From madore@news.ens.fr Path: eleves!not-for-mail From: madore@news.ens.fr (GroTeXdieck) Newsgroups: ens.forum.sciences.maths Subject: Point de vue sur la geometrie algebrique Date: 5 Oct 1999 01:03:50 GMT Lines: 239 Sender: madore@clipper.ens.fr Message-ID: <7tbipm$ju8$1@clipper.ens.fr> NNTP-Posting-Host: clipper.ens.fr Mime-Version: 1.0 Content-Type: text/plain; charset=ISO-8859-1 Content-Transfer-Encoding: 8bit X-Trace: clipper.ens.fr 939085430 20424 129.199.129.1 (5 Oct 1999 01:03:50 GMT) X-Complaints-To: forum@clipper.ens.fr NNTP-Posting-Date: 5 Oct 1999 01:03:50 GMT X-Newsreader: Flrn (0.4.0 - 07/99) X-Number-Of-The-Day: 117 X-Mark: BOG Xref: eleves ens.forum.sciences.maths:827 Ça fait un moment que je n'ai pas posté de naszcitudes algébro-géométriques dans forum maths, donc je vais essayer d'en remettre un petit paquet. (Notez si vous n'êtes pas habitué mes messages dans forum maths que tout n'est pas toujours compréhensible, et qu'il serait dommage d'abandonner dès que ça devient un peu confus. Publicité : les trois dernières lignes valent leur pesant de cacahouètes.) Commençons par le problème suivant : dans quel mesure peut-on, pour faire de la géométrie algébrique, utiliser des formulations internes au topos des faisceaux (explications à venir) ? Et par suite, quelles sont les propriétés et les structures supplémentaires sur ce topos qui servent pour faire de la géométrie ? Il s'agit là d'un point de vue proche de la « géométrie différentielle synthétique » (SDG ; à ce sujet, je renvoie au bouquin de W. Koch). Fixons le cadre : on s'intéresse à la catégorie des faisceaux (d'ensembles). Quand je dis « faisceaux », je suis volontairement vague. La catégorie de base, c'est la catégorie des schémas affines, qui est *définie* comme la catégorie opposée à la catégorie des anneaux (commutatifs unitaires). Ensuite, il peut s'agir, du plus fin au plus grossier, de faisceaux pour la topologie canonique (sur les schémas affines) ou la topologie fpqc, fppf, étale ou de Zariski, ou même tout simplement de préfaisceaux (là, normalement, tout le monde comprend parce qu'un préfaisceau sur les schémas affines c'est tout bonnement un foncteur de la catégorie des anneaux vers celle des ensembles). Dans tous les cas, tout anneau commutatif A donne lieu à un schéma affine, et, partant, à un faisceau Hom(A,-):B->Hom(A,B), qu'on appellera Spec A (on appellera aussi Spec A le schéma affine). Ces faisceaux sont dits représentables (par un schéma affine en l'occurrence). La catégorie de faisceaux qui nous intéresse, elle a en plus cette propriété merveilleuse d'être un topos. Quand je dis « topos », je parle au sens des logiciens, parce qu'il est bien connu que seul le sens des logiciens (« topos élémentaire ») vaut quelque chose, le sens des géomètres (« topos de Grothendieck ») étant absolument sans intérêt. Un topos élémentaire, donc, c'est une catégorie dans laquelle on a toutes les limites et les colimites finies, des exponentielles (ou Hom internes, c'est-à-dire que le foncteur produit binaire a un adjoint à droite par rapport à une variable, c'est l'exo taupin classique Hom(X*Y,Z)=Hom(X,Z^Y) canoniquement), et enfin un classificateur de sous-objet (en bref, l'ensemble des classes d'équivalence de monomorphismes vers un objet variable est représentable, c'est-à-dire qu'il existe un objet W (Omega) et une flèche 1->W (le « vrai ») tel que tout monomorphisme X0->X soit le pullback de 1->W par une unique flèche X->W (la « fonction caractéristique de X0 »)). En pratique, ce classificateur de sous-objet W (l'« ensemble » des « valeurs de vérité » du topos) est un faisceau qui à un anneau commutatif A (en fait, à un schéma affine Spec A) associe l'ensemble des cribles de but Spec A modulo une relation d'équivalence qui, *grosso modo*, identifie un recouvrement pour la topologie considérée à la chose recouverte (par exemple, pour Zariski, si X est réunion de deux ouverts de Zariski, U1 et U2, on identifiera le crible généré par les deux immersions ouvertes U1->X et U2->X, au cribe identité). Ou encore, W(A) est l'ensemble des monomorphismes de but Spec A (modulo isomorphisme). Je vous laisse réfléchir à la correspondance entre ces deux descriptions, et notamment à l'endroit où la topologie choisie intervient dans le second, parce que je ne suis pas sûr de tout comprendre et en tout cas je suis sûr de ne pas réussir à pouvoir formuler ça de manière claire. Passons. Quand on a un topos, il vient avec lui un langage interne. Ce langage permet de donner une valeur de vérité à des assertions purement internes. Par « internes », je veux dire que les assertions parlent d'éléments des objets du topos (bien qu'on sache pertinemment