Le meurtre d'Anatole II

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Contenu

Ce qui suit est le texte complet de la nouvelle Le meurtre d'Anatole II, écrit en 1997 par Antoine Allain et David Madore. Il n'a subi que des modifications de nature éditoriale (dans la conversion du format TeX au format HTML) par rapport à la version finale.

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Copyright

Copyright © 1997–1999 Antoine Allain et David A. Madore.

La copie et la diffusion de cet ouvrage est permise suivant les termes suivants:

Table des matières

Une mission inattendue

Nicolas fut violemment poussé dans le bureau, et entendit la porte se fermer derrière lui. Il lui fallut quelques secondes pour reprendre ses esprits avant d'examiner son entourage.

La pièce était vide pour le moment, ce qui rassura le jeune homme ; à l'exception de deux gardes, mais ceux-ci ne comptaient pas. En vérité, Nicolas fut plus intéressé par ce qui se trouvait entre eux, et sur quoi ils semblaient veiller. Il s'agissait d'une œuvre d'art exceptionnelle puisque vieille de près de deux cents mille ans, une statue authentique de l'Empereur César Auguste, de Rome. Nicolas réfléchit qu'effectivement on pouvait considérer le prince Octave comme le premier Empereur de l'Univers. Une statue dont la valeur marchande eût assurément dépassé le budget annuel de plus d'une galaxie ; ce n'était pas cela que le jeune homme admirait, mais plutôt la manière dont l'artiste avait été plus habile avec le marbre que bien des contemporains avec toute la technologie dont ils disposaient. De fait, Auguste paraissait assurément moins rigide et figé que les deux militaires qui montaient la garde autour de lui.

Mais Nicolas fut violemment tiré de sa rêverie et s'agenouilla aussi vite qu'il le put lorsqu'il entendit la voix désincarnée d'un des deux gardes annoncer solennellement :

« Son Excellence le grand-duc de Sargor, vice-président du Conseil Impérial, lord-ministre des Provinces auprès de Sa Majesté l'Empereur de l'Univers, Ambroise de Nerstel, pair des Royaumes. »

Le jeune homme sentit peser sur lui le regard scrutateur du puissant ministre ; il se repentit alors de s'être mentalement moqué de l'immobilité des gardes car présentement il était au moins aussi rigide qu'eux.

Enfin, une voix sèche lui ordonna :

« Relevez-vous. »

Nicolas se redressa, mais jugea plus prudent de maintenir son regard braqué vers le sol. Il osa tout juste jeter un coup d'œil furtif sur de Nerstel.

Celui-ci s'était assis à son aise sur l'unique siège, par ailleurs fort confortable, de la pièce, et avait déposé une liasse de papiers sur le bureau.

Il avait le visage tout en lignes verticales, et on devinait aussitôt que jamais un sourire n'avait réussi à se former sur ses lèvres desséchées et tendues. Son regard, avait croisé celui du jeune homme l'espace d'un seul instant, persuadant celui-ci de ne plus jamais regarder un Grand de la Cour au-dessus de la poitrine.

« Nicolas Delazur, Professeur de Mathématiques à l'Université Impériale d'Anecdar, est-ce bien votre nom ? »

Cette phrase avait été prononcé comme si le « nom » avait été quelque obscénité que le ministre ne manipulait qu'avec réticence.

« Oui, Monseigneur. » répondit Nicolas, mécaniquement.

« Vous m'avez été recommandé par le président de l'Académie impériale des Sciences pour votre perspicacité et votre clairvoyance... »

C'était là un compliment de la part de de Nerstel. Nicolas espérait ne pas vivre assez longtemps pour entendre un reproche de sa bouche.

« C'est donc à vous que je confie cette tâche qui tient à cœur Sa Majesté l'Empereur : je vous demande, en son nom, de découvrir qui a tué l'Empereur Anatole II. »

« Mais... »

Nicolas avait commencé à protester avant d'avoir eu le temps de réfléchir à ce que cela impliquait.

Il n'alla pas plus loin, cependant, car une gifle l'arrêta aussitôt, assénée par la main gantée d'un soldat de la garde rapprochée du ministre. Le coup avait été porté avec une telle violence que la joue du jeune homme s'ensanglanta aussitôt. Toutefois, ce dernier n'y prêta pas même attention, préoccupé qu'il était de savoir si sa vie allait lui être retirée pour avoir osé ouvrir la bouche.

De Nerstel, cependant, qui devait être si peu habitué à entendre d'autre voix que la sienne, parut ne rien avoir remarqué. Il continua sur le même ton :

« C'est là une tâche fort simple. J'espère que vous vous en montrerez digne. »

Ce « j'espère » était bien plus terrifiant que toutes les menaces du monde.

« Vous pouvez disposer. » conclut le grand-duc.

Aussitôt, le jeune homme fut véritablement éjecté hors de la pièce, et atterrit, tout endolori, sur le dur carrelage du couloir. Il se remit juste à temps pour voir un petit paquet de feuilles tomber sur lui en pluie, et la porte du puissant ministre se refermer en claquant.

Nicolas à quatre pattes ramassait les papiers avec des gestes incohérents lorsqu'en tournant la tête il découvrit une paire de jambes. Il se releva et vit une jeune femme qui le regardait avec amusement.

« Il en reste un dans le coin. » remarqua-t-elle.

Et, alors qu'il le ramassait :

« Nicolas Delazur, c'est vous ? »

« Nicolas Delazur, lut-il sur le papier qu'il venait de ramasser, inquisiteur impérial, avec le rang de préfet et les prérogatives civiles et militaires s'y rattachant. Et c'est signé... (il en oublia de respirer) Loïc Octave, premier du nom, Empereur de l'Univers. »

« Nicolas Delazur, c'est vous ? » répéta Anya avec une pointe d'impatience.

« Euh... Oui... Oui. »

« Le Delazur du théorème de Bergmann-Delazur sur la cohomologie des schémas gauches ? »

Apparemment, Nicolas n'en avait pas fini avec les surprises de la journée. Entendre parler de la cohomologie des schémas gauches à l'intérieur du palais impérial d'Ernélion était pour le moins inhabituel. Il se tourna vers son interlocutrice, et l'observa attentivement. Elle était plutôt petite et assez jeune, sans doute âgée d'environ soixante-cinq ans. Son teint était clair et ses cheveux longs et roux. Son regard était lumineux et son sourire légèrement énigmatique. Elle portait des vêtements élégants mais simples, sans décoration excessive. Elle paraissait ravie de la surprise de Nicolas.

« Oui, oui, c'est bien moi. »

« J'ai beaucoup de temps libre, et j'en ai passé une partie à étudier les mathématiques. Mais je dois admettre que je n'ai aucune idée de ce que peut être un schéma gauche. Enfin, cela n'a pas d'importance. J'espère que vous pourrez satisfaire ma curiosité à ce sujet, mais un autre jour. En attendant, je vais répondre à une question que vous vous posez sans doute. C'est moi qui vous ai, indirectement, recommandé à mon cousin. »

« Votre cousin ? »

« Mon nom est Anya de Bergonde, et je suis la petite cousine de l'Empereur. »

Aussitôt, Nicolas tomba aux pieds de la princesse.

« Votre Altesse ! Pardonnez-moi, je... »

« Allons, allons, ne faites pas le sot, répondit Anya. Relevez-vous. Et ne dites pas « Votre Altesse » sans quoi je serai obligée de vous appeler « Monsieur le Professeur », ce qui ne vous va pas du tout. »

Quand le jeune homme se fut relevé, Anya rajouta :

« Alors, cette enquête ? Par où commençons-nous ? »

Trois lieux où l'on complote

Omega le Bleu regardait avec mélancolie le paysage désertique de la planète désolée. Au nord-est, on distinguait nettement un sommet surgir à l'horizon : Ascraeus Mons, qui culminait à presque trente kilomètres de hauteur. Au sud-ouest, Arsia Mons, à peine moins élevé. Au sud-est, Omega pouvait discerner les premiers canyons de Noctis Labyrinthus, le Labyrinthe de la Nuit, qui marquait le début de cette grande plaie sur la face de la planète : Valles Marineris. Au nord-ouest, il croyait pouvoir apercevoir le plus haut volcan de tous, mais cette fois, c'était son imagination qui le trompait, car Olympus Mons était trop éloigné de Pavonis Mons, sur lequel se trouvait la Tour. Dans le ciel, le petit disque du soleil semblait si solitaire dans cette immensité rouge sombre ; le soleil... le Premier Soleil, lui qui avait donné naissance à l'humanité. Le soleil de la Terre et de Mars.

Mars ! Cette planète inhabitable, qui avait tant fait rêver les hommes il y a si longtemps, abritait maintenant la petite poignée d'hommes qui régnaient sur l'Univers. Omega aurait préféré la Terre, mais il y avait trop de risques. Trop de risques que quelqu'un un jour retrouvât le chemin de la Planète Bleue, à présent une gigantesque forêt, qui avait été la première demeure des hommes. Alors le Conseil des Sages avait élu domicile sur la Planète Rouge, qui, du fait de son caractère inhabitable, était exclue de toute recherche que pourrait entreprendre l'Empereur.

Iota s'approcha d'Omega, et interrompit la méditation du président du Conseil par un léger raclement de gorge.

Omega se tourna vivement.

« Ah ! C'est toi. Que veux-tu, ma chère ? »

« Il semble que l'Empereur ait ouvert l'enquête sur la mort de son prédécesseur. »

Agad le Rouge regardait avec mélancolie la végétation luxuriante de la planète boisée. Au nord-est, on distinguait nettement le sommet d'un grand pin à l'horizon. Au sud-ouest, un peuplier à peine moins élevé. Au sud-est, Agad pouvait discerner la première des grandes plaines. Au nord-ouest, il croyait pouvoir apercevoir le flanc de la Grande Montagne, mais cette fois, c'était son imagination qui le trompait, car elle était trop éloignée de la Tour. Dans le ciel, le grand disque doré du soleil semblait si solitaire dans cette immensité bleue.

Isola du Grand Amas ! Cette planète abandonnée, oubliée de presque tous, abritait maintenant la petite poignée d'hommes qui contestaient l'ordre établie dans l'Univers. Agad aurait préféré une planète plus centrale, mais il y avait trop de risques. Trop de risques que quelqu'un un jour la trouvât. Alors les rebelles avaient élu domicile sur la Planète Verte, dans un canton insignifiant d'une section minable d'une petite galaxie située dans une région reculé d'une division sans importance d'un quadrant dont le vice-roi était un vieillard sénile ; le tout dans un des secteurs les plus pauvres, les plus peuplés et les plus mal famés de l'Univers, dans la vaste province d'Euterpa.

Yula s'approcha d'Agad, et interrompit la méditation du président du CUR par un léger raclement de gorge.

Agad se tourna vivement.

« Ah ! C'est toi. Que veux-tu, ma chère ? »

« Il semble que l'Empereur ait ouvert l'enquête sur la mort de son prédécesseur. »

Gustave le Vert regardait avec mélancolie le paysage idyllique de la planète tropicale. Au nord-est, on distinguait nettement la tour d'un casino surgir à l'horizon, qui culminait à presque un kilomètre de hauteur. Au sud-ouest, le Grand Hôtel du Lagon, à peine moins élevé. Au sud-est, Gustave pouvait discerner les premiers atolls de l'Archipel de la Chance. Au nord-ouest, il croyait pouvoir apercevoir l'île aéroport, mais cette fois, c'était son imagination qui le trompait, car elle était trop éloignée de la Tour. Dans le ciel, les deux soleils semblaient si proches dans cette immensité outremer.

Luxuria ! Cette planète si confortable, qui avait tant fait rêver les hommes depuis si longtemps, abritait maintenant la petite poignée d'hommes qui possédaient l'Univers. Gustave aurait préféré Ernélion, mais il y avait trop de risques. Trop de risques sur la planète capitale de l'Univers. Alors les pairs des Royaumes avaient élu domicile sur la Planète Bleue, qui, du fait de son caractère superficiel, était exclue de toute recherche que pourrait entreprendre l'Empereur.

Catherine s'approcha de Gustave, et interrompit la méditation du Premier des pairs par un léger raclement de gorge.

Gustave se tourna vivement.

« Ah ! C'est toi. Que veux-tu, ma chère ? »

« Il semble que l'Empereur ait ouvert l'enquête sur la mort de son prédécesseur. »

Un vieillard

« Le médecin personnel de l'Empereur Anatole II. » annonça un garde.

Hippocrate (nom traditionnel donné aux médecins impériaux depuis la nuit des temps) était un vieillard affable, qui s'assit avec un sourire bienveillant à l'invitation de Nicolas.

« Bonjour Monsieur Hippocrate. Je suis Nicolas Delazur, chargé par l'Empereur de faire le point sur la mort de l'Empereur Anatole II, et voici Anya de Bergonde qui m'assiste dans cette enquête. »

« Excellence. Votre Altesse. »

« Voilà. J'ai appris que vous étiez le médecin de l'Empereur à cette époque-là... »

Le vieillard inclina la tête.

« C'est juste, Excellence. J'étais le médecin personnel d'Anatole II depuis sa jeunesse. »

« ...et que c'était vous qui aviez constaté le décès de l'Empereur. Pourriez-vous préciser comment cela s'était passé ? »

« Il devait être .702 quand... »

« Excusez-moi, mais .702 cela correspond à quelle heure solaire ? »

« Le soleil s'était couché à .632, Excellence. C'était donc le début de la nuit. Le commandant des gardes du petit palais est venu me réveiller et m'a demandé de le suivre. On m'a fait rentrer dans le petit palais en toute hâte. Il devait être .705 quand je suis entré dans la chambre de l'Empereur, et celui-ci était déjà mort. »

« Quelle était la cause de cette mort ? »

« Un gaz toxique nommé paradioxo... »

« Ne me donnez pas le nom, cela ne m'apprendra rien. Quels sont les effets de ce gaz ? »

« Foudroyants, Excellence. Il se répand instantanément et tue en quelques secondes, avant même que la victime ait pu se rendre compte de sa présence. De plus, ce gaz réagit ensuite avec l'oxygène de l'air et devient rapidement inoffensif, même s'il laisse derrière lui une forte odeur. C'est ce qui fait son intérêt — son emploi est assez commun... dans certaines circonstances. »

« Je vois. L'odeur subsitste pendant... »

« Cinq à dix minutes, dans ces circonstances, Excellence. »

« Et était-elle encore décelable quand vous êtes arrivé ? »

« À peine, Excellence. C'était l'extrême limite. Il en restait toutefois assez pour que l'on puisse analyser le produit et être sûr de sa nature. »

« C'est donc que le gaz avait été libéré entre .695 et .700. Voilà qui est très précis. Mais, dites-moi, si ce gaz réagit avec l'air, comment peut-on le transporter et l'introduire dans un endroit donné ? »

« Comme toujours pour un gaz, Excellence. Dans une bouteille ou un récipient hermétique quelconque, sous pression. Peut-être est-il encore possible de le produire par une réaction chimique. Je ne suis pas compétent en la matière. »

« Cela me suffit, merci. »

Une seconde passa, puis le mathématicien reprit son interrogatoire.

