Le Vol d'Ondën

À propos de cette édition

Contenu

Ce qui suit est le texte complet du roman Le Vol d'Ondën, écrit en janvier 1994 par David Madore. Il n'a subi que des modifications de nature éditoriale (dans la conversion du format Sprint au format HTML) par rapport à la version définitive.

Note technique

Ce document est au format HTML et utilise des stylesheets au format CSS afin de définir la présentation. Vous pouvez le lire avec tout navigateur, mais il est recommandé d'en utiliser un qui supporte les stylesheets. Netscape Communicator 4, Internet Explorer 5 ou Amaya devraient convenir.

Vous pouvez également lire le source HTML directement. Il est censé être clair et lisible, et il vous permettra de savoir précisément quelle signification est attribuée à chaque changement de police.

Copyright

Copyright © 1994–1999 David A. Madore.

La copie et la diffusion de cet ouvrage est permise suivant les termes suivants:

Table des matières

Les douze maîtres de l'Univers

Qeimn contempla quelque temps les hommes qu'il avait réunis devant lui avant de prendre la parole.

« Messieurs, » commença-t-il d'une voix morne. Apercevant Invar et Éqimné, il rajouta « Mesdames. »

« Je vous ai appelés ici pour tenter, une dernière fois, et ce sera effectivement la dernière, d'éviter la guerre. Si nous échouons, celle-ci sera terrible et meurtrière. C'est pourquoi, je l'en conjure, que celui qui a volé la Pierre se dénonce à l'instant. »

Qeimn se rassit et dévisagea tour à tour les autres membres du Grand Conseil.

À sa droite était Zelon, totalement apathique. Le vieux roi avait trop vécu, et ses yeux asséchés voyaient le monde derrière un voile noir. De son temps, Zelon avait été un Grand Prince, vénéré par son peuple. Maintenant, comme il le disait lui-même, il n'était plus qu'une carcasse vide.

Le regard de Qeimn se posa ensuite sur Nyobe. Ce jeune garçon fougueux avait été propulsé au pouvoir à la mort de son père. Il se prenait pour un souverain puissant et un grand guerrier. Qeimn trouvait ce roi de douze ans absolument ridicule, et le soupçonnait d'être un pantin entre les mains de personnages infiniment plus redoutables.

À la droite de Nyobe, droit comme un I, et tout vêtu de blanc, le vieux Hexar, archimage de Luxinr, la main plongée dans son abondante barbe blanche, dévisageait Qeimn de son regard profond. Il était un des rares membres du Conseil pour qui celui-ci ressentît quelque sympathie, et il se présentait comme le plus ardent défenseur de la paix.

Puis venait Socry, un roi comme on imagine toujours un roi. Il ne paraissait ni jeune ni vieux. Ses yeux bruns, qui pétillaient encore de joie de vivre, contrastaient avec sa large barbe noire d'aspect sévère. Sur sa tête reposait une lourde couronne incrustée de gemmes.

Invar, la Princesse du Centre, dont la beauté avait tourné la tête de plus d'un, était plongée dans la contemplation du paysage par la fenêtre de la tour. La ville de Val s'étendait, encore prospère et florissante, sur une très grande distance, au-delà de laquelle on apercevait la plaine sur quelques lieues, puis les limites des territoires placés sous la juridiction du Conseil. Les yeux d'Invar reflétaient une grande tristesse. Elle aussi détestait cette guerre qui approchait à grands pas. Sous son règne, l'Empire du Centre ne s'était jamais aussi bien porté ; elle était aimée de son peuple, et souhaitait tout faire pour éviter le carnage. Qeimn aimait Invar, évidemment ; mais elle ne lui rendait pas son amour. Dieu sait si elle aimait quiconque, d'ailleurs.

Daogaï, grand-duc des collines d'Amo, dévisageait Qeimn sans aménité. Il ne le haïssait pas, mais son immense orgueil l'empêchait de considérer le jeune roi comme un véritable souverain. Qu'il pût être Président du Conseil, Daogaï ne l'avait jamais admis.

Le militaire brutal que Qeimn regarda ensuite était Zarr. En ce qui concerne ses sentiments, c'était fort simple : Zarr détestait tout le monde, aussi bien Qeimn qu'Invar, Daogaï qu'Orb et Hexar que Socry.

Éqimné remplaçait son neveu Lyhu, âgé de huit ans donc trop jeune pour régner sur l'île d'Échez. Cette vieille femme faisait mine de se montrer aimable avec tous, excepté Invar. Mais Qeimn la détestait. Il était certain qu'elle avait assassiné son frère et qu'elle agirait de même avec le prince, réussissant toujours à rester régente. Qeimn avait d'ailleurs déjà rencontré Lyhu, et avait conçu une grande amitié pour lui. Mais il était sans cesse séquestré dans sa chambre...

Le gras Hapu, président de la Guilde des marchands, lui, ne régnait nulle part. Mais son influence n'en était pas moins grande : le pouvoir pécuniaire était plus que puissant, même à Val. Plus d'une fois, l'autorité de Qeimn s'était trouvée en échec devant la Guilde. L'humeur joviale de Hapu ne lui plaisait pas du tout.

L'autre membre du conseil qui n'était pas un souverain était Pheg, le Grand-Prêtre du culte d'Azan. Étant donné qu'en son royaume, ce culte était fort peu répandu, Qeimn n'avait rien de particulier contre Pheg. Tout de même, la présence de cet homme grand et osseux, au nez aquilin, l'indisposait.

Enfin, et surtout, il y avait Orb. Bien sûr, Qeimn n'aimait pas Orb. Mais qui l'aimait ? Le prince de Fengan était redouté par tous, surtout par Hapu. Nul ne savait ce qui se passait dans la sombre forteresse de Fengan : on ignorait tout d'Orb en général. Celui-ci cultivait son mystère. Il voulait donner l'impression d'être un Maître du Mal : il était toujours vêtu de noir, sa barbiche taillée en pointe, et ses sourcils haut perchés lui donnait l'air extrêmement cruel et dangereux.

Pourtant, tous ces hommes, en cette minute fatale, étaient ennemis. Ils savaient déjà que cette réunion serait un échec.

« Alors ? » demanda Qeimn.

Une minute de silence passa, peut-être en prévision des milliers de morts que la guerre causerait, puis, d'un commun accord, tous les membres du conseil parlèrent à tour de rôle.

« La guerre, dit Zelon, est inévitable. Je ne sais pas qui a pris la Pierre de Val, mais je sais qu'il ne la rendra pas. La guerre sera terrible et meurtrière. Nous tomberons tous les douze, et ce ne sera pas plus mal. Un monde nouveau renaîtra des cendres de celui-ci. Telle est ma prophétie : prenez-la ou laissez-la. Mais pour ma part, lorsque je serai agressé, je riposterai. »

Nyobe se leva et tenta, presque avec succès, de prendre l'air féroce.

« L'Akrèce n'a pas volé la pierre, et je préviens celui qui l'a fait que s'il ne la rend pas immédiatement, il aura a craindre mon courroux. »

« La Pierre Ondën, expliqua Hexar, était dite avoir un pouvoir immense. Celui qui l'a prise croit probablement pouvoir s'en servir. Il se trompe. Il a brisé ce pouvoir. Regardez autour de vous : Val était la plus florissante ville du monde ! Ondën l'avait protégée. Dès qu'elle n'est plus là, la discorde apparaît, au sein même du Grand Conseil. Un dilemme se trouve devant nous : si nous menaçons le voleur, ce sera la guerre ; si nous ignorons le vol, Val tombera bien vite. Notre seul espoir est que l'infâme comprenne que la Pierre ne lui est d'aucune utilité. Or ce voleur est parmi nous, puisque seuls les membres du conseil peuvent rentrer dans cette pièce si bien gardée ! » Et d'un geste magistral, il montra le socle où aurait dû se trouver la pierre.

« Hélas, oui, approuva Socry, Ondën était la fondation de Val. L'ordre mondial est ébranlé. J'ai bien sûr mes soupçons sur l'identité du coupable. Et je peux lui assurer que s'il ne se rend pas aujourd'hui, mes armées sauront lui infliger une défaite rapide. »

Qeimn soupira. C'était ainsi que naissait une guerre.

