Une grande histoire ne commence pas toujours par présenter son personnage principal, mais je me présente quand même: Jean Alisé, jeune, beau et fort comme de nombreux héros. J'ai tout de même la veine de me distinguer des autres sur ce point: j'appartiens à au moins deux histoires différentes. Deux univers qui ne sont pas sans lien puisqu'à l'instar des principes du Yin et du Yang, des éléments de l'un infléchissent le cours des choses chez le second... En avoir réellement conscience ne m'a pas été facile, mais écoutez plutôt mon étrange aventure... Tout commence chez moi, où modeste étudiant qui n'avait jamais rien demandé à personne, j'ai pris le téléphone et composé un numéro au hasard. Je n'avais rien à dire, ce n'était pas une farce, ni l'envie de parler, de me confesser ou quoi que ce soit de ce genre. Mais cette lubie subite prit un cours pour le moins extraordinaire. "- Jean, Jean Alisé? première année de droit à l'université Paris-Sud? fit une voix ferme à l'autre bout du combiné. - oui, euh... oui, balbutiai-je totalement désappointé. - parfait, j'attendais votre coup de fil,continua la voix mystérieuse,votre contact vous transmettra mes informations et le lieu de notre prochain rendez vous." Puis il raccrocha. Je mis au moins cinq minutes à faire de même, puis je sautai à ma fenêtre pour observer la cabine téléphonique du coin. Vide... absurde, me commentès je à mi voix, puisque c'est moi même qui ai appelé. J'ai verrouillé la porte d'entrée et suis allé prendre un verre d'eau. C'était assurément la voix d'un homme âgé, je ne le connaissai pas. Non, la situation est trop absurde, il doit y avoir un truc. Deuxième verre d'eau, aspirine, je me suis mis à trembler. Pendant une semaine, je n'ai pas cessé de guetter. J'étais à l'affut du fameux « contact », et je m'attendais à le voir surgir à tout moment. Tout individu dont le comportement avait quoi que ce soit d'inhabituel m'apparaissait comme un suspect possible. Pendant une semaine, dans mes rêves, le contact m'apparaissait régulièrement, tantôt sous les traits d'un homme musclé au visage rébarbatif, tantôt d'une petite vieille dame, tantôt d'une belle blonde, tantôt même d'un jeune garçon. Mais dans la réalité il ne se produisit rien. Non. Pas d'homme à l'accent russe qui vînt me chuchoter d'être dans trois jours sous le pont de la F18. Rien. J'en fus un peu déçu, je l'admets, quoique soulagé, et j'oubliai l'incident. Mal m'en prit, car, pourtant, le contact finit par se manifester, mais sous une forme qui n'était pas celle à laquelle je m'étais attendu. Ce fut au RU ; je venais de manger en compagnie de Laurent et David. Laurent et David sont deux vieux amis à moi : Laurent fait une maîtrise de mathématiques et David un DEA de biologie. Je les ai connus à l'école primaire, et ils ont toujours eu sur ma destinée une influence profonde... Mais je digresse. Je venais, disais-je, de manger avec Laurent et David, et je sortais du RU en martyrisant entre mes doigts un petit morceau de papier, un ticket de caisse, lorsque soudainement je me rendis compte que le RU ne donne pas de ticket de caisse, et j'observai donc le papier avec plus d'attention. Quant à savoir comment il avait atterri entre mes mains, je n'en avais aucune idée. Ce que je pus savoir, en revanche, c'était quel en était le contenu. Et il était assez suggestif : « Mercredi, 23h00, devant le bâtiment 336. Soyez-y. » Au-dessous se trouvait un étrange hiéroglyphe, une sorte de signature. J'admets que je n'y fis pas trop attention à ce moment-là, ni à la belle écriture fine et régulière du message, trop préoccupé que j'étais pas cette apparition soudaine de l'objet de mes cauchemars. Encore une erreur de ma part. Je suis retourné dans le réfectoire, mais nulle part trace de Laurent ou David. Quand je songe qu'ils étaient là quelques instants plus tôt,cela me tourmente un peu. Je me demande alors s'ils n'y sont pas pour quelque chose dans cette histoire abracadabrante. Je suis ressorti dehors, il s'est mis à pleuvoir et je suis allé prendre un café à la bibliothèque. C'est là que j'ai retrouvé David, lui aussi occupé à prendre une boisson chaude au distributeur. Je lui ai demandé s'il savait où Laurent se trouvait...Sûrement à son cours, qui débutait assez tôt.On a continué à discuter et je fis quelques remarques auxquelles il ne fît aucune réponse, il paraissait naturel et j'en déduisis qu'il était étranger à mon affaire. Nous nous quittâmes après avoir vidé nos gobelets. Je me suis ensuite rendu dans un des isoloirs qui bordent les rayons de la grande salle, le troisième pour être précis, qui était vide. J'ai refermé la porte et je me suis mis à réfléchir. Je détestai la mise à l'écart des bâtiments de droit de l'autre côté de l'Yvette, et je mangeai régulièrement au RU d'Orsay où il m'arrivait de rencontrer des connaissances comme David ou Laurent. Aujourd'hui vu la tournure que prenait les évènements, j'avais décidé de ne pas aller en cours.Mercredi, c'était demain soir. Je mourai d'envie de prendre la première personne venue et de tout raconter, le cou de téléphone, le petit bout de papier griffonné...mais je réalisai combien tout cela était insensé.Pourtant, le papier était là. Il y avait bien la police aussi, mais le problème restait le même: on m'aurait rit au nez, quoi d'autre encore? Je pouvai tout aussi bien ne pas me rendre à ce rendez-vous stupide: qu'avais-je à y gagner? Tomber sur une combine douteuse d'étudiants en mal d'aventures? Le téléphone,bon sang, le téléphone, je n'avais pourtant rien inventé! J'entendis du bruit, je levai la tête... Une étudiante venait d'entrer et me souriait: "Je peux entrer?" « Bien sûr ! » m'exclamai-je. Il faut