Dissertations philosophiques

Numéro 1

« Dans quelle mesure l'homme occupe-t-il une place particulière dans la nature ? »

Humain, trop humain
(Nietzsche)

Toutes les mythologies ont toujours vu l'homme comme le centre de la création et ont imaginé des dieux anthropomorphes (ainsi les dieux grecs). Pic de la Mirandole concevait une pyramide du monde dont le degré supérieur, au-dessus des simples objets (qui sont), des plantes (qui vivent) et des animaux (qui ressentent) était l'homme (qui pense), créature-reine et seigneur du monde après Dieu. Rares sont les systèmes cosmiques selon lesquels les animaux sont promus à aller au paradis. Il a fallu atteindre Darwin et le XIXè siècle pour qu'enfin l'homme admît qu'il n'est pas, sur le plan biologique, plus qu'un animal parmi d'autres. Ainsi l'homme est-il fermement persuadé d'occuper une place particulière dans la nature. Mais alors pourquoi, et dans quelle mesure. Est-ce seulement parce qu'il pense ? Ou plutôt parce qu'il parle (et la parole n'est-elle pas la source de sa conscience) ?

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Les animaux sont réputés agir d'instinct. D'un chat qui chasse les souris on dira « ce n'est pas de la cruauté : c'est de l'instinct ». Appliqué à l'homme, ce terme est peu flatteur : on parle d'instinct guerrier, meurtrier… L'homme est supposé avoir perdu cet ingrédient qui permet aux autres animaux de survivre par eux-mêmes dans un environnement souvent hostile ; il est, ainsi que le dis Jules Vercors, un animal dénaturé. La légende de Prométhée nous rappelle que l'homme était bien moins adapté que les autres animaux d'Épiméthée ; cependant, il a reçu de son créateur un cadeau plus utile que l'instinct, symbolisé par le feu volé aux dieux…

L'originalité de l'homme au sein de la nature est plus précisément l'originalité de l'humanité : l'homme ne naît pas dans cette place particulière, il doit y parvenir avec l'aide de ses congénères, il doit réussir à réunir en lui tous les éléments qui en feront un véritable membre de l'humanité. Contrairement aux animaux qui naissent déjà formés et caractéristiques de leur espèce, l'homme doit lentement mûrir. « Un enfant est un candidat à l'humanité, mais il n'est qu'un candidat. » écrit Henri Piéron.

Mais si l'homme a à peu près totalement perdu son instinct, il possède un pouvoir bien plus grand : celui de penser. Grâce à cette faculté, il peut regarder au-delà du monde sensible, au niveau du monde intelligible de Platon. Baudelaire écrit dans le poème Élévation : « Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, / Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, / Par delà le soleil, par delà les éthers, / Par delà les confins des sphères étoilées, // Mon esprit, tu te meus avec agilité. » En effet, la pensée est ce qui permet à l'homme de s'élever au-dessus du rang d'animal. L'homme est à cheval entre le monde matériel et le monde spirituel, il est l'étrange association de la pensée et de la matière, de la res cogitans et de la res extensa, ce qui le sépare nettement des animaux, des plantes et des objets.

Les animaux supérieurs sont capables d'apprendre. Mais lorsqu'ils le font, c'est de manière entièrement expérimentale. L'homme seul est capable de transcender cet empirisme et d'user de son esprit pour déduire des nouveaux faits à partir de données observées. La pensée est à l'origine de l'explosion phénoménale de la masse des connaissances de l'homme par rapport à celles des animaux.

Et les exploits qu'il tire de ce qu'il apprend sont aussi démesurés que sa soif de savoir. Il se rend, suivant l'expression de Descartes, « maître et possesseur de la nature ». Se prenant peut-être pour un dieu, il envoie des engins dans l'espace et en vient même, par la médecine, à allonger la durée de vie qui lui était impartie. Il est le seul à oser ainsi s'attaquer à son destin. Les pauvres bêtes ne peuvent que se laisser mourir.