« Coupable, dit lentement Invar à son tour, presque en chuchotant, c'est à toi que je m'adresse. Comment peux-tu, alors que tu as été membre pendant si longtemps du Grand Conseil, le trahir ainsi subitement ? Comment peux-tu détruire Val, et ainsi plonger l'Univers dans le chaos ? Crois-tu que tu sortiras victorieux de la guerre grâce à la pierre ? Tu as tort. Si la guerre a lieu (ce qui, hélas, semble bien probable à présent), elle te tuera avec nous tous, et Ondën reconstruira une nouvelle Val. Tout ce que tu auras fait, c'est envoyer tant d'hommes à la mort. »

« Amo n'a jamais été un pays de voleur, lança Daogaï. Plus : notre probité est réputée dans tout le monde. Je ne m'engagerai dans le conflit que si je suis attaqué, mais alors mes armées écraseront l'attaquant ! »

« Je souhaite éviter la guerre, affirma Zarr a son tour, car le sang de mes hommes est bien trop précieux pour qu'on le renverse à tout propos. Mais si elle a lieu, mon engagement sera total, et j'en sortirai vainqueur. »

« Je répugne moi-aussi au combat, confirma Éqimné. Mais mes troupes sont prêtes. »

Hapu se contenta de plaisanter :

« Dois-je vous rappeler que c'est à la Guilde des Marchands et non à celle des Voleurs que j'appartiens ? Pour ma part, je n'ai pas de troupes. La guerre ne sera donc pas ma faute ! »

« Azan condamne toute forme de violence, même perpétrée en son nom, articula lentement et calmement Pheg. Laissez-le faire et il punira lui-même le voleur. »

Enfin, tous se turent, se demandant ce qu'allait dire Orb. Celui-ci se leva, contourna la table pour se placer devant le socle vide, et commença à parler, avec beaucoup de calme, un petit sourire aux lèvres :

« Vous avez soigneusement évité de me nommer, cependant vous me croyez tous coupable. Sachez que je ne le suis pas. Si j'avais pris cette pierre et qu'elle avait eu un quelconque pouvoir, je m'en serais déjà servi et vous seriez tous les esclaves de Fengan. Hexar a raison, Ondën me serait inutile. Et j'en connais assez dans l'art de la magie pour le savoir. D'ailleurs j'ai déjà eu maintes occasions de me l'approprier : je n'en ai saisi aucune. Cependant, je me réjouis de cette guerre, car enfin, Fengan pourra régner quand tous ses adversaires se seront entre-tués. »

Et, sur ce, il se rassit.

Après quelque temps, Qeimn se leva de nouveau.

« Alors, personne ne veut avouer ? »

Silence.

« Et bien, Messieurs, je crois que le temps est venu. Étant Président du Conseil, je devais diriger l'action de celui-ci. Me voilà réduit à entériner son échec.

Messieurs, l'honnêteté intellectuelle nous ordonne de reconnaître du moins notre défaite. Cette réunion était celle de la dernière chance. L'espoir est mort. La guerre ne peut plus être évitée. Mais je prends les dieux à parti de ce que j'ai tenté à cet effet tout ce qu'il était humainement possible de faire. »

Et sans un mot de plus, la dernière réunion du Grand Conseil fut levée.

Un reflet du Futur sur le miroir d'Azan

Trois coups brefs furent frappés à la porte de Welpid. Celui-ci plaça soigneusement un marque-page dans son livre et replaça ce dernier sur l'étagère où il était, puis se dirigea vers la porte.

« Hexar ! » s'exclama-t-il lorsqu'il l'eût ouverte. Puis, voyant le visage attristé de son maître, il demanda :

« Quelque chose ne va pas ? »

Hexar s'assit dans un fauteuil. Il semblait essoufflé.

« Le Conseil a échoué. »

Alarmé, Welpid demanda :

« La guerre aura-t-elle lieu ? »

« Pire : elle a déjà commencé. Zarr a déclaré la guerre à Zelon, malgré leur éloignement géographique, car il était persuadé que c'était lui qui détenait Ondën. Il est vrai que son discours au conseil était ambigu... Zelon a riposté, et Nyobe s'est senti menacé, vu que les troupes devaient traverser son territoire. Il s'est retourné contre Zarr et Zelon à la fois. Puis Éqimné a provoqué Invar, toujours au sujet de la province détachée du Centre qui fait face à l'île d'Échez, et Socry et Daogaï viennent de rompre toutes leurs relations. Puisque le hasard m'a confié la lourde tâche de diriger la ville de Luxinr, il est clair que je vais très bientôt devoir déclarer l'état de siège. En fait, le seul qui ne soit pas encore entré en guerre est Orb lui-même... »

« Le croyez-vous coupable ? »

« De bien des choses, mais pas du vol d'Ondën. Non, il savait qu'elle ne lui serait pas utile. Et même s'il voulait la guerre, il a eu bien d'autres moyens de l'obtenir. Orb n'est pas le coupable. »

Hexar reprit son souffle quelques instants et continua :

« Il est évident que cette guerre ne cessera pas tant qu'Ondën n'aura pas été retrouvée. C'est pourquoi je suis venu te proposer cette fort délicate mission que de la rechercher. »

« Mais comment pourrais-je savoir qui l'a prise ? »

« À toi de voir, si tu l'acceptes. Rends-toi à Val : le coupable a bien dû laisser des traces quelque part. D'ailleurs, je ne suis pas si catégorique que mes confrères pour affirmer que c'est nécessairement un membre du Conseil qui l'a volée. »

« Qui d'autre ? »

« Je ne sais pas. Mais je suis sûr que bien des hommes auraient pu, pendant les trois mois qui séparent deux séances, arriver à rentrer dans cette salle. »

« Un habitant de Val ? »

« Ou n'importe qui. Il n'est pas si difficile d'entrer et de sortir de cette ville. »

« Alors, personne ne la retrouvera jamais ! »

« Crois-tu, Welpid ? Je ne suis pas de ton avis. Ne veux-tu pas au moins tenter ? »

« À quoi bon tenter l'impossible ? »

Hexar passa sa main dans sa barbe et répondit pensivement :

« Pour sauver tant de vies ! »

Welpid regarda le sol.

« C'est impossible, et vous le savez aussi bien que moi. Le monde est bien trop vaste... »

Puis il regarda Hexar et son visage s'illumina.

« ...mais j'irai tout de même. »

« Merci, Welpid. Puisse la chance t'accompagner toujours ! »

Le maître sortit, laissant son disciple dans un état de grande confusion mentale. Il finit par décider qu'il partirait le lendemain aux aurores en direction de Val. En attendant, il allait se livrer à une séance de spiritisme pour tenter d'éclairer les ombres de l'avenir...

C'est ainsi que, dès le coucher du soleil, tout était prêt pour que Welpid pût interroger les esprits.

« Ô, Puissances infinies de Magie et d'Illusion, Ô les Astres, Ô Esprits, venez répondre à l'Appel que je lance à l'Univers, venez éclairer les affres et les ténèbres du doute ! »

Dans la demi-obscurité qui régnait dans la maison, une forme se matérialisa. Il s'agissait du Génie d'Ondën.

« Welpid, prophétisa celui-ci, écoute bien mes paroles, car elles se réaliseront. Tu retrouveras Ondën à Val, mais elle ne sera pas à Val. Elle est à Fengan, où Orb la garde, mais Orb est innocent. Les armées s'affronteront, le sang sera versé, et le monde sera détruit. Un nouveau sera créé, de la lumière d'Ondën. Le Grand Conseil est fini, mais il régnera. Val sera anéantie mais elle existera à jamais. Tu pars demain pour un périple dans les profondeurs de l'Infini : tu découvriras la Vérité sur l'Univers et sur toi-même... Et tu connaîtras enfin le secret de ta naissance. »

Comme toutes les prophéties, elle était obscure et ambiguë. Mais de surcroît, le Génie s'ingéniait à sembler se contredire. Quant au secret de la naissance de Welpid, celui-ci se demandait quel rapport il pouvait avoir avec Ondën. Il est vrai qu'on ne savait pas qui était son père, et que sa mère était morte dès son plus jeune âge. Mais il était quelque enfant bâtard, et Val n'avait rien à voir là-dedans...

C'est alors qu'apparut un second esprit : le dieu Azan, sous la forme d'un aigle. Celui-ci commença d'un ton peu habituel pour une prophétie :

« Pheg, mon Grand-Prêtre, cache quelque chose. Ondën ? Non. Tu sais déjà qu'elle est à Fengan. Mais toute cette affaire recèle bien plus que le vol d'une pierre. Welpid : je te charge de créer le nouveau monde quand celui-ci sera détruit. N'oublie pas que tu portes l'espoir de l'Univers. Val régnera ! Qeimn triomphera, Invar vivra, Hexar sera le premier artisan de cette victoire. Zelon gagnera enfin un repos bien mérité : la mort ? peut-être. Nyobe sera le maître. Lyhu regagnera son trône. Ces deux-là seront de grands amis, et de grands rois. Socry, Daogaï et Zarr mourront, hélas pour l'un, heureusement pour un autre, peut-être pour le troisième. Ne te laisse pas influencer par tes jugements personnels. Hapu, bien sûr, est complice du vol, mais tout est plus complexe que tu ne pourras l'imaginer. C'est-à-dire, très simple. À propos, le mot de passe est Wiqaunëch. »

Enfin, ce fut la princesse Invar qui se présenta devant Welpid, et elle lui dit :

« Puisses-tu réussir à éviter le carnage, Welpid ! Hélas, la nature humaine est si belliqueuse... Les ténèbres obscurcissent le soleil, la tempête arrive sur nous. La nuit tombera sur les cadavres, et le soleil se lèvera sur une nouvelle Val, sur un nouveau monde. Hélas, ce n'est pas Orb qui est coupable. C'est regrettable : s'il l'était, tout serait tellement plus simple, ce ne serait qu'un combat du Bien contre le Mal. Mais ce n'est pas le cas. Et je ne suis même pas sûre d'appartenir au Bien... Je suis perdue, Welpid. »

Le lendemain, Welpid se mit en route pour Val.

Aux portes de l'Univers

À l'issue du cinquième jour de voyage, qui fut, étonnamment, des plus calmes, Welpid vit apparaître à l'horizon la Capitale du Monde, la Ville au mille tours, la merveille des terres émergées, le Joyau de la Couronne, la Cité des Rois : Val l'immortelle !

