[Titre]Désagrégation[Fin titre] [Avant-propos]Alors que je me croyais à l'abri, alors que je pensais que ce numéro de VIRUS était bouclé, publié, imprimé, lu et oublié depuis longtemps, voilà qu'un certain rédacteur (que je ne nommerai pas) me tombe dessus et exige (le mot est faible en comparaison aux moyens de pression qu'il a exercé) que j'écrive un article sur le sujet de l'Agrégation - et si possible un article suffisamment négatif pour satisfaire la hargne que le rédacteur en question porte manifestement à cette vénérable institution. Placé devant le mur, me voici donc obligé de faire appel à toute mon habileté dialectique pour écrire un texte qui traduise le mécontentement des uns sans provoquer la fureur des autres. Inutile de dire que je n'y arrive pas - mais ça m'est égal, je n'ai pas voulu l'écrire, cet article, alors vous vous en contenterez ou vous vous tairez. Je précise que bien que je sois membre de la Société des Agrégés de l'Université, je ne parle pas en son nom. (Bon, je n'ai pas précisé dans mon article sur Internet que je ne parlais pas au nom de l'Internet Society, mais ce n'était peut-être pas tout à fait la même chose.) Enfin, je ne peux parler que de l'Agrégation de Mathématiques, sous prétexte qu'on ne peut bien critiquer que ce que l'on connaît.[Fin avant-propos] Vous êtes titulaire d'une maîtrise ? Vous avez aimé les concours d'entrée aux grandes écoles ? (Parfois au point de les passer deux fois... aïe, je n'ai rien dit.) Vous voulez recommancer ? Pas de problème, l'Éducation Nationale à ce qu'il vous faut, un grand jeu-concours divertissant avec des lots aussi attractifs qu'une carrière à enseigner la géométrie plane à des classes de seconde que la dite géométrie passionne autant que la situation politique de la Mongolie intérieure à la fin du XIVe siècle, ou le plaisir de vous faire insulter par un géophysicien qui prétend que les plumes tombent aussi vite que les boules de pétanque, et que certains plaisantins s'amusent à faire passer pour le ministre de l'Éducation Nationale. Ce charmant concours porte le nom d'Agrégation de Mathématiques. Rappelons brièvement les règles du jeu (et, non, elles ne sont pas déposées chez un huissier). La première partie, en avril, comprend les épreuves écrites, au nombre de trois jusqu'en 1998, chacune durant six heures (et se déroulant au diable, c'est-à-dire au Centrex à Lognes, et j'en profite pour signaler que les chaises sont horriblement inconfortables, que rester six heures sur ces espèces d'instruments de torture plastifiés suffit à vous démolir le dos pour votre vie entière et que c'est en soi une raison suffisante pour ne pas passer cette Agrégation). La seconde partie, pour les candidats déclarés admissibles à l'issue des écrits, est constituée d'épreuves orales (deux jusqu'en 1998), les « leçons ». Le candidat tire deux sujets de leçon au hasard (normalement la liste des leçons possibles est connue à l'avance, mais il peut y avoir quelques surprises) et dispose de trois heures pour en préparer un. Pour cette préparation, il peut consulter un certain nombre de livres présents sur place (dont la liste est publiée au [Italiques]Journal Officiel[Fin italiques]), la « Bibliothèque de l'Agrégation », plus tous les livres qu'il aura apportés avec lui (il n'y a que quelques livres spécifiques qui soient interdits). La soutenance elle-même se fait devant un jury de quatre personnes, dont deux sont Professeurs à l'Université (et donc aussi chercheurs en mathématiques) et deux sont enseignants en Classes Préparatoires. Le candidat dispose tout d'abord de quinze minutes pour présenter un plan détaillé de la leçon (comprenant les définitions et les énoncés des résultats), avec la règle supplémentaire suivante que le plan doit tenir sur le tableau noir sans qu'il soit besoin d'effacer (je pensais que la Raison profonde de cette règle en toute apparence profondément stupide ne pouvait être comprise que par un esprit agrégé, mais maintenant que j'ai ce titre elle continue à