dire qu'on ne refuse pas la compagnie d'une belle jeune fille dans des moments aussi troublés. Je m'imaginai, de manière un peu infantile sans doute, que la créature en question était un ange envoyé par le Ciel pour me porter secours. Il est vrai qu'elle en avait l'air. Son teint était clair et frais, et ses longs cheveux châtain avaient quelque chose d'une auréole (qui a dit que les auréoles dussent toujours être dorées ?). Ses yeux étaient verts comme les miens, ce qui me la rendit immédiatement sympathique. Elle n'était pas très grande, mais elle devait être plus âgée que moi - je lui donnais entre vingt-trois et vingt-six ans. Elle n'était pas la première personne venue, me dis-je, aussi allais-je tout lui raconter - j'étais certain qu'elle ne me prendrait pas pour un fou. Et à ma grande surprise (mais étais-je encore capable de surprise ?) ce fut elle qui ne m'en laissa pas le temps. « Excusez-moi, commença-t-elle d'un air gêné, je vous ai vu sortir de la cantine. Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer le papier que vous teniez dans la main. » Mon regard dut traduire mon étonnement, car elle rajouta : « Vous sembliez si désemparé en le voyant que j'ai cru bon de vous rejoindre pour vous en parler. » « Vous savez qui me l'a remis ? » demandai-je plein d'espoir. « Non. En revanche, je peux vous dire quelque chose au sujet de ce signe, là. » Elle montra, sur le papier que je venais de produire de ma poche, le cachet final. À le regarder de plus près, je vis qu'il était constitué de l'entremêlement de quatre ou cinq lettres - quant à dire lesquelles... « Azoth. » prononça-t-elle avec gravité. « Azote ? » répétai-je sans comprendre. « Azoth. C'est le nom de la pierre philosophale. » « La pierre philosophale ? » Je ne comprenais pas mieux. « Je suis historienne. Je prépare une thèse sur l'alchimie dans la littérature au moyen-âge. Ce signe-là était utilisé comme moyen de reconnaissance entre alchimistes. Il est formé de la première lettre de l'alphabet latin, le A, qui est aussi la première des alphabets grecs, le alpha, et hébreux, le aleph, et des dernières lettres de ces alphabets, le Z, l'omega et le taw. Ce fut entre autres la signature de Paracelse, et avant lui, de Nicolas Flamel. » « Paracelse ? Nicolas Flamel ? » Elle sembla étonnée de mon ignorance. Elle sortit prendre un dictionnaire et me montra les entrées correspondantes aux deux illustres alchimistes (encore que, selon ce dictionnaire, ce fût à tord que Nicolas Flamel était considéré comme alchimiste - mais elle devait en savoir plus que Monsieur Larousse à ce sujet). « Cela est très intéressant, dis-je. Mais l'alchimie, c'est du vent. Et il n'y a plus d'alchimistes au vingtième siècle. » « L'alchimie est sans aucun doute du vent, oui. Mais quant à savoir s'il n'y a plus d'alchimistes. Vous savez, n'importe qui peut s'affubler de ce nom... » Je rigolai un grand coup, ce qui froissa mon interlocutrice. Pour me rattraper, je lançai "- Au fait, nous ne nous sommes pas présentés, je m'appelle Jean. Il faut me pardonner, je suis un peu sur les nerfs ces temps ci... - Ce n'est rien. Je m'appelle Karine. On se reverra de toute façon..." Elle se leva et sortit. Cette histoire d'alchimie m'avait beaucoup détendu, et je me mis à m'imaginer que cette mésaventure était l'oeuvre de Karine, un moyen original et trés astucieux pour provoquer des rencontres. De fait, j'étais finalement assez pressé d'aller à ce rendez vous le lendemain. La soirée et la journée de mercredi me semblèrent particulièrement longues. La nuit tarda à venir, je tournai en rond après une assiette de pâtes avalée en grande hâte, je m'habillai fort correctement dés vingt heures, et il était à peine vingt et une heure trente que je me dressai comme un phare en haut de l'escalier du bâtiment 336. Comme à mon habitude, pour passer le temps, j'avais allumé une cigarette et je scruptai désespérément la route. Malgrès la résidence universitaire assez proche, il n'y avait pas un chat dans le coin. La K'fet, quant à elle, était silencieuse et fermée. Le parking vide et encore humide de la pluie de la veille au soir. J'attendai et allumai une seconde cigarette et me perdis dans mes pensées. L'heure du rendez-vous avait sonné depuis cinq minutes qu'une silhouette qui ne m'était pas inconnue arriva tranquillement... A ma grande surprise, et déception peut être aussi, ce n'était pas Karine, mais Laurent. Je le cru ici d'ailleurs seulement de passage par hasard, mais il dit: "- Tu as répondu à mon message. J'avais peur que tu ne viennes pas. - Oui, j'aimerai vivement que tu m'expliques... - Simple farce voilà tout, pour revoir un copain. - Et pour le coup du téléphone? - Quel coup de téléphone? - Non, excuse moi, je pensai à une autre blague qu'on m'a faite. Mais dis moi, qu'est ce que cette histoire d'alchimie? - C'est à mon tour de m'excuser, mais je ne comprend vraiment pas." Je le dévisageai en fouillant dans ma poche, en vain: j'avais oublié que je m'étais changé. Je repris le dialogue: "- Le papier pour le rendez-vous, c'est bien toi? - Oui bien sûr, et le rapport avec l'alchimie? - Azoth, le gribouillage entremêlé. - Je ne vois pas ce que tu veux dire. Mais tu m'intéresses parceque figure toi que j'ai quand même à te parler. C'est au sujet de David, tu ne l'as pas trouvé un peu bizarre ces temps ci? - Pas spécialement, répondis-je en dressant mes oreilles pour écouter la suite. - Il y a quelques jours, il m'a téléphonné. C'était lui assurément, mais... sa voix n'était pas la même. Il a parlé de ses possibilités nouvelles, je n'ai rien compris -il riait tout le temps. Le lendemain quand je l'ai rencontré, il ne semblait pas se souvenir de l'appel. Or