Le Domaine d'Ondën occupe tout l'adret et une partie de l'ubac d'une montagne, la plus au sud du massif des Montagnes Sombres, et descend jusqu'à la vallée qu'elle domine. Au point culminant de la ville, dominant Val de toute sa hauteur, régnait la tour du Grand Conseil.

Welpid sortit un document officiel, sur lequel était écrit à l'encre rouge, en diagonale à travers toute la feuille : « MANDATÉ PAR LE GRAND CONSEIL ». Il le montra aux gardes, qui le laissèrent entrer dans la ville avec une escorte. Il décida de commencer par rencontrer le Chancelier de la Tour.

Si le Grand Conseil règnait officiellement sur Val, il ne pouvait évidemment pas siéger en permanence. C'est pourquoi un homme était nommé à l'unanimité (et ne pouvait être révoqué que de même) pour diriger effectivement la ville. Cet homme était le Chancelier de la Tour, et pendant l'époque de troubles qui nous occupe, il s'agissait de Guillaume de Néroc, naturellement originaire de Val (prendre un natif d'une autre région eût été considéré comme un privilège pour celle-ci, que les autres membres du Grand Conseil n'eussent jamais accepté).

Welpid se rendit donc auprès de ce maître incontesté, et eut tôt fait de se laisser admettre dans son bureau.

Guillaume regarda entrer le nouveau venu d'un air méfiant, et dès qu'il fut entré lui demanda d'un air sec :

« Puis-je voir votre laisser-passer ? »

Welpid tendit le papier que lui avait remis Hexar, et le Chancelier l'examina avec une attention extrême. Le texte du mandat était classique. Il était signé d'Hexar, d'Invar, de Qeimn et de Socry, et le Premier Secrétaire de Luxinr avait apposé le sceau la ville à côté de celui de Val. Il n'y avait donc rien à redire. Guillaume rendit le parchemin à Welpid, et demanda d'un ton bourru :

« Alors, que désirez-vous ? »

« En premier lieu, avoir confirmation de ce que ni vous ni nul autre étranger au Grand Conseil ne détient la clef de la salle de réunion. Deuxièmement, vous demander si vous avez une sympathie particulière pour un des membres du Conseil. Troisièmement, savoir si vous avez entendu parler du Paradis d'Azan. Quatrièmement, consulter les comptes de la ville. Et enfin, je désire faire porter un message pour Fengan. »

Guillaume ne laissa pas filtrer un instant combien il était surpris.

« Chaque membre du Conseil détient une clef. Ce n'est que quand toutes sont introduites simultanément dans les serrures appropriées que la porte de la salle peut s'ouvrir. Il n'existe aucun double d'aucune des clefs, et on m'a toujours affirmé qu'aucune magie ne pouvait venir à bout de la porte. De surcroît, l'escalier qui y monte est gardé en permanence. Pour votre deuxième question, je n'ai pas à y répondre, mais je le ferai tout de même : je ne préfère personne. Naturellement, tout le monde a entendu parler du Paradis d'Azan, mais je ne vois pas le rapport. Si vous voulez voir les comptes ou envoyer un message, adressez-vous au Surintendant de la Chancellerie. »

C'est ainsi que Welpid fut mis à la porte.

Mais avant d'en venir au personnage (non moins intéressant) du surintendant, il nous faut dire un mot du Paradis d'Azan : sur le sommet qui faisait face à la ville de Val se trouvait une porte toute seule et ne menant sur rien. Elle était toujours close et nulle ne savait même s'il était possible de l'ouvrir d'une façon ou d'une autre. La légende racontait que cette porte menait sur le Paradis d'Azan, et que celui qui l'ouvrirait serait le premier admis. En attendant, la porte avait résisté à tous les assaut. Cependant, une lumière féerique filtrait dessous la nuit...

Pendant que Guillaume ne cessait de se poser des questions au sujet de son mystérieux visiteur, ce dernier s'entretenait avec le gros surintendant. Il commença par faire envoyer un message à Orb dont le contenu était le suivant :

« (À Orb, Fengan, de : quelqu'un à Val). Sollicite une audience pour dans environ trois mois. Répondre en direction de Val, à l'adresse du Chancelier Guillaume de Néroc. Bonjour à Votre Altesse (etc.) »

Et un pigeon voyageur fut envoyé. Après quoi, Welpid put consulter les comptes de Val. Il n'y trouva rien ; ils étaient équilibrés à une somme de huit cent quarante millions de ducats.

Le lion et l'agneau gras

« Entrez ! » fit Hapu de sa voix grasse.

Un petit personnage franchit la porte du bureau du richissime commerçant. Il était habillé de gris et un voile ne laissait paraître de son visage que deux yeux noirs malicieux.

« Vous désirez, Monsieur ? Comment dois-je vous appeler ? »

« Appelez-moi comme il vous plaira, je ne répond qu'au nom de Dipleu. Faites sortir tous ces gens, je dois m'entretenir avec vous d'une affaire de la plus haute importance. »

Hapu, méfiant mais obéissant, fit un signe à ses serviteurs. Quand ils furent seuls, Dipleu continua :

« Vous avez quelque chose à me vendre que je suis prêt à acheter très cher. »

« Combien ? » demanda Hapu, toujours intéressé, alors qu'il eût été plus logique de demander d'abord « Quoi ? »

« Je ne monterai pas plus haut que cinq cents. »

« Ducats ? »

« Millions de ducats. »

Hapu, qui jusqu'alors avait écouté d'une oreille distraite, bondit littéralement hors de son siège.

« COMBIEN ? »

« Cinq cents millions de ducats. »

« Mais de quoi s'agit-il ? »

« Allons, vous le savez bien ! Que pourrais-je acheter à ce prix là, sinon Elle ? »

« Qui, Elle ? »

« La pierre, bien sûr ! »

« Quelle pierre ? »

Dipleu soupira, voyant son interlocuteur aussi lent à comprendre.

« Ondën, imbécile ! »

« On... Ondën ? Mais je ne l'ai pas ! »

« Allons ! Je ne sais ce que vous en avez fait, à qui vous l'avez vendue, mais je sais fort bien que vous pouvez la récupérer ! Le marché aura lieu dans cinq jours. »

« Attendez ! Elle est à Fengan. Il me faudra plus que cela pour la récupérer. »

« J'ai dit : cinq jours. »

Après une pause méditative, Hapu demanda :

« Puis-je demander à votre Très Estimée Personne ce qu'elle compte faire de la merveille ? »

« Comment, vous ignorez à quoi elle sert ? C'est la clef du Paradis d'Azan ! À propos, vous pourrez faire savoir à Pheg de ma part qu'il est destitué. »

Sur ce, Dipleu sortit, laissant Hapu consterné, et redevint Welpid. La pierre était à Fengan, il n'y avait plus de doute. Hapu n'était probablement pas le voleur, il avait dû être contacté par celui-ci, et ignorait que celui-ci s'était servi de lui pour pouvoir lui faire endosser toute la responsabilité le cas échéant. Une chose était sûre, Ondën était à Fengan. Quelqu'un voulait profiter du repère d'Orb. Il était évident qu'Orb lui-même n'avait pas amené Ondën dans sa forteresse. Sinon, personne ne le saurait. On voulait donc faire croire que Hapu avait vendu la pierre à Orb. Peut-être ne l'avait-il jamais détenue. Mais à coup sûr, s'il était complice comme le prétendait, il ferait maintenant tout pour récupérer la pierre. Bref, Welpid avait réussi à semer la confusion partout, ce qui était exactement le but qu'il recherchait.

Maintenant, il allait rendre visite à tous les membres du conseil, un à un, en terminant bien entendu par Orb.

Ondën

« Avez-vous un rendez-vous ? »

« Je pense que Pheg sera content de me voir. Donnez-lui simplement mon nom. »

« Qui est ? »

« Dipleu. »

Le courrier partit en courant et revint après quelque temps.

« Pheg veut vous voir à l'instant. »

Welpid suivit donc le moine à travers le dédale des couloirs du Grand Monastère du Culte d'Azan. Enfin, tous deux pénétrèrent dans une petite salle encombré de livres et de parchemins divers. Sur un bureau en chêne massif était posé un globe transparent, un encrier dans lequel trempait une plume d'oie gigantesque et une statuette représentant un aigle (Azan, naturellement), dont les yeux étaient de rubis. Le Grand-Prêtre lui-même était assis sur un siège magnifique, et contemplait les nouveaux-venus de ses petits yeux inquisiteurs. Le moine se retira en fermant la porte derrière lui.

« Alors, Monsieur Dipleu ? Il semblerait que je fusse destitué ? Qui vous l'a dit ? »

« Mais qui voudriez-vous que ce fût ? Azan Lui-même, naturellement ! »

« Mot de passe ? »

Dipleu fut agréablement surpris de comprendre la signification de ce mystérieux « mot de passe » que lui avait communiqué le dieu.

« Wiqaunëch. »

Pheg tressaillit.

« Monsieur Dipleu, ne croyez pas que je sois totalement stupide. Je vois fort bien que vous jouez un double jeu. Et la question que je me pose est : que voulez-vous ? »

La réponse de Welpid fut encore une fois directe :

« Ondën. »

C'en fut trop pour le Prêtre. Il abandonna toute contenance.

