Manifeste contre les abus de la « propriété intellectuelle »

Il est question d'une bataille législative et sociale : une bataille dont le public n'est encore que très mal informé (ce qui permet, par conséquent, aux lobbies, ou groupes de pression, d'exercer une influence d'autant plus grande sur les législateurs), mais dont les enjeux sont de la plus haute importance, puisqu'il s'agit de pas moins que le contrôle de l'information — quintessence de la technologie du siècle à venir — et de la liberté de communiquer de façon générale. C'est la bataille de la « propriété intellectuelle ».

Qu'est-ce que la « propriété intellectuelle » ? Dans sa conception première, il s'agissait d'un droit destiné à protéger l'auteur et ses justes intérêts contre les abus des éditeurs. Actuellement, c'est un moyen par lequel certains (et pas toujours les auteurs eux-mêmes) s'attribuent, ou du moins tentent de s'attribuer, un monopole sur la diffusion et la communication de certaines « informations », dans un sens extrêmement large. Entre ces deux conceptions, quel écart ! Écart qui semble amené à se creuser toujours plus, à mesure que les pressions commerciales pour un droit toujours plus large et plus sévère de la « propriété intellectuelle » disposeront à leur gré des gouvernants faute d'existence d'un contre-pouvoir.

C'est pour former ce contre-pouvoir, contre les excès d'un droit de la « propriété intellectuelle » sans cesse plus envahissant, plus contraignant et plus injuste, que nous nous élevons. Sans remettre en question la notion de droit d'auteur, nous protestons contre les dérives qui font que les intérêts d'une majorité sont balayés au profit des privilèges d'un lobby minoritaire.

Nous montrerons d'abord pourquoi le terme même de « propriété intellectuelle » relève d'une rhétorique partisane. Nous examinerons ensuite la notion de protection de l'investissement et les abus qui en résultent. Notre troisième point sera de mettre en relation le droit de certains à un monopole avec le droit dont les autres sont ainsi privés, de façon à montrer que l'enjeu n'est pas sans importance. Nous évoquerons alors l'évolution des technologies et l'exacerbation des antagonismes à laquelle elle a conduit. Enfin, nous tenterons de suggérer de nouvelles solutions pour concilier le juste souci des auteurs vis-à-vis de leur rémunération, avec le droit de chacun à communiquer et à partager.

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On aura sans doute remarqué l'emploi des guillemets autour de l'expression « propriété intellectuelle ». C'est qu'il y a dans cette dénomination un sous-entendu qui ne devrait pas être admis comme allant de soi, à savoir que la « propriété intellectuelle » relève de la propriété, et qu'à ce titre elle mérite d'être défendue au même degré que la propriété matérielle. On cherche donc à la faire passer pour un droit imprescriptible et inaliénable de l'homme. Il y a dans ce simple choix de terme tout un programme dont la reconnaissance silencieuse nous prive du droit à le contester. Et avec ce choix viennent également des jugements moraux sur ceux qui enfreignent le droit prétendu à la « propriété intellectuelle » : ceux qui ne la respectent pas deviendraient ipso facto des « voleurs ». Voilà une façon commode de couper court à tout débat contradictoire, en déclarant, par un simple tour de rhétorique, nuls (ou extrémistes) et irrecevables tous les arguments qu'on pourra objecter.

Sans tomber dans cette rhétorique ainsi dénoncée, tentons de voir en quoi consiste au juste cette « propriété intellectuelle ».

Le droit en question recouvre des domaines assez variés. Il va du droit des auteurs, c'est-à-dire la « propriété » littéraire et artistique au droit des brevets, qui relève de la « propriété » industrielle. Entre les deux il existe ce droit étrange qui protège les auteurs de logiciels, et qui est assimilé, à l'encontre du sens commun, au domaine littéraire et artistique. Les buts recherchés sont également assez variés, allant d'un droit moral de reconnaissance de paternité à un droit purement financier de retour d'investissement, en passant par une protection de l'œuvre elle-même contre le plagiat. Dans tous les cas, il prend la forme d'un monopole garanti à une certaine personne (l'artiste-créateur, mais aussi parfois l'interprète, l'éditeur, l'héritier, l'employeur, l'investisseur) sur l'usage, la reproduction, la diffusion, la publication, d'une certaine information dans un sens large.

Bref, la « propriété intellectuelle » se résume en deux mots : « monopole » sur des « informations ». Et on voit dès lors à quel point son champ est large et terrifiant. Il n'est désormais plus aucune idée, aucun concept, aucune création, qui naisse libre : toutes sont soumises à cette « propriété » omniprésente.

Comparons maintenant la « propriété intellectuelle » à la propriété matérielle. En surface, il apparaît une ressemblance importante : il s'agit de garantir à une personne l'exclusivité de la jouissance sur un objet matériel. En vérité, cependant, les différences sont considérables. D'abord, parce que la propriété matérielle est correctement circonscrite : elle ne concerne que des objects palpables et bien définis, ou des régions limitées de l'espace ; tandis que la « propriété intellectuelle » n'a aucune limite à son champ d'application. Ensuite, parce que la notion de « vol intellectuel » est un artifice rhétorique : il s'agit de copie et non de spoliation ; et nous reviendrons abondamment sur ce point. Enfin, parce qu'il est tout naturel qu'un objet matériel appartienne à une seule personne, lorsqu'il ne peut en être fait usage que par un seul : le monopole en ce qui concerne la propriété naturelle est inhérent, le droit ne faisant que codifier les modalités de sa répartition ; tandis qu'en ce qui concerne l'information, le monopole est artificiel et, nous espérons le montrer, nuisible dans son excès.