à ce qu'il me semble, David n'est pas un adepte de la bouteille. Je regardai Laurent droit dans les yeux, et je sus qu'il m'avait caché quelque chose. C'est un peu un don que j'ai de savoir si les gens ont dit « la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité » rien qu'en les regardant. C'est à cause de ça que j'ai voulu devenir juge : ça peut toujours être utile à l'occasion dans cette profession. Et là, il n'y avait pas de doute possible. De toute façon, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Laurent avait certes l'habitude de faire des blagues aux gens, mais convier quelqu'un à onze heures au milieu du campus désert, ce n'était pas trop son genre. Et il n'aurait pas non plus écrit ce « Soyez-y » sur le papier, vaguement menaçant. Enfin et surtout, ce n'était pas son écriture - l'écriture du message était trop fine, trop rapide et trop précise pour être celle de Laurent, qui s'attardait dans des méandres calligraphiques compliquées. Et cependant, Laurent se trouvait ici. Il y avait un mystère à éclaircir. « Dis-moi la vérité, Laurent, c'est très important. Le papier qui me donnait rendez-vous, comment me l'as-tu donné ? » « Mais tu dois bien le savoir puisque tu es ici ! Je l'ai mis dans ton gros classeur noir, de droit civil, je crois. Pendant que tu allais chercher de l'eau à la cantine. » Ça, c'était typique de lui... Ce mystère était donc dissipé. Laurent ne m'avait pas menti, il avait simplement mis son message à un endroit où je ne regardais jamais. « Et pourquoi ? S'il te plaît, pas de blague au sujet de revoir un copain. Tu m'as vu hier à midi. » « On m'a moi-même donné rendez-vous ici à cette heure. Comme j'ai craint quelque chose de louche, une secte ou un truc du genre, je me suis dit que ce serait mieux si je n'étais pas seul. Donc je t'ai fait venir. Toi, j'étais sûr que tu ne résisterais pas à la tentation d'un brin d'aventure. » Évidemment ! J'aurais dû y penser. Quel malentendu amusant. Je lui expliquai : « Figure-toi que si je suis ici, ce n'est pas à cause du mot que tu m'as donné mais à cause d'un autre message de même contenu, que j'ai trouvé dans ma main en sortant du RU hier. » « Alors on nous a joué le même tour ! » « Dis-moi, as-tu prêté attention à la signature du papier qu'on t'a donné ? » « Non. Ah, si. Un signe bizarre. » « C'est la signature des alchimistes. » « Des alchimistes ? » J'allais lui expliquer - et j'allais aussi lui poser quelques questions sur le coup de téléphone qu'il prétendait avoir reçu de David - , mais nous fûmes distraits par l'arrivée d'une troisième personne. J'étais à peine surpris de reconnaître, justement, David, en retard comme à son habitude. En peu de temps, nous sûmes que lui aussi avait reçu aussi mystérieusement un papier semblable au nôtre. Nous étions donc au moins trois. Ce qui me tracassait, et je ne tardai pas à remarquer que cela tracassait aussi mes deux amis, c'était de savoir pourquoi. L'auteur des messages allait-il se manifester ? Il se manifesta en effet, précisément à minuit. Ce fut une nouvelle application de cette loi qui dit que quand on croit être au bout de ses surprises, celles-ci commencent à peine. Laurent avait commencé à désespérer de rencontrer notre mystérieux interlocuteur, et jurait toutes les minutes qu'il avait dû rater son RER. Il longea le bâtiment vers l'Ouest, et c'est à ce moment que nous l'avons rencontré: une silhouette approchait, et nous croyions, David et moi, voir Laurent revenir. Nous n'en sommes plus à notre première surprise, de toute façon. Le personnage nous a sourit, le genre de sourire qui n'est pas pour détendre l'atmosphère. De plus, il y avait dans la scène quelquechose de franchement irréel même si je ne saurai dire ce qui clochait. Sans se présenter, notre espèce de bonhomme commença: "- Excellent, excellent. Attendons le retardataire. Excusez moi,mais avez vous du feu? - tenez",fis-je, alors que David secouait la tête. Il pris le briquet et le jeta au loin. Comme j'étais paralysé,je n'ai rien fait. David non plus. Le personnage commençait sérieusement à s'impatienter. Puis il lacha un "tant pis" et nous attrapa les mains. Nous le regardâmes, intrigués, avant qu'il ne soit désormais trop tard pour agir. Nos pied se sont mis à danser. Doucement, au début, puis de plus en plus vite. Et c'est dans une cadence endiablée que nous avons tourné autour du bâtiment. Mon coeur était devenu fou,lui aussi. J'espérai me réveiller au plus vite, mais je ne dormai pas. Tout résonnait,nos pas sur le sol, mon coeur jusqu'au bout de mes doigts. On ne voyait presque plus les alentours, les arbres eux-mêmes semblaient valser et je vis soudain que nous n'étions pas seul: des silhouettes, toujours des silhouettes se dressaient un peu partout, et il y en avait d'autant plus que nous ralentissions. Il desserra ses mains et la douleur envahit mes poignets. David laissa échapper un gémissement et nous regardâmes les yeux grand ouvert le monde qui s'offrait à nous. Il semblait faire jour, mais si je distinguai assez bien les formes, les couleurs n'en ressortaient pas. Tout était délavé, grisâtre. Notre interlocuteur cessa de sourire quand une forme noire léchée de flammes tomba à côté de nous et roula sur le sol sur une dizaine de mètres en hurlant. Les gens se resserrerent autour de nous et du bout de charbon qui nous avait rejoint. À ce moment, je dus perdre connaissance. Peut-être avais-je été frappé, peut-être était-ce simplement l'excès d'émotion. En tout cas, quand je revins à moi, j'étais ligoté mais non bâillonné, à côté de David, qui était dans le même état. Nous nous trouvions dans une petite cabane de bois, vide de tout meuble, et nous avions été