« Quoi ? ? ? »

« Calmez-vous, voyons : je vais vous expliquer. Ondën est, comme vous le savez, la clef du Paradis d'Azan. Hapu s'est fait complice du vol et l'a vendue à quelqu'un, qui l'a envoyée a Fengan. Je cherche à trouver ce quelqu'un pour la lui racheter. »

« À Fengan ? Mais alors, c'est Orb qui la possède. »

« Non. Elle est à l'abri dans sa forteresse. Il la détient, mais ne la possède pas. Il est payé pour la garder, et il la gardera, naturellement, jusqu'au bout. Personne au monde ne pourrait la lui arracher : Fengan est la plus sûre banque du monde. Je sais qui est le véritable voleur, cela ne m'intéresse pas : je cherche le véritable possesseur de la pierre. J'ai de quoi le persuader de me la vendre. D'autant qu'il ne sait pas quel est son véritable rôle. »

« Mais quel rôle joué-je dans tout cela ? »

« Ne feignez pas l'ignorance, Pheg. Je sais fort bien. »

« Quoi ? »

« Vous êtes le voleur. »

Pheg devint soudain très rouge, se leva, s'apprêta à hurler quelque chose, puis perdit en un instant toute couleur et se rassit, anéanti.

« Co... comment avez-vous su ? »

« Je l'ai su dès que je suis entré dans cette salle. Cette pierre... »

Welpid désigna le globe placé sur le bureau, et continua :

« Admirable copie, n'est-ce pas ? Quel dommage que vous n'ayez pas eu la force de vous en séparer. On croirait réellement voir Ondën. Dites-moi si je me trompe : vous avez fait réaliser cette fausse pierre par vos moines, vous l'avez mise entre les mains de Hapu qui devait échanger les pierres. Il l'a fait, et ensemble, vous avez vendu Ondën à quelqu'un, pendant que vous utilisiez les pouvoirs magiques de votre copie pour la faire revenir ici et dévoiler la disparition. Hapu s'est chargé de la transaction, et vous a donné votre part. Depuis, vous vous voyez régulièrement. Sinon, comment aurait-il pu vous transmettre mon nom aussi vite ? Mais je ne suis pas venu pour vous punir, Pheg : je veux simplement savoir le nom de votre client. »

« Vous avez raison : la porte de la Salle du Conseil s'ouvre sans difficulté de l'intérieur. Faire de la télékinésie à une telle distance eût été impossible, sinon sur une pierre de ma propre création. Mais pourquoi ne pas avoir posé directement votre question à Hapu ? »

« Je ne le savais pas encore coupable. »

« Et bien, j'ai le regret de vous annoncer que j'ignore moi-même l'identité de celui avec lequel j'ai eu affaire. Nous avions toujours un correspondant qui refusait de se laisser voir, et encore plus de dévoiler qui était son patron. »

Welpid soupira.

« Décidément, je n'ai pas de chance. Enfin, je vous remercie. À propos, il est inutile d'essayer de récupérer la pierre par vous-même : Azan ne vous le permettrait pas. Si vous m'avez caché quelque chose, vous le regretterez.

Et il sortit, ne jugeant pas utile de se faire raccompagner.

Quelle chance il avait eue de voir juste ! Azan avait eu raison : l'affaire était infiniment plus embrouillée qu'il ne l'avait imaginé, et cependant, elle était très simple : si tout le monde se montrait aussi coopératif, elle serait résolue en moins d'un mois.

En sortant, il se rendit compte qu'il avait, ici à Val, trouvé Ondën, ou plutôt sa pâle copie, celle effectuée par Pheg.

Quant à son rendez-vous avec Hapu, il ne donna aucun résultat : Orb refusait, selon le marchand, de rendre la Pierre.

La Lumière

Huit jours plus tard, Welpid était au château de Lichtenheim. On lui apprit que le roi était en ce moment sur les champs de bataille, mais qu'il rentrerait au soir. Il attendit donc, immédiatement après le pont-levis.

Qeimn se fit un peu attendre, mais finit par arriver. Il dévisagea en silence pendant un bon moment l'inconnu qui se faisait appeler Welpid. Il se trouvait que le roi et le magicien avaient exactement le même âge (à douze minutes près), mais cela, aucun des deux ne le savait. Welpid souriait malicieusement, Qeimn était plus réservé. Il était habitué à se battre (et c'était ce qu'il venait de faire toute la journée), mais pas à juger des mystérieux individus qui arrivent à l'improviste.

« Contre qui êtes-vous en guerre, Votre Majesté ? » demanda immédiatement Welpid, alors que le roi n'avait pas même eu le temps de retirer son armure.

« Contre les troupes de Zelon. »

« Et pourquoi ? »

« Pourquoi ? Comment ça, pourquoi ? Si je devais entendre mot à la politique ! Non, la guerre est une affaire bien trop sérieuse pour être confiée à des guerriers, comme moi. »

« La guerre est une affaire bien trop sérieuse pour être confiée à quiconque. Mais je n'ai pas de doute que vous êtes un des mieux qualifiés pour vous en charger. »

« Merci. Mais qui êtes-vous ? »

« Il faut croire que vous ne lisez jamais les papiers que vous signez ! »

Et il sortit le mandat.

« Alors c'est vous ? Hexar m'avait parlé de vous. Dites-moi, allez-vous vraiment retrouver Ondën ? »

« Si je le savais ! »

« Je l'espère. Mais, dites-moi : que voulez-vous me demander ? »

« J'ai cinq questions à vous poser. »

« Fort bien, vous me les poserez au dîner. Vous pouvez rester quelques jours, j'espère ? »

« Quelques jours, je ne pense pas. Mais au moins ce soir. »

Et c'est ainsi que Qeimn put apprécier la compagnie de Welpid. La conversation alla bon train pendant le repas.

« Alors, quelles sont vos questions ? »

« Premièrement, possédez-vous volé Ondën ? »

« Si tel était le cas, je ne vous le dirais certainement pas. Mais je ne l'ai pas volée. »

« La question n'est pas de savoir qui l'a prise : cela, je le sais. Je veux apprendre qui la détient. »

« Vous savez qui l'a dérobée ? Qui est-ce donc ? »

« Secret professionnel. Vous l'apprendrez bien à temps. Seconde question : aimez-vous la guerre ? »

« Je la hais plus que tout. »

« Cela reste à voir. Alors pourquoi la faites-vous ? »

« Il le faut bien ! »

« Non, il ne faut qu'une chose : mourir. »

« Cela ne tardera d'ailleurs probablement pas. Je hais la guerre. Je déteste ces combats incessants. Tous ces hommes que je massacre, et j'en ai tué vingt-trois moi-même aujourd'hui, méritaient de vivre. Regardez sur mon épée ce sang coagulé. Chaque goutte de sang vaut autant que le plus gros rubis du monde. »

« Ou que le plus gros diamant ? Parce que celui-là est Ondën. »

« Pour cela, je suis sûr que cette pierre ne valait pas le coût de la guerre qu'elle a provoquée. »

« Détrompez-vous, elle dédommagera le monde. »

« Comment pourrait-elle réparer la mort ? »

« Vous n'imaginez pas tout ce qu'Azan fera. Troisième question : aimez-vous la princesse Invar ? »

« Oui. »

« Cela suffira. Quatrième question : que savez-vous du Paradis d'Azan ? »

« Ce que chacun en sait, ou peut-être un peu moins. »

« Vous saviez qu'Ondën en était la clef ? »

Qeimn tenta, avec peu de succès, de dissimuler sa surprise.

« Mais alors... »

« Non, ce n'est pas si simple. Cinquième question : pourquoi avez-vous voté en faveur de Guillaume de Néroc ? »

« Vous savez, j'étais encore jeune. J'ai vu que tous étaient en sa faveur, alors je m'y suis rallié sans conviction particulière. »

« Merci, cela est tout. »

« Attendez, j'ai moi-aussi des questions à vous poser. Que pensez-vous d'Orb ? »

« Rien : je ne lui ai pas encore parlé. Mais pour être honnête, je le hais. »

« Allez-vous réussir à faire cesser la guerre ? »

« Non. Mais je retrouverai Ondën, et elle réparera tout ce qui aura été brisé. »

« Vous êtes magicien ? »

Pour toute réponse, Welpid claqua des doigts, et la ville de Val apparut.

« Illusionniste, plus exactement. »

Val disparut.

« Impressionnant. Ne voulez-vous pas servir dans mes armées ? Vous pourriez faire cesser bien vite la guerre. »

« Vous voulez dire, en mettant les troupes ennemies en déroute ? Sire, mon sang revient à Luxinr et non à Lichtenheim. Mais surtout, la quête que j'ai acceptée ne peut attendre. Je dois retrouver la pierre. Nous verrons ensuite. »

« Il me semble que votre sang appartient avant tout à vous-même. Mes félicitations, Welpid : si quelqu'un au monde peut réussir dans cette lourde tâche qui vous incombe, c'est vous. »

Avant de partir, Welpid jeta un coup d'œil sur les comptes du royaume : il n'y avait rien à noter.