En raison de ces différences, nous affirmons que la prétendue « propriété intellectuelle » n'est pas un droit naturel.

Il existe cependant bien un droit naturel au regard de l'information. Mais, de même que l'information n'est pas matérielle, ce droit ne l'est pas non plus. Il s'agit d'un droit, non à la propriété, mais à la paternité. Il s'agit du droit moral d'être reconnu comme auteur d'une création dont on est le créateur, comme le concepteur d'une invention dont on est l'inventeur. C'est là un droit de reconnaissance, un droit de vérité, effectivement reconnu par les législateurs, mais il n'est pas opposable à la jouissance de la création par autrui. S'il faut faire une comparaison évidente mais éclairante, la paternité reconnue sur un enfant par ses géniteurs (ou parents adoptifs) n'entraîne évidemment pas de propriété sur cet enfant, et on voit dès lors à quel point la rhétorique de la « propriété » intellectuelle est douteuse.

Qu'on permette, pour étayer le propos, de citer l'auteur de la Déclaration d'Indépendance des États-Unis, que l'on peut difficilement accuser de ne pas accorder une grande importance à la propriété privée :

« Certains (en Angleterre notamment) ont prétendu que les inventeurs ont un droit naturel et exclusif vis-à-vis de leurs inventions, et non seulement pour la durée de leur vie, mais transmissible à leurs héritiers. Mais s'il est discutable de savoir si l'origine de toute propriété provient de la nature, il serait étrange d'admettre un droit naturel, et même un droit transmissible, aux inventeurs. (…) La possession stable est le produit de la loi sociale, et elle est d'arrivée tardive dans le progrès de la société. Il serait donc curieux qu'une idée, fermentation fugace d'un cerveau individuel, puisse, de droit naturel, être prétendue comme propriété exclusive et stable. Si la nature a fait une chose moins susceptible que les autres à la propriété exclusive, c'est ce résultat du pouvoir de la pensée qu'on appelle une idée, qu'un individu peut posséder de façon exclusive tant qu'il la garde pour lui-même (…). Celui qui reçoit une idée de moi, reçoit lui-même un savoir sans diminuer le mien ; comme celui qui allume sa bougie à la mienne, reçoit la lumière sans m'en priver moi-même. (…) Les inventions ne peuvent donc pas, par nature, être sujettes à la propriété. »

Thomas Jefferson, Lettre à Isaac McPherson, 13 août 1813. Traduction par l'auteur du présent manifeste.

(Ce que Jefferson développe ici dans le cadre spécifique des inventions (puisqu'il parle dans le cadre d'un cas très précis, une invention d'ascenseurs) pourrait sans difficulté être généralisé à la « propriété intellectuelle » dans son ensemble.)

Tout ceci ne signifie pas nécessairement qu'il faille renoncer à toute forme de droit des auteurs ou inventeurs. Mais il faut garder à l'esprit, et ceci conclut mon premier point, qu'il ne s'agit pas d'une forme de propriété, et qu'il ne s'agit assurément pas d'un droit naturel, fondamental et imprescriptible (que la propriété matérielle en soit un ou pas). Si l'auteur a un droit naturel, c'est un droit à la reconnaissance de sa paternité. La société peut décider de concéder des droits exclusifs à ses artistes et inventeurs, dans le but d'encourager la production d'œuvres artistiques ou intellectuelles (et si l'on estime que c'est là effectivement un moyen d'encourager la production en question), mais il faut garder à l'esprit que ce sont des privilèges accordés et non des droits dus, par leur seule qualité d'auteurs, à ceux-ci. Et dans cette mesure, souvenons-nous bien qu'à toute exclusivité concédée correspond une liberté retirée.

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Nous avons montré de quelle façon le droit à la « propriété intellectuelle », qu'il serait plus adapté d'appeler le « monopole informationnel », n'est pas un droit naturel mais un privilège consenti. Privilège particulier mais censément attribué pour le bien général, même si on peut en contester le principe, et c'est à l'aune de cette considération qu'il convient de le juger.

Une approche possible est celle selon laquelle il convient de « protéger l'investissement ». Il semble en effet que les droits de propriété intellectuelle s'interprètent souvent dans cette optique. Plus encore pour le copyright anglo-saxon que pour le droit de « propriété intellectuelle » stricto sensu comme utilisé par le législations des pays tels que la France ou l'Allemagne, il y a aveu explicite de protectionnisme commercial. (Cependant, la distinction entre les deux prend une allure de plus en plus discrète : notamment, l'attribution de droit sui generis aux créateurs de bases de données dans les dernières versions du droit de la « propriété intellectuelle » reconnaît explicitement protéger l'investissement et non la création.)

Protectionnisme qui découle du raisonnement suivant : l'auteur, ou l'éditeur, ou l'inventeur, ou l'investisseur, a pris un risque (moral et financier) dans sa création, dont les bienfaits rejaillissent sur tous, et il est normal, pour encourager de telles créations, de lui assurer une protection, sous forme de monopole garanti vis-à-vis des retombées matérielles de ces bienfaits. En lui-même, ce raisonnement n'a rien de pervers, et il est bien le seul argument tenable permettant de défendre la « propriété intellectuelle ».

Reste que les économistes nous ont appris à considérer le protectionnisme et les monopoles, sous toutes leurs formes, avec beaucoup de circonspection. Examinons donc de plus près celui qui nous préoccupe.