jetés à même le sol. Par une petite fenêtre, on apercevait le paysage dehors, le même paysage gris et terne que j'avais remarqué plus tôt. Dans le coin opposé de la cabane se trouvait notre ravisseur, fumant une cigarette. Il semblait calme et sûr de lui. « Vous êtes réveillés. Inutile de prétendre le contraire. » David répondit par un grognement hargneux. Je ne dis rien : j'étais trop hébété pour cela. L'homme continua : « Une belle tentative, le briquet. Vous avez failli m'avoir. Mais il en faudra plus que ça pour venir à bout de moi. » Encore une fois, David se contenta d'un borborygme peu engageant. « Mais parlons affaires, si vous le voulez bien. Vous avez quelque chose que je veux. » « Quoi ? » demandai-je. « Quoi ? Allons, ne vous moquez pas ! La Pierre, bien sûr ! » Il y avait clairement une majuscule au mot « Pierre ». « La pierre philosophale ? Celle qui permet de transformer le plomb en or ? » demanda David. La pierre philosophale ! Mon sang ne fit qu'un tour. Ainsi Karine ne s'était pas moquée de moi. Il était bien question d'alchimie. Ou du moins il y avait un rapport avec... « Oui, vous pouvez l'appeler ainsi. Mais je me moque bien de l'or. Les pouvoirs de la Pierre sont bien plus grands. Vous l'avez, et vous ne pouvez pas vous en servir. Alors donnez-la moi ou dites-moi où vous l'avez cachée, et vous aurez la vie sauve. Sinon... » Il n'y avait pas de proposition après le sinon, mais il n'y en avait aucun besoin. La conjonction était suffisamment explicite par elle-même. David était trop furieux pour avoir peur. « Nous ne l'avons pas. Nous n'avons rien de la sorte, et je ne sais pas de quoi vous parlez. » « Ne tentez pas ce genre de jeu avec moi. » prévint l'homme. Je commençais à être vraiment effrayé. David continua sur le même ton. « Écoutez, c'est très simple. Vous allez commencer par tout nous expliquer, de A à Zoth, si j'ose dire. Vous le ferez, même si vous croyez que je sais déjà tout, à tort d'ailleurs, parce que vous n'avez rien à perdre par là. Vous allez nous dire où nous sommes, qui vous êtes, comment vous nous avez amenés jusqu'ici, qui sont ces gens que nous avons vus, ce que c'était que cette flamme, qu'est-ce que c'est que cette Pierre que vous recherchez, quels sont vos rapports avec l'alchimie, et enfin comment nous rentrons dans tout cela. Quand vous aurez répondu à toutes ces questions, peut-être consentirons-nous à négocier avec vous. » L'homme poussa un juron. « Mais vous savez déjà tout cela. Vous êtes des Initiés ! » « Vous m'ennuyez. Nous sommes des Archibouzouks Édentés du Troisième Cercle Supérieur si vous le voulez, mais, bon sang de m...., vous allez répondre à mes questions ! Je sais certaines choses, Jean ici en sait peut-être d'autres, et Laurent, qui est malin et que vous n'avez pas réussi à avoir, doit en savoir encore d'autres. Mais aucun de nous trois ne comprend tout. Alors vous allez apprendre le calme et la sérénité et vous allez nous expliquer tout jusqu'à ce que nous comprenions parfaitement, et alors nous vous donnerons toutes les pierres que vous voulez, et même des cailloux, du sable et des rocs si vous le voulez encore. Mais si vous refusez, alors vous ne saurez rien de nous, ne serait-ce que parce que nous ne serons pas capables de vous répondre, et puissiez-vous rôtir avec tous les démons de l'enfer jusqu'à la mille sept cent vingt-neuvième génération ! » L'homme sembla presque plus secoué par la dernière phrase que par toutes les autres. Il poussa un long soupir et parut presque humain, et finit par déclarer. « Soit. Bien que vous soyez des Initiés, je vais tout vous raconter, comme si vous étiez Novices du Premier degré. Je ne sais pas quel intérêt vous avez à cela, mais je vous préviens que si après cela vous ne me dites pas où est la Pierre, alors Ardemond, Merlin et Nicolas Flamel eux-mêmes ne pourront rien pour vous, réunis. Je sais bien que je n'arrête pas de vous dire que tout ce qui m'arrivait était absurde au plus haut point, mais comprenez bien que son histoire, loin d'être un mauvais conte, était absolument absurde. Je fermai les yeux et tout son récit dansait dans ma tête, la Pierre Philosophale, vous la connaissez -un caillou mythique, toute une floppée de mages et d'affabulateurs, des guerriers, des aventuriers, des fous, tous là se chamaillant d'hypothétiques indices pour retrouver leur trésor. J'en étais pas loin, des fées et des loups. Cet homme était fou, aussi fou que tous les autres... Je le voyai bien, là, prêt à jurer comme un enfant qu'il ne mentait pas, les yeux brillant d'excitation, la voie riante comme pour mieux se persuader. Il ricanait par intermittence et reposait la tête sur le mur près duquel il était assi, quelqufois aussi, il se taisait, ce qui ne le rendait plus crédible pour autant. En réalité même, c'est toute la scène qui était absurde: David, dont je croyai au début qu'il menait une diversion, écoutait l'autre mec avec attention, ne perdant pas un mot du récit. Je fermai les yeux à nouveau, pour réfléchir à un moyen de me sortir d'ici. Las, c'est son histoire abracadabrante qui reprenait le dessus comme un pendule hypnotique, et je revis la porcherie et le cochon qui avait avalé la fameuse pierre en 1178. Mon problème, c'est que le cochon était là quand j'ai rouvert les yeux, et que je reposais dans le lisier, dans la porcherie. Autours de moi, c'était la cohue générale, des gens se battaient à l'épée, d'autres couraient, enfin pataugeaient, en tous sens avec l'ordre de capturer tous les cochons. L'un d'entre eux se sauva par la porte en se faufilant entre les jambes d'untel. Cette personne me regardait avec des yeux ronds comme des prunes et se mit à bégayer. C'était la