From madore@clipper.ens.fr Sun Mar 18 19:52:23 2001 Article: 469 of ens.forum.loisirs.sf Path: eleves!not-for-mail From: madore@clipper.ens.fr (GroTeXdieck) Newsgroups: ens.forum.loisirs.sf,ens.forum.sciences,ens.forum.alt.opipo Subject: Voyage dans le temps Followup-To: ens.forum.loisirs.sf Date: Sun, 18 Mar 2001 18:52:23 +0000 (UTC) Organization: Forum. Lines: 304 Sender: madore@clipper.ens.fr Message-ID: <993057$qo9$1@clipper.ens.fr> NNTP-Posting-Host: clipper.ens.fr X-Trace: clipper.ens.fr 984941543 27401 129.199.129.1 (18 Mar 2001 18:52:23 GMT) X-Complaints-To: forum@clipper.ens.fr NNTP-Posting-Date: Sun, 18 Mar 2001 18:52:23 +0000 (UTC) X-Newsreader: Flrn (0.4.0 - 07/99) X-Start-Date: 18 Mar 2001 10:19:40 GMT X-Mark: BOG Xref: eleves ens.forum.loisirs.sf:469 ens.forum.sciences:912 ens.forum.alt.opipo:15740 (Message un peu long, mais je crois que ça vaut *vraiment* la peine d'essayer de le lire si vous vous imaginez avoir compris quoi que ce soit à n'importe quelle histoire de voyage dans le temps. Notamment si vous croyez en avoir trouvé une qui tienne debout. Ceci dit, si vous n'aimez pas la masturbation intellectuelle, passez votre chemin.) Allez, je vais essayer de dire quelque chose d'un peu plus clair sur le voyage dans le temps. Déjà, je l'ai déjà dit et je le répète : le voyage dans le *futur* ne pose aucune difficulté. Voyager dans le futur, ça revient juste à être mis en hibernation pour un certain temps - d'ailleurs, c'est de cette façon que, dans roman *Gandahar*, Sylvin Lanvère voyage vers le futur la première fois. Bon, en fait, il y aura quand même des petites choses à dire sur le voyage vers le futur, mais ce n'est pas là qu'est l'essentiel de la difficulté. La difficulté, c'est le voyage vers le *passé*. (Évidemment, si je suis scientifique, il faut que je tienne compte de la relativité, et que je parle non seulement du voyage vers le passé mais aussi du voyage vers l'*ailleurs* - i.e. la partie de l'espace-temps qui n'est ni dans le cône de lumière du futur ni dans le cône de lumière du passé. Pour le moment, on va occulter cette subtilité et travailler dans un monde galiléen, où futur et passé sont donc définis de façon absolue.) À ce moment-là, il y a deux façons d'envisager les choses (en fait, beaucoup plus que deux, comme on va le voir, mais commençons par cette dichotomie fondamentale). De façon très simplificatrice, « soit on peut modifier le passé, soit on ne le peut pas ». Il faut se décider à donner un nom à ces deux catégories : dans un cas, on parlera donc de voyage temporel monochronique, dans l'autre, de voyage temporel polychronique. Le voyage temporel monochronique, c'est donc l'hypothèse qu'on peut revenir dans le passé, et qu'on revient dans son *propre* passé. Ce propre passé étant déjà joué, on ne peut rien y changer. Pour reprendre la phrase de Douglas Adams, « it all fits together like a jigsaw puzzle ». Il n'y a qu'un seul monde, et ce monde se trouve avoir des boucles temporelles. On ne change jamais le passé - d'ailleurs, on ne change jamais l'avenir non plus, en fait - parce que le passé est déjà joué - l'avenir aussi, d'ailleurs - et tout le temps est donné, finalement, *en bloc*, simplement, on l'observe par tranches, et dans un ordre éventuellement différent. La difficulté, c'est justement pour l'auteur de raisonner *en bloc*, et de trouver un bloc d'espace-temps qui constitue une histoire sensée. De façon (pseudo?-)scientifique, on est sur un espace non simplement connexe (parce qu'il y a des boucles), donc on n'a pas de principe de Cauchy-Lipschitz. De façon plus simple, l'avenir n'est plus simplement conditionné par le passé mais par des conditions complètement *ad hoc* qui peuvent rendre possibles une multitude de futurs possibles pour un passé donné, ou au contraire aucun. Le truc classique mettant en lumière les subtilités des boucles temporelles dans le voyage dans le temps monochronique, c'est le « bootstrap artificiel ». Appliqué à une information, le bootstrap artificiel donne ceci : un homme du futur vient m'apporter une information . Je publie cette information, et un jour quelqu'un (éventuellement moi-même), connaissant l'information parce que je l'ai publiée, voyage dans le passé pour me remettre l'information en question. Alors l'information n'a jamais été découverte : elle s'est bootstrappée de façon artificielle. Le bootstrap artificiel peut aussi s'appliquer à une personne (autrement dit, quelqu'un peut devenir son propre