Pour commencer, au nom de quel principe tout investissement aurait-il droit à une protection spécifique ? Quelle loi postule-t-elle que tout travail mérite un salaire, prélevé au su de tous ? Il serait absurde d'accorder aveuglément de telles garanties sans contrepartie sérieuse. Or, dans le cadre de la propriété intellectuelle, on demande à voir la contrepartie en question, lorsque tout ou presque est brevetable, et que les protections de la « propriété intellectuelle » sont accordées automatiquement et sans distinction à tout ce qui ressemble à une création.

À ce stade nous citons l'écrivain de science-fiction Robert Heinlein, qui est l'auteur de la réflexion fort pertinente qui suit :

« Certains groupes dans ce pays ont eu l'idée que parce qu'un homme ou une corporation a tiré un profit du public pour un nombre d'années, le gouvernement et les cours de justice sont dans l'obligation de garantir ce profit par le futur, même en face de circonstances changeantes et d'intérêt public contraire. Cette étrange doctrine n'est soutenue ni par la loi ni par la jurisprudence. Ni les individus ni les corporations n'ont le droit de venir réclamer à une cour que l'Histoire soit arrêtée, ou retournée, pour leur bénéfice personnel. C'est tout. »

Robert A. Heinlein, Life-Line. Traduction par l'auteur du présent manifeste.

Au demeurant, s'il s'agit de protéger, la première question serait de savoir quoi : est-ce la création ou le travail ? Examinons ces deux possibilités séparément.

On a vu certains publier des textes incontestablement du Domaine Public (par exemple, des textes d'auteurs grecs antiques) et prétendre à une protection vis-à-vis de l'« investissement » ainsi fourni en terme d'établissement et de saisie du texte. Il n'y a là aucune créativité, aucune originalité, juste un investissement, certes peut-être important. Désormais, une base de données de faits, une carte géographique (qui représente des données physiques objectives), toutes sortes de choses qui ne relèvent pas de la création, mais d'un simple travail de technicien, sont du ressort de la « propriété intellectuelle ». Or si l'on veut protéger l'investissement, est-ce là vraiment la meilleure façon ? Est-il juste que toute forme de travail, quelle qu'en soit la portée, l'intérêt ou le mérite pour l'ensemble de l'humanité, soit automatiquement protégé par une série de privilèges exorbitants qui gênent d'autres formes d'investissements et de travaux intellectuels ? La question mérite du moins d'être posée.

Prenons l'exemple de la photocopie : les éditeurs essayent de nous faire croire que la photocopie s'apparente à du vol ; ils essayent de plus de nous conduire à penser que « le photocopillage [sic] tue le livre ». Cette affirmation est au moins discutable. La photocopie semble avoir contribué à l'essor de l'industrie du livre, car les lecteurs se sont de plus en plus habitués à posséder un exemplaire des passages d'intérêt (plutôt que d'emprunter le livre dans une bibliothèque), et lorsque ce passage était trop long pour être commodément photocopié, ils ont pris l'habitude d'acheter l'ouvrage. Admettons que l'argument n'est pas évident, et il est lui aussi discutable. Mais on conviendra du moins qu'il y a matière à réflexion, et qu'autoriser les éditeurs à prélever une taxe sur toute photocopie n'est peut-être pas aussi judicieux et aussi juste qu'il y paraît à première vue.

L'industrie du livre est-elle en péril ? L'industrie du disque ? L'industrie du cinéma ? Il est de leur intérêt de nous le faire croire. Toutes se plaignent d'un certain manque à gagner. Mais le gain en question devait-il en justice leur revenir ?

D'autre part, si on cherche à protéger la créativité, au nom de quoi les droits des auteurs seraient-ils transmissibles à leurs descendants ? On a expliqué qu'il ne s'agissait pas d'une forme de propriété, et que tout raisonnement fondé sur l'analogie avec la propriété matérielle est erroné. Il s'agit bel et bien d'un privilège, et nos sociétés sont censées avoir abandonné les privilèges héréditaires. Favorise-t-on la créativité en accordant aux héritiers d'un grand génie les retombées de la production de celui-ci ? Qu'on nous permette d'en douter.

Quant aux brevets, ils étaient conçus initialement pour éviter les secrets industriels : c'est-à-dire qu'ils devaient être des formes de contrat, où l'inventeur révèle les secrets de son invention, de sorte qu'ils ne soient pas perdus avec lui, en échange d'une protection exclusive pour une certaine durée. Les brevets sont devenus une simple arme pour paralyser ou effrayer la concurrence en l'empêchant d'utiliser les choses les plus évidentes car elles sont « brevetées ».

Reste le cas spécifique de l'informatique : on a fait admettre au législateur, en dépit du bon sens, que le programme informatique relevait du droit des auteurs (ou du copyright) classique, plutôt que des brevets, de façon à bénéficier d'une protection perpétuelle (soixante-dix ans sont une éternité en informatique, une science qui n'a même pas cet âge). On a tenté d'assimiler le programme à une œuvre d'art, mais sans en accepter toutes les conséquences : notamment, une clause spéciale du Code de la propriété intellectuelle français (article L 113-9) prévoit que ce n'est pas un programmeur mais son employeur qui est protégé par le droit d'auteur pour un logiciel. Malgré ce statut exceptionnel difficilement justifiable, certains veulent encore ajouter à la protection dont jouissent les logiciels une protection supplémentaire des brevets.

(Il faut préciser un point à ce sujet : certains sont tentés de justifier les brevets logiciels en admettant qu'il y a des excès aux États-Unis, mais en mettant en cause l'office américain des brevets. En vérité, c'est bien la notion même de brevet logiciel qui est perverse.)