bien qu'une telle chose n'existe pas) et s'en portent très bien. Par exemple, si F est un objet d'un topos (en particulier un des topoi de faisceaux que j'ai énumérés), on peut considérer l'assertion « pour tout x de F et tout y de F on a x=y » (moralement, « F est au plus un singleton ») et regarder sa valeur de vérité (qui sera une flèche 1->W), et éventuellement qualifier l'assertion de « vraie » (lorsque sa valeur de vérité est la flèche « vraie » 1->W utilisée dans la définition du classificateur de sous-objet). Donc, on peut parler d'objets d'un topos qui sont des singletons, même si ça na aucun sens « externe » (il s'agit d'objets d'une catégorie, donc on ne peut pas parler d'éléments, encore moins les compter). Il y a plusieurs façons de décrire ce langage interne (la meilleure référence est probablement « Sheaves in Geometry and Logic » de MacLane et Moerdijk). J'en décris brièvement une (sémantiques de Mitchell-Bénabou dans le cas des catégories de faisceaux), sous forme de recette. (N'hésitez pas à sauter ce paragraphe si vous êtes prêt à me faire confiance.) Il s'agit de déterminer si une assertion P du langage interne est vraie dans le topos. En fait, pour récurrer, on définit un truc plus général, U||-P (lire « U force P »), avec U un ouvert (un objet de la catégorie sur laquelle on considère des faisceaux, donc ici les schémas affines), et par ailleurs il faut considérer des propositions avec variables libres (ces variables étant typées par des objets du topos - des faisceaux quoi), auquel cas pour déterminer la vérité on se donnera des sections qui les représentent. Bref, on procède alors par induction sur la complexité de la formule. U force « P et Q » ssi U force P et U force Q. U force « P ou Q » ssi U est recouvert par des ouverts U1 et U2 avec U1 force P et U2 force Q. U force « P=>Q » ssi pour tout ouvert V de U tel que V force P on a aussi V force Q. U force « pour tout x P(x) » ssi pour tout ouvert V de U et toute section s (du faisceau donnant le type de x dans P), on a V force P(s). Enfin, U force « il existe un x tel que P(x) » ss'il existe un recouvrement de U par des Ui, et des sections si sur chaque Ui telles que pour chaque i, Ui force P(si). Pour le « non », on se rappelle que « non P » signifie « P implique faux » (le « faux », c'est la disjonction de 0 conditions, donc U force faux ssi U est recouvert par la famille vide). Exemple : qu'est-ce que cela signifie pour un faisceau F d'être au plus un singleton au sens du langage interne ? Cela signifie que 1 force « pour tout x de F et tout y de F on a x=y ». Cela signifie donc (après quelques déroulements et simplifications) que si U est un ouvert quelconque et x et y des sections de F sur U alors x et y coïncident. Ce sont exactement les sous-faisceaux du singleton canonique, 1 (le faisceau constant qui a une unique section sur n'importe quel ouvert) ; ce sont encore précisément les sections globales 1->W (le singleton canonique correspondant lui-même à la flèche « vrai »). Revenons à notre topos. À part le classificateur de sous-objet, W, qui n'est pas représentable, on a un autre objet très important, c'est « la Droite », R, qui n'est autre que le foncteur d'oubli des anneaux commutatifs vers les ensembles. Ce faisceau est représentable, et c'est précisément Spec Z[t]. R a une structure d'anneau commutatif interne. Autrement dit, il existe des morphismes +:R*R->R et *:R*R->R qui vérifient les axiomes d'un anneau commutatif dans le langage interne. En fait, dans un certain sens, R est même un corps, mais il faut faire attention à la définition qu'on prend d'un corps car le langage interne est de logique intuitionniste. Je m'explique. Si je regarde « l'ensemble des x de R tels que x n'est pas égal à 0 » (au sens interne) alors ce faisceau F est représentable par Spec Z[t,t^-1]. (Démonstration : dire qu'une section s de R, disons dans R(A), qui n'est autre que A (l'ensemble sous-jacent), « n'est pas égale à zéro » signifie que pour tout morphisme Spec B -> Spec A (soit A->B) tel que l'image (réciproque selon le point de vue) de s par ce morphisme soit nulle, alors Spec B est nul (dans le sens « recouvert par la famille vide »). Autrement dit, cela signifie que la seule A-algèbre B dans laquelle s peut s'annuler est l'algèbre nulle, et cela signifie clairement que s est inversible. Donc F(A) est l'ensemble des inversibles de A. Et c'est précisément ce que représente Spec Z[t,t^-1].) Autrement dit, « l'ensemble des éléments non nuls de la Droite » est bien ce qu'on appelle classiquement l'ouvert « la droite privée de l'origine » (ou encore « le groupe multiplicatif Gm »). Et cet ensemble est aussi « l'ensemble des x de R tels qu'il