Dévi quitta la tente en toussant. « Ça ne marchera jamais. Il faut fuir. Avec eux. » Il désignait un groupe d'hommes qui, pourchassés par les flammes, s'enfuyaient vers l'ouest. Un groupe qui ressemblait de plus en plus à une colonne ininterrompue. « L'air sera bientôt irrespirable ici. » L'incendie talonnait les Driyens. Avec une vitesse surnaturelle, la vague de flammes dévorait tout sur son passage. « Ils ne dorment même plus ; toute la journée ils courent. Crois-tu que tu en auras la force ? » Lara semblait sceptique. « Nous n'avons pas le choix. Joignons-nous à eux. » Les réfugiés ne prêtèrent pas la moindre attention aux deux adolescents. Tout au plus eurent-ils droit à un demi-sourire lorsqu'ils soutinrent un vieillard qui manqua de trébucher sur une pierre --- il aurait été piétiné. Des trois jours qui suivirent Dévi ne garda qu'un souvenir flou. Il n'y avait qu'un seul but : avancer le plus vite possible. Il n'y avait qu'une seule pensée dans toutes les têtes : l'incendie les suivait. Et même les rattrapait. La nuit était plus terrible encore que le jour, avec la lumière rouge infernale à l'horizon, le fumée qui obscursissait presque la lune, les obstacles invisibles sur le chemin... La fatigue, en revanche, était oubliée dans le flot vigoureux d'adrénaline qui baignait tout son corps. Il n'échangea pas plus de quelques mots avec Lara pendant tout ce temps. À l'aube du quatrième jour, un cri se fit entendre dans la multitude. Il était difficile de savoir si c'était un cri de joie ou d'anxiété. « Le village sacré ! » Les réfugiés étaient parvenus au terme de leur périple : la falaise Driyenne, parfaitement rectiligne nord-sud sur des milliers de kilomètres et longée par le fleuve Eregar, marquait la fin des plaines hautes. Huit cents mètres plus bas, c'étaient les plaines basses, dont Lara et Dévi --- comme tous les Driyens --- ignoraient tout, avec ses lacs, ses bois, ses grandes villes, dont la capitale des Royaumes, et surtout, quelque chose que les deux jeunes gens n'osaient même pas espérer voir un jour, la mer. Perché sur le bord de la falaise, juste au nord des chutes de l'Arkya qui se jetait dans l'Eregar bien plus bas, le village sacré des Driyens, la plus grande cité de ce peuple essentiellement nomade, à peine une bourgade pour les habitants des plaines basses. Juste au nord du village, le cirque sacré, une dépression circulaire d'un kilomètre de diamètre, située à niveau avec les plaines basses, et tangente à l'Eregar. Seuls les prêtres pouvaient y pénétrer, descendant depuis le village sacré par un escalier taillé dans la falaise. Les dieux autrefois, disait-on, avaient vécu dans ce cirque avant de quitter ce monde. Le grand-prêtre accueillit les réfugiés avec des paroles qui parurent haineuses à Dévi. L'incendie était, disait-il, la punition des dieux, et il fallait immoler celui qui en était responsable. Chacun dut se confesser, et un vieillard qui avoua avoir maudit le nom de Driya fut jeté dans le cirque sacré suivant un rituel savant. Mais l'incendie ne cessa pas d'avancer. La haine céda la place à la panique ; seulement, cette fois, il n'y avait plus d'endroit ou fuir. Quand les flammes furent aux portes du village, c'est une scène d'horreur qui se grava dans la mémoire de Dévi. Enfants pleurant, vieilles femmes calcinées, guerriers tentant ridiculement de braver les flammes, grand-prêtre implorant la clémence des dieux dans une litanie de folie... « Viens ! » finit par lui ordonner Lara. Dévi se laissa mener presque sans y penser jusqu'au bord du cirque. « Mais c'est l'escalier sacré ! Nous ne pouvons pas descendre. » « Viens ! répéta Lara. Les dieux aident ceux qui s'aident eux-mêmes. Suis-moi. » Si Dévi avait encore eu quelque reste de pensée, il eut protesté devant la difficulté de la descente. Les marches de l'escalier étaient glissantes, parfois instables, et le moindre faux pas eût signifié une chute vers une mort certaine. Malgré cela, les deux amis parvinrent saufs à la base du cirque, alors même que le sommet des falaises n'était plus qu'un brasier ardent. Hormis l'escalier, au sud, il y avait deux accès au cirque, deux gorges : l'une à niveau, à l'ouest, menant vers les plaines basses, l'Eregar et la petite ville d'Irgarine, l'autre en pente douce, au nord-est, qui remontait vers les plaines hautes. Et c'est par cette dernière que l'incendie arriva. Les deux jeunes gens hésitèrent à fuir vers l'ouest et l'inconnu, mais les flammes coupèrent court à ce doute, en leur barrant cette voie. S'arrêtant seulement contre le fleuve Eregar, le feu envahit tout le nord, l'est et l'ouest du cirque. Lara et Dévi furent acculés contre l'escalier, et durent entreprendre de le remonter. C'est là, à mi-chemin entre ciel et terre, à quelques centimètres du vide, avec des flammes menaçantes quatre cents mètres plus bas et d'autres quatre cents mètres plus haut, avec des fumées qui l'empêchaient de voir et presque de respirer, que Dévi perdit connaissance. Quand il revint à lui, midi était passé, et il était à côté de Lara, au milieu des cendres de ce qui avait été le village sacré. Il ne se trouva pas même la force de demander comment Lara avait pu réussir à le monter jusqu'à là. Tout ce qu'il avait jamais connu, toute la plaine des Driyens, le village sacré, le temple de la compassion, tout cela n'existait plus. Dévi attendit longtemps d'avoir même la force de pleurer, et alors il sanglota à n'en plus finir. Quand enfin ses larmes furent séchées, il tourna la tête vers Lara et eut la surprise de le voir sourire. « Tu souris ? » Lara répondit simplement. « Nous sommes vivants. Nous sommes sauvés. » « Nous allons mourir de faim. » « Non. » Lara fit signe à Dévi de le suivre, et il l'emmena jusqu'au bord de la falaise Driyenne. Devant eux, et sur une centaine de kilomètres, les prairies verdoyantes des plaines basses, non touchées par l'incendie, s'étendaient à perte de vue. Dévi, totalement prisonnier de sa vision du monde qui s'arrêtait à la falaise, avait oublié jusqu'à l'existence des plaines basses, qui seraient bientôt leur nouvelle demeure. « Nous allons pouvoir voir la mer. » Dévi sourit à son tour. Il était vivant. Il était libre.