« Vous m'avez affirmé que l'action du gaz était si foudroyante que la victime n'avait pas le temps d'appeler à l'aide. Mais alors comment l'alerte a-t-elle été donnée ? »

« Elle l'a été par deux hommes, Excellence : le duc Rodrick d'Erdolia et le baron Herbert d'Astino, qui avaient rendez-vous dans la chambre de l'Empereur à .700. En rentrant, ils ont senti l'odeur caractéristique du gaz et ont prévenu les gardes. »

Nicolas sembla amusé.

« Mais voilà qui est fort commode ! Le gaz a été libéré entre .695 et .700 ; or justement à .700, l'Empereur recevait des visiteurs. »

« Vous voulez dire, suggéra Anya, qu'on a peut-être voulu les éliminer eux aussi ? »

« Si tel avait été le cas, répliqua Nicolas froidement, on aurait introduit le gaz plus tard. Mais ayons la charité de croire aux coïncidences. Monsieur Hippocrate, que nous dit la médecine concernant l'heure du décès ? »

« Entre .600 et .705, Excellence. Ce qui n'est pas utile puisqu'on l'a vu vivant à .623 et mort à .700. Et de toute façon, comme vous l'avez judicieusement déduit, Excellence, l'heure de la mort doit être entre .695 et .700. »

« Ne nous embalons pas. J'ai dit ``l'heure à laquelle le gaz a été mis en contact avec l'air''. »

Hippocrate parut troublé.

« Mais puisque ce gaz est systématiquement fatal, Excellence, c'est aussi l'heure du décès. »

Nicolas se contenta de sourire. Puis il changea de ligne d'attaque.

« Où Anatole a-t-il été retrouvé ? »

« Assis à son bureau, Excellence. »

« Et qu'y faisait-il lorsqu'il a été tué ? »

« Le bureau était parfaitement rangé, Excellence : l'Empereur n'était probablement pas en train de travailler. Je ne saurais en dire plus. »

« Y a-t-il quelque chose d'autre dans la chambre qui vaille la peine d'être noté ? »

« Je me suis uniquement occupé du défunt, Excellence. »

« Et qui s'est chargé de rassembler des indices matériels ? »

« C'est Grant, préfet du Prétoire et commandant général de la sûreté du palais, qui s'est chargé de l'enquête, Excellence, si ma mémoire est bonne. Il est encore en vie. »

« Fort bien, je me renseignerai auprès de lui. Maintenant, je suis amnésique et j'aimerais que vous me rappeliez l'essentiel sur le règne d'Anatole II. »

« Anatole est devenu Empereur en 123859, à la mort de son père Ralph III, Excellence. Il avait à peine cinquante ans à l'époque, mais il a aussitôt montré qu'il ne se laisserait pas manipuler. Il a nommé un Premier ministre également jeune, Ygrien Salen, et l'a chargé de réformer l'Empire... »

« Quel genre de réformes ? »

« Il a restreint la censure sur les médias aux événements se produisant sur Ernélion. Il a augmenté le revenu minimal pour être imposable, et le revenu minimal assuré. Il a baissé les taxes sur la valeur ajoutée. Il a autorisé l'élection de fonctionnaires impériaux, parfois jusqu'au rang de tribun, et même le procurateur d'Anecdar. Il a favorisé la compensation du retard économique des provinces Alékarnienne et Euterpienne. Il a rendu la médecine gratuite pour tous les citoyens impériaux. Il a débloqué d'immenses fonds pour la recherche pure, et les universités, en particulier l'Université impériale d'Anecdar, lui doivent beaucoup. Il a aussi publiquement dénoncé les ``erreurs'' de certains Empereurs, en particulier de la dynastie des Ghâns. Il a... »

« Oui, c'est bon, coupa Nicolas. Je vois quel genre de réformes. Comment décririez-vous son caractère ? »

« Anatole II était... Je ne voudrais pas tomber dans le panégyrique, Excellence, mais c'était un homme parfait, un sens de l'honneur impeccable, juste. Toute la légende qui s'est forgée autour de lui est correcte. Mais de plus, Anatole II était très intelligent. Il aimait aussi surprendre les gens — il avait un goût immodéré pour le secret brusquement révélé, le ``coup de théâtre''. »

« Il était donc très populaire. Et pourtant il a été assassiné. Qui donc ne l'aimait pas ? »

« Eh bien, malgré l'amour qu'avait pour lui l'immense majorité de la population de l'Empire, et même de la capitale, il faut admettre qu'à la Cour impériale même, il avait... non pas des ennemis, mais des personnes qui lui portaient une certaine... animosité. »

« Animosité... Les termes sont bien choisis, commenta Nicolas avec un sourire entendu. Avez-vous autre chose à me dire ? »

« Oui, Excellence. Je pense qu'il peut vous intéresser de savoir qu'Anatole II était très gravement malade. Cela ne se voyait pas, mais il ne lui restait qu'une dizaine d'années à vivre. »

Nicolas sursauta.

« Et quelles étaient les personnes au courant de cette maladie ? »

« L'Empereur et moi-même, Excellence. »

« D'accord... Vraiment personne d'autre ? »

« Je suppose que l'Empereur avait pu choisir de le révéler à quelqu'un, Excellence, mais je ne sais pas. »

« Merci, Docteur. Ce sera tout. »

Hippocrate se leva et s'apprêta à partir, mais Nicolas l'arrêta sur le seuil de la porte.

« J'oubliais ! Je sais que l'Empereur n'était pas marié. Cependant, lui connaissiez-vous des relations... »

« Voyez-vous, Excellence, il était assez discret à propos de ce genre de choses. Peut-être dans sa jeunesse... Mais en tout cas pas dans les soixante dernières années de sa vie. Il semblait lié par une sorte de... vague nostalgie. Je n'en sais pas plus. »

Un homme qui a échoué

« Avez-vous déjà une piste ? » demanda Anya dès qu'Hippocrate fut sorti.

« Pas encore, répondit Nicolas. J'entrevois des... possibilités. »

« Lesquelles ? »

« Voyons ! Il est trop tôt pour cela encore. »

Anya sembla désappointée. Elle changea d'idée.

« Pourquoi avez-vous dit que vous étiez amnésique ? »

« À votre avis ? » répliqua Nicolas, insidieusement.

« Pour voir comment le médecin présenterait la politique d'Anatole, et ainsi pour mieux le connaître. »

« Pas du tout. Je suis réellement amnésique. »

Et ce fut au tour de Nicolas de rire de la déconfiture d'Anya.

« Les choses sont parfois plus simples qu'elles y paraissent d'abord, Altesse. Maintenant, si nous parlions un peu à ce... préfet du Prétoire. »

Grant était un peu plus jeune qu'Hippocrate, et certainement moins amène. Nicolas avait appris qu'à la suite de l'assassinat d'Anatole il avait été rétrogradé au grade de gouverneur, et que c'était une chance s'il n'avait pas été exécuté. Depuis, Loïc Ier l'avait restauré dans son rang de préfet, mais d'une petite province située presque aux antipodes d'Anecdar dans l'Univers.

« Bonjour, Monsieur le Préfet. Comme vous le savez peut-être, Sa Majesté l'Empereur a décidé de rouvrir l'enquête sur la mort de son prédécesseur, et je suis chargé de mener les investigations. »

« Voilà une bonne chose. » répondit Grant.

Le ton de sa voix était difficile à interpréter.

« On m'a dit, continua Nicolas, que c'était vous qui aviez effectué les premières recherches. Pourriez-vous m'indiquer ce qu'elles ont donné ? »

« Je suis arrivé sur les lieux le matin suivant la mort de l'Empereur, il devait être zéro heures juste... »

« Attendez. Le lendemain matin, c'est un peu tard, non ? »

« Non. Pendant toute la nuit, les gardes se sont employés à passer le lieu du crime au peigne fin. Moi-même, en tant que civil, je n'étais pas autorisé à pénétrer dans le petit palais. Et de toute manière, je n'aurais pas pu y être utile. »

« Mais le criminel aurait pu s'échapper pendant la nuit ? »

« Impossible. Dès .701, le palais a été complètement bouclé. Personne ne pouvait sortir du grand palais et encore moins du petit, jusqu'à ce que la liste complète de toutes les personnes présentes ait été relevée. »

« Reprenons si vous le voulez bien. À .700, l'alerte a été donnée... »

« Par le duc d'Erdolia et le baron d'Astino, qui se trouvaient dans le petit palais à ce moment-là. À .700 ou .701, les gardes ont découvert l'Empereur inanimé dans sa chambre. Ils ont fait boucler le palais, et ont couru chercher le médecin. Celui-ci est arrivé à .705, et a constaté le décès, ainsi que la présence du gaz. »

« Et le lendemain, vers .000, vous êtes arrivé sur les lieux du crime. »

« Voilà. Les gardes avaient soigneusement fouillé la chambre. Toutes les photographies et pièces à conviction ont été déposées aux archives du palais, et vous pouvez bien entendu y avoir accès. L'élément le plus important que nous ayons trouvé est un dispositif constitué d'une bonbonne de gaz et d'un minuteur. Ce dispositif se trouvait dans le conduit d'aération qui conduisait à la salle d'eau de la chambre de l'Empereur, à une certaine distance de celle-ci, mais suffisamment proche pour que le gaz ne soit acheminé que vers cette chambre. »

« Et le gaz que la bouteille avait contenu était... »

«Le même qui a tué Anatole II, oui. »

« Et avez-vous une idée de la manière dont ce dispositif a pu être placé là ? »

« Oui. Une idée très précise, en fait. Nous avons trouvé, sur la bouteille comme le long de tout le conduit d'aération, de la chambre jusqu'aux jardins, des empreintes génétiques. Nous les avons comparées à celles de tout le personnel du palais — nous relevons systématiquement les empreintes de tout individu pénétrant dans le grand palais, comme vous le savez. »

Nicolas acquiesça : il avait été soumis à l'opération.

« Et nous avons donc pu identifier notre homme, continua Grant. Il s'agit d'un jardinier du palais, affecté aux jardins intérieurs, c'est-à-dire ceux qui entourent le petit palais et qui sont à leur tour entourés par le grand palais. Il apparaît que la procédure de son recrutement ait été hautement irrégulière... »

« Bref, il n'était pas seul, mais agissait pour le compte de quelqu'un, résuma Nicolas. Et ce quelqu'un avait réussi à faire embaucher son homme comme jardinier. Avez-vous retrouvé ce jardinier ? »

« Non. Il avait quitté le palais. »

Nicolas nota que l'ancien préfet du Prétoire débordait d'une haine glaciale et d'autant plus aiguë qu'elle ne se manifestait par aucune colère — il considérait l'assassinat d'Anatole II comme un échec cuisant, et la fuite du meurtrier comme une blessure supplémentaire.

« Or à .701, le palais était bouclé. Est-il envisageable que l'homme ait réussi à s'enfuir malgré cela ? »

« C'est inimaginable. Une partie considérable des effectifs basés sur Ernélion avaient été mobilisés pour constituer quatre barrières successives autour du palais. Aucun être humain n'aurait pu accomplir ce prodige que de les franchir sans être vu. Et ce n'était pas non plus possible par les airs... ni sous la terre. »

« Vous êtes soigneux, et rien ne vous a échappé : je vous félicite. Était-il envisageable que l'homme se cachât dans le palais en attendant la levée du bouclage ? »

« Également impossible. Les gardes ont examiné chaque centimètre carré du palais. Aucun homme n'aurait pu échapper à leur attention. Et pas même un cadavre. »

Nicolas sourit admirativement.

« Encore une fois, je vous félicite. Je me demandais si vous aviez envisagé cette possibilité. Mais puisque c'est le cas, nous devons conclure que le jardinier n'était pas dans le palais à .701. »

« J'approuve cette conclusion. »

« Ceci nous suggère de considérer de plus près le dispositif. Comment fonctionnait-il ? Et pouvez-vous situer l'heure à laquelle il a été placé ? »

« Il s'agit d'un dispositif assez grossier. La durée du minuteur est de vingt minutes au maximum. Nous avons vérifié son fonctionnement. Vingt minutes au plus après l'enclenchement du dispositif, le gaz de la bouteille est libéré. Il n'y a pas de télécontrôle ou quoi que ce soit du genre. Quant à l'heure à laquelle il a été placé, c'est au plus tard .701, et au plus tôt... eh bien, .675 je suppose. »

« Vous dites cela car du gaz a été trouvé à .705, je suppose. Mais si ce n'était pas le cas, quelle heure pourriez-vous donner ? »

« Les conduits d'aérations avaient été vérifiés dans la journée, pendant que l'Empereur n'était pas dans le petit palais. Vers trois ou quatre heures, je suppose. »

« Bon. Maintenant, je vous propose de me décrire les différents mécanismes de sécurité du palais. »

« Voilà : le palais est consitué de deux bâtiments. Le petit palais est un carré de deux cent mètres de côtés. L'entrée en est strictement réservée à la famille impériale ainsi qu'à ceux qui sont expressément autorisés par l'Empereur à y pénétrer. Cette autorisation est valable pour un très court temps, et enregistrée auprès des services du Prétoire. À l'entrée même du petit palais, le visiteur doit se soumettre à plusieurs contrôles, dont une fouille très poussée. »

« Mais le petit palais doit comporter des domestiques, des serviteurs... »

« Ils n'y sont pas présents en même temps que l'Empereur. Lorsque l'Empereur entre dans le petit palais, il est soigneusement fouillé. Je parle du palais naturellement. »

Nicolas laissa échapper un sourire amusé.

« Si l'Empereur a besoin de quoi que ce soit, continua Grant, il se le fait apporter par un garde depuis le grand palais. »

« Ainsi, les gardes peuvent pénétrer dans le petit palais. »

Le préfet du Prétoire sembla surpris de cette question.

« Bien entendu. Les gardes sont la clef de la sécurité du palais. Leur dévouement et leur obéissance sont parfaits. Ils sont sous contrôle mental, vous savez. De même nature à celui que l'Ordre des Seigneurs est capable de produire. Voyez. »

Grant se tourna vers un soldat qui se trouvait là, et lui ordonna :

« Exécutez-vous. »

Sans protester, sans même hésiter un seul instant, l'homme tira son arme, la pointa vers lui-même, et tira ; avant que Nicolas n'ait eu le temps de bondir, il était mort.