En définitive, le droit de la « propriété intellectuelle », semble avoir pour seul but de protéger les investissements des lobbies qui ont contribué à son affermissement perpétuel. Les intentions originales des législateurs sont bafouées, les intérêts publics sont ignorés, seule s'applique une logique mercantile qui ne favorise ni la créativité ni la recherche. Le droit de la « propriété intellectuelle » ne semble connaître aucune limite, ni celles du bon sens ni celles du ridicule. Il se fragmente en une multiplicité de sous-droits (droits des auteurs, droits industriels, copyright, brevets, et ainsi de suite) pour tenter d'échapper aux critiques (car il est plus difficile d'attaquer chacun de ces sous-droits séparément), mais en définitive, il retourne entièrement d'une même logique, d'autant plus obscure qu'elle est difficilement défendable.

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« Sans doute y a-t-il quelques abus, » sera-t-on tenté de répondre, « mais tout cela a-t-il vraiment tant d'importance ? »

De fait, la « majorité silencieuse » est loin de prendre conscience des enjeux que représente la bataille de la « propriété intellectuelle », et des libertés qu'elle a à y perdre. Et la rhétorique employée par les défenseurs d'un droit toujours plus envahissant contribuent à fermer les yeux de ceux qui pourraient prendre conscience de ces excès : nous avons déjà signalé l'utilisation du terme « propriété » pour faire apparaître comme naturel un droit qui ne l'est en rien. Signalons encore l'utilisation du terme de « protection » : quoi de plus positif en apparence que la « protection » ? Mais si on parlait de « Code du monopole informationnel » au lieu de « Code de la propriété intellectuelle », de « durée d'asservissement de l'œuvre » au lieu de « durée de protection », de « Domaine de liberté » au lieu de « Domaine Public », et de « privilège d'exploitation » au lieu de « brevet », sans doute les opinions seraient-elles différentes. Au lieu de cela, les idées dénoncées sont tellement ancrées dans les esprits que toute remise en question de leurs principes est discréditée d'office.

À tout privilège (ce que l'on voit) concédé aux auteurs ou autres détenteurs des droits, correspond (ce que l'on ne voit pas) une liberté qui est ôtée à tous les autres.

Sans doute cela n'avait-il pas une grande importance à l'époque de Beaumarchais, où tout un chacun ne pouvait pas s'improviser éditeur. Et on peut effectivement penser que les mécanismes de la « propriété intellectuelle » ont été globalement efficaces dans leur tâche de défendre les auteurs jusque dans le XXe siècle : des droits étaient retirés aux éditeurs pour être garantis aux auteurs, et il n'y avait pas de raison de s'en alarmer. Mais l'invention d'abord de la photographie, puis de la reprographie, de l'ordinateur, du magnétophone, de l'Internet, du graveur de CD, du DVD, et surtout du World Wide Web ont bouleversé la donne. Et surtout, demain, ces changements sont amenés à devenir toujours plus visibles et toujours plus importants, et à concerner toujours plus de monde. Car si autrefois la reproduction d'une œuvre (de quelque sorte qu'elle soit) était affaire de spécialistes, de nos jours chacun peut s'improviser éditeur, et surtout, (avec les supports numériques) les copies que chacun peut faire sont maintenant de qualité sensiblement égale aux copies professionnelles.

Le Code de la propriété intellectuelle ne mentionne nulle part le Domaine Public. Il ne pose aucun droit pour les utilisateurs : tous les droits reviennent aux auteurs (ou ce qui en tient lieu). Les seuls « droits » des utilisateurs proviennent des limitations des droits des auteurs. Cette façon particulière de faire les choses a une conséquence importante : le législateur peut augmenter arbitrairement, et même rétroactivement, les droits (c'est-à-dire les privilèges) des auteurs, et nul ne pourra s'en plaindre puisqu'en apparence nul n'est lésé (les utilisateurs n'ayant, par principe, aucun droit).

Un exemple concret de disposition dont la nature rétroactive est occultée par ce savant dispositif rhétorique et législatif, est la loi du 27 mars 1997, passée par le parlement français en application de la directive européenne du Conseil du 29 octobre 1993, et modifiant notamment l'article L 123-1 du Code de la propriété intellectuelle : jusqu'alors, la durée de la protection des œuvres autres que musicales était de 50 années courant à partir de la mort de l'auteur ; celle-ci est augmentée de 20 années supplémentaires. De surcroît, cette augmentation prend effet rétroactivement à la publication de la loi, y compris sur des œuvres déjà tombées dans le Domaine Public par expiration du délai de protection à partir du moment où elles étaient protégées dans au moins un pays membre de l'Union. Si on se place du point de vue de ceux qui bénéficient de la « protection », évidemment, tout cela est parfait. Mais si nous imaginions que toutes les peines de prisons fussent allongées de vingt années, y compris de façon à incarcérer ceux qui étaient sortis depuis moins longtemps que cela, n'y aurait-il pas quelques voix pour s'élever contre cette procédure ? Pourtant, c'est exactement ce qui vient de se passer.

Ce processus d'allongement de durée de la protection est général. Passé de trente à cinquante, puis soixante-dix ans, et dans certains cas quatre-vingt-dix, il semble gagner vingt ans à chaque fois que Blanche Neige va tomber dans le Domaine Public, observent certains facétieux. Demandons-nous en vertu de quoi quelqu'un, qui n'est pas l'auteur d'une œuvre mais l'héritier de celui-ci, aurait droit à bénéficier, pour toute sa vie, d'un privilège dessus ; pourquoi cette forme de revenu doit être héritable alors qu'une autre forme de revenu ou d'emploi n'est normalement pas héritable ; et pourquoi on allonge ainsi la durée de cette protection.

