλ' ἐς
πλείονας
οἰκεῖν
δημοκρατία
κέκληται
,
Thuc. II.37) qui figurait au frontispice du texte de la convention (et
qui a finalement été retirée par la conférence intergouvernementale) :
il semble que les conventionnels eux-mêmes (dont il faisait partie, en
tant que suppléant du représentant du sénat français) n'aient pas su
d'où elle était apparue, mais entre les lignes Badinter accuse Giscard
de l'avoir fait insérer en douce, et d'en être très fier ; le ministre
grec des affaires étrangères a fait observer que la phrase était mal
traduite, et un représentant du gouvernement italien s'est souvenu
qu'il s'agissait de propos de Périclès seulement cités par Thucydide.
Et puis, mettre une phrase qui explique que dans une démocratie l'avis
de la majorité prévaut sur celui de la minorité en tête d'une
constitution qui entérine les décisions à l'unanimité dans beaucoup de
domaines, c'est un peu étrange. Bah, moi je l'aimais bien, cette idée
de citer Thucydide dans la constitution ; mais, d'après Badinter, ça
ne se fait pas (au sens où aucune constitution n'a jamais fait ça
— et sans doute aucun traité non plus), ça participe juste au
lyrisme autour de ce texte.
Parlant de Thucydide, je digresse, mais on voit qu'on est à
l'ENS quand deux candidats (littéraires) à des postes au
conseil scientifique de l'École croient bon de citer eux aussi la
Guerre du Péloponnèse
(ὑμεῖς δὲ
εἴ τι ἄλλο
ἐν νῷ ἔχετε
ἢ εἰ
ἐναντιώσεσθε
τῇ τε
ὑμετέρᾳ
αὐτῶν
ἐλευθερίᾳ
καὶ τῶν
ἄλλων
Ἑλλήνων,
δεινὸν ἂν
εἴη
, Thuc. IV.85) dans leurs affiches de
campagne (est-ce une référence ? je ne sais pas). Il y a aussi une
citation de Thucydide, d'ailleurs, gravée sur le monument aux morts
dans l'École. Thucydide, donc, me poursuit.
[#] À moins qu'au
contraire le mot constitution
soit à prendre dans un sens très
faible. Après tout, lui ont fait remarquer les Anglais, il y a des
constitutions de tout en Grande-Bretagne : n'importe quel club de
cricket a la sienne. Alors pourquoi pas une constitution
européenne ?