« Vous voyez ? J'aurais pu lui ordonner de se soumettre à une torture quelconque, et il l'aurait fait sans plus de rétiscence. »

S'adressant à un autre garde qui était entré, et désignant le cadavre, il dit :

« Vous, débarrassez-moi le plancher de ça. »

Puis, de nouveau à l'adresse de Nicolas :

« Vous êtes blême. On m'a pourtant dit que vous étiez mathématicien : vous devez donc vous rendre compte que cet homme ne représente rien sur les près de vingt mille milliards de soldats qui meurent dans l'Univers chaque seconde. »

Comme pour illustrer son propos, il attendit une seconde avant de préciser :

« Ils sont euthanasiés à l'âge de cent cinquante ans. Au-delà, ils ne seraient plus utiles. Et il n'y a pas moyen de les rendre à la vie civile : leur esprit est brisé à jamais. »

Nicolas était trop écœuré pour parler. Grant continua, imperturbable.

« Les militaires obéissent inconditionnellement aux ordres qui leurs sont donnés par leurs supérieurs ou directement par l'Empereur. Les fonctionnaires civils tels que vous ou moi pouvons leur donner certains ordres, mais ils n'obéiront pas, par exemple, s'il s'agit de tuer l'Empereur. »

« Ainsi, vous leur faites une confiance absolue. »

« L'Ordre des Seigneurs lui-même ne peut pas les contrôler. En cent vingt-quatre mille ans d'histoire impériale, pas une seule fois un soldat n'a désobéi à ses ordres. Sur une dizaine de quadrillions. Cela semble convaincant. »

« Vous aimez beaucoup les nombres, Monsieur le Préfet. Méfiez-vous ; j'ai appris à les connaître et je sais qu'ils peuvent parfois vous trahir. À ce propos, combien d'Empereur ont régné sur l'Univers ? »

« Sa Majesté Loïc Premier est le 1366e. »

« Et combien furent assassinés ? »

« Vingt. Et encore, seulement dix depuis la dynastie des Ghâns. L'avant-dernier assassinat était celui de Septime III, il y a six mille ans. Les Ghâns, qui étaient arrivés au pouvoir en assassinant Agon VIII, ont inventé une mesure très intéressante pour éviter l'assassinat : lorsqu'il n'est pas immédiatement évident que la mort de l'Empereur était naturelle, tous les ministres du cabinet, les trois premiers pairs des Royaumes, le Grand-Maître de l'Ordre, ainsi que tous les membres d'une liste que l'Empereur établit au préalable, sont immédiatement exécutés ; de plus, pour chacun des héritiers de la couronne tour à tour on tire au sort pour savoir s'il deviendra Empereur ou sera exécuté. De cette manière, nul n'a intérêt à assassiner l'Empereur. »

« Et pourtant, il l'a été. Dites-moi, comment Septime III a-t-il été tué ? »

« C'était une imprudence de l'Empereur, il avait tenu à visiter l'ancienne capitale de la Fédération, Anor, sans garde rapprochée ou presque. On ne trouva rien à reprocher au préfet du Prétoire d'alors. »

La dernière phrase renfermait toute la force de l'accusation que Grant se portait à lui-même.

« Mais revenons au cas qui nous concerne. Les mesures que vous avez signalées ont-elles été appliquées ? »

« Tous les ministres du cabinet, dont le Premier ministre, Madame Nadilde Exegy, ont été abattus, oui, ainsi que le Grand-Maître de l'Ordre. En ce qui concerne les pairs, le premier sur l'ordre formel a été exécuté, mais le second et le troisième, c'est-à-dire le prince de Séréné, et le duc de Naxe, ont été prévenus à temps et se sont enfuis. Depuis, Loïc Premier leur a fait grâce. Enfin, Anatole II n'avait pas d'héritier. »

« Je vois. Mais au fait, quelle est votre théorie personnelle sur toute cette question ? »

« Je pense à un groupe de rebelles à l'autorité impériale, qui se font appeler ``Comité Universel de la Résistance'', et qui prétendent mettre bas l'Empire, et restaurer la démocratie dans l'Univers. Ils ont revendiqué l'attentat dans un message secret adressé au Premier ministre, et c'est du reste le seul groupe armé assez puissant et bien entraîner pour réussir un tel coup d'éclat. Je pense que le faux jardinier qui a tué Anatole II appartient à ce groupe. »

« Avaient-ils jamais réussi à tuer un empereur auparavant ? »

« Jamais. Mais ils sont parvenus à assassiner un préfet il y a quelques siècles, et à l'occasion il leur arrive d'éliminer un gouverneur. »

« C'est intéressant. Parlez-moi un peu plus de ces rebelles. »

« Nous estimons qu'ils doivent être aux alentours d'un trillion. Ils opèrent depuis une planète inconnue, probablement dans la province Euterpienne, mais bien sûr ils doivent avoir des hommes dans à peu près chaque galaxie. À la suite de la mort d'Anatole II, nous aurions probablement pu identifier leurs hommes dans le palais impérial, si les troubles sur Ernélion n'avaient interrompu nos recherches. »

« Ah oui, ces troubles sur Ernélion. Si vous me les décriviez un peu en détail ? »

« Anatole II a été tué 123944.74. Comme tout le Conseil impérial venait d'être exécuté, c'est à l'Impératrice mère Aléna Elvun qu'il est revenu d'assumer la régence. Elle nommé un nouveau Gouvernement dont les membres étaient choisis parmi les rangs des préfets d'Anatole II, avec en particulier Mikaël Exegy comme Premier ministre et Loïc Octave — l'actuel Loïc Premier — comme ministre des Provinces. Sitôt le trône déclaré vacant, un aristocrate renégat du nom de Pierre de Sargi-Ducour a débarqué en force sur Ernélion et a usurpé du titre d'archiduc d'Anecdar. Il a commencé à attaquer le palais ; comme l'Impératrice n'était que régente, elle ne pouvait pas mobiliser des forces armées suffisantes pour le déloger. Le Gouvernement s'est réfugié sur Impéria IX, dans une galaxie satellite d'Anecdar. Vers 123951, les choses sont devenues plus compliquées... »

« Bon, cela suffira pour le moment. Comment Loïc Premier s'est-il imposé comme Empereur ? »

Cette question était dangereuse : Nicolas le vit au regard méfiant de Grant dès qu'il l'eut posée.

« C'est Ambroise de Nerstel qui a fait remplacer l'Impératrice Aléna par Loïc Octave comme régent, grâce au soutien de l'ancien Premier ministre, Ygrien Salen. Pour être reconnu comme Empereur par les militaires, il lui a suffi d'être nommé comme tel par le Premier ministre Mikaël Exegy, le Grand-Maître de l'Ordre, et le Premier des pairs (du moins ceux qui ne s'étaient pas enfuis). Cela a été fait 123973.09, et le lendemain, Loïc Premier retournait victorieux sur Ernélion pour y être couronné. »

Un mensonge dans un mensonge

« Avez-vous bien compris ce qui vous est demandé, capitaine ? » demanda Nicolas, dubitatif.

Il avait ordonné au général-préfet qui commandait les forces armées mises à sa disposition par l'Empereur de trouver l'homme le plus agile et rapide du trillion de soldats sous ses ordres. Le capitaine en question avait effectivement l'air d'un athlète exceptionnel. Mais il n'était certainement pas plus brillant que ses pairs.

« Oui, Excellence. »

« Alors rompez. »

L'officier sortit et Nicolas observa la pendule placée sur le bureau. Celle-ci marquait 123978.97.28921.

Quarante secondes plus tard, le duc d'Erdolia fit entra avec beaucoup de cérémonial dans la pièce.

« Je ne comprends pas du tout quel besoin était de me convoquer, se pleignit l'aristocrate. J'ai déjà détaillé tout ce que je savais à votre prédécesseur. Pourquoi me faut-il répéter ce que j'ai déjà dit ? »

Nicolas répondit sur un ton poli mais ferme :

« Il y a certains points que je voudrais préciser, Monseigneur. Avec votre coopération, nul doute que ce ne sera pas long. »

« Soit. Que voulez-vous savoir ? »

« Pourriez-vous me rappeler à quelle heure vous êtes rentré dans le petit palais, Monseigneur ? »

« 6 heures 95. Comme vous devez bien le savoir. »

« Je voulais seulement confirmer, Monseigneur. Vous avez, naturellement, été soigneusement fouillé à l'entrée. Pouvez-vous me dire ce que vous portiez avec vous ? »

« Seulement mes vêtements. »

« Soyez plus précis, Monseigneur, je vous prie. »

« Vraiment, je ne vois pas... »

Nicolas éleva légèrement la voix.

« Je suis inquisiteur impérial, et je vous prie de répondre, Monseigneur. »

« Je portais une toge semblable à celle que j'ai aujourd'hui. Des sandales. Et mes lunettes. C'est tout. »

Nicolas montra une feuille qu'il venait de faire imprimer.

« D'après le rapport des gardes, vous et votre ami... »

« Pair. » coupa Rodrick.

« Vous et votre pair portiez également un bracelet de plastique chacun, Monseigneur. »

« C'est possible. Cela fait plus de trente ans. »

« Oui ou non ? » répéta Nicolas, avec insistance.

« Oui. »

« Et aviez-vous encore ce bracelet quand vous êtes sorti, Monseigneur ? »

« Vraiment, je... »

« Vous ne voyez pas, oui. Vous l'avez déjà dit. »

« Si je l'avais laissé dans le petit palais, il aurait été retrouvé lors de la fouille soigneuse que les gardes ont sans aucun doute menée. Je suppose que vous avez accès aux résultats de cette fouille. Alors consultez-les. »

« C'est la réponse que je m'attendais à ce que vous me donniez. Merci, Monseigneur. Aucun bracelet inattendu n'a été retrouvé dans le petit palais. Maintenant, décrivez-moi précisément ce qui s'est passé à partir de .695 ce jour-là. »

« Le baron d'Astino et moi avons attendu devant la porte de la chambre de l'Empereur. À .700 précisément, nous sommes entrés... »

« Excusez-moi, Monseigneur. Il y avait un garde devant la porte, n'est-ce pas ? »

« Oui, bien sûr. »

« Bien. Continuez, Monseigneur. »

« Nous sommes entrés dans l'antichambre, et nous avons senti cette odeur caractéristique que laisse le paradioxo... »

« Attendez, Monseigneur. Y avait-il un garde dans l'antichambre ? »

« Non. Pas plus que dans la chambre. »

« Et aviez-vous fermé la porte de l'antichambre quand vous avez senti l'odeur, Monseigneur ? »

« Le garde l'avait fait. La porte de l'antichambre est blindée et ne reste ouverte que le temps qu'il faut pour laisser passer les visiteurs. »

« Et la porte menant de l'antichambre à la chambre, Monseigneur ? Était-elle ouverte ? »

« Elle était entrouverte. »

« Pouviez-vous voir le bureau de l'Empereur de là où vous étiez, Monseigneur ? »

« Non. »

« Je comprends. Continuez, Monseigneur. »

« Nous sommes ressortis aussitôt. »

« Combien de temps êtes vous restés dans l'antichambre, Monseigneur ? »

« Une dizaine de secondes, tout au plus. »

« Et comment caractériseriez-vous l'odeur, Monseigneur ? Était-elle forte ? »

« Très forte. Le gaz venait d'être introduit dans la pièce. »

« Ah ! Voilà qui est intéressant, Monseigneur. Et quand vous êtes sortis, qu'avez-vous fait ? »

« Nous sommes restés une dizaine se secondes à tousser : nous suffoquions. C'était probablement notre imagination, puisque le gaz devait déjà être devenu inoffensif. Et ensuite nous avons alerté les gardes, qui sont entrés dans la chambre et ont découvert le corps de l'Empereur. Vous connaissez la suite. »

« Une dernière question, Monseigneur : saviez-vous pourquoi l'Empereur vous avait fait convoquer, vous ainsi que le baron d'Astino ? »

« Absolument pas. Cette convocation nous avait été notifiée par le préfet du Prétoire, mais aucun motif n'était fourni. »

« Et pouvez-vous le deviner, Monseigneur ? »

Nicolas sentit que Rodrick appréciait cette question et qu'il se plaisait à y répondre.

« Je n'en ai aucune idée. En revanche, je pense pouvoir vous dire pourquoi c'est nous qu'il a choisi de rencontrer : le congrès décennal des pairs des Royaumes s'était tenu peu de temps auparavant, et le baron d'Astino et moi-même avions publié chacun un manifeste, définissant ainsi deux courants principaux autour de nous. »

« Pouvez-vous préciser, Monseigneur ? »

« La thèse que j'avançais était que la noblesse liée à la possession et non au pouvoir, et qu'il était normal que les pairs des Royaumes disposassent des mêmes droits et fussent soumis aux mêmes devoirs que les autres citoyens impériaux. D'Astino, au contraire, soutenait que l'homme noble, même dépossédé, avait un statut impossible à atteindre pour celui qui ne l'hérite pas — et par ailleurs il maintenait que selon la Loi impériale en vigueur, les pairs avaient des droits spéciaux. Cela me semble absurde, même s'il est difficile de le savoir puisque la plupart d'entre nous sommes préfets ou gouverneurs. »

« Monseigneur, je vous remercie infiniment pour vos lumières. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps. »

À peine le duc fut-il sorti du bureau que Nicolas se mit à rire franchement, sous les yeux surpris d'Anya.

« Avez-vous remarqué, nota-t-il quand il se fut calmé, à quel point les connaissances de Monsieur le Duc sur le gaz qui a tué l'Empereur sont précises ? »

Anya laissa apparaître sa surprise.

« Vous l'accusez du meurtre de l'Empereur ? »

« Je n'oserais rien faire de semblable. Mais quand notre capitaine sera revenu, je l'accuserai au moins de mensonge. Pourtant, tout ce qu'il a dit est probablement correct ; mais je crois qu'il a omis un détail très important. »

« Quoi donc ? »

Nicolas ne prétendit même pas répondre à cette question. Il se contenta de regarder avec mélancolie le paysage idyllique des jardins impériaux. Au nord-est on distinguait nettement le petit palais, où l'Empereur devait se trouver à l'instant.

Anya s'approcha de Nicolas, et interrompit la méditation du mathématicien par un léger raclement de gorge.

« Vous semblez pensif. »

« Je pensais à l'Empereur. »

« À Loïc Premier ? »

« Pas seulement. À l'Empereur en général. Depuis Alexandre Akaden jusqu'à Loïc Octave. Je n'en ai jamais rencontré un. »

Anya sourit doucement.