ascendant généalogique, par exemple son propre père ; ou même, de façon plus audacieuse, « devenir lui-même », c'est-à-dire un être circulaire, qui n'est jamais né, qui ne meurt jamais, qui se contente de revenir dans le passé et d'attendre le même temps - mais cela suppose qu'il ne vieillit pas, donc c'est un peu bizarre). Des exemples de bootstraps artificiels, on en trouve par exemple avec les poèmes de Lallafa dans le *Hitch Hiker's Guide to the Galaxy* (je n'ai pas réussi à retrouver le passage, mais voir ) ; ou avec l'invention de l'Éternité par Vikkor Mallansohn dans *The End of Eternity* d'Asimov (lequel joue un peu sur la confusion entre monochronisme et polychronisme). Évidemment, la meilleure façon d'appliquer le bootstrap artificiel, c'est de le faire pour le voyage dans le temps lui-même. Comment fait-on ? C'est très simple : je regarde ma montre et je vois qu'il est, disons, 14:28 le 1er avril 2001. Alors je me jure solennellement que si jamais je rentre en possession, par quelque moyen que ce soit, d'une façon de remonter dans le temps, je reviendrai en arrière au 1er avril 2001 à 14:28:57, pour me donner sur un CD les instructions détaillées sur la façon dont cela fonctionne. Moins d'une minute plus tard, je me vois arriver du futur et je me remets un CD contenant les instructions que je n'ai plus qu'à suivre, et évidemment il me faudra honorer ma promesse et revenir dans le passé pour me fournir le CD (naturellement, je ne *peux pas* ne pas le faire - si j'avais la moindre chance de ne pas le faire, je ne serais jamais rentré en possession du CD, donc...). A contrario, on peut penser, évidemment, que puisqu'on n'a jamais vu qui que ce soit venir du futur, c'est que le voyage vers le passé monochronique n'est pas possible. Bref, toute la difficulté qu'il pose a trait au libre arbitre et à la causalité. C'est le fameux paradoxe de la grand-mère (que se passe-t-il si on décide de revenir dans le passé pour tuer sa propre grand-mère avant qu'elle donne naissance à sa mère / son père ? le fait est tout simplement *qu'on ne peut pas* puisque la grand-mère *a bien* donné naissance). On ne peut pas changer le passé - mais on peut éventuellement changer l'interprétation qu'on a du passé, et ça peut avoir des conséquences finalement très profondes (en gros, on tue la grand-mère et on découvre que finalement ce n'était pas elle, la grand-mère) ; voire très morales (on retourne dans le passé pour éviter une catastrophe, et on découvre que finalement le fait d'essayer d'éviter la catastrophe *est* précisément l'origine de la catastrophe en question). En tout cas, il me semble que cette solution de voyage temporelle est assez rarement adoptée par les auteurs de science-fiction. Passons maintenant à la deuxième possibilité : le voyage dans le temps polychronique. Elle a pour but d'éviter les problèmes avec le libre arbitre et la causalité. *A priori*, ça paraît très simple : on retourne dans le passé et *on peut* modifier celui-ci, et donc toutes les conséquences de celui-ci. Prenons un exemple simple. Un garçon du nom de Marty remonte le temps, le samedi 26 octobre 1985, et revient le samedi 5 novembre 1955. Là, il aide ses parents, qui sont des gros louzeurs, à devenir des winners, et il revient dans son époque pour trouver sa vie transformée pour le mieux. Ça va ? Plus ou moins, mais il y a un certain nombre de non-dits. Pour bien comprendre la vision polychronique du voyage dans le temps, il faut l'interpréter dans une vision « multi-mondes ». En gros, quand on revient vers le passé, passant d'un instant t (le samedi 26 octobre 1985, disons) à un instant t' (le samedi 5 novembre 1955, disons), on se retrouve dans un monde différent que celui qu'on a quitté. En effet, puisqu'on ne peut pas modifier *son propre* passé, on en modifie un autre, celui d'un autre monde pour être précis. Oui, mais quel autre monde ? Là se pose la question de la « politique d'allocation des mondes », qui détermine dans quel monde on arrive quand on remonte le temps. En gros, mais il faudra peut-être raffiner un peu, on peut distinguer au moins deux possibilités : la politique « globale » d'allocation des mondes et la politique « libre » (« libre » dans le sens mathématique du terme - comme dans « monoïde libre » par exemple). La politique « globale » est très simple : quand quelqu'un remonte le temps dans le monde il atterrit dans le monde . Les mondes sont indicés exactement par les entiers naturels, et nous