Ce qui est le propre de l'homme n'est cependant pas toujours positif, et les incroyables capacités de destruction qu'il a conquises ne sont, hélas, pas toujours utilisées en faveur de la vie. Intelligence ne signifie pas sagesse. Eh oui, l'homme est un loup pour l'homme. Et ce lui est propre, car les loups n'ont jamais rien fait pour mériter l'attitude dont leur qualifie ce dicton ; on ferait mieux de dire que l'homme est un homme pour l'homme, car il n'y a pas d'animal autre que lui-même à qui l'homme puisse se comparer en matière d'inhumanité.

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Mais à quoi pourrait-ce donc servir d'avoir le moyen d'acquérir de telles connaissances si c'était pour qu'elles disparussent avec celui qui les a découvertes ? L'homme ne saurait être homme sans le langage. Comme par hasard, on considère parfois que le premier homo sapiens sapiens était le premier hominidé à savoir parler. Les vers de terre n'enseignent rien à leur progéniture. Les oisillons n'apprennent de leur parents qu'à voler, guère plus. Meme le dauphin, pourtant parfois considéré comme aussi intelligent que l'homme, subit le défaut d'un moyen de communication viable. Il en va de même des communications à longue distance qui ont, comme facteurs essentiels du progrès des sciences, rendu au centuple à celui-ci ce qu'il leur avait prêté. Le langage seul permet à l'homme de continuer sur la trace de ses prédecesseurs et d'accroître encore par lui-même la connaissance de l'ensemble de l'humanité.

La communication, orale ou écrite, peut bien être considérée comme la mémoire de l'humanité. On se rappellera que l'histoire des grandes civilisations était autrefois racontée par les poètes qui déclamaient les grands poèmes épiques, l'Illiade, l'Odyssée ou le Mahābhārata: quel concert de miaulements en vaudra autant ? Mais c'est surtout de l'écriture que naît la mémoire, la conscience collective. « La plus grande partie du savoir humain est déposée dans les livres, mémoire en papier de l'humanité », a-t-on écrit. Toute la science et l'histoire de l'homme est dans les livres. Quel autre animal s'intéresse au passé de son espèce ?

Mais, dira-t-on, les animaux eux-aussi communiquent. Cependant, il existe une différence essentielle entre le langage humain et les « codes de communication » animaux : il s'agit de la souplesse, de la plasticité du langage. En effet, le langage humain est suffisant pour qu'on puisse y exprimer n'importe quel concept. D'ailleurs le développement des sciences repose de manière essentielle sur ce fait : toutes, et particulièrement les mathématiques, font appel à des définitions particulièrement éloignées des besoins vitaux de l'homme. Le code gestuel des chiens est formé de phrases préétablies telles que « Ôte-toi de là ! » ou bien « Jouons ensemble », mais aucun syntagme ne permet la création de néologismes qui seraient définis en termes de concepts plus élémentaires.

Mais le langage ne se limite pas à la parole : il englobe les autres véhicules, comme la musique, la vue, le toucher. Et de tels moyens, plus même qu'à une communication à caractère sémantique, se prêtent à leur utilisation artistique. L'homme se démarque de manière très nette des animaux parce qu'il cultive le langage pour sa seule beauté. Une autre forme rattachée à l'art et l'utilisation du langage est le rire ; en effet, celui-ci est considéré comme le propre de l'homme.

Un chat qui chasse une souris n'a pas conscience du « mal » qu'il cause à celle-ci. L'homme est le seul à savoir juger le bien et le mal : il est même le seul à savoir ce qu'est le bien et le mal (un chien n'a pas conscience qu'il agit mal, il sait seulement qu'il va recevoir une correction). La religion chrétienne reflète cette pensée : Adam et Ève furent chassés du paradis terrestre parce qu'ils osèrent goûter au fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Notions exclusivement humaines selon Nietzsche, de même que celles d'enfer et de paradis : « L'homme, écrit-il, cherche un principe selon lequel il puisse mépriser l'homme ; il invente un autre monde pour pouvoir calomnier et salir ce monde-ci (Dépassement de la métaphysique). Même si le bien et le mal n'existent pas en réalité, l'homme aura du moins le mérite de les avoir inventés. Et cette invention a clairement pour origine le langage, car elle surgit d'une prise de conscience, par le biais du langage, de l'humanité de l'homme.