« Vous pas plus que des centaines de quadrillions d'autres. Mais vous au moins ne pouvez pas en être certain puisque vous êtes amnésique. »

« C'est vrai. J'ai cet avantage. »

Après quelques secondes, il rajouta :

« Je pense que j'avais dû beaucoup aimer Anatole II. Car un souvenir me revient tres nettement au-delà de la barrière opaque de ma mémoire : je revois très nettement le chancelier de l'Empire annonçant la mort de l'Empereur. Je me rappelle même les mots qu'il a employés : ``Notre guide, seigneur et maître, Anatole II''. Et je me rappelle aussi ma douleur... »

Nicolas s'interrompit, incapable de continuer.

« Mais vous vengerez cette mort. » suggéra Anya, pour le consoler.

Nicolas ne répondit pas. Il changea de sujet.

« Je me demande ce que l'on ressent à être Empereur, à être l'unique maître de tout l'Univers. Avoir le pouvoir de détruire les galaxies... »

« Vous l'enviez ? »

« Oh, non. Je pense bien que si l'on m'offrait la couronne je la refuserais. »

Et, changeant brusquement de ton pour devenir joyeux, le mathématicien se reprit :

« Comment puis-je dire cela ! Je n'aurais jamais la force nécessaire pour décliner. Enfin, de toute manière, je ne suis pas né fils d'Empereur, et la question ne se pose pas. »

« Comptez-vous interroger encore quelqu'un aujourd'hui ? »

« Oui. Le capitaine de la garde que j'ai envoyé en mission, lorsqu'il rentrera. »

« À ce propos, pourquoi n'avez-vous pas voulu me laisser écouter quand vous lui avez donné ses ordres ? »

Nicolas imita un air coupable.

« J'aurais fait cela ? Mais c'est odieux ! Princesse, acceptez toutes mes excuses. J'ai été parfaitement grossier. »

« Cessez de vous moquer de moi, ou je vous ferai trancher la tête. »

« Vous ne feriez pas cela, car vous perdriez alors toute chance de savoir qui a tué Anatole, et vous avez trop envie de connaître la vérité à ce sujet. »

« Soit. Alors, qu'avez-vous ordonné à ce soldat ? »

« Je lui ai demandé de rentrer dans le petit palais par les conduits d'aération, d'aller jusqu'à l'endroit où la bouteille de gaz avait été trouvée, puis de quitter le palais. »

« Vous voulez savoir si c'est possible ? »

« Comment cela, ``si c'est possible'' ? Mais bien sûr c'est possible, puisque cela a été fait. Maintenant, si vous voulez attendre le retour de notre sportif, mettez-vous à votre aise, cela prendra un moment. »

De fait, la pendule indiquait 123978.97.36637 quand l'officier fit sa réapparition.

« Capitaine numéro 12 du 47e régiment de la 129e armée galactique de la 72e région de la 25e division universelle du 36e quadrant... »

« Oui, ça va ! » coupa Nicolas.

« ...au rapport. » conclut l'homme.

« Alors ? Avez-vous fait ce que je vous avais demandé, capitaine ? »

« Oui, Excellence. »

« Repos. Et ce n'est pas la peine de crier aussi fort. Combien de temps vous a-t-il fallu pour sortir du palais ? »

« Trente-huit minutes et douze secondes, Excellence. »

« Combien pensez-vous pouvoir faire dans les meilleures circonstances ? »

« Trente-six minutes, Excellence. »

« Pensez-vous qu'il soit possible de faire ce que vous avez fait en moins de, disons, trente-deux minutes ? »

« Non, Excellence. »

« Et vous semble-t-il imaginable de le faire en trente minutes ? »

« Non, Excellence. »

« Vous en êtes sûr ? »

« Oui, Excellence. »

« Bien. Vous repasserez me voir dans une heure, j'aurai de nouvelles instructions pour vous. En attendant, rompez ! »

Puis, se tournant vers Anya, Nicolas demanda :

« Alors ? Que concluez-vous ? »

« Eh bien, si on ne peut pas sortir en moins de trente minutes, et comme le palais était bouclé à .701, c'est que le jardinier n'y était plus dès .671. »

« Brillant ! s'exclama Nicolas. Continuez. »

« En particulier, il a posé la bouteille avant .671. »

« Or nous savons d'après les affirmations — que j'ai vérifiées — du préfet du Prétoire, que la minuterie du dispositif ne pouvait durer que vingt minutes. »

« Cela signifie que le gaz a été libéré avant .691. Mais alors il aurait complètement disparu à .701. Ce qui est impossible puisque le médecin en a prélevé un échantillon à .705. »

« Là, vous raisonnez moins bien. Vos phrases ne sont pas assez claires. Mais que concluez-vous ? »

« Que le médecin nous a menti... »

« Non. Les prélèvements ont été faits par des gardes, j'ai consulté leur rapport aux archives du palais. »

« Ou alors que le dispositif est plus compliqué qu'il n'y paraît. »

« Je l'ai examiné moi-même. Il n'y a aucune astuce — et on ne comprend pas non plus qui aurait intérêt à ce qu'il y en eût une. C'est une simple minuterie de vingt minutes qui déclenche le dégagement du gaz. »

« Alors je suis perdue. »

« C'est que vous avez fait une toute petite erreur dans votre raisonnement. Une toute petite mais qui suffit à vous conduire dans une impasse. Vous avez dit que le gaz a été libéré avant .691. Il faut être plus précis : le gaz de la bouteille retrouvée dans les canalisations a été libéré avant .691. Or un résidu de gaz a été détecté dans la chambre à .705. Comme vous le faites remarquer, ce ne peut pas être le gaz de la bouteille. C'est donc qu'il s'agissait d'un autre gaz. De la même nature chimique, mais d'une autre source. »

« Mais c'est incroyable ! Et comment ce gaz serait-il venu là ? »

« Le plus simplement du monde : quelqu'un l'y a apporté. Ce quelqu'un est donc rentré dans le petit palais. Et comme nous n'allons pas faire intervenir un nouveau deus ex machina, rebelle romanesque s'introduisant dans le palais par les canalisations, il nous reste un suspect tout particulier. »

« Le duc d'Erdolia ! Mais comment expliquez-vous qu'on n'ait pas trouvé le dispositif qui lui aurait permis de... »

« Si je ne me trompe pas, une loi très ancienne précise que ``Rien ne se crée, rien ne se perd, mais tout se transforme.'' Il ne faut donc pas chercher quelque chose en trop, mais en moins. En tout cas, j'ai bon espoir d'obtenir les aveux de Rodrick d'Erdolia demain. »

Des confessions

« Oui. Le baron d'Astino et moi avons tué l'Empereur, je l'admets. »

Il n'avait pas été difficile d'obtenir des aveux du duc. Il avait suffi à Nicolas de demander « la vérité » avec suffisamment d'insistance.

« Nous portions chacun un bracelet, qui, lorsqu'ils étaient mis en contact, réagissaient pour produire le gaz. Une invention géniale d'un de nos chimistes. Quand nous sommes entrés, nous avons posé les anneaux l'un sur l'autre, juste sur dans l'entrebâillement de la porte — nous savions qu'elle serait légèrement ouverte, juste assez pour nous permettre de tuer l'Empereur sans être vu de lui. Nous sommes ressortis aussitôt que le gaz commençait à être produit. J'ai d'ailleurs bien cru que nous allions mourir pris à notre propre piège. Mais cela n'a pas été le cas. Nous avons attendu le temps qu'il fallait pour être sûrs que les bracelets s'étaient anéantis et que le gaz avait fait son effet, avant de donner l'alerte. Vous savez la suite. »

« Le mobile ? » demanda l'enquêteur, sèchement.

D'Erdolia récita sa leçon avec précision, mais il était évident qu'il n'y croyait plus :

« Anatole II nous conduisait à notre perte. Il avait l'intention de redistribuer les propriétés des Grandes Maisons. Ses réformes devenaient sans cesse plus ambitieuses et dangereuses pour nous. Quelques années de plus et c'était la fin de l'aristocratie... »

« Anatolus Gracchus, ironisa Nicolas. Comment aviez-vous organisé votre affaire ? »

« Les bracelets avaient été réalisés quelques années plus tôt, et nous attendions l'occasion favorable. Quand elle s'est présentée à nous, nous nous en sommes emparés. »

« Qui au juste est ``nous'' ? Je suppose qu'il n'y a pas que le baron d'Astino et vous. »

« Oh, non. Presque tous les pairs des Royaumes étaient complices. Nous avons accompli le crime car c'est nous que l'Empereur a convoqué. Mais le commanditaire était le prince Gustave de Séréné, à l'époque deuxième des pairs. Il s'est enfui après l'assassinat pour éviter d'être exécuté. »

« Oui, je sais cela. »

« Alors, qu'allez-vous faire maintenant ? Nous dénoncer à l'Empereur ? Après tout, cela n'a plus grande importance, maintenant que nous avons réussi... »

« L'Empereur m'a ordonné de retrouver qui a tué Anatole II. Et c'est pourquoi je ne vais pas vous dénoncer. Car, voyez-vous, vous n'avez pas réussi. Vous n'avez pas tué Anatole II. Anatole II était déjà mort quand vous avez fait votre petite opération chimique. »

Le duc bondit hors de son siège.

« Quoi ? »

« Mais, voyons ! Soyez raisonnable. Anatole II, un des Empereurs les plus intelligents du millénaire, vous invite, deux aristocrates donc deux ennemis farouches, à discuter dans sa chambre en tête à tête, et vous voudriez me faire croire qu'il n'était pas sur ses gardes ? Ou bien, qu'étant sur ses gardes, il aurait été abusé par votre petit plan ridicule ? »

« On vous a précédé, expliqua Anya. Un autre homme, agissant pour un compte différent, vous a précédé, et a tué l'Empereur par le moyen que vous comptiez utiliser. »

« À présent, retirez-vous, ordonna Nicolas. Je crois que dans l'immédiat nous n'avons plus rien à nous dire. »

Le mathématicien ne prêta alors plus la moindre attention au duc qui quittait la salle avec difficulté, comme s'il eût soudainement vieilli de cent ans.

« Quant à vous, capitaine, avez-vous réussi ce que je vous avais demandé ? »

« Non, Excellence. »

« Je m'en doutais. Continuez d'essayer. Si vous y parvenez, prévenez-moi. Rompez. »

Puis, se tournant vers Anya, il dit :

« Maintenant que nous sommes seuls, ma chère, je propose que nous découvrions ensemble ce précieux document que j'ai retrouvé dans les archives du palais. »

« De quoi s'agit-il ? » demanda la princesse, curieuse.

Nicolas tenta de garder un ton parfaitement détaché.

« Du journal intime d'Anatole II. »

Il n'en fallut pas plus pour qu'Anya se précipitât sur le manuscrit que Nicolas désignait.

Carnet de notes d'Anatole II.

123944.70.949
Conseil des ministres ce matin. La réforme agraire se déroulera normalement. Que vont en penser les pairs ? Peu de bien. Mais ils devront bien choisir leur camp. Aussi, pourquoi suis-je Empereur ? Voilà qui est profondément injuste, je n'avais rien demandé. Père aurait pu me demander mon avis avant de me laisser la couronne en héritage. Et avant de me concevoir, aussi ! Nadilde m'a raconté une excellente plaisanterie, il ne faut pas que je l'oublie. [Suit la plaisanterie de Nadilde, qui n'est pas si excellente du tout.]
123944.71.857
Quel repas pénible. Et cet imbécile qui tenait absolument à me faire comprendre qu'il était détendu en ma présence. [Presque une page sur l'imbécile en question, qui n'est pas nommé.]
123944.72.767
Bach ! Ah, Bach ! Nul ne l'a surpassé depuis, si ce n'est peut-être Adilo. Comment se fait-il que sur deux cents mille ans de civilisation humaine, ce soit l'antiquité qui ait produit tout ce qu'il y a de plus grand dans tous les domaines de l'Art et de la Science. [Trois pages sur l'évolution des sciences depuis la fondation de l'Empire.] Que disait Ariane à ce sujet ? « L'Histoire du monde ne peut se comprendre que globalement. » C'est cela. Globalement.
123944.73.725
Cette fois, c'est fait, la démocratie renaîtra dans l'Univers. Nadilde produira dans quelques jours le décret restaurant le Sénat. 031613.65–123945.10, de Siren Premier à Anatole II, des Ghâns aux Elvuns. La boucle est bouclée. Prochainement, je l'annoncerai solennellement à la population de l'Univers. Pour le nouvel an. Je n'aurai pas le temps, bien sûr, de tout mener jusqu'au bout. Attention à mon successeur. Nazel m'a encore battu aux échecs, j'aurais dû faire plus attention au centre. [Une page sur les échecs.] Je vais écouter de nouveau l'Art de la fugue.
123944.74.625
C'est ce soir, dans cette pièce, par les rendez-vous qui vont s'y tenir, que se jouera l'avenir de l'Univers.

« Quelle est la durée d'une journée sur Ernélion ? »

« 9.27 heures standard. Mais je ne vois pas... »

« Passionant, commenta Nicolas. Continuez votre lecture. »

« C'est la fin. Anatole II est mort... »

« Je sais bien qu'il est mort ! Je voulais dire, revenez en arrière. Trouvez les passages qui semblent intéressant. »

123944.60.571
La démocratie peut-elle fonctionner à l'échelle de l'Univers tout entier ? Ariane prétendait que non. Mais elle doit avoir tort. Il faut obtenir l'aide du CUR. Agad le Rouge et ses compagnons peuvent et doivent m'aider. Comment les contacter ? Il faut absolument que je trouve quelqu'un pour remplacer le préfet de la province Crénadéenne. Le gouverneur Zerniral peut peut-être faire l'affaire. J'en parlerai au MP. [...]

« Que signifie MP ? » demanda Nicolas.

« Ministre des Provinces. Ah, ce passage va vous faire plaisir. »

123944.19.942
Visite de l'Université Impériale d'Anecdar demain. Ils vont en profiter pour réclamer plus de fonds. Et l'Université Centrale d'Ernélion va crier à l'injustice. Je leur rendrai visite l'année prochaine. [Une longue discussion sur les mérites relatifs des deux universités.]
123944.20.842
Visite intéressante si ce n'était son absence. Mais je le verrai bientôt malgré tout. La visite du département de mathématiques était intéressante, et pourtant ils n'avaient pas autant à me montrer que les chimistes. Les physiciens ont été passionants, j'ignorais qu'on pouvait [...] Mais que dire de la biologie et du laboratoire de... comment était-ce ? noologie cérébrospinale. Peut-être aurais-je dû m'attarder plus longtemps dans les départements littéraires. Bien sûr, le département d'histoire a retenu toute mon attention. Mais je n'ai pas pu consacrer assez de temps aux langues [...]