Repos éternel

« Veuillez déposer toutes vos armes. Je vais demander à Sa Majesté si elle accepte de vous recevoir. »

Welpid n'avait d'ailleurs absolument rien sur lui qui pût être considéré comme une arme. Il attendit donc le retour du serviteur, qui ne se fit pas attendre longtemps.

« Veuillez me suivre. »

Welpid entra dans la salle du trône de Zelon à Hemergaard. Il fut surpris de voir une pièce entièrement en albâtre, d'un blanc incomparablement pur et diaphane. Quatre colonnes torses dégageaient un passage jusqu'au trône. Celui-ci aussi était en albâtre, et de dimensions assez colossales, ce qui contrastait de manière saisissante avec le personnage chétif assis dessus.

Zelon était veuf ; la reine lui avait donné deux enfants, un fils et une fille. Le fils était à présent général et commandait les armées de son père ; il avait deux ans de plus que Qeimn. La princesse était assise à la gauche du trône de son père. À droite était le Grand Chambellan, qui était le véritable maître du royaume.

Welpid comprit qu'il fallait être plus respectueux envers ce vieux souverain qu'envers le jeune Qeimn.

« Si Votre Majesté le permet, je suis mandaté par le Grand Conseil pour enquêter sur le vol de la Pierre de Val. Je désirerais donc m'entretenir quelques instants avec Votre Majesté à ce sujet. »

Le Grand Chambellan était méfiant. Il demanda aussitôt, sans même attendre une réaction du roi :

« Vous êtes un agent envoyé par ce jeune orgueilleux de Qeimn. Comment Sa Majesté peut-elle être certaine de votre neutralité ? »

« Je suis désolé de devoir vous informer de ce que vous vous trompez. Je suis envoyé par le Premier Archimage de Luxinr, et s'il est vrai que mon mandat est signé de Qeimn, il l'est aussi de Son Altesse Impériale la princesse Invar, et de Sa Majesté le roi Socry de Goldengard. »

« Cela ne fait que le tiers des membres du Conseil. »

« Il serait difficile, dans cette époque de troubles où nous vivons, de rassembler une majorité plus importante. »

« Soit, nous ferons avec. Vous n'avez pas, j'espère, la présomption de penser que Sa Majesté puisse être coupable. »

« Je ne pense rien : je suis ici pour découvrir la Vérité. »

Le Grand Chambellan s'apprêtait à crier à Welpid son indignation, mais Zelon intervint :

« Il a raison. Si nous nous méfions ainsi de tous, personne ne retrouvera jamais la pierre, et le voleur s'amusera à nous voir nous entre-tuer. Sachez cependant, jeune... »

« Welpid. »

« Jeune Welpid, que votre conduite est quelque peu inconvenante. »

« Votre Majesté, j'ai le regret de l'apprendre. Mais je ne fus pas élevé dans les milieux de la cour et il me semble que compte tenu des circonstances, la sauvegarde de milliers de vies importe bien plus que l'application de l'étiquette. »

Le Grand Chambellan était sidéré : jamais un tel manque de respect n'avait été proféré dans la salle du trône de Hemergaard.

« Vous avez raison, concéda Zelon, avec un sourire triste, je suis bien sot. Que désirez-vous savoir ? »

« Que ressortira selon vous de cette guerre ? »

« Un grand bouleversement du monde. Pour le bien si Ondën est retrouvée, pour le mal sinon. C'est pourquoi je vous fais confiance. Pour ma part, je ne me fais pas d'illusion sur le sort qui m'attend : mon tombeau est prêt. »

« Que pensez-vous de Qeimn ? »

« Je ne suis pas un penseur : je suis trop vieux pour cela. Je suis en guerre contre lui, mais je ne nourris aucun mauvais sentiment à son égard. C'est un grand guerrier. »

« Majesté ! » s'écria le Grand Chambellan.

Zelon lui jeta un regard vide mais ne dit rien.

« Racontez-moi votre vie. »

« J'avoue que je ne vois pas quel intérêt... »

« Sire, si vous voulez la paix, faites-moi confiance. Je rendrai compte au Grand Conseil en temps voulu. »

« Ma foi, si vous y tenez... Je suis né en 1137. C'est ma mère qui était reine d'Élebron. Elle s'appelait Sélénée. Je crois qu'elle sut se faire aimer de son peuple. Mais le Conseil Intérieur, dirigé par Léon le Fier, la força, pour ajouter une province de plus au royaume, à épouser le général Serender, mon père. Je n'ai jamais aimé mon père, et je l'ai d'ailleurs fort peu connu. Il est mort au combat alors que j'avais douze ans. En fait, Nyobe a suivi mes traces. Le conseil de régence fut formé pour quelques mois seulement, et, alors qu'il me semblait qu'on me retirait ainsi mon enfance, je dus régner. Cependant, je fus plus heureux que mon père pour dialoguer avec le peuple ; les bourgeois de Hemergaard me donnèrent la ville et ce palais pour avoir créé un Parlement. J'épousai Itania, Itania la belle, Itania la jeune. Mais deux ans plus tard, toute ma vie fut anéantie lorsque le même jour moururent ma femme et ma mère. Mes pauvres enfants, mes jumeaux, qui sont aujourd'hui les seuls liens qui me retiennent encore à l'existence, ne les ont connues que quelques mois. Que m'importent aujourd'hui tous ces trophées militaires que j'ai acquis lorsque deux des quatre seuls êtres que j'ai aimé sont morts, et qu'un autre court constamment ce risque ? »

Un long silence suivit.

« Avez-vous déjà bien regardé Ondën ? »

« Oui. Au début de chaque séance du Grand Conseil, je laissais traîner mon regard dans ce globe argenté. Elle seule avait le pouvoir de me faire revivre. Mais récemment, il m'a semblé qu'elle n'était plus la même. Alors j'ai pressenti le malheur. Il est venu. »

« Merci, Votre Majesté. Cela suffira. »

« C'est tout ? Vous n'allez pas me demander... »

« Non. C'est tout. »

Le Roi de l'Univers

Tenter de traverser la frontière entre deux pays en guerre n'est jamais l'opération la plus aisée au monde. Welpid s'en était jusqu'alors fort bien tiré, mais sa chance vira : alors qu'il passait d'Élebron en Akrèce, il fut capturé par les gardes de Nyobe qui le traînèrent jusqu'à Ardemord. Fort heureusement, il réussit à les convaincre de lui permettre de parler au roi, et sans le laisser-passer du Grand Conseil, il eût probablement moisi tout le reste de sa vie en prison. Il lui fallut cependant attendre plusieurs jours dans des conditions bien peu confortables que le roi fût libre de l'écouter. Mais il finit par gagner audience : c'est-à-dire qu'il fut jeté aux pieds de Nyobe par un garde brutal.

« Quel est ce morveux ? » demanda le souverain.

« Envoyé par le Grand Conseil, Votre Majesté. » répondit le garde.

« Il a plutôt l'air d'être envoyé par les paysans. »

« Votre Altesse... » commença Welpid.

« Votre Majesté ! » siffla Nyobe.

« Votre Majesté, si c'est ainsi que l'on traite les ambassadeurs en Akrèce, je ne suis pas surpris de ce que la guerre ait été rapidement déclarée. »

« Veux-tu retourner quelques mois en prison ? » cria le roi.

Welpid décida qu'il était temps de bluffer. Nyobe était très jeune, et il se ferait sans doute avoir. Toute la conversation s'était déroulée dans un jardin intérieur, par temps ensoleillé. C'était l'idéal. Welpid se mit sur ses jambes, leva les bras au-dessus de sa tête et murmura un mot. À l'instant, le ciel se couvrit de nuages et la foudre tomba sur le sol entre les interlocuteurs. Nyobe fut manifestement ébranlé.

« Je crains que vous n'en ayez pas les moyens. Maintenant, Votre Majesté, si vous voulez m'expulser de votre royaume sans autre forme de procès, libre à vous, mais je crains alors que vous ne perdiez la guerre. Orb et Hexar auront vite raison de vos troupes. Je désire récupérer Ondën, et je m'imposerai par la force, s'il le faut. »

Nyobe regagna maîtrise de soi, et congédia ses gardes sans un mot.

« Que voulez-vous, alors ? »

« Je serai bref. Un des membres du Grand Conseil, que je connais, mais dont je ne dévoilerai pas l'identité, a volé Ondën, et l'a vendu à quelqu'un qui lui-même l'a confiée à Orb. En ce moment, la pierre est à Fengan, mais toutes les forces de la Terre ne suffiraient pas à l'arracher à Orb. Je veux savoir qui détient Ondën en réalité, et je vous demande donc directement : est-ce vous ? »

Nyobe essaya de se donner l'air calme et majestueux, et il y réussit assez bien.