Enfin, l'homme occupe une place particulière dans la nature, par le simple fait qu'il est conscient d'être soi, homme, occupant une place particulière dans la nature. « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger », écrit Térence dans l'Heautontimoroumenos. N'est-ce pas là un sentiment propre à chaque homme que de désirer se blottir dans une humanité bien douillette qui se voit comme le centre du monde, pour éviter d'avoir à imaginer les vides infinis dont l'Univers est plein, et qui ont du mal à tenir dans son imagination ?

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On peut donc dire que l'homme occupe une place particulière dans la nature surtout grâce au langage plastique dont il a su se doter, qui lui a permis de développer la civilisation telle que nous la connaissons, et grâce à la conscience qui en découle. Mais peut-on être sûr que toutes ces distinctions entre l'homme et l'animal ne sont pas uniquement des inventions de notre esprit, de nous qui voulons nous voir occuper le nombril du monde ? Dans quelle mesure cette vision des choses serait-elle relativisée par la découverte d'êtres extra-terrestres intelligents.

Numéro 2

« Sans autrui, puis-je être humain ? »

L'homme est, tout au long de sa vie, entouré par cette présence, parfois indésirable, parfois inquiétante : autrui. Notre société, comme celles des singes dont l'homme est le lointain héritier, tend à codifier les rapports que nous avons avec nos congénères, et on finit par définir l'homme comme un animal sociable. La question se pose alors de savoir si l'on peut être humain sans autrui. Peut-on réellement maintenir notre humanité sans les autres. Ou sont-ils indispensables ? D'ailleurs, quand peut-on réellement parler d'absence d'autrui ?

Les ermites ont choisi de vivre seuls, éloignés de leurs congénères, exilés volontaires de la société. On les appelle souvent « sages ». Or s'ils le sont, c'est bien qu'ils sont humains : la sagesse est bien souvent considérée comme le principal attribut de l'homme.

Sans nécessairement que nous soyons ermites, il nous est tous arrivé de désirer nous retirer quelque temps, nous isoler de la présence d'autrui, pour « réfléchir ». Si autrui nous empêche de réfléchir, il est alors plus un obstacle qu'un adjuvant à notre humanité !

De plus, autrui ne cesse d'être pour nous un objet d'émotions : de haine, de colère, ou de passions : d'amour. Autant de sentiments qui nous éloignent de la pure pensée que l'on fait fréquemment passer pour caractéristique humaine.

À ce titre, l'homme est un perpétuel obstacle pour l'humanité, rester humain malgré autrui est un perpétuel combat.

L'homme naît bon et c'est la société qui le corrompt, pensait Jean-Jacques Rousseau. Or qu'est-ce que la société si ce n'est les autres ? Et qu'est-ce que corrompre un homme, sinon lui retirer son humanité ? Qui est responsable des crimes, de tout ce que l'on qualifie d'« inhumain », d'« animal » ? Autrui, naturellement.

Par ailleurs, l'homme est un animal plus individuel que communautaire : sûr de sa propre individualité, il estime ne pas avoir besoin de ses congénères pour la conserver, pour rester humain. Peut-être est-ce par egocentrisme, mais tout de même nos relations avec la majorité des personnes que nous croisons se limitent à une froide indifférence. Comment pourrait-elle entretenir notre humanité ?

Autrui est celui qui, par sa propre subjectivité, ne cesse de nous transformer en objet. Autrui est celui qui me vole ma liberté, dit Jean-Paul Sartre. D'humain, je deviens simple objet dans sa conscience, et il m'empêche d'être réellement un humain.