me rester obscure). Ensuite le candidat propose deux ou trois points particuliers de la leçon (théorèmes clés, exemples ou contre-exemples importants), et le jury en choisit un que le candidat devra développer. Pour ce développement, on dispose d'une vingtaine de minutes (et du droit d'effacer le tableau !) mais il est interdit de recourir à ses notes (eh oui, la vie est faite de semblables interdictions incompréhensibles et quasi-religieuses). Enfin, une fois le développement fini, le jury pose quelques questions au candidat pour vérifier sa compréhension des phénomènes exposés et sa culture mathématique (ce qui est parfois aussi l'occasion pour le candidat de constater que certains membres du jury ont des idées un peu brumeuses, mais il est déconseiller de leur répondre comme on serait tenté de le faire, car, après tout, le jury est tout de même le jury). En-dehors de l'option, les épreuves écrites sont nommées « Mathématiques Générales » (comment ça, Algèbre ? qu'est-ce que c'est que ça, l'algèbre ?) et « Analyse ». Les épreuves orales, elles, s'appellent « Algèbre et Géométrie » et « Analyse ». L'ostracisme à l'encontre de l'Algèbre est évident, mais il est tellement habituel en France de nos jours que ce n'est même pas la peine que je fasse remarquer que c'est assez scandaleux de la part d'un pays qui a produit André Weil et Jean-Pierre Serre, mes propos passeraient pour des divagations d'algébriste aigri. Les titres des leçons sont en général aussi excitants que « Relations métriques dans le triangle » ou « Approximation des fonctions numériques par des polynômes », et les trois quarts d'entre eux comportent la précision finale « Exemples et applications » qui est devenu le cri de ralliement des matheux agrégatifs (comme dans « descente en flammes d'un candidat par le jury: exemples et applications »). Il faut encore soulever le problème particulier de l'option. Jusqu'en 1998 (l'année où Votre Humble Serviteur a eu l'immense privilège - et surtout l'idée judicieuse en vue des réformes qui ont suivi - de passer cet examen si ludique), l'épreuve d'option (aka « Mathématiques appliquées ») avait lieu à l'écrit, et se choisissait entre mécanique (« Mathématiques appliquées à la mécanique »), informatique (« Mathématiques appliquées à l'informatique »), probabilités ou analyse numérique (cette dernière étant l'épreuve pipotesque par excellence, choisie par les candidats qui n'ont pas de connaissance particulière dans les trois autres disciplines ; profitons pour noter au passage dans le choix des options un nouvel ostracisme de l'algèbre). En 1998, et longtemps après la clôture des inscriptions pour la session en cours notez bien, le ministère a décidé sournoisement de retirer à partir de la session 1999 les options « mécanique » et « informatique » (imaginez la joie des informaticiens qui avaient décidé de ne pas passer l'Agrégation en 1998 mais en 1999). De plus, l'option passe à l'oral, et l'analyse numérique devient un sujet nettement moins pipotesque avec obligation de savoir ce que c'est qu'un espace de Sobolev (je n'ai jamais su ce que c'est qu'un espace de Sobolev, je sais simplement que c'est quelque chose de méchant que les analystes utilisent, et j'ai toujours béni les cieux que ça ne serve pas en géométrie algébrique). Le passage de l'option de l'écrit à l'oral est plus insidieux qu'il y paraît à première vue. Car un des effets de ce changement est qu'il n'est plus possible pour un candidat de compter simplement sur les épreuves écrites pour être admis. Naturellement, ce n'est que rétroactivement qu'on savait qu'on aurait été admis même avec 0 aux oraux, mais cela n'empêchait pas certains candidats de miser là-dessus. De bonne guerre, le jury a pris parfois un plaisir sadique à descendre assez la note d'oral de certains candidats qui étaient « presque » dans ce cas pour qu'ils ne soient en fait pas admis (pensant probablement qu'ils n'avaient pas travaillé leur oral en prévision de cette possibilité) : on a ainsi vu des