« Dites-moi quel intérêt quiconque pourrait avoir de posséder la pierre, et je vous montrerai que ce n'est pas moi. »

« Hélas, ce n'est pas si simple. Quand je vous aurai dit son réel intérêt, vous comprendrez que n'importe qui peut avoir intérêt à la posséder. »

« Quel est-il ? »

Welpid se tourna vers la fontaine qui miroitait sous les éclats du soleil reparu, et dit presque incidemment :

« Elle ouvre la porte du Paradis d'Azan. »

« Répétez-moi ça ! »

« Elle ouvre la porte du Paradis d'Azan. »

« Seigneur ! Mais alors... »

« L'infâme attend. Il veut voir mourir Val, il veut voir réduit à néant tous les vestiges du Grand Conseil. Il veut devenir maître du monde. Et il y réussira bien, car sur les débris d'un monde en ruine n'importe qui peut construire une tyrannie. Mais si jamais les choses tournent mal, il dispose d'une retraite dorée. »

« Alors, il faut arrêter la guerre ! »

« Vous croyez que c'est facile ? Cet homme la fomente. Ceux qui tentèrent d'éviter son arrivée échouèrent, alors que dire de ceux qui tenteront de l'arrêter ? La haine des nations a été exacerbée à l'outrance. Nul ne peut arrêter ce vent dévastateur qui court sur nos contrées. Mais j'ai espoir de retrouver Ondën, et de reconstruire l'Univers. »

« Comment comptez-vous vous y prendre ? »

« J'ai des raisons de penser que le client d'Orb est un membre du Grand Conseil. Je fais le tour de ceux-ci. J'ai appris plus que vous n'en croyez ne serait-ce qu'en venant ici. Je finirai par Orb, et, croyez-moi, je récupérerai la pierre. »

« N'êtes-vous pas un bien plus grand magicien qu'Orb ? »

« Je ne suis pas du tout magicien. Je ne suis qu'illusionniste. »

Ayant dit cela, Welpid se jeta à genoux devant Nyobe.

« Maintenant, Votre Majesté, ma tête vous appartient si vous décidez de punir mon insolence de tout à l'heure. »

Nyobe éclata de rire.

« Autant couper la tête de l'espoir du monde ! Welpid, vous êtes un rayon de lumière dans ce monde de ténèbres. Puisse la chance vous accompagner toujours. Si vous retrouvez Ondën, vous méritez de pouvoir vous en servir pour ouvrir la Porte. »

En quittant Ardemord, Welpid se demandait si c'était vraiment une bonne idée de nourrir cette opinion selon laquelle Ondën ouvrait la porte du paradis d'Azan. Chacun ne risquait-il pas de vouloir se l'approprier et la garder pour lui, ce qui décuplerait encore l'ardeur des combats. Après tout, la guerre était sans doute le but recherché par l'inconnu... Vu qu'en réalité Ondën n'avait pas d'autre pouvoir que de construire les empires. Mais quel pouvoir ! Évidemment, c'est cela que recherchait l'inconnu : l'hégémonie sur le monde entier. Mais l'inconnu restait inconnu. Mais tout le problème était qu'il restait un inconnu. Sauf si par miracle il tombait dans le piège et tentait d'ouvrir la porte du paradis d'Azan : il était certain que Guillaume de Néroc ouvrirait l'œil et attraperait quiconque ferait l'essai. Découvrant à son tour que la pierre n'a pas d'effet, il s'empresserait de la rendre, pour être ainsi loué au plus haut point : Guillaume était un des seuls qui n'avait pas intérêt à garder la pierre. Si tout ceci échouait, Welpid n'avait plus qu'à se rendre lui-même à Fengan... Où le destin jugerait.

Sur les côtes de l'Océan Cosmique

Welpid débarqua sur l'île d'Échez sans aucune difficulté : Éqimné n'était en guerre que contre Invar. Il se rendit alors à Lanstow, la capitale, et demanda à voir la régente et le prince.

Les gardes du château lui rirent au nez.

« Je suis envoyé par le Grand Conseil ! »

« Et moi, je suis Qeimn ! » répliqua un garde. Tous éclatèrent de rire.

« J'ai un mandat ! »

« Nous ne savons pas lire. »

« Mais enfin, ne puis-je pas du moins parler à votre capitaine ? »

« Il a mieux à faire de son temps. »

« Qui laissez-vous entrer dans ce château ? »

« Tous ceux qui arrivent avec une escorte. Un cavalier seul, cela ne fait pas le poids. »

« S'il n'y a que cela pour vous faire plaisir ! »

Welpid claqua des doigts et apparurent cinq cavaliers derrière lui, et un héraut qui proclama :

« Ouvrez les portes à Son Excellence Welpid de Luxinr, ambassadeur du Grand Conseil auprès de Sa Majesté le roi Lyhu et de Sa Grandeur la régente Éqimné ! »

Les gardes n'eurent plus rien à répondre. Les portes furent ouvertes.

« Merci ! » lança Welpid, entrant seul dans le palais, tandis que la prétendue escorte s'estompait progressivement.

Notre héros fut de nouveau arrêté devant les portes de la salle du Conseil de Régence.

« Sa Grandeur ne reçoit pas aujourd'hui. »

« J'ai un rendez-vous. »

« Votre nom ? »

« Welpid. »

Le secrétaire consulta le registre et eut la surprise d'apercevoir le nom écrit à la page du jour dont il était certain qu'elle était vierge quelques minutes plus tôt. Il jeta un regard mauvais sur Welpid, mais lui ouvrit tout de même la porte.

C'est ainsi que ce dernier fit irruption devant une Éqimné stupéfaite et des ministres qui ne l'étaient pas moins.

La régente n'en garda pas moins un ton amène.

« Vous désirez, Monsieur ? Je ne me souviens pas vous avoir accordé la faveur d'un entrevue, mais puisque vous êtes là... »

« Je désire m'entretenir avec vous, Madame, et Son Majesté le roi Lyhu, au sujet d'une matière d'intérêt commun à tous les peuples du Monde. »

« Hélas, vous serez sans doute peiné, autant que je l'ai moi-même été, d'apprendre que mon neveu se porte bien mal. Il souffre d'une fièvre que nos médecins sont incapables de soigner. »

En apprenant cela, Welpid faillit bondir. Qeimn lui avait confié ses pensées concernant Éqimné.

« Madame, vous serez sans doute heureuse d'apprendre que votre neveu n'est pas malade : quelqu'un l'a empoisonné. »

« Vraiment ? Qui ? »

« Mais... vous, Madame ! »

Jamais auparavant dans l'histoire du monde une révolution de palais n'avait été provoquée par trois mots. Ce fut le cas : Welpid avait osé dire tout haut ce que tous pensaient tout bas. Les ministres se joignirent à lui dans leur opposition à la régente. Le colonel des gardes du palais dut prendre son parti. Il choisit celui du prince. En moins de cinq heures, les partisans d'Éqimné étaient tous matés. On monta dans la haute tour chercher Lyhu : celui-ci était en bien mauvais état, mais l'alchimiste avoua qu'il avait préparé le poison, et il en révéla la composition, ce qui permit de réaliser un antidote. Bref, avant le soir, le prince était déjà sur la voie de sa convalescence. Un nouveau Conseil de Régence fut créé ; on demanda à Welpid d'en faire partie : celui-ci refusa. Mais le lendemain, il s'exprima devant le prince et le Conseil.

« Votre Majesté, Messieurs, l'épisode mouvementé de politique intérieure que vous venez de vivre ne doit pas vous faire oublier la guerre qui sévit encore à l'extérieur. Je vous rappelle, puisque vous n'étiez pas à la Dernière Réunion du Grand Conseil, que la pierre d'Ondën, l'âme de Val, a été volée. L'ordre du monde est en péril. Je sais qui le voleur est, mais ce n'est pas lui qui m'intéresse. En ce moment, Ondën est à Fengan, la Forteresse Sombre, et ne la quittera qu'avec l'assentiment d'Orb. Or ce dernier loue ses services à quelqu'un qui est le réel détenteur de la pierre, et qui veut la guerre. Je ne crois pas qu'il soit possible de l'arrêter, vu le stade avancé auquel elle est arrivée. Mais recouvrer Ondën permettrait de panser les blessures. Je souhaiterais qu'on fouillât dans les papiers d'Éqimné à la recherche d'une correspondance avec Orb, si elle ne l'a pas brûlée. Interrogez-la. Mais n'employez pas la torture : il serait inutile de lui faire avouer ce qu'elle n'a pas commis. Faites prévenir le roi Qeimn de la chute de la régente, et laissez-moi repartir vers le Centre, même si vous êtes en guerre contre ce royaume. »

« Êtes-vous, demanda Lyhu, au compte d'Invar ? »

« Je suis au service de l'Humanité, Votre Majesté. »

Rien ne fut trouvé qui établît qu'Éqimné avait eu une correspondance avec Orb. Welpid repartit donc en direction de la côte.

Gloire à Qeimn !

Par un vaisseau spécialement affrété, Welpid débarqua dans la ville internationale de Havën, dans la province détachée du Centre. De là, il put atteindre la capitale, Mittelstadt. Il rencontra la princesse Invar par hasard, dans une rue commerçante de la ville.