« Ah oui ? Anatole II est venu nous rendre visite à l'UIA ? C'est bizarre, je ne m'en souvenais plus... Ah, c'est vrai, je suis amnésique. J'avais oublié. »

« Très drôle. Vous êtes vexé parce qu'il trouve que l'Université Centrale d'Ernélion... »

« L'``autre endroit''. »

« ...est tout aussi bonne. »

« Et comme tout bon professeur de mathématiques de l'UIA, fils d'un chercheur en psychologie cognitive et d'une historienne, elle-même fille d'un physicien statisticien, tous élèves puis professeurs à l'Université Impériale d'Anecdar, je ne peux que me révolter. Vous avez parfaitement raison. Mais revenons sur la fin de ces mémoires. Apparemment, Anatole II aimait bien la mystification et la concision. Qui sont cette Nadilde et cette Ariane dont il parle ? »

« ``Nadilde'' est probablement Nadilde Exegy, Premier ministre entre 907 et 944. Pour ce qui est d'Ariane, je n'en ai aucune idée. C'est un prénom assez commun. »

« Et Siren Premier, qui est-il ? »

« Un Empereur du trente-deuxième millénaire. Le fondateur de la dynastie des Ghâns. C'est lui je crois qui a prononcé la dissolution définitive du Sénat. »

« Ah oui, le Sénat. C'était une assemblée élue par tous les citoyens impériaux, n'est-ce pas ? »

« Oui. C'était le dernier reste de la Fédération intergalactique. »

« Tout ceci est extrêmement suggestif. Il va falloir que je discute avec le CUR. »

« Avec les rebelles ? Mais comment diable comptez-vous les contacter ? »

« Je n'en ai encore aucune idée. Mais je trouverai bien un moyen, ne vous en faites pas. »

Une surprise

« Nicolas ! »

« Vous êtes furieuse. J'en déduis que vous avez lu mon interview. »

« Oui, et je ne vous en félicite pas. ``Le Courrier de l'Empire'', le quotidien le plus lu de tout l'Univers ! Vous aviez vraiment besoin de crier sur tous les toits le fait que vous enquêtiez sur la mort d'Anatole II ? »

« Nous aimons tous avoir une petite part de gloire, n'est-ce pas ? »

« Croyez-vous que l'Empereur appréciera cette petite plaisanterie ? »

« Eh bien ! Il ne m'a jamais ordonné de garder le secret. Et il n'a pas fait censurer le journal. Alors où est le problème ? »

« Passons. Mais il y a plus : j'apprends à ma grande surprise que vous seriez très chaud sur la piste du meurtrier. »

« Vous savez, les journalistes... »

« Vous pensez à un groupe précis, mais vous ne les mentionnerez pas avant d'être certain, car avoir assassiné l'Empereur le plus populaire de tous les temps, ce serait mauvais pour leur image auprès de la population. Qu'est-ce que cela signifie ? »

« Je ne voulais pas discréditer le CUR, vous comprenez. » répondit Nicolas d'une voix innocente.

« Mais ce sont des terroristes ! Enfin, passons. Ah oui, et enfin je découvre que vous comptez vous retirer loin du monde et des gardes omniprésents dans le palais, sur Verna IV, section centrale, galaxie d'Inlir, division du Rift dans la province Anecdarienne, pendant le premier mois de l'année à venir, pour y réfléchier en paix. »

« C'est exact. Et alors ? »

« Mais pourquoi donc ? »

« Comme je l'ai dit, pour y réfléchir en paix et dans la solitude. Les connaisseurs maintiennent que la planète Verna IV est la plus belle de l'Univers. Et pourtant, elle n'est pas si peuplée, car le vulgum pecus préfère les planètes tropicales comme... »

« Dispensez-moi de votre leçon de géographie. Quand partons-nous ? »

« Nous ? Mais je croyais avoir dit que je voulais trouver la solitude... »

« Si vous ne m'emmenez pas avec vous, j'annonce à tous les quotidiens de l'Univers et d'Anecdar que vous avez séduit une princesse de sang. Et alors vous ne trouverez plus la solitude nulle part. Et en plus, rajouta Anya avec cruauté, je couche avec le capitaine que vous envoyez rôder dans les canalisations — j'espère ne pas vous vexer, mais il est plus beau que vous. »

« C'est du chantage ! »

« Bien sûr que c'est du chantage ! Et ne faites pas semblant d'en être surpris, je sais que vous vous attendiez à ce que je vous dise exactement cela. D'ailleurs, je serais surpris que vous n'ayez pas décidé ce voyage précisément dans ce but... »

* * *

Époustouflé, Nicolas contemplait le spectacle saisissant de la planète Ernélion s'éloignant dans l'espace à une vitesse surnaturelle. Mais déjà le vaisseau atteignait la vitesse de tach 12, et c'était toute le disque d'Anecdar qui s'écartait majestueusement, tout en tournant car en allant plus vite que la lumière l'engin remontait aussi dans le passé de la galaxie. Une galaxie spirale comme Anecdar n'est pas un objet céleste très lumineux car dès que la distance permet de l'observer dans sa totalité, l'éclat des étoiles est déjà très diminué — même à l'intérieur de la galaxie elle-même, elle n'apparaît que comme une vague traînée blanchâtre dans le ciel. Toutefois, la baie vitrée du vaisseau était plus qu'un simple verre, et ajustait en présence de la faible luminosité pour accentuer le contraste artificiellement. De cette façon, Nicolas et Anya purent apprécier toute la beauté de la scène. Celle-ci se répéterait à l'envers à l'arrivée, avec ceci en plus que la galaxie d'Inlir est une spirale barrée.

Puis ce fut l'atterrissage, un moment toujours surprenant car l'on passe d'une vitesse vertigineuse au repos complet en un temps très faible sans le moindre effet inertiel (autre que ceux imaginés par le cerveau). En effet, le mouvement des vaisseaux spatiaux ne possède presque pas de vitesse au sens conventionnel du terme, étant constitué d'une succession de téléportations trop faibles pour être senties. Et l'accélération ordinaire n'existe que pour compenser l'impesanteur, si bien qu'en fin de compte on peut traverser dix milliards de parsecs sans resentir la moindre secousse ou la moindre sensation de mouvement.

Mais lorsqu'elle mit le pied sur Verna IV, la première chose qu'Anya remarqua fut l'impressionnante présence militaire pour accueillir le yacht préfectoral.

« Je croyais, demanda-t-elle à Nicolas, que vous vouliez vous retirer à l'abri du monde... »

« Ah, vous croyiez cela ? Vous croyez donc tout ce que la presse vous annonce ? »

* * *

Une petite sonnerie tira Nicolas de son sommeil. La nuit, si longue sur Verna IV, était profonde. Le mathématicien se leva et se dirigea vers la bouche d'aération de la chambre, en retira la plaque avec soin, et cria à l'intérieur :

« Cessez de jouer au héros et sortez de ce conduit ! Je sais que vous êtes là-dedans. Il est inutile d'essayer de fuir, la villa est cernée. »

Quelques minutes plus tard, on traîna, pieds et poings liés, devant Nicolas et Anya, trônant majestueusement sur deux fauteuils du salon, l'homme qui s'était introduit dans la villa par effraction.

« Oh, je vois que mes hommes vous ont maltraité, Monsieur. Je vous prie d'excuser mes excuses ; ils sont toujours assez brutaux. Vous prendrez bien un verre ? Lieutenant, détachez cet homme. »

« Il est du devoir du lieutenant, répondit celui-ci, de prévenir Votre Excellence, que l'homme est probablement dangereux et que le libérer peut présenter un risque pour la sécurité de Votre Excellence. »

« Nous sommes entre gens de bonne compagnie, lieutenant. Détachez-le. »

Ce fut fait. L'homme en question garda la même expression figée sur le visage.

« Nous vous attendions. » expliqua Nicolas.

Si l'autre était surpris de cette annonce, il ne le laissa pas paraître.

« Vous êtes membre du Comité Universel de la Résistance. Je suppose que vous êtes précisément l'homme que ce CUR avait envoyé pour tuer Anatole II. Est-ce exact ? »

Pas de réponse.

« Écoutez-moi bien : vous avez deux possibilités devant vous. Vous pouvez vous taire, ou vous pouvez parler. Si vous vous taisez, mon enquête s'arrête là : un simple prélèvement génétique suffira à établir votre culpabilité, quand bien même la Justice impériale aurait besoin de tels indices pour ordonner l'exécution d'un homme. Et je pense que les supplices que l'Empereur vous réservera ne seront pas très agréables. De plus, le CUR sera à jamais discrédité aux yeux de tous pour avoir tué l'Empereur le mieux aimé de tous les temps, et avoir déclenché de si graves troubles. C'est d'ailleurs pour éviter cela que vous avez été envoyé me tuer. Si vous choisissez de parler, je ne vous demanderai pas de nous livrer l'emplacement de votre base secrète ou quoi que ce soit de la sorte. Mon rôle est de déterminer qui a tué Anatole II, et je m'arrêterai là. Je veux simplement vous poser quelques questions qui m'éclaireront dans mes recherches, et il est tout dans votre intérêt de répondre. »

Nouveau silence.

« Vous choisissez de ne rien dire ? Je vous laisse une dernière chance. Laissez-moi vous dire ceci, et à défaut de parler, écoutez-moi bien. Vous — je veux dire, le CUR — avez déjà dû regretter d'avoir assassiné Anatole II, lorsque à sa mort vous avez compris l'ampleur de sa popularité. Mais vous allez le regretter encore plus quand je vais vous dire ceci : si Anatole avait vécu quelques mois de plus, il aurait réalisé pour vous le plus beau de vos rêves, à savoir, le rétablissement de la démocratie dans l'Univers. »

Cette fois, le rebelle ne parvint pas à garder son calme.

« Vous mentez ! » s'exclama-t-il.

« C'est ce que vous espérez. Oh, bien sûr, je ne peux pas vous donner plus que ma parole d'honneur en guise de preuve. Mais peut-être accepterez-vous de me croire quand je vous annonce que le recensement général de 123944 avait pour but de constituer des listes électorales afin de procéder à la réouverture du Sénat. »

Et à ce moment, contre toute attente, le prisonnier fondit en larmes.

« Et dire que c'est moi qui l'ai tué... » sanglota-t-il.

Après quelques moments, il se remit et déclara :

« Je vais parler. Je suis Oarik Degar, né 123860.22 sur Édéron III, galaxie du Ménion, et je suis le meurtrier d'Anatole II. Et quelques minutes de plus et j'aurais été le vôtre, Excellence. »

Nicolas sembla amusé de cette idée.

« Aucun risque à ce sujet, Monsieur. Votre venue était calculée. J'ai donné cette interview au ``Courier de l'Empire'' avec pour seule fin de vous pousser à m'assassiner. C'était le seul moyen pour moi de contacter votre organisation. Mais à vrai dire, j'espérais à peine avoir la chance de tomber sur le même homme. Rétrospectivement, cela paraît presque évident. Question d'honneur, je suppose ? »

Oarik acquiesça.

« Je suppose que c'est aussi pour cela que vous alliez employer le même gaz, le paradioxo... »

« C'est un gaz tout à fait idéal pour ce genre de choses. »

« ``Ce genre de choses'' ! Les termes sont bien choisis. Racontez-nous un peu le déroulement de votre petite... mission. »

« J'étais parvenu à me faire admettre comme jardinier du palais... »

« De quelle manière ? »

« Lorsque le surintendant du Palais a fait savoir que de les jardins avaient besoin d'un nouvel apport de personnel, je me suis rendu sur la capitale par un vaisseau pirate, et je me suis porté candidat. Grâce au soutien de... certains de nos amis, mon nom a été retenu par les autorités de la mairie d'Ernélion. »

« Cela se passait quand ? »

« Je suis resté douze jours dans le palais. »

« Donc .62 ? »

« C'est cela. »

« Voilà qui est passionant. Et vous saviez jardiner ? »

« Assez bien. Mais ils semblaient surtout intéressés par ma force physique. C'était pour les gros travaux, vous comprenez... »

Nicolas se mit à rire sous les yeux étonnés d'Anya et d'Oarik. Enfin, il se calma.

« Oui, je comprends. Et de ce point de vue-là, vous étiez très bien placé. Donc vous avez été admis dans les équipes du Palais impérial, en qualité de jardinier. Ensuite, comment avez-vous procédé ? »

« J'ai repéré les lieux. Un jour, j'ai pu pénétrer dans le petit palais. Ce n'était pas trop difficile quand l'Empereur n'était pas là — mais il n'était pas question d'y laisser quoi que ce soit. J'ai pu observer les conduits d'aération : ceux-ci débouchent sur le jardin. La partie était risquée, mais jouable. Enfin, l'occasion s'est présentée. »

« Sous quelle forme ? »

« Un des gardes qui surveillait le jardin manquait à son poste. J'ai pu traverser le jardin sans être vu — j'ai eu de la chance. Je suis entré par les grilles d'aération, et j'ai suivi les conduits jusqu'au plus près possible de la chambre de l'Empereur. Là j'ai déposé la bouteille, après avoir réglé le minuteur sur dix-neuf minutes. Puis je me suis enfui. »

« Pourriez-vous préciser les heures ? »

« Il était .661 quand j'ai enclenché le dispositif, et l'Empereur a donc dû mourir à .680. J'ai quitté le palais à .695. »

« Mes félicitations ! Saviez-vous que six minutes plus tard, vous auriez été capturé ? »

« Je l'ai appris plus tard. »

« Autre chose : le mobile. »

« Mais cela fait plusieurs millénaires que nous essayons d'assassiner un Empereur ! »

« Pourtant, la mort d'un Empereur ne signifie pas la mort de l'Empire. »

« Hélas, non. Mais nous pouvons du moins espérer que la peur de l'attentat influencera les souverains. »

L'idée sembla ridicule à Nicolas.

« Ils se contenteront de renforcer les défenses du palais, répondit-il en haussant les épaules. Ainsi, si c'est Anatole II plutôt qu'un autre que vous avez choisi d'abattre, c'est simplement parce que c'est pour lui que l'occasion s'est présentée. »

« C'est exact. Et si j'avais su qui je tuais, je me serais moi-même... »

« Allons, coupa Nicolas, si ceci peut vous consoler, je vais vous apprendre quelque chose : ce n'est pas vous qui avez tué Anatole II. »

Anya et Oarik bondirent simultanément hors de leur siège.

« Quoi ? » s'exclamèrent-ils à l'unisson.

« J'ai un vague sentiment de déjà vu. »

« Mais enfin, sur quoi fondez-vous cette surprenante déduction ? » demanda la princesse.

« Je conteste qu'elle soit surprenante. »

« Le gaz de la bouteille ne s'est-il pas libéré ? » demanda Oarik.