normaliens, en 1998, avoir 01/40 de moyenne sur les deux épreuves orales, soit une note juste assez basse pour s'assurer qu'ils seraient recalés (on peut vraiment se demander s'ils avaient mérité cette note ; en réponse à une protestation de leur part, Madame la Présidente du Jury a affirmé que le jury de l'oral n'avait pas connaissance de leurs notes d'écrit - je ne veux traiter personne de menteur mais cela me paraît un peu suspect). Enfin, avec le passage de l'option à l'oral, le jury pourra plus commodément recaler des candidats suivant des critères arbitraires, et sans avoir à mettre des notes aussi suspicieusement basses. La critique de l'Agrégation peut venir facilement. On pourrait critiquer le choix des sujets d'écrit, qui ne demandent aucune réflexion approfondie ni aucune connaissance pointue, mais seulement une longue et douloureuse patience (accompagnée d'un dos solide) ; je ne vais rien dire sur le sujet de mathématiques générales de 1998 car j'en connais personnellement l'auteur, mais quand on voit que l'en-tête de la quatrième partie du sujet d'analyse de la même année introduisait [Italiques]quinze[Fin italiques] symboles nouveaux, on peut se demander si on cherche à sélectionner les bons mathématiciens et bons pédagogues - ou simplement les gens qui ont une assez bonne mémoire pour retenir toutes ces notations. On pourrait critiquer le fait que la liste (certes approximative) des leçons soit connue à l'avance, ce qui encourage le bachotage idiot. On pourrait blâmer l'attitude de certains jurys d'oral qui tiennent à tout prix à « casser » l'hubris des candidats, quitte à passer eux-mêmes pour des crétins ; pour ma part j'ai eu de la chance : mon jury d'analyse était excellent - et je ne dis pas ça seulement à cause de la note qu'ils m'ont mise - et mon jury d'algèbre était très bon aussi, mais tout de même un membre de ce dernier m'a indiqué à tort qu'un résultat que j'énonçais était faux simplement parce que le théorème de classification des groupes abéliens finis que j'énonçais n'était pas présenté sous la forme sous laquelle elle (aïe - en révélant que c'est une femme je permets son identification) était habituée à l'entendre. On pourrait, dans un tout autre ordre d'idées, insister sur le caractère excessivement prétentieux de certains normaliens qui vont jusqu'à « prendre des tours » pour la première place (dans le sens qu'untel ne passe pas l'Agrégation telle année mais une année après afin que tel autre puisse avoir le champ libre pour majorer l'année en question) ; enfin, ce genre de magouilles a pris une giffle bien méritée en 1998 puisque les deux candidats qui étaient censés majorer sont arrivés 3e et 5e (je ne vais pas dire que je n'en suis pas mécontent parce qu'on m'accuserait d'être moi-même jaloux de ne pas avoir eu cette place - mais au vu de la quantité de travail que j'ai fournie c'eût été plus que scandaleux). Il s'agit en fait surtout de décider pourquoi l'Agrégation existe et à quoi elle est censée servir. Certes, pouvoir présenter une carte de la Société des Agrégés afin d'obtenir une réduction dans certaines librairies a de la classe ; oui, se dire qu'on est infiniment supérieur aux minables capessiens est une façon de s'enfler les chevilles ; assurément, écrire « agrégé de mathématiques » à côté de son nom dans un livre de maths destiné aux taupins (qui, ignorants du pipo qui sa cache derrière ce titre ronflant, seront impressionnés) augmentera les ventes du livre en question (j'ai testé pour vous). Mais on peut espérer que l'Agrégation n'a pas été créée pour ça. S'agit-il, donc, de recruter les meilleurs pédagogues ? Ou les meilleurs mathématiciens ? Les deux ne sont pas du tout la même chose : des noms célèbres comme von Neumann ou André Weil le prouvent assez bien, mais pour ma part j'en suis surtout convaincu depuis que j'ai assisté à une conférence du dernier médaillé Fields, le très brillant Kontsevitch. Pourquoi, dans ces circonstances, considère-t-on le titre de « major à l'Agrégation » comme un titre de qualité mathématique ? Il est évident que les épreuves ne sélectionnent pas le talent pédagogique ; en tout cas, le jury, malgré toute sa mauvaise foi et sa certitude d'être supérieur, n'arrive pas tout à fait au niveau d'un élève de seconde dans ces domaines et dans son ignorance (wow ! si je cherchais à me faire des ennemis, cette phrase devrait m'en assurer un nombre considérable). Et de toute façon, la clarté d'exposition ne semble pas être un facteur excessivement important de notation. Un bon taupin possède largement les connaissances mathématiques nécessaires pour faire un cours en classe de première, mais pas pour autant l'expérience et la maîtrise du programme d'un professeur habitué à cette classe - or c'est sur les connaissances pures et non sur la partie pédagogique que le taupin serait recalé à l'Agrégation - et s'il entre à Normale Sup', ses connaissances seront enrichies mais il n'apprendra certainement pas à expliquer les maths à des lycéens, et pourtant il passera probablement l'Agrégation et sera admis : qu'aura-t-on jugé au juste ? Certainement pas son talent pédagogique : sur ce chapitre, il est absurde que de jeunes (et certes brillants) normaliens puissent faire mieux que des enseignants ayant des années d'expérience derrière eux. Ou alors que l'Agrégation soit franche, et déclare noter les connaissances mathématiques ; mais dans ce cas, que toutes les disciplines mathématiques soient mises à égalité, et que l'Algèbre voit son existence enfin réellement reconnue (et pas comme une branche de la géométrie - où un appendice à l'algèbre linéaire). Enfin, il y a toute la question de savoir ce qu'on veut faire au juste des agrégés : sont-ils destinés à enseigner dans le secondaire ou dans les classes préparatoires ? Ou encore dans les premières années de l'Université ? L'Agrégation est-elle au juste si prestigieuse qu'elle suffise à enseigner dans les classes préparatoires, réputées être l'Élite de la nation - alors que les maîtres de conférence de la moindre Université sont au minimum titulaires d'un doctorat ? J'ai assez parlé, il est tard, et je ne souhaite pas ouvrir cette boîte de Pandore-là, car au fond se cachent des questions aussi redoutables que la rémunération des titulaires de cette fameuse Agrégation (en comparaison avec la rémunération des professeurs des Universités, des chercheurs), ou la raison d'être des classes préparatoires, terrains glissants sur lesquels il est dangereux de s'aventurer. Ma propre raison pour critiquer l'Agrégation est exprimée par Woody Allen, qui prétend qu'il ne voudrait jamais être membre d'une société qui accepterait quelqu'un comme lui : un concours qui me classe parmi les cinq premiers est de ce fait ridicule à mes yeux. Allons, je dois reconnaître que j'ai beaucoup apprécié l'épreuve écrite d'informatique (la dernière qui sera, apparemment), et j'ai également aimé pouvoir présenter comme développement de ma leçon d'analyse (« Continuité et dérivabilité des fonctions réelles de la variable réelle. Exemples et contre-exemples. ») un théorème de théorie descriptive des ensembles (que j'ai d'ailleurs donné deux fois déjà en exercice de khôlle), affirmant que les limites simples de fonctions continues sont précisément les fonctions pour lesquelles l'image réciproque d'un ouvert est une réunion dénombrable de fermés (et j'admire beaucoup un membre du jury pour avoir su trouver immédiatement les exercices à proposer, intéressants de surcroît, pour prolonger ce développement). Mais dans l'ensemble ce fut un exercice pénible et sans intérêt, où je me suis fait mal au dos pendant les écrit et mal aux bras (à transporter une valise pleine de bouquins) pendant les oraux. Amis taupins, futurs taupins, futurs anciens taupins et anciens futurs taupins, même si vous aimez beaucoup les concours que vous allez/avez/pouviez/pourriez passer, ne vous laissez pas piéger, [Italiques]ne passez pas l'Agrégation[Fin italiques]. Je vous aurai prévenu. [Signature]EVT1729[Fin signature]