« Votre Altesse ! »

« Allons, Welpid, tu sais que je n'aime pas ce titre. »

« Je suis surpris que vous m'ayez reconnu. Nous nous sommes vu... »

« Trois fois. Tu es de ceux que l'on n'oublie pas. Quelles nouvelles du monde ? »

« Tant de choses. Hapu et Pheg ont volé Ondën et l'ont vendue à quelqu'un, qui à son tour l'a confiée à Orb pour qu'il la gardât. Et de fait, Fengan est imprenable. Ondën est la clef du Paradis d'Azan. Mais celui qui la détient veut surtout voir le monde mourir, et construire lui-même un empire sur les décombres d'un Univers ravagé par le feu et la flamme. À part cela, Échez a vu Éqimné tomber. »

« Dieu ! Dans quel monde vivons-nous ? Que la Couronne Impériale pèse lourdement sur ma tête, Welpid ! »

« Non. Elle est soutenue par deux anges, Invar. »

« Je crains que ce ne soient des démons... »

« En comparaison à vous, effectivement, le plus angélique des anges est un démon. »

« Comment le sais-tu ? Ai-je raison de luter contre Échez et Amo ? »

« Vous n'aviez pas le choix. »

« Mais si ! J'aurai pu capituler. »

« Le Sénat vous l'aurait interdit. Croyez-moi, vous avez fait ce qu'il fallait. J'ai autre chose à vous dire... »

« Quoi ? »

« Qeimn vous aime. »

Invar ne répondit pas. Elle regarda Welpid de ses yeux toujours perdus dans des rêves et soupira.

« Vous l'aimez ? »

« Autant que la mortelle soupire après le lointain soleil. »

« Mais alors pourquoi... »

« Pourquoi ? Mais crois-tu que je sois maîtresse dans mon Empire ? On m'interdit de l'épouser, sous prétexte qu'il n'a pas de père et n'est devenu roi que par adoption... Prétexte ! Mais si seulement je savais qui dicte ses désirs à l'Empire tout entier ! Si c'était simplement le Sénat, tout serait si simple... Mais quelqu'un s'amuse à inventer des oracles, et impose sa volonté à tout l'Empire. Je ne suis qu'un pion. D'ailleurs tous les autres souverains ne sont que des pions. Je suis persuadée que le vol d'Ondën est un prétexte pour faire la guerre. Une seule personne règne sur toute la Terre. Elle s'amuse à voir le monde tomber en miettes. Mon mariage pourrait contrarier ses plans... Il doit donc être empêché. »

Welpid resta stupéfait.

Le lendemain, il quittait le Centre pour Goldengard.

Porte d'ivoire ou porte de corne ?

Un immense tapis rouge encadré de deux rangées de gardes portant l'écusson de Goldengard (un aigle à deux têtes sur fond azur) conduisait au trône de vermeil sur lequel était assis Socry. Sur ses cheveux noir ébène reposait une couronne, chef d'œuvre incomparable des temps anciens qu'aucun artiste moderne n'aurait pu forger. Au sommet de la couronne était juchée un rubis d'une taille invraisemblable. Welpid se mit à genoux devant le roi.

« Relevez-vous. Comment va votre enquête ? »

« Sire, je sais où est Ondën. »

« Vous savez ! Mais alors c'est la fin de la guerre. »

« Non, car là où elle est nul ne peut la prendre. »

« Où est-ce donc ? »

« À Fengan. »

Socry soupira de façon audible. Trop audible, peut-être. Cela pourrait être une mise en scène, pensa Welpid.

« Mais, plus important, j'ai appris à quoi elle sert. »

« ... ? »

« Elle ouvre la porte du Paradis d'Azan. »

Socry bondit de son trône et saisit Welpid par les épaules.

« Répétez cela, sans en changer un mot ! »

« Elle ouvre la porte du Paradis d'Azan. »

« Seigneur ! Mais alors... »

Les mêmes mots que Nyobe, pensa Welpid.

« Mais alors mon rêve était vrai ! Azan m'est apparu et m'a annoncé exactement cela... »

Ah ! pensa Welpid. C'est donc qu'il est coupable, puisque j'ai inventé cette histoire de toutes pièces.

« Il m'a aussi dit que je mourrai, ainsi que Daogaï et Zarr. Et il a rajouté « grâce à Hexar ». Je n'ai pas compris ce qu'il voulait dire. »

Welpid devint alors excessivement pâle.

« Qu'avez-vous ? »

« C'est qu'il m'a dit précisément la même chose ! »

« Alors cela doit être vrai. »

Mais dans ce cas, pensa Welpid, je suis tombé juste par hasard. Tout concorde. Ondën ouvre bien la porte du Paradis d'Azan. J'ai fait une bien mauvaise affaire, et j'ai abaissé mes cartes trop tôt. Mais quelle nouvelle extraordinaire ! Toujours est-il que je ne connais pas encore le client d'Orb.

Voyant que Welpid restait silencieux, Socry demanda :

« Avez-vous des suspects ? »

« Sire, tous les membres du Grand Conseil sont également suspects. »

« En autres mots, vous n'avez pas du tout avancé. » fit le roi d'un ton sévère.

« J'ai énormément avancé, mais je ne conclurai que lorsque je disposerai de tous les éléments. »

Socry ordonna alors qu'on apportât à boire. Du vin fut versé par un serviteur dans deux gobelets en or. Alors qu'il s'apprêtait à boire, Welpid devint soudain méfiant. Il écarta la coupe de ses lèvres et cria au roi :

« Sire ! Ne buvez pas ! »

C'était trop tard. Socry s'était effondré.

Immédiatement, Welpid cria :

« Qui a touché à la bouteille ? Qu'on me réponde immédiatement ! »

Personne ne savait, d'ailleurs l'agitation gagna si vite tout le palais qu'il fut impossible d'en savoir plus.

Sans doute, pensa Welpid, que le vieux roi en savait trop. Azan avait dû lui en annoncer plus qu'il ne faut. Les espions sont partout. Ma vie est très certainement en danger elle-aussi.

Mais les prophéties se réalisaient...

Némésis

Eisendorf était plus une forteresse militaire qu'une véritable ville. Tous les occupants étaient d'ailleurs des soldats. Welpid dut montrer qu'il possédait bien une épée pour pouvoir rentrer. Il ne lui fut pas difficile de parvenir à Zarr, qui discutait stratégie avec une dizaine de généraux.

« Monseigneur, j'ai à vous parler. »

« Alors parlez, et soyez bref, j'ai peu de temps à perdre avec des morveux de votre espèce ! »

« Il s'agit d'Ondën... »

« Rien de ce que vous pourrez me dire à ce sujet ne m'intéresse. Fichez le camp ! »

« Même si je vous dis que j'ai retrouvé la pierre et que je sais qui l'a volée ? »

« Si c'est le cas, je ne vois pas ce que vous me voulez ! »

« Savez-vous que Pheg a volé la pierre, qu'Orb la détient ? Savez-vous que Socry est mort et qu'Éqimné a été remplacée ? »

« Peu m'importe. »

« Mais ce qui suit ne va pas vous laisser indifférent... »

« À savoir ? »

« À savoir que la pierre d'Ondën est la clef du Paradis d'Azan ! »

Zarr poussa un premier cri, de surprise.

Zarr poussa un second cri, de douleur, et s'écroula, une flêche plantée dans la nuque.

Il fut naturellement impossible de retrouver quelle en était l'origine.

« Puissant Azan ! pria Welpid. Cessez, je vous en supplie, d'annoncer tant de choses aux rois. Je me sens responsable de ces morts. »

On s'en sera douté, quand Welpid parvint à Nerg en Amo, Daogaï était déjà mort, mystérieusement, dans son sommeil, après qu'il avait fait un rêve agité et commencé à crier « Ondën ! C'est... est... »

Welpid repartit alors pour Val.

Ombres et Lumières

« Oui, vous avez reçu ceci. » répondit Guillaume de Néroc. Il tendit à Welpid une parchemin froissé, cacheté aux armes de Fengan (une tête de mort sur deux épées croisées). « Je ne sais pas comment c'est arrivé. »

Welpid décacheta et lut :

« Welpid, je sais qui vous êtes. Votre visite sera pour vous l'occasion de mainte surprise. Venez quand il vous plaira : les portes de Fengan sont toujours ouvertes à tous. Je vous salue ! »

« Fort bien, dit Welpid. Vous enverrez à Hexar, Hapu, Pheg, Qeimn, Zelon, Nyobe, Lyhu, et Invar le message suivant : « Quelqu'un veut peut-être vous tuer. Cessez la guerre à l'instant et rendez-vous à Val. Je restituerai la pierre et désignerai les coupables. Signé : Welpid, ou Dipleu. » Et dépêchez-vous, il en va peut-être de la vie de sept personnes, et certainement d'un million. »

Guillaume obéit, et Welpid se mit en marche pour Fengan, où il parvint après une semaine.

La forteresse était principalement une tour, incroyablement large à la base, et qui rétrécissait progressivement, pour n'être plus qu'une aiguille au sommet. Elle était entourée de trois remparts dont les portes étaient ouvertes. Au sommet de l'aiguille de la tour brillait une lumière éclatante, en laquelle Welpid n'eut pas de mal à reconnaître ce qu'il recherchait : la splendeur de l'Univers, l'âme de Val, le Cœur du monde, la Gemme des Dieux, Ondën l'indestructible.

Sans hésiter, Welpid gravit les quatre mille six cent soixante-deux marches regroupées en sept paliers, qui menaient à la plus haute salle de la tour. Celle-ci occupait tout l'espace situé entre le plus haut plancher, qui était encore très large, et la pointe. Au sommet, la tour était en cristal, et Ondën était très clairement visible sur le ciel.

Au centre de la pièce se trouvait une fontaine, dont l'eau s'écoulait, à travers une mince fente dans le plancher, à tous les étages inférieurs. Trois statues contemplaient le jet d'eau. La première était à la figure d'Orb lui-même, la seconde à celle de Qeimn et la troisième représentait Welpid, qui pourtant n'avait jamais rencontré le Maître des Forces Occultes.