Au-delà du Domaine Public, ce sont les exceptions d'usage privé, ce que les Américains appellent « fair use », qui sont menacées. On voit difficilement en vertu de quoi un artiste pourrait s'opposer à un usage privé quelconque de son œuvre, y compris une reproduction, tant qu'il n'y a pas diffusion publique. Et, de fait, pour le moment, ce droit est encore à peu près reconnu par les législations, excepté aux États-Unis qui l'ont récemment supprimé (Digital Millennium Copyright Act, dont nous reparlerons). Mais inutile de se leurrer : ce n'est que partie remise, déjà ces exceptions sont menacées (le Code de la propriété intellectuelle, par exemple, permet pour les logiciels une seule copie à des fins de sauvegarde).

« Concrètement, » demandera-t-on, « en quoi sommes-nous concernés ? » Il faut distinguer en cela deux niveaux : l'un direct, les effets immédiats du protectionnisme outrancier mis en place par le droit de la « propriété intellectuelle », et l'autre plus indirect, les effets pervers qu'il a eus à plus long terme.

Pour ce qui est des conséquences immédiates, on a déjà cité quelques exemples concrets. Le gouvernement français vient de décider de taxer les CD enregistrables vierges, et de reverser la taxe ainsi perçue (par l'intermédiaire de la SACEM) aux compositeurs et interprètes censément « lésés » par le recopiage. Prendre une telle mesure est d'une injustice flagrante vis-à-vis de tous ceux (et il y en a) qui utilisent un nombre considérable de CD vierges pour faire des copies de sauvegarde de données personnelles ou de logiciels libres (qu'il est donc parfaitement légitime de copier) ; ou pour tous ceux qui recopient effectivement des musiques protégées, mais le font pour leur usage personnel. Une telle décision relève d'un principe de « présomption de culpabilité » qui est contraire à toutes les exigences d'une juste société démocratique. Ou sera-t-on amené à interdire aussi tous les objets anodins qui peuvent être mal utilisés, sur ce simple prétexte ? Comme nous l'avons déjà montré, et comme Heinlein l'a élégamment formulé, il n'est pas de raison de maintenir une source de profit comme celle qui résulte de la vente de CD aux prix artificiellement trop chers.

Enfin, demandons-nous si ces mesures de protection vont vraiment profiter aux artistes et non aux éditeurs ; et si aux artistes, auxquels. La répartition de la taxe se fait dans une grande opacité : est-il certain que ceux qui en profiteront seront les mêmes que ceux qui souffrent du piratage ?

On est en droit de se scandaliser d'une telle décision.

L'industrie du cinéma profite également d'un protectionnisme de ce type. Pour asseoir leur puissance face aux consommateurs, les producteurs ont artificiellement fragmenté le marché des DVD (Digital Versatile Disk, support numérique de données notamment vidéo) en divisant la planète en « zones » géographiques et en rendant impossible la lecture d'un DVD édité dans une zone sur un lecteur prévu pour une autre. De plus, des techniques cryptographiques (« CSS ») compliquées (mais naïvement donc mal conçues) devaient empêcher la reproduction des dits DVD. Techniquement, ces mesures étaient vouées à l'échec. Et, de fait, le « génie à revers » (reverse engineering) eut raison d'elles en bien peu de temps. Mais différentes formes de protectionnisme basées sur le droit de la « propriété intellectuelle » tentent de les maintenir : un procès contre ceux qui distribuent le programme (« DeCSS ») permettant de venir à bout de la cryptographie employée, sur la base de violation de copyright et de secret industriel, d'une part, et d'autre part des réglementations sibyllines concernant la publication des films en DVD après leur sortie en salle. Au final, ce sont les éditeurs qui encaissent les profits, en prétendant que par eux ce sont les artistes qui sont favorisés (ce qui est faux) ; et ce sont les cinéphiles qui souffrent, de ne pas pouvoir voir les films qu'ils veulent quand ils le veulent.

Pour ce qui est du livre, l'argumentation sera sans doute moins probante, car d'une part le transfert d'un livre sous forme numérique est plus difficile que pour un CD (qui l'est déjà !) puisqu'il faut faire de la reconnaissance optique de caractères, et car d'autre part on préfère encore un livre relié de façon professionnelle à une pile de feuilles volantes. Vraisemblablement, la différence ne durera pas. On peut néanmoins mentionner le cas des livres épuisés (notamment lorsque l'éditeur refuse de les rééditer) : un livre du Domaine Public ne peut jamais véritablement être épuisé, car s'il est suffisamment intéressant il se trouvera bien quelqu'un pour l'emprunter dans une bibliothèque, le numériser et le rendre disponible sur le World Wide Web. Le projet Gutenberg atteste de la motivation qu'il y a à saisir de la sorte des textes du domaine public : grâce à lui on peut avoir accès à une bibliothèque de milliers de titres du domaine public, librement accessibles, librement utilisables, librement reproductibles, en un mot : libres.

Il faut se faire à l'idée que le Domaine Public est le véritable patrimoine de l'humanité, le domaine de ce qui appartient à tous. Tout ce qui est encore « protégé », c'est-à-dire asservi, par le copyright, est en suspens. On ne peut véritablement l'utiliser, car les ayant-droits peuvent en gêner la reproduction et l'étude.