première fois qu'elle me voyait, moi aussi. Une voix familière me tira de ma stupeur. « Ha, ha, ha... Bien joué, camarade ! Vous avez vraiment surpris ces braves gens. » C'était David. Et à côté de lui se trouvait Laurent. Ils étaient assez royalement habillés, et les paysans autour de nous restaient à l'écart, comme par respect. Cette fois, il y eut comme un déclic dans mon esprit. Toute cette histoire qui jusqu'ici m'avait parue ridicule, folle, onirique, et à la réalité de laquelle je refusais de croire, m'apparut soudain comme une aventure passionnante et fort amusante. C'est comme si j'étais entré dans le jeu - mes pensées devinrent plus claires et je me sentis heureux. Après tout, j'étais là - où que fût cet endroit - vivant et en compagnie de Laurent et David, et c'était l'essentiel. Cependant, en même temps, je désirai en savoir plus, comprendre enfin ce qui s'était produit, comprendre maintenant que j'acceptais de croire. Je m'en voulus de ne pas avoir écouté la réponse de l'homme, dans la cabane ; je m'en voulus et je ne parvins pas à comprendre la raison de mon inattention. Il avait commencé à nous prévenir, et alors qu'il n'avait même pas fini de parler, qu'un guillemet ne s'était même pas fermé, j'avais fermé les yeux - et cessé d'écouter. Comme si une moitié du destin refusait de me livrer la clef de mon énigme. Mais cette fois je n'allais pas lui laisser cette chance et j'allais savoir la vérité, de la bouche de David. Mes amis, qui s'attendaient apparemment à ce que je pose toutes ces questions, commencèrent par m'emmener dans une pièce confortable, et firent changer mes vêtements souillés de boue contre une tenue plus idoine, puis consentir à me livrer quelques explications. « Pour commencer, demandai-je, où sommes-nous ? Plus sur le campus d'Orsay, je suppose. » « C'est exact, répondit David. Nous sommes à Provins, et nous sommes au douzième siècle, juste avant l'avènement de Philippe Auguste, en octobre 1178 pour être exact. » Cette révélation ne me causa aucune surprise, mais plutôt de l'euphorie. « Alors, m'exclamai-je, l'empereur Frédéric Barberousse, le roi d'Angleterre Henri II Plantagenêt, le pape Alexandre III, le sultan Saladin et Gengis Khan sont tous encore en vie ! » J'avais toujours été très fort en histoire. « Et l'art gothique est de l'art contemporain. » rajouta Laurent avec humour. « Mais comment sommes-nous arrivés là ? » « C'est compliqué, commença David. L'homme qui nous a donné rendez-vous - son nom est le comte de Saint-Germain, à propos - veut quelque chose de nous. Une certaine Pierre, que nous sommes censés avoir, mais dont nous ne savons censément pas nous servir. Une pierre magique, bien entendu, qui dans l'esprit dérangé de notre comte est la source de toute magie sur terre, la pierre philosophale, le Saint-Graal, la table d'émeraude, impossible de savoir ce qu'il en est exactement, ce bonhomme est bien trop dérangé... » « C'est ce que je ne comprends pas bien, interrompis-je. Est-il fou ou bien est-il réellement magicien ? » « C'est là tout le problème. Il est fou ET il est réellement magicien. Et il s'est mis en tête de récupérer cette Pierre qu'il est sûr que nous avons. Or j'en suis moins sûr que lui ; toutefois, s'il a raison et que nous réussissons à y comprendre quelque chose avant lui, nous avons une chance de nous en tirer. » « C'est ce comte de Saint-Germain qui nous a transporté ici à cette époque ? » « Non. C'est Laurent qui a fait ça, et qui nous a ainsi sauvé du comte, qui allait nous soumettre à la torture pour nous faire avouer où est la Pierre, après avoir prétendu nous raconter tous les Grands Secrets, c'est-à-dire beaucoup de bêtises plus un ou deux détails intéressants. » « Laurent est aussi magicien ? » « Oui, répondit Laurent. Et David aussi. C'est lui qui a trouvé le truc le premier, et c'est moi qui l'ai perfectionné. Dans le domaine du passage d'un monde à un autre, d'une époque à une autre et d'un lieu à un autre, nous rivalisons assez bien avec le comte. » « Mais alors pourquoi ne pas nous être enfuis directement ? » « Ce genre de choses demande de la préparation et de la concentration. Saint-Germain nous en aurait empêché. » « Reprenons, dis-je - je commençais à beaucoup aimer tout cela. Vous connaissiez ce comte avant aujourd'hui - ou est-ce hier ? » « Il a commencé à rôder autour de nous, à apparaître à l'improviste, à nous montrer ses pouvoirs (le téléphone, c'est un coup à lui, il en est très fier). Il nous a proposé des marchés, mais nous ne savions pas exactement ce qu'il voulait. Nous en avons appris plus sur ses pouvoirs et nous avons appris à les maîtriser aussi ; ce n'est pas difficile, le plus dur c'est d'admettre leur existence. L'autre soir - ce soir je veux dire - enfin, dans huit siècles plus exactement - nous avons accepté ce rendez-vous avec lui sous le prétexte de négocier, en fait pour en savoir plus. Laurent s'est un peu écarté lorsque le comte est arrivé, afin de pouvoir nous suivre dans son monde mais sans y être fait prisonnier. » « Son monde ? » « Saint-Germain règne sur ce monde fade et triste, répondit Laurent. Les habitants sont ses esclaves soumis. » « Il a voulu tenter un joli tour de magie avec le feu, continua David, mais j'ai retourné le sort contre lui. La flamme a failli le dévorer, il n'était pas très content, je crois. » « Une dernière question : pourquoi précisément à Provins et pourquoi précisément en 1178 ? » « Parce que des rumeurs veulent que la pierre philosophale ait été vue pour la dernière fois ici et maintenant. » « Mais nous sommes censés l'avoir avec nous ! » « Vois-tu, la magie, ce n'est vraiment pas logique. Peut-être que comme ça il y a deux copies de la