Au-delà de la fontaine était un grand trône de glace nue, qui étincelait de mille feux. Curieusement, il ne semblait pas fondre.

Lorsque Welpid rentra, Orb était derrière ce trône, et regardait dans la direction opposée à l'entrée. À l'arrivée du jeune homme, il se retourna.

« Enfin, nous nous retrouvons, jeune Welpid. Il me tardait de pouvoir revoir ta figure. »

« Monseigneur, il ne me souvient pas de vous avoir déjà rencontré. »

« Détrompe-toi, je te connais très bien. »

Ayant dit cela, Orb s'approcha de la statue de Welpid et la lui montra.

« Si tu l'acceptes, ces statues représenteront les Trois Seigneurs du Monde. »

« Votre Grandeur, je suis ici pour récupérer Ondën et à nul autre dessein. »

« Je t'offre plus qu'Ondën : je t'offre de pouvoir t'en servir. L'Ordre de Val tremble jusqu'à ses fondations : établissons l'Ordre de Fengan ! Nous régnerons sur le Monde ! Nous rétablirons l'ancien Empire d'Érendor ! »

« Je ne sais pas pourquoi vous vous fatiguez à dire « nous » pour parler de vous, Monseigneur. »

« Non, Welpid, je veux bien parler aussi de toi et de Qeimn. »

« Pourquoi ? »

« Pourquoi toi et Qeimn ? Tu le sauras bien à temps. Acceptes-tu mon offre ? »

« Non. »

« Songe bien à ce que tu refuses ! Es-tu sûr ? »

« Monseigneur, j'ai juré fidélité au Grand Conseil. »

« Si tu refuses, tu ne quitteras pas cette tour vivant. Acceptes-tu enfin ? »

Welpid retira un gant et le jeta aux pieds d'Orb.

« Non. Rendez-moi Ondën. »

Un nuage passa sur le visage de mage.

« Tu oses me défier ? Cela te coûtera, jeune présomptueux ! »

Orb leva le poing et y matérialisa la foudre. Il s'apprêtait à la lancer sur Welpid lorsque celui-ci sourit et dit :

« C'est une illusion. »

La foudre disparut.

« Mais la suivante n'en sera pas une ! »

La décharge partit en direction du jeune homme qui cria :

« Esprit d'Ondën, j'en appelle à ton jugement ! »

Aussitôt, un mur de lumière se forma entre Orb et son ennemi, qui réfléchit l'éclair et le renvoya sur son lanceur. Orb tomba à terre Profitant de cette occasion, Welpid courut à lui, dégaina et enfonça son épée au cœur du Seigneur de Fengan.

« Tu as tué... » commença Orb, mais ne put finir.

Une autre voix le fit pour lui :

« ...ton père, et celui de Qeimn. »

Welpid se retourna et vit celui qu'il recherchait sans connaître.

Éblouissement

Welpid contempla quelque temps les hommes qu'il avait réunis devant lui avant de prendre la parole : Hexar, Hapu, Pheg, Qeimn, Zelon, Nyobe, Lyhu et Invar.

« La guerre est terminée. Elle a duré trois mois, trois mois pendant lesquels j'étais en voyage sur les routes d'un monde ravagé. Mais pendant trois mois, elle a éliminé le quart de la population du monde. Il y avait douze membres au Grand Conseil, il n'y en a plus que huit. Nous devrions être en deuil, mais aujourd'hui est un moment de grande réjouissance car nous célébrons le retour de ceci ! »

Il montra la pierre placée sur le sol, qui brillait plus encore que le soleil.

« Aujourd'hui commence un monde nouveau. Val a été détruite mais elle régnera. Heureusement, Socry est mort, sans quoi les choses se seraient passées autrement. La mort de Zarr, en revanche, était une regrettable erreur. Pour Daogaï, je ne sais pas, et probablement personne ne saura jamais. »

Welpid fit une petite pause pour apprécier de son effet : tous les présents étaient littéralement suspendus à ses lèvres.

« Vous vous demandez tous (sauf un) qui est Le Grand Coupable. Je vais y venir. Mais d'abord éclairons un petit point : ce n'est pas Orb. Orb n'était qu'un jouet entre ses mains, un jouet remarquablement efficace. Non : le Coupable est parmi vous. Orb comptait détruire le monde pour pouvoir le reconstruire et y régner avec ses deux fils : moi-même et Qeimn. »

Tous restèrent stupéfaits à cette nouvelle, et Qeimn poussa un cri.

« Notre mère mourut de chagrin car Orb était parti en voyage et qu'elle l'avait cru mort. Lorsque notre père rentra, il trouva le tombeau de son épouse, mais pas ses enfants, qu'il fit chercher de par le monde. Il devint mage et nécromant, et put découvrir qui nous étions devenus. Mais ceci est une affaire secondaire : revenons à Ondën. Hapu et Pheg l'ont volée et remplacée par une pâle copie, puis vendue à notre homme mystérieux. Je croyais que celui-ci l'avait confiée à Orb en échange d'une importante somme d'argent. En réalité, il l'a donnée à Orb, espérant que ce dernier la garderait suffisamment longtemps pour déclencher une guerre sans merci, puis me ferait venir à Fengan. Ce qui fut exactement le cas.

Il se trouve qu'Ondën est la clef du Paradis d'Azan, la clef de cette porte qui se trouve devant vous à cet instant. Je ne le savais pas, mais j'eus par un incroyable hasard l'idée de l'annoncer à chacun de vous, espérant que le coupable se dénoncerait. Socry m'apprit que j'avais vu juste, et je manquai de peu de le croire coupable. Naturellement, Orb le savait, et il comptait pouvoir laisser le pouvoir à ses fils et partir dans une retraite dorée.

Que voulait au juste le Coupable ? Détruire le monde et le reconstruire. Et surtout, faire tomber Orb. Car il savait cet homme redoutable. Il savait aussi que la guerre renouvellerait les pouvoirs d'Ondën et la rendraient capable de créer véritablement un monde juste et équitable. De fait, ses plans parviennent aujourd'hui à leur accomplissement, et ce n'est pas contre lui, mais en son nom que je parle. Il est coupable d'avoir versé le sang, mais il l'a fait au nom du Bien, et il sera bientôt excusé par Azan lui-même.

Je fus moi-même indispensable à cet homme, car c'est moi qui, à Fengan, réveillai la puissance bénéfique du génie d'Ondën, restée somnolente depuis que Val était devenue si forte. Il fallait détruire la ville pour repartir sur de nouvelles fondations, mieux ancrées dans la Terre, et sans ce ver dans le Grand Conseil. Il était donc indispensable que je ne susse pas pour qui j'agissais avant le temps voulu, ou j'eusse accepté l'offre d'Orb, et le monde aurait été véritablement détruit. C'est pour cette raison que Socry dut mourir. Il allait comprendre, mais mal comprendre, et c'eût été désastreux.

Maintenant, qui est le Coupable ? »

Le silence était à présent parfait.

« J'aurais dû me rendre compte plus tôt de son identité. Il est heureux que je ne le fisse pas. Celui qui règne sur tout le monde d'après Invar, celui qui a commencé par me persuader qu'Orb était innocent afin que je ne commençasse pas du mauvais côté, celui qui a été appelé « principal artisan de la victoire » par Azan lui-même, celui qui seul aurait pu produire l'excellente copie que Pheg a placée (et qu'il a, par vanité appelé sienne) en lieu d'Ondën, celui qui me connaissait suffisamment bien pour me savoir fils d'Orb et m'a tenu lieu de père, celui qui m'a mis en premier lieu en route, le seul que je n'interrogeai pas, celui que je vis enfin à Fengan, est naturellement Hexar. »

Hexar se leva.

« Maintenant, Princesse Invar, que vous savez tout, vous pouvez épouser celui que vous aimez, si vous l'aimez encore. »

La princesse embrassa Qeimn.

« Vive Invar ! Qeimn triomphe ! Merci, Hexar. »

Celui qui venait de prononcer ces paroles était Azan, qui avait ouvert la porte du Paradis.

« Que ceux qui veulent venir viennent. »

Seul Zelon rentra dans le monde merveilleux qui s'étendaient de l'autre côté.

« Vous autres avez raison : vous vous êtes créé votre propre paradis. Il faut maintenant reconstituer l'empire d'Érendor. Qui désire être Empereur du monde ? »

Nyobe fut le seul à accepter.

« Alors, Nyobe, sois le Maître, l'Empereur d'Érendor, et le Roi du Continent. Laisse à Lyhu l'île d'Échez qui lui est si chère. Qeimn et Invar, mariez-vous, et soyez heureux. Welpid, tu as toujours désiré connaître la magie : tu l'apprendras. Hapu, console-toi : tu seras ministre des finances et tu nageras dans l'or que tu aime au point de voler pour lui l'âme de Val. Pheg, je ne t'en veux pas ; mais tâche à l'avenir d'être plus vrai dans mon culte. Je ne suis pas ce dieu sinistre et vindicatif tel que tu me représentes. À présent, retournez-vous. »

Sous leurs pieds, Val resplendissait au soleil, et aux feux d'Ondën retrouvée.


David Madore