Pour ce qui est des effets pervers à plus long terme, nous pensons que l'exemple le plus frappant est celui de l'informatique. Il est incontestable que l'« état de l'art » en technique informatique a des années de retard par rapport à nos connaissances théoriques. Sans doute y a-t-il plusieurs raisons à cela. Cependant, une des raisons apparaît clairement en l'essence de la « protection » excessive que nous dénonçons. Les logiciels qualifiés de « libres », c'est-à-dire ceux qui ont délibérément renoncé à la protection qui leur était accordée par les droits d'auteurs, pour n'en conserver que, en substance, la reconnaissance de paternité, ont montré leur supériorité technique fréquente, parfois même écrasante, sur les logiciels « propriétaires » (c'est-à-dire ceux qui conservent la protection). De là à prétendre que les retards de l'informatique sont dus, au moins en partie, aux efforts inutilement dupliqués à cause de la propriété intellectuelle et au temps perdu en attendant les logiciels libres, il n'y a qu'un pas, que nous franchissons sans hésiter. Et encore, nous omettons de parler des brevets logiciels, contre lesquels il existe une quasi-unanimité, avis cependant tout simplement ignoré.

Pour ce qui est des domaines artistiques, il y a également eu des effets pervers. Car, contrairement à ce qu'on peut naïvement penser, c'est avant tout aux éditeurs, et non aux auteurs, que profitent les droits dits d'auteurs, ou du moins leurs excès. Ils ont donc contribué à maintenir en place la toute-puissance des éditeurs, et, partant, la survalorisation des artistes les plus populaires par rapport aux artistes peu connus, en forçant des prix artificiellement élevés sur les productions. Rappelons que le CD, lorsqu'il est apparu, coûtait cher : nettement plus cher que la cassette audio qui l'a précédé ; ce prix élevé devait servir à amortir l'invention, et diminuer par la suite — or on constate que les CD continuent de coûter cher.

Résumons-nous. Que passe-t-on, en définitive, sous silence ? Une injustice dans le paiement des « taxes » associées au monopole des droits d'auteur. Une injustice dans sa répartition. Une politique de cherté (prix élevés des CD notamment) dont on fait passer la disparition pour un manque à gagner injuste de l'industrie concernée. Une perte de droits de communiquer et de s'informer. Car nous osons affirmer que recopier un CD pour un ami, visionner un film en petit groupe ou photocopier des pages d'un livre sont des activités qui n'ont rien de condamnable et qui ne justifient pas une taxe payée à l'éditeur ou à l'auteur, même quand ceux-ci veulent nous faire croire leur existence menacée.

Finalement, nul ne peut se prétendre non concerné. La bataille est assurément d'avant-garde, ses conséquences les plus importantes ne se feront sentir que dans l'avenir ; mais c'est maintenant qu'elle se joue, et c'est maintenant que des groupes d'intérêt font pression auprès des législateurs pour durcir sans arrêt un droit qui est déjà paralysant. Or ce qui est véritablement en jeu, c'est le droit à l'information et à la communication. Si l'avenir de l'humanité passe par la civilisation de l'information, les abus de la « propriété intellectuelle » peuvent avoir des conséquences bien plus funestes qu'il n'y paraît superficiellement.

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Les évolutions que nous constatons ont été précipitées par des évolutions de la technologie. Un bref regard vers ce qu'elles sont s'impose donc.

La rhétorique que nous avons déjà plusieurs fois dénoncée, la même qui insiste pour parler de « propriété » intellectuelle, a en quelque sorte fait de l'Internet le « méchant » de l'affaire. Le malheureux Internet, dont les principes de fondation ont toujours été le contraire du protectionnisme intellectuel, autrement dit l'ouverture et la transparence, devient, par une habile transformation dialectique, un repaire de pédophiles (le mythe des images pédophiles sur le Web est un des plus coriaces qui soient, mais ici n'est pas notre propos), de pirates informatiques (« hackers », dit-on, sans savoir que ce mot désigne au sens propre un génie de l'informatique sans impliquer la malveillance), de pirates de l'information, et je ne sais quoi d'autre. Le malheureux Internet doit subir des réglementations sans cesse plus contraignantes tendant à le brider de toutes les façons possibles.

Car les « nouvelles technologies » ont eu deux conséquences notables : elles ont élargi le champ de l'« information », et elles en ont facilité la circulation.

Élargissement du champ de l'information, cela veut dire aussi, tant de domaines supplémentaires d'application du droit de la « propriété intellectuelle », qui d'un droit d'importance mineure est passé à l'enjeu central de toute une civilisation. Tout est devenu « information », et donc susceptible de protection. Pêle-mêle : les logiciels, les algorithmes, les langages de programmation, les bases de données, les images numérisées, les données géographiques (et cartes), les « noms de domaine », les logos, les apparences des sites web et leur ergonomie, les procédés de chiffrement, les protocoles cryptographiques, les protocoles de communication, les conceptions matérielles des ordinateurs, les plans des puces, tout cela est copyrighté, breveté, contrôlé, en un mot : verrouillé. Tout cela est « information ».

Et nous ne parlons là que de l'informatique et ses applications. Car en biologie s'ouvrent également des perspectives inquiétantes ; notamment la brevetabilité des séquences d'ADN ouvre des possibilités terrifiantes. Le droit de la « propriété intellectuelle » est partout.