Pierre ici en ce moment. Mais aussi peut-être pas. Peut-être que c'est parce que nous aurons trouvé la Pierre ici maintenant que rétrospectivement nous en aurons été les possesseurs. Peut-être même que... » En bon mathématicien, Laurent ajouta malicieusement : « Peut-être aussi que nous aurons justement été la source de cette rumeur selon laquelle la pierre a été vue ici et maintenant. » « Enfin, bref, conclut David - approuvé par Laurent - , la magie, ce n'est vraiment pas logique. » Je compris qu'il y avait chez ces deux bons scientifiques une certaine réticence à pratiquer cet art qui ne respectait pas les règles de la science, comme les postulats d'objectivité et de reproductibilité. En tant que juriste, j'avais pour ma part l'habitude du peu de logique. « Enfin, bref, on est ici pour tenter d'y trouver quelque chose... » « ...et, rajouta Laurent, pour s'amuser un peu. À propos, je suis le prévôt de Provins, et David en est le shérif. Quant à toi, tu dois être notre valet ou quelque chose de la sorte. Autre chose : ce n'est pas la peine d'essayer de comprendre un traître mot de ce que les gens racontent, c'est de l'ancien français, et on n'y entend goutte. » Nous restâmes une semaine en vacances à mener une vie de roi. Et pour une fois ce n'était pas une exagération. Au début, je leur disai toutes les heures que le temps passait et qu'il fallait rentrer chez nous et trouver une solution pour régler nos problèmes. Ils rigolaient à chaque fois et me répondaient que quand il le faudrait, nous rentrerions chez nous à l'heure, et qu'au pire nous devions attendre les huit siècles qui nous séparaient de 1997. Pour une raison obscure, en effet, nous ne subissons plus les effets du temps lorsque nous sommes aussi loin de l'époque où nous devrions être. Il y a cependant quelques effets secondaires dont Laurent et David ont fait les frais, mais j'anticipe et nous y reviendrons plus tard. Entre deux parties d'escrime, de concours de luth ou de mandoline, quand mes deux compagnons en eurent enfin assez de cette vie folâtre dans laquelle ils s'étaient laissés aller, ils jugèrent enfin bon de me révéler leurs tours. Je n'ai pas le temps de m'appesantir dans la description du voyage intertemporel intergéographique ici, mais sachez que la seule précaution à prendre est de revenir par le futur, car si on décélère trop tôt par le passé, on réintègre nos souvenirs du moment et c'est plutôt embêtant si ne connaissait pas encore ce genre de subtilité: on oublie qu'on sait voyager ainsi. Evidemment, pour mon premier essais, et malgrès le cours magistral de deux heures que je venai d'avoir, je n'ai pas voulu prendre de risques et je suis parti trois heures dans le passé ce qui n'a pas plu à mes amis. Cette différence fondamentale avec les sauts temporels imaginés par nos romanciers de science-fiction, c'est qu'il n'y a pas de risque que le héros se rencontre lui même et doive perdre du temps à s'expliquer ses propres mésaventures. Bienque je commençai à peine à saisir les grandes nuances de mes capacités nouvelles, David dit alors une chose propre à faire s'effondrer la moindre certitude: "- Tu viens d'entrer dans la plus grande expérimentation de l'aventure de l'Humanité toute entière: tu dois désormais à chacun de tes pas mesurer ce que tu vas faire sachant que tout ne t'es pas connu, ni à toi, ni à nous ...". Il me regardait d'un air très sérieux et je me doutai que les deux lascars n'en étaient pas à leur première bévue près. Je repris: "- Et si on faisait un saut dans la préhistoire? ". Ils acquiescèrent. Un long saut... et nous avons atterri sur de l'herbe tendre devant le museau d'un diplodocus qui n'avait pas spécialement l'air heureux de trouver trois mouches dans sa soupe. On s'est écarté vite fait, et pour notre bonheur ces animaux ont une mémoire plutôt courte. On a longé un ruisseau bordé de fougères gigantesque et on a abouti devant une grosse grotte d'où sortait une mélodie rythmée... C'était très curieux, et même plutôt choquant pour la Préhistoire. J'ai encore juré que tout cela était absurde. On a voulu s'avancer quand un jeune homme en est sorti: "- Vous venez aussi faire la teuf'? C'est en bas... bière à volonté les gars...". Puis il courrut uriner dans un coin. A en voir ses vêtements plutôt excentriques, par trop futuristes, nous en avons déduit que nous venions de dénicher le dernier endroit à la mode pour passer la soirée... Je croyai pourtant que c'était moi,l'homme moderne! En attendant nous filâmes vers la musique. Là, au fond d'une caverne où la techno hurlait à déchirer les tympans, nous fîmes la connaissance de Max, un personnage plutôt étrange, mais fort sympathique. De toute évidence, il en connaissait plus que nous tous réunis sur la magie. Il était physicien, travaillant sur la mécanique quantique, et il prétendait que c'était lui qui avait découvert tout ce système - en fait je pense qu'il s'est contenté de le comprendre, ce qui est déjà un exploit à ne pas minimiser (en tout cas moi-même j'étais loin de l'avoir accompli). Laurent et David écoutèrent avec sérieux et attention. Pour ma part je ne pus que saisir quelques bribes d'idées, mais déjà très intéressantes : Le temps est non pas comme une droite mais comme un arbre. À chaque instant, chaque événement aléatoire - une pièce qui peut tomber sur pile ou sur face, une particule qui peut se désintégrer ou non - introduit une division supplémentaire dans cette arbre, une branche nouvelle. Nous pouvions nous déplacer à loisir dans cet arbre, revenir dans le passé comme dans le futur et également voyager dans les branches parallèles. Mais nous ne voyagions pas physiquement, seul notre esprit se déplaçait dans ce