vivons dans le monde <0>. De cela il s'ensuit notamment que dans notre monde (le <0>) nous ne verrons *jamais* quelqu'un venir du futur, puisqu'il devrait pour cela venir du futur du monde <-1>, et celui-ci n'exite pas). A priori ça ne semble pas gênant - mais quand on regarde différemment, ça veut *aussi* dire que si quelqu'un se propose de tester la machine à voyager dans le temps en se projetant d'une semaine dans le futur, regarder autour de lui et revenir immédiatement d'une semaine dans le passé (à quelques instants du moment d'où il était parti), nous ne le reverrons *jamais* revenir puisqu'il sera passé dans le monde <1> (lui, éventuellement, peut avoir l'impression d'il nous retrouve sans problème - mais il retrouve le « nous » du monde <1>, pas le « nous » du monde <0>, c'est clair ?). En revanche, nous pouvons le retrouver en faisant un saut de 1 microseconde dans le passé, pour revenir au même instant (presque) dans le monde <1>. Bon, là on commence à voir pourquoi l'idée d'une politique « globale » d'allocation des mondes n'est pas vraiment super : quand on revient dans le passé, on atterrit dans le monde <1>. Mais rien ne dit que le passé du monde <1> ressemble au passé du monde qu'on vient de quitter. En fait, on peut même dire qu'on a voyagé longtemps dans le futur et que le monde <1> suit chronologiquement le monde <0>. Simplement, quand même, on va dire que le monde <0> et le monde <1> coïncident jusqu'au moment où quelqu'un arrive (du futur - en fait du monde <0>) dans le monde <1> et pas dans le monde <0>. Mais évidemment rien ne dit que parce qu'on utilise la machine à remonter le temps pour la première fois on va arriver au moment le plus reculé dans le passé (normalement, la machine permet de fixer le moment d'arrivée, donc quelqu'un peut, postérieurement, remonter à un moment encore plus reculé), c'est-à-dire à l'instant qui « fait la différence ». En gros, ce qui se passe, c'est donc qu'on remonte dans le passé et on se trouve dans un monde complètement différent, où des gens n'arrêtent pas de venir du « futur » (du monde <0>). Bof-bof. Ça ne ressemble plus tellement à du voyage dans le temps, ça. Passons à la politique « libre » d'allocation des mondes. Elle se définit de la façon suivante. Nous vivons dans le monde-base. Pour tout monde et tout voyage dans le passé partant du monde , il existe un monde où l'on atterrit en faisant le voyage. (Pour l'instant, je n'ai rien décidé, j'ai juste fixé le cadre ; dans la politique globale, = et c'est tout.) La politique « libre » se définit en imposant qu'il n'y a aucune relation non-triviale entre les mondes. Et que par ailleurs le monde coïncide avec le monde jusqu'au point d'arrivée de . Autrement dit, dans la politique « libre » d'allocation, on arrive à un monde qui a le même passé que celui qu'on vient de quitter, et on est le *seul* à faire un voyage vers ce monde. En ce qui concerne le voyageur, c'est donc la possibilité de modifier le passé, en effet. En ce qui concerne les autres, une fois de plus, tous ceux qui voyagent semblent ne jamais revenir. Aussi, on notera que dans la politique « libre » d'allocation des mondes, si deux personnes font un voyage quasiment au même moment vers des instants quasiment identiques du passé, eh bien ils atterrissent dans des mondes différents, et ils ne pourront *jamais* se revoir (c'est ça la liberté de la structure). Pas super non plus. Peut-on définir des politiques intermédiaires entre la politique « globale » et la politique « libre » ? Peut-être, mais ce n'est pas entièrement clair non plus. Disons que ce qui *semble* le plus satisfaisant, c'est peut-être ceci : la politique est libre, mais les « voyages » sont définis comme des intervalles de continuïté de fonctionnement de la même machine à remonter le temps. Donc si deux personnes franchissent la « porte temporelle » successivement *sans que celle-ci s'arrête de fonctionner*, alors elles se retrouvent à l'arrivée ; en revanche, si elles les franchissent avec interruption entre elles, elles ne se retrouveront plus jamais. Si vous avez de meilleures idées de politiques d'allocation, suggérez. (Mais faites attention : il n'est pas forcément évident d'en trouver une qui soit Lorentz-invariante !) Notez qu'il y a des subtilités un peu... subtiles... dans les politiques « libres » d'allocation des mondes. Par exemple, reprenons notre exemple tiré de *Back to the Future* : Marty fait un bond vers le passé, change des choses, et