Présent partout, il se sent également partout menacé. Les informations sont numériques. Et ce qui est numérique peut être traité par un ordinateur, donc, copié sans aucune perte (l'original étant absolument indiscernable de la copie). Il est mathématiquement impossible d'émettre de l'information impossible à recopier ; il n'est même pas possible de contrôler la manière dont une information serait copiée. Tous les artifices techniques sont donc voués à l'échec (et de nombreux ont été tentés). C'est donc vers le droit que le protectionniste se tourne, et c'est auprès des législateurs qu'il fait pression. Avec un considérable succès, il faut le dire.

Les techniques de compression sont également une menace importante pour la « propriété intellectuelle ». En rendant l'information plus aisément stockable et transportable, elles ouvrent des possibilités que certains voudraient justement refermer. Le format MP3 est la terreur de l'industrie musicale, puisque grâce à lui l'équivalent d'heures de musiques (donc de CD entiers), d'une qualité tout à fait équivalente à celle d'un CD, peut être transféré de façon relativement commode vers ou depuis l'Internet par un modem qui ne soit pas exceptionnellement rapide. Le format MPEG 4 et ses avatars vont devenir la terreur de l'industrie cinématographique, puisqu'ils permettent de stocker un film complet sur un seul CD avec une qualité largement comparable à celle d'un DVD.

La première erreur, et elle a été abondamment commise, consiste à essayer d'arrêter la technique. Mais on n'arrête pas le progrès. On arrive certes à lui faire beaucoup de mal, et à faire par conséquent beaucoup de mal indirectement à beaucoup de gens. Mais on n'arrive jamais à empêcher ce qu'on veut empêcher. Et malgré toutes les apparences de légitimité qu'on veut se donner, on n'a pas le droit moral de le faire.

La situation est d'autant plus ironique que ce sont les éditeurs qui ont fait pression pour l'apparition des formats numériques. Le CD audio précède le CD informatique : il constitue une avance de la technologie voulue par les éditeurs de musique, et notamment dans le but de forcer les mélomanes à renouveler leur collection de vinyles ou de cassettes ; et on a entendu peu de voix protester contre l'« excès à gagner » à ce moment-là qui fait pendant au « manque à gagner » actuel.

Alors, quand on échoue à bloquer le progrès, on fait appel au législateur et aux cours de justice. Le législateur, effectivement, met beaucoup de bonne volonté à se laisser persuader d'adopter des lois privilégiant tel ou tel groupe de pression qui se dit menacé dans sa « propriété intellectuelle ». Et s'il faut pour cela arrêter la technique, cela sera tenté, avec déjà plus de succès grâce au soutien de la loi, et avec donc aussi plus d'effets néfastes.

Le dernier avatar d'une succession de lois iniques s'appelle le Digital Millennium Copyright Act (« Loi du copyright pour le millénaire numérique »), aux États-Unis. Dès le titre, on voit que le législateur prend acte des évolutions de la technologie, et entend y « remédier ». Deux dispositions particulières donneront un aperçu des conceptions prônées. D'une part, la présomption d'innocence est supprimée : toute personne mise en demeure de cesser la publication (sur le Web) d'un texte en raison d'une violation de copyright, doit obéir sur-le-champ, et ne pourra reprendre que si elle prouve son innocence devant une cour de justice. D'autre part, le droit au « fair use » est supprimé : si l'éditeur a pris des mesures pour empêcher un certain usage, même privé, il devient illégal de tenter de contourner ces mesures ; ainsi, contourner le système cryptographique des DVD pour les dupliquer, même à usage purement privé devient illégal.

Entre les tenants d'un droit immuable à une « propriété intellectuelle » sacrée, et les partisans d'une liberté absolue de communiquer et de partager les informations de quelque nature qu'elles soient, l'écart se creuse chaque jour davantage. Jusqu'à présent, le progrès a toujours été du côté de ceux-ci, et les États du côté de ceux-là. L'exacerbation de cet antagonisme laisse présager de funestes conséquences sur le progrès de façon générale, au-delà même du champ de la « propriété intellectuelle ». Peut-être faut-il chercher de nouvelles solutions pour remplacer le protectionnisme frileux.

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Faut-il en définitive supprimer complètement le droit à la « propriété intellectuelle » ? Nous ne proposons pas nécessairement une mesure aussi extrême, mais il faudra au minimum le revoir. Cependant, nous pouvons du moins en pensée envisager cette suppression, et arguër qu'elle ne conduirait pas aux conséquences dramatiques qu'on peut lui prêter.

Un libéral authentique se doit d'être opposé à toute forme de droit à la « propriété intellectuelle » car, comme nous l'avons noté, il ne s'agit pas d'une forme de propriété, mais d'un protectionnisme comme un autre, qui paralyse les marchés (de plus en plus nombreux !) de l'« information » dans tous les sens du terme. Ces privilèges accordés (ce que l'on voit) aux auteurs ou apparentés ont nécessairement un coût (ce que l'on ne voit pas) pour les autres. Tous les arguments libéraux classiques pour s'opposer aux barrières protectionnistes sont applicables sur ce cas précis. Il serait trop long et fastidieux de reprendre les arguments fort avancés d'un débat qui n'est d'ailleurs pas clos, mais il est du moins certain que les réactions naïves telles que « ce serait la disparition de l'art ! » sont, justement, naïves. Dès lors qu'il y a une demande, il y aura une offre pour y répondre.