« Si. Il a rempli la pièce. »

« Alors Anatole II ne s'y trouvait pas. Il avait quitté sa chambre, et n'allait y revenir que pour être tué par l'autre gaz, celui des aristocrates. »

« Mais enfin, répliqua Nicolas, où Anatole aurait-il donc pu aller ? Il n'a pas quitté le petit palais, cela nous le savons avec certitude. Et où aurait-il pu aller dans le petit palais ? Non, il devait rester dans sa chambre, car il attendait un visiteur : rappelez-vous bien, c'était écrit dans ses carnets de note, ``C'est ce soir, dans cette pièce, par les rendez-vous qui vont s'y tenir, que se jouera l'avenir de l'Univers''. Ainsi, il n'y avaient pas que le duc d'Erdolia et le baron d'Astino qui devaient venir voir l'Empereur. Il y avait au moins un autre visiteur d'attendu. »

« Qui donc ? » demanda Oarik.

« Mais, vous ! » répondit Nicolas.

« Quoi ? »

« Vous vous répétez, cher ami. Vous étiez attendu par l'Empereur Anatole II comme vous étiez attendu par moi cette nuit. Ne trouvez-vous pas que la manière dont vous avez pénétré dans sa chambre était excessivement... romanesque pour ne pas avoir été préméditée par l'Empereur lui-même ? Croyez-vous vraiment qu'un garde prétorien manque souvent à son poste ? Ou bien qu'on entre dans les canalisations du petit palais comme dans un moulin ? Rappelez-vous bien qu'aucun Empereur n'a été assassiné depuis six millénaires ! Alors qu'un Empereur soit assassiné deux fois de suite dans la même nuit, cela me semble passablement invraisemblable. C'est donc qu'Anatole II avait prévu votre venue de même qu'il avait sans aucun doute imaginé que d'Erdolia et d'Astino voulussent l'assassiner. »

« Mais pourquoi ? »

« Pour la même raison que moi. C'était son seul moyen de contacter le CUR. Une déclaration publique à la presse aurait été inadmissible dans les circonstances. Anatole II vous aurait cueilli dans les canalisations, et vous aurait forcé à l'écouter. Puis il vous aurait proposé, à vous en tant qu'ambassadeur du CUR, de vous allier à lui pour établir la démocratie dans l'Univers... »

« Mais, interrompit Anya, cela ne s'est pas passé ainsi. »

« C'est qu'Anatole a été assassiné — et par quelqu'un qui n'était ni membre du CUR ni pair des Royaumes. »

« Mais qui alors ? »

« C'est ce que j'essaie de savoir. Mais je suis sûr que l'Empereur avait trois rendez-vous ce soir-là dans sa chambre. Celui avec les pairs des Royaumes à .700, celui avec le représentant du CUR à .660, et un troisième, encore beaucoup plus secret, dont nous ne savons encore rien. Comment je sais cela ? Il n'y a pas de doute qu'Anatole ait choisi l'heure de votre venue, Oarik. S'il vous a fait venir si tard, c'est qu'il avait quelque chose à faire avant. Il est rentré dans la chambre à .624. Il avait l'habitude d'écrire son journal intime à cette heure, juste avant ou autour du coucher du soleil. Or ce jour-là, il n'y a écrit qu'une ligne au lieu de la page ou deux habituelle. Et pourtant ce n'était pas qu'il fut interrompu, puisque le journal a été trouvé bien rangé dans le bureau, et non pas dessus. »

« Mais comment ce mystérieux personnage — disons X — est-il entré dans le petit palais ? »

« J'ai ma petite idée à ce sujet. Je pense qu'on peut exclure que ce soit d'une manière aussi rocambolesque qu'Oarik. Et il est sûr que d'Astino et d'Erdolia étaient les seuls ``invités'' officiels ce soir-là. Alors à part cela, comment peut-on pénétrer dans le petit palais ? »

« Eh bien, répondit Anya en haussant les épaules, en étant l'Empereur, ou bien sa mère, ou bien un garde. Il n'y a qu'eux que les gardes auraient laissé entrer. »

« Excusez-moi, intervint Oarik, qui semblait s'intéresser soudain à la question, mais si Anatole II avait voulu voir quelqu'un en secret, il aurait pu ordonner aux gardes de le laisser entrer et d'oublier toute l'affaire ensuite. »

« Les gardes pas plus que vous ou moi n'ont le pouvoir d'oublier quelque chose. Anatole II aurait pu leur ordonner de ne rien dire, mais cet ordre aurait cessé d'avoir effet à sa mort. »

« Ceci est donc exclu, conclut Anya. Ainsi, les gardes n'auraient laissé entrer que l'Empereur, sa mère, et d'autres gardes... »

Elle s'interrompit soudain, et s'exclama :

« Mais quelqu'un aurait pu se faire passer pour l'Empereur ! »

Nicolas rit beaucoup.

« Vous semblez avoir un talent particulier pour formuler des hypothèses abracadabrantes qui n'ont besoin de presque rien pour devenir correctes. Étant donné que l'Empereur, sa mère et les gardes sont insoupçonnables, il ne reste qu'à supposer que quelqu'un s'est fait passer pour l'un d'eux. Mais se faire passer pour l'Empereur ou sa mère est une idée complètement absurde. En revanche, se faire passer pour un garde... »

« L'est encore plus ! interrompit Anya, irritée. Vous semblez oublier que les gardes se reconnaissent entre eux par des moyens cryptogra... »

« Peu importe, coupa Nicolas. N'oubliez pas que notre X dispose du soutien de l'Empereur lui-même. Je suis sûr qu'Anatole II n'aura eu aucun mal à créer un faux garde. »

Mais Anya était décidément fâchée, et elle n'entendait pas se laisser marcher sur les pieds de la sorte.

« Et ce sont mes hypothèses que vous qualifiez d'abracadabrantes ? Pourriez-vous m'expliquer quel intérêt l'Empereur aurait à faire passer X pour un faux garde ? Pourquoi ne pas simplement le faire admettre officiellement dans le petit palais et commander le silence aux gardes ? »

« Probablement parce qu'il voulait un secret absolu, même vis-à-vis de ses successeurs. »

« Mais pourquoi ? »

« Écoutez, si j'avais réponse à tout, j'irais de ce pas trouver Loïc Premier et lui annoncer l'identité du meurtrier. »

Qui est l'inconnu ?

De retour sur Ernélion, Nicolas s'abstint pendant quelques jours de tout commentaire sur l'enquête qu'il menait. Enfin, un jour, il sembla avoir une illumination.

« Je crois que j'ai trouvé, s'exclama-t-il soudain. Je ne vois qu'une seule hypothèse qui puisse expliquer les faits. Toutes mes déductions m'y mènent inévitablement. Commençons par le début : que savons-nous de X ? »

« Rien. » répondit Anya.

« Ne soyez pas si négative ! Nous en savons quantité de choses. Tout d'abord, nous savons qu'Anatole II avait rendez-vous avec lui ce soir-là, avant Oarik et les aristocrates. Nous savons encore qu'il considérait ce rendez-vous comme de la plus haute importance pour l'avenir de l'Univers. Nous savons aussi que l'Empereur a fait venir ce X sous le meilleur déguisement au monde : celui d'un garde impérial. Or ceci est la marque d'une confiance parfaite : sous leur casque, les gardes sont impossibles à distinguer les uns des autres pour un civil, et s'il y a un traître parmi eux, son champ d'action est immense. De fait, X a réussi à tuer l'Empereur là où le CUR et les pairs ont — ou auraient — échoué, là aussi où tous ont échoué depuis six mille ans. Ceci n'est pas à négliger. »

« Effectivement, je suppose que... »

« Mais ce n'est pas tout, continua Nicolas, entraîné par ses pensées et sans prêter la moindre attention à Anya. Il faut aussi considérer le fait suivant : Anatole II a voulu pour cet entretien un secret absolu. Un secret qui persisterait même après sa mort — ce qui l'a conduit à inventer le stratagème qu'il a employé. S'il voulait que le secret persistât même après sa propre fin, c'est que le secret n'était pas tant important pour lui que pour X lui-même. Nous pouvons en conclure que X comptait beaucoup pour l'Empereur. »

« Pas nécessairement, objecta Anya. Peut-être X avait-il imposé ses conditions à l'Empereur. »

« Quelqu'un qui désire à tout prix garder le secret sur sa propre identité, et qui est connu d'un autre, est rarement en position de supériorité, surtout si cet autre est l'Empereur. En tout cas, pas en situation de dicter ses conditions au point de créer une menace évidente sur la vie du souverain, et néanmoins de ne pas susciter de sa part de mesure de défense particulière. Non, je vous l'assure, Anatole II avait une confiance absolue en X... »

« Une femme ! » s'exclama alors la princesse.

« Idée intéressante. Et tout à fait plausible si ce n'est un petit détail... anatomique. Mais vu la tenue que portent les gardes du palais, vous auriez du mal à faire passer une femme pour l'un d'eux. »

Nicolas sourit de l'embarras d'Anya ; il rajouta cependant :

« Mais vous y êtes presque. Ajoutez ces quelques éléments, et vous trouverez : la raison pour laquelle Anatole II avait confiance en X ne devait pas être connue de ce dernier — et c'est faute d'avoir eu le temps de lui révéler que l'Empereur est mort. De plus, alors qu'il se savait très malade, et sans héritier apparent, Anatole II n'avait pas rédigé de testament. Qu'en concluez-vous ? »

Anya devint pâle.

« Anatole II avait... » commença-t-elle.

« Un fils, oui. Et ce fils ne connaissait pas sa propre identité, sans quoi nul doute qu'il n'aurait pas assassiné son père — se privant ainsi de la chance de régner un jour proche. Je ne doute pas qu'Anatole II allait lui proposer de lui succéder, et lui demander de continuer sur la voie de la démocratisation. »

« Attendez ! s'exclama Anya. Cela ne va pas. »

« Pourquoi ? »

« Mais même si le fils ignorait l'identité de son père, quelle raison pouvait-il bien avoir de tuer l'Empereur ? »

« Peut-être — je dis bien peut-être — était-il un de ces rares citoyens impériaux qui trouvaient à reprocher à l'action politique d'Anatole II, et a-t-il saisi l'occasion qui se présentait à lui. Mais je ne crois pas cette possibilité très probable, tout d'abord car il y avait statistiquement peu d'hommes qui désiraient la mort de l'Empereur ; ensuite parce que presque n'importe qui aurait tout de même attendu pour savoir ce que l'Empereur avait à dire de si important ; enfin, parce qu'il n'est peut-être pas si facile de se procurer du paradioxo... »

« Ah, oui, j'oubliais celui-là. Mais vous venez de montrer que votre hypothèse est absurde. »

« Oh non ! Il y a une autre possibilité : quelqu'un, disons Y, manipulait X, par des moyens et pour une raison qui restent à déterminer. Ce Y était au courant de l'identité de X, et il lui a donc ordonné de tuer l'Empereur avant de l'écouter. »

« Vous venez de rajouter une inconnue dans les équations. Est-ce bien prudent ? »

« Je crains de ne pas avoir eu le choix. Et, pour tout vous dire, cela m'inquiète. »

Trois lettres

« À SA MAJESTÉ l'EMPEREUR de l'UNIVERS.

Sire,

Prosterné humblement aux pieds de VOTRE MAJESTÉ, je Vous supplie de me pardonner l'insolence de l'affront que je commets envers Vous en osant Vous adresser une faveur.

Conformément aux vœux que VOTRE MAJESTÉ a daigné me signifier, j'ai enquêté pour déterminer les circonstances de la mort de Votre prédecesseur, Sa Majesté l'Empereur Anatole II Elvun. Je suis actuellement en mesure de Vous présenter mes conclusions. Je souhaiterais toutefois, avec Votre impériale permission, Vous livrer mes résultats d'une manière quelque peu originale.

Si VOTRE MAJESTÉ daigne me donner Son accord, je désirerais réunir ensemble un certain nombre de personnes impliquées dans l'affaire dont Vous m'avez confié la charge, parmi lesquelles se trouve le coupable ; et je voudrais exposer mes thèses à toutes ces personnes. Je pense que cette réunion conduira quelques-unes de ces personnes à révéler à leur tour des faits nouveaux, et je n'ai pas de doute qu'ainsi la lumière sera pleinement faite sur la mort de Sa Majesté l'Empereur Anatole II, et que Vous serez d'autant mieux éclairé à ce sujet, pour pouvoir prononcer contre les coupables les châtiments que dans Votre infinie sagesse Vous jugerez appropriés.

Il me faut toutefois préciser à VOTRE MAJESTÉ que certaines des personnes en question sont des criminels envers Votre Loi, et qu'ils ne consentiront à venir que si Vous leur fournissez un sauf-conduit et que Vous leur promettez l'impunité. Je ne peux que Vous supplier de pardonner mon audace et la leur, mais leur présence me semble toutefois nécessaire à l'apparition de la Vérité.

Attendant Votre bon vouloir ou ma punition, il ne me reste plus qu'à vous témoigner combien je suis,
Sire,
le très obéissant esclave et sujet de VOTRE MAJESTÉ,

Nicolas Robert Kévin Delazur,
Inquisiteur Impérial. »

« Monsieur Delazur,
Je ne vous cache pas que j'ai été surpris par votre lettre. Je n'étais tout d'abord pas favorable à l'ouverture d'une nouvelle enquête sur le décès de mon fils : mieux vaut sans doute continuer son œuvre que de chercher à réveiller des spectres mal endormis. Mais la justesse des conclusions auxquelles vous êtes parvenu m'a étonné, aussi vous révélerai-je ce que je sais. J'avais promis à mon fils de garder le silence à ce sujet, mais je suppose que maintenant cela n'a pas tant d'importance. Voilà : vous avez parfaitement raison, mon fils a eu une maîtresse dans sa jeunesse. Pour autant que je sache, cette liaison a duré de 123860 à 865. Son nom était Ariane Lirs, et elle était historienne : elle venait au palais pour consulter certaines archives, sur la recommandation spéciale de l'Académie impériale de Sciences Humaines. Je n'en sais malheureusement pas plus. En particulier, je ne peux pas vous dire si un enfant est né de cette union.

Veuillez agréer, Monsieur Delazur, mes salutations les meilleures,

Aléna Elvun, née Égalor,
Duchesse d'Ilek,
Impératrice Mère. »

« Nous, Loïc Octave, premier du nom, Empereur de l'Univers, à notre sujet Nicolas Delazur, salut !
Nous avons reçu votre requête, et nous consentons à votre désir. Nous ferons venir toutes les personnes que vous voudrez, fussent-elles des criminels, et elles seront sous la protection de notre parole d'honneur. Nous vous laissons toute latitude pour la conduite des opérations, et la totale liberté de parole. Nous nous en remettons de plus à vous pour juger le coupable comme vous l'entendrez.