revient vers son futur, ayant changé de monde, et étant passé dans un monde où ses parents sont des winners. Disons que est le monde-base (où les parents de Marty sont des louzeurs), le voyage qu'il a fait, et le monde où il atterrit. Maintenant, imaginons qu'un certain « Biff », dans le futur du monde , revienne en arrière dans le temps par un voyage , donc dans un monde . Le monde doit coïncider avec jusqu'au moment de l'arrivée de . De deux choses l'une : soit arrive juste après , soit juste avant. Si arrive après , alors dans le monde , qui doit coïncider avec jusqu'à l'arrivée de , Marty arrive du futur... oui, mais de quel futur ? Ça, on n'en sait rien ! Ce serait en gros le futur de , mais le monde n'a pas de sens en lui-même... Bref, c'est bizarre. Mais à la limite ça n'a pas d'importance, parce que tout ce qui compte est ce que voit Biff, et il voit Marty arriver, peu importe d'où - ceci dit, on atteint les limites du solipsisme. Et quid si arrive *avant*  ? Eh bien alors il n'y a aucune raison de penser que Marty arrive ! En effet, le monde doit coïncider avec jusqu'à l'arrivée de , mais l'arrivée de est postérieure - donc elle ne se produit *pas*. Ou alors il faut postuler explicitement (allocation « libre couplée » des mondes) que a les mêmes arrivées de voyages dans le temps que en plus de coïncider avec lui jusqu'à l'arrivée de . Aviez-vous envisagé tout ça ? Bon, tout ceci concerne la politique d'allocation des mondes, donc le point de vue du voyageur. Mais venons-en un peu à parler de la politique de « suivi » des mondes, donc le point de vue de celui qui reste sans voyager. Jusqu'à présent j'ai supposé que le monde suivi par les observateurs était toujours le même : seule la conscience du voyageur passe d'un monde à l'autre, pas celle de l'observateur ; c'est la politique « sans suivi ». Clairement, si un voyageur fait un voyage , passant d'un monde à un monde (je ne suppose rien sur la politique d'allocation des mondes, là, c'est juste une question de notation), on ne peut envisager que la conscience de l'observateur passe aussi de à que dès lors que les mondes et coïncident jusqu'à l'instant envisagé pour le tranfert de conscience. Par exemple, si je vois quelqu'un revenir en arrière dans le temps pour me tuer, clairement, *de mon point de vue* il ne peut pas réussir, donc il se perd dans un autre monde où je ne vais pas (et je me fous qu'il puisse réussir ou non - de mon point de vue il a disparu). En revanche, dans ce que j'ai envisagé pour l'instant (politique « sans suivi »), quand quelqu'un va dans le futur et me promet de revenir dans cinq minutes, je ne le vois jamais revenir, puisque lui a changé de monde et pas moi. Il ne serait pas désagréable d'avoir un peu de suivi quand même. Je peux définir la politique de « suivi maximal » *sous certaines conditions*, et *en relativité galiléenne* comme ceci : je suis dans un monde à un instant  ; dans le futur du monde il peut se produire un premier voyage dans le passé (« premier » dans le sens du temps de *départ*) depuis un instant de départ postérieur à et vers un instant d'arrivée strictement postérieur à , disons . Dans ce monde , il peut se produire un autre voyage dans le passé également depuis un instant de départ postérieur à et vers un instant d'arrivée strictement postérieur à , définissant un monde . Et ainsi de suite. Si la suite , , ... n'est *pas infinie*, je peux dire que je passe dans le monde final de cette suite. Ceci constitue le suivi maximal possible. Et ceci garantit au moins que si quelqu'un part d'une semaine dans le futur en me promettant de revenir, et qu'il revient vraiment, je le vois vraiment revenir, parce que je vais moi-aussi dans le monde vers lequel il va quand il revient vers le passé (ça va, vous me suivez ?). *MAIS* le voyage vers le futur ne doit *pas* suivre la même politique. Et encore, il y a des merdes dans tous les sens - disons plutôt que le suivi n'a lieu que pour des voyages faits par quelqu'un d'*autre* que moi, ce qui évidemment ne veut rien dire du tout. Bon, les politiques de suivi c'est beaucoup plus technique que les politiques d'allocation. Là où ça louze, c'est que les histoires de SF supposent souvent un suivi non-nul, et qu'on ne sait jamais comment il est fait. Toutes ces considérations étant faites, est-ce que quelqu'un maintient *toujours* connaître des exemples de récits de voyage dans le temps (autres que monochroniques simples) qui soient parfaitement cohérents ?