Mais tout de même, dire qu'autrui est responsable du caractère inhumain de l'homme est plutôt une manière de se déculpabiliser de nos vices. De plus, quoi de plus humain que l'émotion quoi de moins animal ? Et autrui joue bien d'autres rôles dans notre vie…

Quel est notre premier contact avec autrui ? Nos parents, notre mère surtout. Ce sont nos parents qui nous apprennent à parler. Et la parole définit l'homme : nos parents nous apprennent donc à être humain. Les enfants élevés par des loups montrent que de ce point de vue l'acquis est plus important que l'inné : ils se comportent bien plus en loups qu'en hommes. À ce sujet, Henri Piéron écrit : « un enfant est un candidat à l'humanité, mais il n'est qu'un candidat. » Nos parents nous sont des intermédiaires indispensables pour que nous puissions devenir humains.

Le Robinson de Michel Tournier, seul sur une île déserte, illustre parfaitement à quel point autrui ne cesse jamais de nous être nécessaire pour rester humain. Le côté animal, que représente la souille, ne peut être écarté que par la création d'un ersatz de société ; Robinson crée une présence d'autrui imaginaire, en personnifiant l'île, ou en lui donnant des habitants fictifs, en se nommant « gouverneur ». Ce n'est qu'avec l'arrivée de Vendredi que l'humanité triomphera définitivement.

Autrui nous est de surcroît sans cesse nécessaire pour nous rappeler à la réalité, pour nous sortir de cette tour d'ivoire de pensées ou nous nous enfermerions. Seul la distraction qu'il nous occasionne peut nous aider à percevoir le monde réel. Même les rivalités nous sont dans ce sens bénéfiques, en ce qu'elles nous permettent de garder les pieds sur terre. Robinson écrit lui-même que l'absence d'autrui suffit « à me repousser aux confins de la vie, dans un lieu suspendu entre ciel et enfers, dans les limbes en somme… »

La communication est nécessaire au maintient de l'intelligence humaine, et même de sa conscience. Cependant, communiquer avec nous-mêmes, avec les arbres ou les minéraux, n'est pas chose aisée. Preuve encore que la présence d'autrui est indispensable pour notre conscience, et notre humanité.

D'ailleurs, quand peut-on réellement parler d'absence ? Y a-t-il une situation ou nous serions totalement isolés d'autrui, non seulement physiquement mais, même mentalement ? Il faudrait pour cela une fort longue absence, longue jusqu'à l'oubli ; ou bien que nous n'eussions jamais connu nos semblables… Peu probable. En effet, autrui ne cesse d'habiter nos pensées, notre mémoire. Si nous pouvons certes nous éloigner des êtres physiques qui nous entourent, quitter cet autrui du passé qui loge en notre esprit se montre plus difficile !

Similairement, la lecture, à laquelle même Robinson ou le capitaine Némo ont recours, est une manière d'avoir autrui continuellement auprès de nous, par papier interposé. LEs auteurs sont à demi présents : ils nous apportent leur pensée, leur côté humain, sans pour autant nous imposer leur présence.

Il nous faut en conséquence revoir ce que nous entendons par « sans autrui » : s'il est clair qu'une privation de compagnie dès sa naissance « déshumanise » l'homme, seule une très longue absence, ou une avsence à laquelle on n'envisage pas de terme, peut produire le même effet, ainsi qu'à Robinson. On peut alors réellement affirmer que, sans autrui, je ne peux pas être humain, mais en prenant le mot « sans » au sens fort.

On peut donc dire que la présence d'autrui, même si elle est quelquefois gênante, est indispensable pour rester humain ; cependant, il convient de prendre le mot « présence » dans un sens plus restreint que celui d'une perpétuelle proximité, ou d'une communication incessante. Le simple souvenir de certains peut être bien plus profitable que la présence d'autres. Ceci soulève naturellement la question des relations que nous entretenons avec autrui. On peut aussi se demander si c'est la société humaine qui nous apparaît comme nécessaire, ou bien certains individus qui la composent.


David Madore