L'Empereur le veut.
Fait à Ernélion, 123979.15.

LOÏC Ier

Par l'Empereur de l'Univers :

Le président du Conseil impérial, Premier ministre,
 DORS ÉLORA, 

Le ministre d'État, ministre des Provinces,
 AMBROISE DE NERSTEL, 

Le garde des sceaux, ministre de la Justice,
 MADELEINE ALKIN. » 

Une conférence

Nicolas fut le premier à pénétrer dans la salle que le grand chambellan lui avait attribuée pour sa petite « séance de vérité ». Une petite tribune avait été installée à son intention au centre de la pièce, et en face on avait disposé quatorze tabourets en demi-cercle autour du fauteuil destiné à l'Empereur. Anya accompagnait le mathématicien. Elle était en même temps assez fâchée que Nicolas ait refusé de lui révéler quoi que ce soit de ses recherches pendant les derniers jours, et curieuse de ce qu'il allait pouvoir révéler. Elle prit place sur le tabouret que le protocole lui avait assigné (deux places à gauche de l'Empereur).

Hippocrate, le médecin d'Anatole II, entra quelques minutes plus tard ; il semblait intimidé et nerveux. Il fut suivi presque aussitôt de Grant, l'ancien préfet du Prétoire. Encore quelques minutes et ce fut Aléna Elvun, la mère d'Anatole II, qui fit son apparition. Aléna, âgée de près de deux cent cinquante ans avait la figure bienveillante et maternelle, quoique assez triste. Elle s'assit sur le siège symétrique de celui d'Anya.

À leur tour arrivèrent le duc d'Erdolia, le prince de Séréné et premier des pairs, et la vicomtesse de Naésie. Leur visage fermé annonçait clairement qu'ils n'étaient pas du tout satisfaits de cette manière de procéder.

Ce fut ensuite Jean l'Ancien, le Grand-Maître de l'Ordre des Seigneurs, qui fit son entrée ; Nicolas, qui ne se souvenait pas avoir jamais vu un membre de cette secte, le dévisagea avec curiosité. Il fut distrait par l'arrivée d'Alexandre Wiskin, président de l'Académie impériale des Sciences, celui-là même qui avait recommandé à l'Empereur de faire appel à Nicolas. C'est que Wiskin, un très célèbre physicien statisticien, avait bien connu la mère de Nicolas.

Avec un regard allant de la curiosité à la haine, on vit alors entrer les trois envoyés du CUR : Oarik Degar, sa sœur Yula, et Agad le Rouge, le fameux président du Conseil. Ils s'installèrent au bout du demi-cercle, à côté de Grant, lequel ne paraissait pas apprécier cette compagnie.

Enfin, après de bonnes minutes d'attente dans un silence tendu, on entendit un huissier annoncer solennellement :

« Son Altesse Impériale le duc d'Anor, premier maître du centre d'Anecdar, seigneur des Myriades Célestes, Loïc Octave, premier du nom, sa Majesté l'Empereur de l'Univers. »

Tous se levèrent pendant que retentissait l'hymne impérial, puis s'agenouillèrent lorsque l'Empereur pénétra dans la pièce. Il était suivi de ses deux principaux ministres : le Premier ministre Dors Élora, un homme assez populaire car réputé conciliant et compréhensif, et le ministre des Provinces Ambroise de Nerstel, assurément moins sympathique et moins aimé.

L'Empereur fit signe à tous de se relever, puis se dirigea vers sa chaise et s'y installa.

« Comme je vous l'ai promis, Monsieur Delazur, je vous laisse, pour la durée de cette conférence, la plus totale liberté d'expression. De plus, vous avez la parole de l'Empereur que tous ceux qui sont présents ici en ce moment pourront repartir libres. Pour ce qui est de la charge de l'assassinat de mon prédécesseur, elle sera éventuellement établie, selon les indications que vous nous donnerez. On peut s'asseoir. Monsieur Delazur, commencez. »

Nicolas n'avait pas dormis de la nuit, tant il était terrorisé à l'idée de parler devant l'Empereur et les deux membres les plus importants du Conseil Impérial. Pourtant, lorsqu'il commença, il trouva que les mots lui venaient naturellement, et qu'il ne tremblait pas.

« Si nous abordons tout d'abord l'affaire de manière synthétique, ce qui nous frappe, c'est son étrangeté. Aucun Empereur n'a été assassiné depuis six millénaires, et voilà que l'Empereur le mieux aimé de tous les temps... je veux dire le deuxième Empereur le mieux aimé de tous les temps... »

Loïc Premier, qui pourtant n'était pas réputé pour son sens de l'humour, sembla trouver cette réflexion amusante.

« ...est tué. Alors justement qu'il est sans héritier, autre événement rare. De plus, il est tué dans le palais impérial même, ce qui rend la chose encore plus invraisemblable — je pense que le dernier incident de cette nature doit remonter à la dynastie des Jurniens. Ajoutez à cela qu'Anatole II n'avait de toute manière, le docteur Hippocrate nous le confirmera, que quelques années de plus à vivre, et que par ailleurs il comptait prononcer la réouverture du Sénat afin d'engager l'Univers sur la voie de la démocratie. Enfin, considérez qu'Anatole était un homme d'une intelligence exceptionnelle, et vous conviendrez qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans toute l'affaire. »

Nicolas savoura un instant l'effet produit, puis continua :

« En tant que meurtre extraordinaire, il ne pouvait pas être le fait d'un assassin aussi banal qu'un pair des Royaumes jaloux de la puissance monarchique — cela faisait après tout soixante-sept générations que les Elvuns régnaient sur l'Univers, et la haine des aristocrates envers le souverain était devenue habituelle — , ni même d'un rebelle républicain idéaliste, Brutus des temps modernes. Non, il fallait discerner derrière cette affaire une main plus... inhabituelle. J'ai naturellement pensé à l'Ordre des Seigneurs, cette confrérie puissante mais mal connue, qui possède des dons relatifs au cerveau humain. »

Jean l'Ancien se leva, rouge de colère. Nicolas continua, imperturbablement.

« Seulement, même si l'Ordre a joué un rôle, comme je ne vais pas tarder à le prouver, il ne suffit pas à tout expliquer, puisqu'il n'a pas d'intérêts particuliers relatif à la démocratie. Il y a un autre groupe derrière tout cela — j'ai d'abord pensé à un individu, mais je suis maintenant à peu près sûr qu'il s'agit d'un groupe entier — , dont la force vient justement de l'anonymat et du secret. Appelons ce groupe ``Y'' en attendant d'en savoir plus. »

Nicolas fit une petite pause avant de continuer.

« Assez regardé du point de vue synthétique : passons maintenant à l'analyse. Ce qui rend les choses très intéressantes, c'est que l'Empereur Anatole II a été tué trois fois. »

« Trois fois ! s'exclama le Premier ministre. Cette hypothèse n'est-elle pas un peu fantaisiste ? »

« Pas du tout, Excellence. La troisième fois, ce fut par le duc d'Erdolia, ici présent, qui agissait pour le compte du prince de Séréné, également présent. La deuxième fois, ce fut par Oarik Degar, ici présent, qui agissait pour le compte d'Agad le Rouge, également présent. À .700 et .680 respectivement, ils ont fait pénétrer du gaz toxique dans la chambre de l'Empereur. Seulement, l'Empereur n'aurait jamais été piégé par de telles méthodes, auxquelles il s'attendait, s'il n'était pas déjà mort. Car l'Empereur avait été tué vers .630, par une personne que j'appellerai X, et pour le compte du groupe Y. Vous serez intéressé de savoir, d'ailleurs, que X et un membre du groupe Y sont tous deux présents dans cette pièce maintenant. »

À cette annonce, tous sursautèrent — sauf peut-être Jean l'Ancien.

« Or je vous ai dit que Monsieur Degar et le duc d'Erdolia auraient échoué dans leur tentative pour tuer l'Empereur. X, pour sa part, a réussi. C'est donc qu'il possédait un avantage considérable. Quel est cet avantage, me demanderez-vous ? Monsieur Hippocrate, pouvez-vous nous dire ce que révèle ce document médical, concernant X d'une part et d'autre part l'Empereur Anatole II ? »

Hippocrate prit le dossier en main, le parcourut brièvement, et ses yeux s'écarquillèrent.

« D'après ces analyses génétiques, X est le fils d'Anatole II. »

Loïc Ier se leva d'un bond.

« L'Empereur avait un héritier ! Et ce fils est ici maintenant ? »

« Oui, Sire. Et je vais vous dire qui il est. »

X et Y

« Je vois que vous essayez tous de déterminer qui ici ressemble le plus à Anatole II, continua Nicolas d'un ton calme. C'est inutile : pour ce qui est du physique, je le tiens surtout de ma mère Ariane Lirs épouse Delazur. Mais de mon père Anatole Elvun j'ai hérité le goût pour le ``coup de théâtre'', et, si j'ose le dire moi-même, une certaine forme d'intelligence. »

Dans le silence consterné qui suivit, Aléna se leva et prit dans ses bras son petit-fils qui s'était soudainement effondré en sanglots. Quand il eut un peu récupéré, il put enfin continuer :

« Oui, j'ai tué mon père ; mais comme je suis amnésique j'ai dû enquêter en aveugle sur un crime que j'ai moi-même commis. »

Tous regardaient à présent Nicolas avec un mélange d'horreur, d'étonnement et de pitié.

« Rétrospectivement, les indices étaient évidents. Ma mère s'appelait Ariane — pour ce qui est de son nom de famille, il était perdu avec tant d'autres souvenirs — ; et elle était historienne comme cette femme qu'Anatole mentionne dans son journal, et dont on devine sans mal qu'elle fut sa maîtresse. Moins d'un an avant... sa mort, l'Empereur avait rendu visite à l'Université impériale d'Anecdar, où ma mère, mon père adoptif, et moi-même étions professeurs. Et mon père adoptif était médecin spécialiste du cerveau, le cerveau humain qui est aussi le centre d'intérêt de l'Ordre des Seigneurs, dont j'ai déjà mentionné qu'il était lié à cette affaire. Car mon amnésie n'est assurément pas naturelle : elle a été provoquée pour s'assurer que je ne découvrirais pas la vérité. En effet, il est certain que quand j'ai tué mon père je ne savais pas qui j'étais. Mais je me serais bien vite demandé comment on m'avait procuré un uniforme de la garde impériale — ou du reste pourquoi on m'avait choisi, moi, pour faire ce travail... »

Nicolas prit une profonde inspiration, et continua.

« Reste à déterminer qui est ``on'', pour qui j'ai travaillé. J'ai pensé un moment — j'ai voulu penser — que mon esprit avait été altéré, modifié, perverti, que sais-je ? Que je n'avais pas agi librement. Mais lorsque l'Ordre des Seigneurs, ou la garde impériale, ou quiconque du reste, force un homme à lui obéir, son cerveau reste à jamais handicapé par ce traitement. »

Jean l'Ancien hocha gravement la tête.

« C'est donc que j'étais moi-même membre ou associé de ce groupe, Y. Je ne pense pas qu'aucun moyen de pression aurait pu me contraindre à tuer l'Empereur, surtout quand on considère les peines que je risquais — que je risque encore du reste. C'est donc qu'il y avait une bonne raison pour disposer d'Anatole II, et que je connaissais cette raison. »

L'auditoire semblait avoir oublié que c'était un meurtrier qui parlait, et tous étaient suspendus aux lèvres de Nicolas.

« Le groupe Y était informé de mon identité, alors que moi-même je ne l'étais pas : ceci nous conduit à penser que ma mère en était également membre ou associée. Cela étant, ils connaissaient probablement la maladie d'Anatole. En tout cas, je ne doute pas que le mobile soit lié au désir de l'Empereur de restaurer la démocratie. Il fallait l'en empêcher. Mais pourquoi donc ? Pour ma part, je ne suis pas défavorable à la recréation du Sénat ; mais je l'ai été lorsque j'étais membre du groupe. Il doit y avoir quelque chose que je savais alors et que je ne sais plus. »

Nouveau silence.

« Il est possible que nous ayons su que le projet ne pouvait aboutir, qu'il conduirait au chaos... Ma mère était historienne, et étudiait non pas un moment précis de l'Histoire, mais sa globalité et ses lois, ses phénomènes généraux et universels. Je soupçonne qu'il y a là une relation, mais je ne saurais préciser. Je propose donc que le membre du groupe nous révèle lui-même la vérité. »

« Mais qui est... » commença Anya.

« Ah oui, j'oubliais ce dernier point. C'est du reste un des indices qui m'ont conduit à découvrir que j'étais le meurtrier : pourquoi m'a-t-on choisit comme détective ? Parce que l'enquête devait être ouverte dans tous les cas, et que j'étais le moins bien placé pour identifier le coupable, tout simplement ! »

Toute la vérité

« C'est presque exact, répondit Alexandre Wiskin. D'ailleurs, toutes vos conclusions sont justes, jeune homme ; je pense que le souvenir inconscient vous a aidé. Vous avez été, comme je le suis encore, et comme l'était votre mère, membre associé du Conseil des Sages.

Qui sommes-nous ? La question est un peu difficile. Nous réalisons un rêve qu'un homme a eu il y a bien longtemps : Isaac Asimov. Nous prédisons l'avenir, et nous tentons parfois de le contrôler. La meilleure comparaison que je puisse donner est celle d'une balle qui roule dans un labyrinthe : même sans avoir à résoudre les équations compliquées de la mécanique, on sait que la balle a toutes les chances de rester dans les couloirs. C'est le génie de notre illustre fondateur, Ambre Delawney, d'avoir compris qu'il en va de même pour la société humaine ; il a développé un petit nombre de paramètres, les ``indicateurs subtils'', qui renseignent bien sur l'état de la société, et dont l'évolution est le plus souvent facile à prévoire. Seulement, parfois, la balle arrive à une bifurcation, nous appelons cela un ``nexus''. Alors les actions d'un seul homme peuvent parfois déterminer la route que prendra l'Histoire ; le pouvoir prédictif des indicateurs subtils diminue à presque rien ; mais ils peuvent nous servir à déterminer quelle action orientera le futur dans quelle voie.