existe y dans R (nécessairement unique) vérifiant xy=yx=1 ». Ou encore, on a l'assertion (interne) « pour x dans R, s'il est faux que x=0, alors il existe y tel que xy=yx=1 ». Ce n'est malheureusement pas pareil que de dire que « pour tout x dans R, soit x=0 soit x est inversible » (cela est faux : {0} et le Spec Z[t,t^-1] ne recouvrent Spec Z[t] pour aucune topologie raisonable) car on est en logique intuitionniste. Bref, on a cet anneau interne R qui est presque un corps. Il a d'autres propriétés miraculeuses. Par exemple, l'ensemble des éléments de R qui « ne sont pas différents de 0 » sont (c'est facile à vérifier) les nilpotents de R (au sens « il existe un n naturel tel que x^n=0 ») ; cet ensemble des nilpotents, limite inductive des schémas affines Spec Z[t]/(t^n), n'est pas représentable (je crois) par un schéma affine, ni même par un schéma tout court, mais il l'est (je crois) par un schéma formel (je ne développe pas plus par peur de dire une connerie plus grosse que moi). Toute fonction R->R non seulement est continue (axiome de Brouwer) et est indéfiniment différentiable (principe de la SDG) mais est même un polynôme à coefficients dans R. C'est trivial : par Yoneda (je ne vous avais pas déjà dit que Tout découle de Yoneda en maths ?), un morphisme R->R est représentable puisque R l'est, donc est un morphisme Z[t]->Z[t], i.e. un élément de Z[t], et on a gagné (au fait, « polynôme à coefficients entiers » c'est la vision externe, et « polynôme à coefficients dans R » c'est la vision interne). Plus généralement, une fonction Spec A -> R c'est pareil qu'un élément de A ; c'est le foncteur « sections globales », encore une casquette de plus pour notre R. Un schéma tel que Spec Z[x,y,z]/(z-xy) se décrit très bien de manière interne : c'est « l'ensemble des triplets (x,y,z) de R^3 pour lesquels z=xy ». Bon, ça c'est pour le cadre général. Voici maintenant les questions que je proposerais d'étudier : (1) Dans quelle mesure les constructions, et surtout les propriétés, de la géométrie algébrique peuvent-elles se traduire par des assertions dans le langage interne du topos. Par exemple, peut-on traduire « U est un ouvert de Zariski de R » par une formule interne ? Peut-on traduire « X est lisse » ? (Ce ne sont que quelques exemples.) D'ailleurs, peut-on traduire « X est (représentable par) un schéma » ou « ...par un espace algébrique » par une formule interne ? (2) Partant, quelles sont les propriétés et structures de notre topos de faisceaux qui ont été utilisées pour faire de la géométrie dessus ? D'autres topoi peuvent-ils servir ? (Par exemple, j'imagine qu'il est important, à la base, d'avoir un « corps » R tel que toutes les fonctions R->R soient des polynômes.) (3) Existe-t-il une façon interne de décrire les champs en groupoïdes ? (Je ne parle pas des champs algébriques - là on combine avec la question (1).) Un groupoïde interne, par exemple, ce n'est pas la même chose, cf. le début de la thèse de Giraud. (4) Comment mettre une topologie (interne ! - au sens, ensemble d'ouverts vérifiant différents axiomes) sympathique sur R ? Le problème, c'est que je vois trop de façon de faire, qui ne semblent pas équivalentes, et aussi que ce n'est plus pareil (logique intuitionniste !) de dire que le complémentaire d'un fermé est un ouvert et de dire que le complémentaire d'un ouvert est un fermé ; par exemple, l'ensemble des nilpotents de R (éléments non différents de 0) est-il ouvert ? (5) Dans quelle mesure la topologie utilisée pour commencer joue-t-elle vraiment un rôle ? (On a déjà vu une condition : que l'anneau nul soit seul recouvert par la famille vide - ce qui stricto sensu écarte la topologie triviale, le cas des préfaisceaux.) Et enfin, la cerise sur le gâteau : (6) Version non commutative des choses ? Une possibilité que j'entrevoyais à ce sujet était de remplacer la notion de topos, donc de logique intuitionniste, par une logique intuitionniste _linéaire_, avec opérations « et » (le « fois » de la logique linéaire correspondrait au produit tensoriel ordinaire, et le « avec » au coproduit catégorique des anneaux), pour modéliser le fait qu'en mécaQ (le seul « modèle » qu'on ait de la géométrie non commutative) on connaît soit la position soit la quantité de mouvement mais pas les deux à la fois (le « fois » de la logique linéaire mais pas le « avec »). D'ailleurs, pour faire encore plus grassouille, j'imaginais, en prenant non plus seulement le fragment intuitionniste de la logique linéaire (qui ne s'appelle pas linéaire pour rien) mais carrément tout le système, d'obtenir une théorie des motifs généralisés en géométrie non commutative. Ce n'est pas encore tout à fait au point mais ça viendra ;-)