Un libéral, donc, doit s'opposer à la « propriété intellectuelle », au moins dans ses excès. Pour une raison différente, les socialistes doivent également la combattre, car elle a en définitive conduit à une excessive puissance des éditeurs. Car les brevets favorisent la domination de multinationales qui peuvent se permettre d'en déposer en quantités impressionnantes. Car les droits d'auteurs transmis aux héritiers sont une réminiscence des privilèges héréditaires du temps passé. Car les mécanismes de tout ce système ont permis à certains de s'enrichir démesurément tandis que d'autres ne parvenaient pas à franchir les barrières d'entrées.

Plusieurs éléments de réponse peuvent expliquer pourquoi, même en l'absence de protection de la « propriété intellectuelle », les auteurs seraient quand même rémunérés. Encore une fois, ce ne sont que des éléments de réponse, qui mériteraient d'être complétés par une longue discussion qui n'a pas sa place ici. D'abord, il faut évoquer la fidélité des consommateurs. Ensuite, on peut penser que les conséquences seraient principalement au détriment des artistes les plus populaires, qui n'ont de toute façon pas, généralement, de problèmes de subsistance. Ainsi, il semble plausible que les mécanismes du copyright protègent avant tout les artistes les plus populaires au détriment des autres. Reste à savoir ce que l'on veut. Par ailleurs, notons que dans un monde sans « propriété intellectuelle », le mécénat sera nécessairement amené à se répandre bien au-delà de sa mesure actuelle. Quoi qu'il en soit, par une méthode ou par une autre, on voit bien que l'art subsistera au-delà du lobbying qui s'y associe actuellement. Des considérations semblables seraient du reste applicables aux brevets.

Pour ce qui est de la rémunération des artistes, une solution fort prometteuse semble en voie de se dessiner sous la forme des micro-paiements. Il s'agit en d'autres termes de faire des transactions numéraires de quantités très faibles (ce qui suppose un soutien bancaire approprié, ou bien des organismes centralisateurs ad hoc). L'idée étant qu'alors qu'actuellement un auditeur achète un petit nombre de disques, fort cher, et les fait écouter (gratuitement) à ses amis, il pourrait, pour le même budget, se procurer, en micro-payant à chaque fois, chacun de ces titres. Psychologiquement, les micro-paiements sont toujours mieux acceptés.

Enfin, ne négligeons pas les ressources de la publicité : un site web de distribution de fichiers MP3 peut profiter de sa popularité en vendant des espaces publicitaires, et utiliser une partie de ce profit pour rémunérer ses artistes.

Le fait est que, d'une façon ou d'une autre, les logiciels « libres » fonctionnent bien, économiquement parlant, et ceux qui les vendent (malgré l'absence de protection, légale ou autre, contre la copie) vivent très bien de leur métier. Il y a une demande : il n'y a pas de raison qu'il n'y ait pas d'offre pour y répondre.

Tous ces arguments conduisent à penser, sinon qu'un monde sans aucune forme de « propriété intellectuelle » est tout à fait possible (y compris artistiquement, scientifiquement et techniquement), du moins qu'il n'est pas absurde de le penser, et que, par conséquent, l'importance de celle-ci est tout à fait exagérée.

On n'est pas tenu de croire à toutes les thèses libérales pour constater les excès et penser qu'il faut réduire les abus en diminuant les privilèges consentis aux « propriétaires intellectuels ». Nous quittons donc les positions quelque peu extrêmes affichées ci-dessus et nous énumérons des propositions raisonnables pour mettre fin aux abus constatés.

Ces sept propositions semblent un compromis modéré entre la position libertaire extrême qui demande la suppression pure et simple de toute forme de « propriété intellectuelle », et la position de protectionnisme extrême que l'on observe actuellement. En fait, bien qu'elles impliquent une transformation très importante de la législation, aucune de ces propositions n'est vraiment contestable : on peut même dire qu'elles vont de soi. Si le droit de la « propriété intellectuelle » va bien au-delà, c'est signe que des pressions ont été exercées sur les législateurs.

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Pour résumer le propos dans son ensemble, disons que le droit que l'on appelle, par un artifice sophistique, droit de la « propriété intellectuelle », est beaucoup plus le résultat de manœuvres politiques que d'une juste considération de bien-être général ou individuel. En tant que tel, ce droit est fortement déséquilibré. Sous l'effet de l'évolution des technologies, les pressions pour un droit plus strict s'accentuent, et le déséquilibre avec elles. Le public se sent souvent peu concerné, et pourtant ce sont des enjeux très importants, et amenés à le devenir encore plus, qui sont représentés.

Il devient urgent de rééquilibrer le droit en faveur des utilisateurs, et en même temps de chercher des solutions économiques différentes du protectionnisme, comme les micro-paiements, pour garantir les intérêts moraux et patrimoniaux des auteurs sans chercher à ralentir la marche du progrès.

Nous avons formulé sept propositons concrètes et modérées pour limiter les abus les plus scandaleux. Sans chercher à provoquer une révolution, adopter ces points serait une façon d'assurer un droit de la « propriété intellectuelle » assez équitable et satisfaisant.

Nous, regroupés derrière le présent manifeste, entendons pétitionner les gouvernants pour obtenir l'adoption de telles mesures et un rééquilibrage du droit. À cet effet, nous nous proposons notamment de nous associer librement, espérant par notre association attirer l'attention publique sur le problème qui vient d'être exposé.


Note : Conformément à l'esprit du présent manifeste, le texte de celui-ci est placé dans le Domaine Public par son auteur, David Madore. Cependant, ce dernier prie ceux qui le citent de bien vouloir reconnaître sa paternité sur le document, et de ne pas en altérer les idées présentées.


David Madore

Dernière modification : $Date: 2002/06/17 22:42:07 $