Notre but est de mener la balle la région fixée par Ambre, et que nous appelons l'Élysée. Je ne peux pas vous révéler en quoi elle consiste, et d'ailleurs nous n'en sommes pas très sûrs nous-mêmes, car l'interprétation des indicateurs de Delawney n'est pas toujours aisée, mais nous savons qu'il s'agit d'un but enviable. En revanche, il nous faut éviter deux dangers : le chaos d'une part et la tyrannie de l'autre. La fin de la dynastie des Elvuns nous avait conduit au plus important nexus que nous ayions jamais eu à confronter. Après des années de calcul acharné, nous avons dut conclure que le projet d'Anatole II aurait été presque à coup sûr fatal à nos efforts : sa démocratie n'aurait pas tenu mille ans, se serait effondrée comme l'antique Fédération intergalactique, et nous aurait transporté deux cents mille ans en arrière, ou même pire.

Afin de disposer d'un moyen de pression sur l'Empereur, nous lui avons trouvé une maîtresse pour lui donner un fils ; avec le temps, nous avons fini par devenir d'excellents psychologues, et nous savions qu'Ariane le séduirait sans aucune difficulté. Ce fils, Nicolas Lirs puis Nicolas Delazur, est resté, à la demande de sa mère, ignorant de l'identité de son père, car c'était pour nous la meilleure façon de le contrôler. Nous l'avons recruté au Conseil sans toutefois le faire membre à part entière, car cela eût signifié lui dire toute la vérité. Jouer un double jeu avec un de nos propres membres fut une des tâches les plus difficiles qu'un président du Conseil eut jamais à accomplir. Pourtant, il y parvint.

Nous n'avions au départ qu'une idée vague du rôle qu'il allait incomber à Nicolas de jouer. Certains pensaient qu'il pourrait nous servir à convaincre l'Empereur et à le rallier à nos thèses. En tout cas, assassiner Anatole II n'était pas initialement dans nos projets. Il se trouve cependant que les événements se sont déroulés d'une façon que même nous n'avions pas prévue. Lorsque l'Empereur apprit sa maladie, il précipita les choses. Il était sur le point de révéler ses projets de loi, ce qui aurait été irréversible. Il rendit visite à l'Université impériale d'Anecdar, dans le but de voir son ancienne maîtresse et son fils. Nous eûmes à peine le temps d'écarter celui-ci pour gagner le temps d'arranger la rencontre à notre façon. À ce moment, il ne nous restait plus le choix : la visite de Nicolas à son père était notre dernière chance, et essayer de convaincre l'Empereur était trop risqué.

La suite, vous la connaissez à peu près. Anatole II a fourni à Nicolas, par l'intermédiaire de sa mère, et sur son insistance, les moyens de pénétrer dans le petit palais sous le déguisement d'un garde du Prétoire. Seulement, nous avions bien ordonné à Nicolas de ne jamais se mettre en présence de l'Empereur. Il a donc ouvert sa bouteille de gaz dans l'antichambre. Naturellement, comme l'armée impériale est fondée sur le principe que les soldats obéissent infailliblement à leurs ordres, aucun militaire ne surveille les actions d'un autre une fois que son identité est établie, et l'entrée de notre meutrier dans la chambre impériale non seulement n'éveilla aucun soupçon mais même ne fut pas notée.

Nous savions, là aussi par l'intermédiaire d'Ariane Lirs, qu'Anatole II comptait tenir trois rendez-vous dont deux tentatives d'assassinat dans sa chambre ce soir-là — il y en aurait en fait trois. Il nous parut naturel, pour assurer notre totale impunité, de nous arranger de sorte que les trois meurtres fussent commis au moyen de la même arme. Déterminer l'arme que le CUR comptait utiliser fut chose facile, puisque Anatole II prévoyait de faire rentrer le rebelle par les conduits d'aération, et que nous savions que le paradioxo... que ce gaz était fréquemment utilisé par les assassinats commis par cette organisation. Pour influencer le choix des pairs des Royaumes, il nous suffit de demander à nos spécialistes, et en particulier certains chimistes de l'Université impériale d'Anecdar, de trouver un moyen de faire paraître le même gaz comme l'arme idéale dans les circonstances, et de trouver un moyen de la rendre utilisable dans l'enceinte du petit palais. Je ne vous dévoilerai pas tous les détails, car il est préférable que certains restent secrets.

Cela étant, nous étions certains que les pistes étaient suffisamment brouillées pour que la vérité ne fût jamais découverte. Quant à Nicolas, avec l'assistance de l'Ordre des Seigneurs et du directeur du département de noologie cérébrospinale de l'Université impériale d'Anecdar, qui n'était autre que le père adoptif de Nicolas, Norman Delazur, nous le rendîmes amnésique. Ce n'était pas tant pour éviter qu'il découvrît la vérité que pour nous assurer qu'il ne nous trahirait pas, car il connaissait l'emplacement de notre planète mère, et surtout pour qu'il ne pût pas hériter du trône, ce qui eût grandement compromis notre action. Avec la guerre civile qui suivit — et dont nous avions bien entendu prévu la venue — notre totale impunité fut garantie.

Plus de trente ans plus tard, l'épreuve du nexus était bel et bien terminée pour nous, et comme le suivant ne viendrait pas avant plus de quatre siècles, nous n'avions plus de raison de ne pas laisser la vérité éclater. Plutôt que de tout révéler à l'Empereur, il nous parut que la meilleure façon de procéder était de s'assurer que Nicolas lui-même serait chargé de l'enquête, et pourrait ainsi choisir de révéler la vérité ou de la taire. C'était une façon, peut-être, de compenser le fait qu'il ait perdu, par notre faute, son père, sa couronne, son honneur et sa mémoire. Il a fait son choix, et je me devais d'honorer ce choix : c'est pourquoi je viens de vous révéler tant de choses sur nous.

Ne vous imaginez cependant pas, Sire, que vous pourrez utiliser ces informations contre nous. La planète à partir de laquelle nous opérons est bien cachée, aussi bien au moins que celle qui est la base du CUR et celle qui regroupe le noyau dur des pairs des Royaumes. Et moi-même, qui ai été choisi comme intermédiaire entre le Conseil et vous, ignore son emplacement. Jusqu'à maintenant, l'Univers ignorait jusqu'à l'existence des Sages. Maintenant, ils connaîtront notre existence sans rien savoir de plus ; cela ne changera rien à rien car si nécessaire, dans l'intervalle de quatre siècles qui nous sépare du prochain nexus, nous pouvons réussir à transformer le Conseil des Sages en une légende sans aucun fondement.

Cependant, je suis autorisé à vous faire une proposition. Il n'y a pas de loi inévitable de l'Histoire qui ordonne que nous devions être ennemis. Bien au contraire, une alliance entre vous et nous, Sire, serait de la plus grande utilité pour tout le monde. Elle nous permettra de franchir le prochain nexus avec, je l'espère, plus de bonheur que le précédent, et elle vous sera également avantageuse en ce que nos conseils vous permettront de régner avec plus de sagesse. Je vous tend donc la main, au nom de tout le Conseil des Sages et en vous proposant de jouer le rôle d'ambassadeur. Si vous acceptez, je pourrai servir de relai entre vous et le président du Conseil des Sages. Si vous refusez, vous ne saurez rien de plus sur nous que notre nom, et nous continuerons d'agir dans l'ombre. »

L'avenir du monde

Après les paroles d'Alexandre Wiskin, il y eut un moment de silence tendu intolérable. Tous les regards étaient braqués vers l'Empereur — malgré le manquement à l'étiquette que cela représentait. Mais Loïc Premier ne semblait pas s'en soucier. Il n'était même pas évident que l'Empereur eût l'intention de parler ; il se contentait de regarder le président de l'Académie des Sciences avec un regard vaguement curieux.

Enfin, alors que Nicolas était sur le point d'oser briser le silence pour demander quel sort on lui réservait, le souverain de l'Univers se leva et ses deux ministres le suivirent. Tous trois quittèrent la salle et aussitôt après deux gardes vinrent stationner devant la porte pour en interdire l'accès. Pendant tout ce temps, pas un mot n'avait été prononcé, et ce silence qui devenait de plus en plus insupportable semblait devoir s'éterniser. Hippocrate voulut détendre l'atmosphère en entamant une conversation sur un sujet anodin, mais il ne parvint pas à tirer de quiconque plus qu'un monosyllabe, et quand il se tut résigné, l'atmosphère était encore plus pesante.

Quand la porte se rouvrit, elle laissa passer une femme assez âgée mais néanmoins fort belle, au port digne et noble. Nicolas reconnut en elle, pour avoir déjà vu sa photographie, le ministre de la Justice du Gouvernement de Loïc Premier, Madeleine Alkin.

« La Justice de Sa Majesté l'Empereur de l'Univers Loïc Octave, premier du nom, longue vie à lui, prononce la peine de mort à l'encontre des personnes suivantes : Nicolas Elvun dit Delazur pour crime de régicide, Alexandre Wiskin pour complicité du crime de régicide, Oarik Degar, Yula et Agad Rederhaek pour tentative de régicide, et faits et actes de terrorisme, et Rodrick d'Erdolia, Gustave de Séréné et Catherine de Naésie pour tentative de régicide et crime contre la sûreté de l'État. »

Cette annonce n'était certainement pas de nature à détendre l'atmosphère. Madeleine Alkin continua imperturbablement.

« Cependant, conformément à certains engagements pris par Sa Majesté l'Empereur de l'Univers, il est décidé de surseoir indéfiniment à l'exécution de la présente sentence. »

C'était un progrès, mais ce n'était pas encore très encourageant. Toutefois, Madeleine Alkin céda la parole à son Premier ministre, qui venait de rentrer à son tour.

« Je suis autorisé par Sa Majesté l'Empereur à parler en son nom, expliqua Dors Élora. Sa Majesté l'Empereur considère qu'il n'est pas loisible pour lui de traiter avec sur les territoires soumis à sa juridiction avec un homme qui y est condamné à mort. »

« C'est une façon peu subtile, interrompit Alexandre Wiskin, de refuser notre invitation. »

« Cependant, ajouta le Premier ministre en souriant, ce serait possible ailleurs. »

« Ailleurs ? répliqua Nicolas. Mais il n'y a pas d'``ailleurs''. L'Empereur est Empereur de l'Univers. »

Ce fut alors Ambroise de Nerstel qui se présenta pour faire une communication, et il était clair qu'il y répugnait.

« Sa Majesté l'Empereur de l'Univers Loïc Octave premier du nom déclare renoncer à tous ses droits et toutes ses prérogatives sur la planète d'Agaden et sur la galaxie naine qui l'entoure, communément appelée royaume d'Erendor. Désormais, la souveraineté sur le royaume d'Erendor est remise entièrement à Son Excellence Monsieur Nicolas Elvun, dit Delazur, qui à cet instant prend le nom de prince d'Agaden. »

Dors Élora reprit alors la parole — l'Empereur avait bien orchestré le discours de ses ministres.

« Par ailleurs, Sa Majesté l'Empereur Loïc Octave demande à son confrère le prince d'Agaden de bien vouloir l'accueillir, maintenant et tous les ans dorénavant, sur son territoire, ainsi que des représentants de différentes parties intéressées que le prince d'Agaden voudra bien inviter, afin d'établir une conférence où il sera question de l'avenir de l'Univers. »

Enfin, Madeleine Alkin conclut :

« Sa Majesté l'Empereur de l'Univers ayant appris que pesait dans son Empire une condamnation à l'encontre de son confrère le prince d'Agaden, déclare qu'une telle condamnation ne saurait exister à l'encontre d'un chef d'État, et que comme telle elle est nulle et non avenue, et l'Empereur prie le prince d'Agaden de bien vouloir accepter ses excuses, et déclare encore nulles les condamnations prononcées contre toutes les personnes que le prince d'Agaden déclarera cautionner. »

Un nouveau moment de silence passa, plus étonné que tendu cette fois. Il fut brisé par le son de Nicolas Elvun, prince d'Agaden, qui partit d'un rire franc.

Épilogue

« Tout compte fait, voyez-vous, je ne regrette rien. D'abord, l'Univers a été sauvé du chaos. Ensuite, mon père n'est mort qu'un an ou deux avant ce qui aurait été sa fin naturelle, et la dynastie des Octaves n'est pas plus mauvaise que celle des Elvuns. J'ai moi-même hérité d'une couronne qui est aussi agréable de porter que celle que mon père m'aurait laissée, puisqu'il s'agit du royaume sacré d'Erendor, et que ce n'est pas moi mais un parlement élu qui exerce le véritable pouvoir ; ainsi, le rêve d'Anatole et des rebelles est-il finalement réalisé même si ce n'est qu'à une toute petite échelle. J'ai l'honneur de rencontrer tous les ans les plus grands hommes de l'Univers, et je peux dire que j'ai moi-aussi joué mon rôle dans cette longue histoire qu'est l'Histoire. Mais surtout... »

Nicolas tourna les yeux vers la princesse d'Agaden et ces yeux parlèrent pour lui.

« Ma cousine, Anya Octave de Bergonde, princesse d'Erendor, vous assurera que la dynastie des Elvuns ne s'arrêtera pas si vite. Je vous devais bien cela, noble cousin ; l'Univers vous le devait. »

Loïc Premier, Empereur de l'Univers, contemplait avec satisfaction le magnifique jardin éclairé par la galaxie compacte qui luisait dans le ciel nocturne avec l'éclat d'une lune, l'unique galaxie qui était réputée ne pas faire partie de l'Univers. Quant au jardin, il n'était pas moins unique pour la variété des plantes qui le constituaient, et c'était un expert qui en assurait le soin, un certain Oarik Degar, frère de Madame le Premier ministre d'Erendor.

« Oh, comme toujours, il y a bien quelques perdants, continua l'Empereur, philosophique. On m'affirme qu'Agad le Rouge a créé un nouveau groupe de rebelles, plus extrémistes, qui refusent de se contenter de notre compromis et veulent m'assassiner. Je veillerai à ce qu'ils ne réussissent pas... en tout cas, les conduits d'aération sont maintenant bien surveillés. Quant à Gustave de Séréné, il ne me pardonnera jamais d'avoir pactisé avec le Conseil, et il est à la tête de son propre groupe de rebelles, mais pour une cause différente. Je suis heureux que Rodrick d'Erdolia n'en soit pas partie, et qu'il ait accepté votre invitation à représenter l'aristocratie à la conférence d'Agaden. »

« Quant aux Sages... » commença Nicolas.

« Quant aux Sages, reprit l'Empereur, nous n'en saurons probablement jamais rien. Tout nous viendra par l'intermédiaire d'Alexandre Wiskin. Ce n'est pas qu'il me déplaise, mais j'aimerais tout de même savoir à qui j'ai affaire. Cet Omega qui signe tous les communiqués, président du Conseil, qui peut-il bien être ? »

Loïc Ier devait continuer à l'ignorer, et jusqu'à ce que l'Élysée fût atteint jamais un non initié ne connaîtrait l'identité des Sages. Pourtant, Loïc Ier connaissait bien Omega, car le maître de Mars n'était autre que son propre Premier ministre.


David Madore