vertigineux labyrinthe, trouvant des corps dans lesquels loger. Voilà pourquoi on ne pouvait pas se rencontrer soi-même. À ce moment-là, David, qui était tout de même biologiste, ne l'oublions pas, objecta : « Mais il n'y avait pas d'hommes au crétacé ! » « Un argument intéressant, répondit Max. Eh bien si, dans cette branche du temps, il y en a, la preuve, nous sommes là. L'évolution de l'homme si tôt dans l'histoire était extraordinairement improbable, mais pas totalement impossible. Tout est affaire de probabilité. Cette branche est très mince car très peu probable, mais en revenant en arrière dans le temps comme il vous fallait tomber sur un homme vous aviez toutes les chances de venir ici. » L'argument me semblait imparable, mais je vis que Laurent, en bon mathématicien, avait quelque chose à redire. Mais il n'en fit rien. « Pour voyager dans l'espace, c'est pareil. Il y a plusieurs moyens : localiser une branche du temps dans laquelle vous êtes à Tahiti, et hop ! vous y êtes. Mais les gens ont l'impression que vous êtes simplement venus par avion, car vous vous êtes contenté de localiser une branche du temps dans laquelle vous étiez venu à Tahiti par avion. Normalement la conscience ne se loge que dans un corps qui ressemble à celui dont on est parti, même s'il faut pour cela trouver une branche incroyablement mince, comme celle dans laquelle nous sommes en ce moment. Toutefois, avec de l'entraînement, on peut se mettre dans la peau de quelqu'un d'autre. Mais il y a des risques, bien entendu... » Il laissa planer une sombre menace. « Et pour ce qui est des souvenirs, de la mémoire ? » demanda David. « La mémoire est celle du cerveau dans lequel vous habitez. Si vous revenez dans le passé à une époque assez lointaine, disons avant votre naissance, alors comme de toute façon pour trouver un corps qui vous ressemble il faut creuser, on en trouve aussi un qui a les bons souvenirs. Mais si vous revenez dans le passé à un moment où vous existiez déjà, alors la branche du temps est toute trouvée, vous vous incarnez dans le corps que vous étiez déjà, et paf ! vous avez oublié tout ce que vous ne connaissiez pas à ce moment-là. On peut éviter ça en s'efforçant de trouver une branche du temps dans laquelle vous auriez connu ce que vous connaissez, mais cela demande de l'entraînement. Avec beaucoup d'entraînement, on peut quand même réussir à se rencontrer soi-même, en trouvant une branche du temps dans laquelle on a un alter ego. Enfin bref, tout est possible, et il faut juste suffisamment d'habitude. Regardez. » Il laissa son verre se fracasser par terre (personne n'y prêta du reste la moindre attention). « Tout le monde sait que les lois de la physique sont réversibles. Il est donc physiquement possible que le verre se recolle et remonte dans ma main. C'est juste très improbable. Mais si je localise la bonne branche du temps... » Il sembla se concentrer un moment, et soudain le verre fit ce qu'il avait dit. « Je suis parti dans cette branche et vous avez suivi. Comme je le disais, on peut presque tout faire. Se transporter dans l'avenir ? Un jeu d'enfant - et encore on a le choix de l'avenir. De toute façon, il n'y en a pas un vrai et d'autres non : chaque branche du temps est également valable - tout être conscient est sans cesse en train de se frayer un chemin dans les branches de l'arbre. Revenir dans le passé ? Tout aussi facile. Modifier le passé ? Même cela est envisageable, cela revient à se déplacer dans l'arbre perpendiculairement au tronc. Se déplacer dans l'espace ? Simple question de trouver la bonne branche. C'est un jeu d'enfant quand on y pense. » Je trouvais cela merveilleux, et David semblait n'en penser pas moins. Je devinais pourtant chez Laurent un soupçon de méfiance, non pas envers Max mais envers la magie elle-même, ou du moins son emploi incontrôlé. « Mais il doit bien y avoir des inconvénients. » « C'est juste. Mettez votre conscience par erreur dans le mauvais cerveau et vous êtes devenu un autre et vous risquez de vous trouver prisonnier dans une vie qui n'est pas la vôtre sans même vous en rendre compte. Si vous choisissez une branche trop étroite du temps, Dieu seul sait à quoi elle ressemblera. Par exemple, je ne vous conseille pas trop d'essayer de voyager vers un moment antérieur à l'apparition de la vie sur Terre, ou vers une autre planète. Certains ont essayé, bien peu sont revenus. Si vous transportez votre conscience dans une branche du temps et que vous y mourez, je ne sais pas ce qu'il vous arrive, mais cela ne risque pas d'être agréable. En revanche, quand vous quittez une branche du temps, si vous ne comptez pas y revenir, faites mourir votre corps en partant. Cela ne veut pas dire grand-chose puisqu'il y a des sous-branches où le corps meurt et d'autres où il ne meurt pas de toute façon, mais les gens qui étaient là avec vous, vous les entraînerez dans une branche où le corps meurt et comme ça ils sauront que vous êtes parti. » Max hésita un peu avant de continuer. « Enfin, un autre risque, c'est de devenir fou. Si cela arrive, avec vos pouvoirs, vous êtes un vrai danger public. Ça a bien failli m'arriver. Alors je me suis dit, le plus sage est encore de s'éclater sans se prendre la tête. Et c'est ce que je suis en train de faire, cent vingt-huit millions d'années avant Jésus-Christ. Nous sommes sur l'emplacement de Woodstock, vous savez ? Encore une bière ? » J'acceptai, mais Laurent et David déclinèrent l'offre. « Et la Pierre ? » demanda David, soudainement. Aussitôt, Max se rembrunit. « Ainsi vous avez rencontré le comte de Saint-Germain ? » "Je dois tout de suite vous avertir: sa prétendue pierre n'existe que dans son imagination. Le