Requiem à la mémoire d'une ombre


― David !

Je m'éveille difficilement après une nuit trop courte — seulement douze heures de sommeil.

― David, debout, gros paresseux, il est midi passé.

L'esprit encore très embrumé, j'agite mes mains un peu au hasard pour déplacer les draps en désordre, et j'attrape ce qui passe : une mèche de cheveux châtains qui me frôle le nez, parfumés d'une odeur florale insaisissable, agréable et familière.

― Eh ! Tu me fais mal.

Cette fois j'ouvre les yeux pour de bon.

― Virginie ? je demande, d'un air surpris pourtant sans raison.

― Évidemment, qui veux-tu que ce soit ? Allez, lève-toi, frangin, j'ai besoin de toi, et tu sais bien ce que papa a dit : levé avant midi.

Je m'étire une dernière fois et consens à me tenir debout, toujours un peu hagard. Pendant que je fais semblant de me livrer à quelques exercices d'assouplissement matinaux, Virginie s'installe dans le lit que je viens de quitter, et fait mine de s'y endormir. Je lui jette en grognant mon pyjama au visage et entreprends de chercher dans mon placard de quoi m'habiller.

― Oh qu'il est mignon comme ça mon grand frère ! s'exclame-t-elle en me voyant en slip.

Je sais que c'est là prélude à la taquinerie rituelle, qui ne manque pas de venir :

― Dis, David, quand est-ce que tu te trouves un mec ? Si au moins tu te levais à midi parce que tu passes des soirées à draguer dans les bars du Marais...

Hmpf. J'ai déjà suffisamment à endurer les plaisanteries (que je recherche pourtant, pervers que je suis) de mes collègues normaliens à ce sujet. Mais j'ai appris à ne pas répondre.

Virginie rajoute :

― Remarque, tu as raison. Ton lit est trop étroit pour deux.

Puis, d'un ton plus impatient :

― Allez, dépèche-toi de t'habiller, il faut que tu m'aides à faire un truc avec Gimp.

Je me décrasse vaguement la figure avec de l'eau savonneuse — je prendrai une douche plus tard — et j'enfile à la hâte une tenue dépareillée avant de sortir de ma chambre.

Notre mère est sortie faire des courses, notamment pour acheter l'incontournable « poulet du dimanche » qu'elle nous servira demain. Notre père est dans son bureau, devant son ordinateur, occupé à essayer de faire marcher le programme de cartographie (GRASS) qui le passionne depuis maintenant longtemps déjà ; il est trop occupé pour réagir quand nous passons. En face de son bureau, la chambre de ma sœur, plus petite que la mienne (droit d'aînesse oblige), que j'observe, je ne sais pourquoi, comme si je ne la connaissais pas parfaitement, comme si je la voyais pour la première fois.

Si je dois admettre que Virginie a excellent goût, il y a une chose cependant que je n'apprécie pas, c'est la couleur des murs qu'elle a voulue, d'un mauve tirant sur le lilas. Pour le reste, tout est exquis, comme il se doit. Un poster de Mission: Impossible II, la tête de Tom Cruise en gros plan sur fond de flammes, trône sur un mur. À côté, une addition récente, l'affiche du Seigneur des Anneaux à laquelle elle tient particulièrement (seulement, elle et moi regrettons que Legolas y figure en si petit). Plusieurs plantes viennent apporter une bouffée d'oxygène — alors que pour ma part je n'ai jamais réussi à en garder une vivante pendant plus que quelques mois — y compris un cactus qu'elle a sauvé de mes tentatives pitoyables de jardinage. À côté de l'ordinateur qu'elle partage avec maman, un iMac sous MacOS 10.1, une pile de ses CD préférés, de Mendelssohn à Patrick Bruel. Encore à côté, trois photos arrangés en triptyque : celle du centre date du mariage de nos parents, et, à part eux, on voit surtout notre grand-mère maternelle (maintenant décédée) ; celle de gauche me représente, moi, âgé de cinq ans, tandis que celle de droite est celle de Virginie elle-même, à dix ans.

Le fond d'écran de l'ordinateur figure, aujourd'hui, une licorne émergeant d'une cascade. La semaine dernière c'était une image de Hilbert (notre chat).

Ma sœur commence à m'expliquer ce qu'elle veut de Gimp, mais je n'écoute que d'une oreille distraite. La fatigue, les photos souvenirs aidant, je suis porté, en cette fin d'année, à la nostalgie.

Je ferme les yeux et je revois des scènes, éparses, d'un passé plus ou moins lointain. Me revoilà à Toronto, à l'âge de huit ans, apprenant l'anglais en même temps que Virginie apprenait à la fois l'anglais et le français ; et chantant des « christmas carols » à Cottingham school avec mes condisciples devant les parents d'élèves. Et là, je suis en classe de 6e, et j'apprenais à lire à ma sœur en rentrant de l'école. Encore un bref éclair de ces vacances au milieu des champs ensoleillés de la Toscane. Voilà le jour des résultats du bac ; et, deux ans plus tard, voici celui où je fus si soulagé de voir mon nom s'afficher sur le Minitel listant les résultats du concours d'entrée à l'École Normale Supérieure de Lyon. Le soir même de ce jour-là, je fis mon coming-out à ma sœur, tremblant de savoir ce que, à quatorze ans, elle penserait de l'homosexualité ; et, heureux de la faveur de son opinion, je ne m'étais jamais senti aussi proche d'elle. Puis ce fut l'année où elle passait le bac à son tour, et moi l'agreg. Tous ces souvenirs défilent sous mes paupières sans que j'y pense vraiment, me ramenant doucement au présent.

Je rouvre les yeux, et un prodige s'accomplit.

Les murs ne sont plus mauves, ils sont bleus. Des trois photos posées sur le meuble, celle de droite a disparu. Ainsi que l'ordinateur, les CD, et les posters au mur. Et les plantes. Le lit n'est plus le même, et, à part Hilbert qui dort dessus comme un bienheureux, il semble que personne n'y ait couché depuis un bon moment. Même ce parfum délicat, auquel je m'étais habitué au point de n'y plus prêter attention, n'existe plus, et son absence soudaine me suprend autant que le reste.

Et je comprends.

Nous n'étions que trois à partir à Toronto en 1984. Je n'ai appris à lire à personne. Le premier à qui j'ai fait mon coming-out, c'est Péter Horvai. Ceci n'est pas la chambre de ma sœur, parce que je n'ai pas de sœur.

Alors je pleure une fille qui est morte du plus terrible oubli qui soit : celui de n'avoir jamais existé. Raturée d'un trait dans le livre du Destin, elle est inconnue de sa propre mère, qui dans peu de temps, rentrera chez elle et trouvera normal de n'y voir que son mari, son fils et son chat. Il n'y a que moi, le 29 décembre 2001, debout, perdu, dans cette petite chambre d'appoint chargée de souvenirs qui n'ont jamais été, pour porter le deuil de Virginie.

Je vivrai pour toi, petite sœur.