problème, c'est que s'il vous croit en sa posséssion, il va vous poursuivre jusqu'à ce que vous lui remettiez, autrement dit ça peut prendre du temps...". Ils s'arrêta un instant avant de reprendre la conversation, sur un ton las et triste: " S'il s'en est pris à vous, c'est que sa dernière victime n'a pas dû résister à ses caprices... Un de mes bons amis... je dois donc vous avertir: le compte de Saint Germain est le plus cinglé et le plus dangereux de nous tous. Au bout d'un certain temps, on est tous menacé par la folie. Si vous avez besoin d'aide, n'hésitez pas à recourir aux services du Conseil Supratemporel de Toronto, il y a une assemblée permanente en juin 1951, ils connaissent bien le compte et peuvent également vous orienter dans le choix de psychologues compréhensifs. Autre détail, évitez absolument de vous ballader à Saint-Rémy-les-Chevreuses de 1980 à 2001, c'est là qu'habite votre cher ami. Il n'y est pas souvent mais ce serait dommage de lui faire ce cadeau".La conversation s'arrêta là en raison du bruit qui reprit avec trop de vigueur pour nous permettre de nous entendre. Nous quittâmes Max en le remerciant chaleureusement mais il semblait déjà nous avoir oublié. Nous sommes ressortis de la grotte finalement assez joyeusement, c'est vrai qu'il y avait une fameuse ambiance. Puis j'y suis allé direct: " Ecoutez plutôt les copains: je propose qu'on se retrouve dans quelques semaines chez moi à Orsay le 13 décembre 1997 à midi précisément. Chacun mène sa petite enquête tranquille et on met ensuite tout en commun, OK, ". En réalité, ma proposition trouva un écho plutôt mou chez mes deux amis, mais comme personne n'avait rien à y redire, l'affaire fut aussitôt conclue. Je me suis réveillé lentement, il m'a fallu plus d'une heure pour me glisser d'entre mes drap et ouvrir les rideaux. Dehors, il faisait déjà jour, le ciel était d'un bleu très pur, exactement le même que celui qui inonde les photos des publicités vantant un produit exotique. Le vent agitait les palmes des cocotiers du jardin et devant moi s'offrait toute la crique turquoise et vert paradisiaque. J'émergeai doucement... Ca y'est j'étais à l'Hotel-casino de la plage de je ne sais plus quelle île célèbre de Polynésie française. Cela faisait trois jours que j'avais quitté David et Laurent, et accessoirement deux jours que j'étais millionnaire puisque j'avais gagné au Loto et au tiercé. Je n'ai même pas pris le temps de monter dans l'avion,ce que j'avais jugé trop pénible et j'ai logiquement profité de ma soirée pour décompresser un peu. Ce matin, je vais manger un peu: à ce merveilleux plateau de fruits sur la table; ensuite j'irai me baigner. L'interphone me délivra momentanément de mes projets . Une voie m'annonça: "Mademoiselle Karine Steinberg souhaiterait vous rencontrer, elle vous attends sur la terrasse ..." Karine? Oui, bien sûr! Je m'hbillai en trombe et descendit les escaliers presque aussi vite. Karine était allongée sur une chaise longue et sirotait langoureusement un cocktail orangé. Elle était habillée d'une robe d'un tissu céladon diaphane assorti à ses yeux, et tout dans sa pose évoquait la princesse romantique d'un conte de fées. Sa tête nonchalamment posée sur un coussin de satin laissait ses cheveux retomber sur les côtés, et un occasionnel souffle de vent les faisait flotter dans l'air. J'avais irrésistiblement envie de les caresser. Karine portait des lunettes de soleil très sombres, mais loin de lui donner cette apparence ridicule et hautaine que l'on observe chez certains touristes notamment des américaines, elles conféraient à son visage une grâce particulière, une sorte de détachement résigné ou un je-ne-sais-quoi d'élyséen. Je l'avais déjà trouvée belle, même angélique, la première fois que je l'avais vue, dans un monde qui me semblait maintenant si lointain et irréel, alors même qu'elle était habillée en étudiante de la fin du XXème siècle. Alors que dire quand elle était ainsi parée en sorte de reine en ce milieu de XXIème siècle ? Je m'assis à côté d'elle sur un petit tabouret fort inconfortable. Elle ne détourna même pas la tête, continuant à fixer la plage avec un regard empli de spleen. Elle m'avait à coup sûr remarqué, mais elle ne dit rien. Je ne pus m'empêcher de réciter ces vers de Baudelaire : «  Les soleils mouillés De ces ciels brouillés Pour mon esprit ont les charmes Si mystérieux De tes traîtres yeux, Brillant à travers leurs larmes. » Et elle répondit aussitôt, sur le ton d'un murmure : « Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. » Après encore un moment, elle ajouta : « L'Invitation au voyage ? Ainsi vous aussi vous êtes un Voyageur. » Je compris que par ce terme elle désignait ceux qui, comme moi et mes amis, pouvaient se déplacer d'un endroit à l'autre, d'un temps à l'autre et d'un monde à l'autre. « Depuis peu. Mais je pense avoir trouvé un endroit agréable et y rester aussi longtemps que possible. » « J'en déduis que vous n'êtes pas allié au comte de Saint-Germain. Lui n'aurait jamais eu cette sagesse. » Il y avait du soulagement dans sa voix. Elle reprit un ton distant et demanda : « Êtes-vous à la recherche de la Pierre ? » « Non. On m'a dit qu'elle n'existait pas. » Cela parut l'amuser. « On vous a dit cela ? Et bien l'on s'est trompé. Elle n'existe pas que dans l'imagination de Saint-Germain, hélas. » Je ne pris pas garde au « hélas » et je demandai fébrilement : « Vous savez où elle se trouve ? » « Que trop bien ! » « Alors où est-elle ? » « Ici. » « Ici ? Comment cela, ici ? Dans cet hôtel ? » « Oui. » « Et où donc ? » Elle me laissa encore patienter une seconde ou deux avant de lâcher négligemment, presque distraitement : « C'est moi. »