Une Simple Chronique

« C'est prêt ! » résonna une voix délicieuse (quoiqu'un peu trop chargée en pâte à la rose) à travers la maison.

« C'est quoi qu'est prêt ? »

« Mais le dîner, mon trésor ! Tu sais bien ? Le dîner ! »

« Et c'est quoi qu'on bouffe ce soir ? Ça va encore être dégueulasse, je sens ! »

« Marianne ! Répondez à Monsieur ! Qu'avons nous à manger ? »

« Eh bien, comme tous les jeudis soirs : le reste de poisson d'hier, et un petit peu de choucroute. En dessert, je vous ai préparé une mousse au chocolat. » répondit la bonne d'un air réjoui.

« Alors j'vais à MacDo. »

« Attends-moi, mon chéri ! Je viens avec toi. »

« Et que dois-je faire de la choucroute, Madame ? »

« Bouffez-la ! » répondit Monsieur.

« Pas fou, non ? » fit la bonne, perdant brusquement — on ne sait pourquoi — ses bonnes manières.

« Pas au point d'avaler vos horreurs ! »

* * *

La fraîcheur délicieuse de la nuit tombait délicatement sur la belle ville de Paris, le gazouillis délicat des oiseaux accompagnant le départ majestueux de l'astre diurne. Le restaurant grec du coin balançait dans l'air ses effluves d'oignons frits et le clodo du croisement du boulevard Saint-Michel et du boulevard Saint-Germain invectivait les voitures au passage, la voix affaiblie par les trois litrons de rouge qu'il s'était envoyés derrière la cravate pendant la dernière demi-heure.

Devant ce spectacle enchanteur du Vieux Continent, le restaurant de la chaîne MacDonald's anonymous affichait son enseigne féérique sur des accords sous-entendus de la Symphonie du Nouveau Monde. En voyant un sale môme, la morve au nez, se gobergeant d'un MacChose dégoulinant, Monsieur sentit soudainement son estomac faire des nœuds en pensant que dans quelques instants il serait confronté à un cornet de frites grasses.

« Euh... Tout compte fait, chérie, on peut p'têt'... jeûûûner ce soir. » (Il prononçait ça comme « je nais »).

Dans un hoquet dégoûté, la bonne femme, qui n'avait pas pu détacher ses yeux d'un verre de coca-cola, éructa un « Oui » mourant et plaintif.

(Monsieur, qui s'était attendu à un « Oh, mon trésor, c'est une merveilleuuuuuuse idée ! », posa sur sa femme un regard myope et surpris, mais préféra ne pas prononcer les quelques mots qui lui venaient à l'esprit.)

(Tout compte fait, il les prononça.)

« Vieille truie ! »

Assez bas toutefois pour ne pas être entendu par ladite truie.

Mais ladite truie avait l'oreille fine.

« Tu as parfaitement raison, mon trésor. Cet ivrogne est une vieille truie. »

« Mon dieu ! soupira-t-il. Elle est encore pire que je le croyais. »

Cette fois, die Truie n'auditionna pas, trop occupée qu'elle était par la contemplation de la première page d'une copie « Paris Match » qui traînait dans le caniveau.

* * *

Le père Robert, curé de la paroisse de Saint-Machin-les-Trouilleux, revêtit son aube ainsi que l'étole adéquate, et, profitant que personne ne le regardait, prit une hostie et l'avala. Il n'avait pas mangé le matin même, il n'était pas du genre à faire ceinture.

Son teint passa du rose pâle au rouge coquelicot lorsqu'il entendit une voix qui l'appelait :

« Mon père ! Mon père ! »

Il déglutit difficilement et se retourna avec calme et angoisse. Si quelqu'un l'avait vu, c'était un coup à se faire engueuler par l'évêque. Et il était pas commode, l'évêque...

« Mon père ! Je dois absolument me confesser tout de suite ! »

Rob reconnut la petite silhouette noire de la veuve Couderc.

« Mon Dieu ! pensa-t-il. Comme si j'avais besoin de ça ! »

Il leva les yeux vers le ciel qui semblait pendre un malin plaisir à lui envoyer les pires calamités : le ciel répliqua par un large sourire.

Il était sûr que la vieille avait encore à lui dire qu'elle avait mangé un éclair au chocolat, et qu'elle s'accusait du péché de gourmandise. Il pensait sérieusement à tout plaquer un de ces quatre, ces croulantes étaient vraiment trop démoralisantes.

« Très bien, ma fille. Nous allons voir cela. » répondit Rob avec l'enthousiasme d'un condamné à mort qui voit se profiler la silhouette de la Veuve dans le brouillard matinal.

Il la poussa plus qu'il la conduisit dans le confessionnal, prit sa place et lui lança :

« On va abréger. Envoyez la sauce ! »

« Mon père... reprit la voix mourante, entrecoupée de hoquets intempestifs, de la veuve. J'ai tué un homme. »

« Et meeeeerde... »

Ça c'était la tuile. La vraie. On vous foutait dans un petit coin tranquille, il en fallait encore qui trucident leur voisin.

« C'est mon voisin, mon père. Il était venu dîner chez moi, l'autre jour. Il s'est plaint de ce que la choucroute n'était pas bien fraîche. Et ce matin, il était mort. »

À ces mots, le prêtre ressentit une petite angoisse au niveau du ventre : il avait mangé trois jours auparavant chez la Couderc, un poisson pas frais. Il s'était dit, qu'est-ce qu'y faut pas faire quand on est prêtre. Lui qui avait juste envie d'un bon BigMac.

« Mais peut-être est-il mort de mort naturelle, ma fille. » Très probable en effet ; qu'est-ce qu'y faut pas dire, aussi. Il se souvenait maintenant que les mauvaises langues racontaient qu'un dîner chez la veuve était le meilleur suicide possible. « La police est-elle au courant ? »

« La police ? Pourquoi faire ? Je l'ai enterré dans mon jardin. »

Rob retira ses lunettes, épongea la sueur qui perlait[*] à son front. Il faisait quand même drôlement chaud dans cette église (romane). Surtout pour un mois de janvier.

Il essaya de se rappeler ce qu'il avait fait la veille. Dans ses souvenirs, il n'avait pourtant pas approché une bouteille de vin de messe à moins de dix mètres. Peut-être que le pousse-café...

« Ahem... Vous voyez... Ce n'est pas exactement... comment dire ? dans les usages. Peut-être devriez-vous prévenir les autorités. »

« Et mon absolution, mon père ? »

« Y en a qui doutent de rien. » pensa l'autre.

« Écoutez... Il faudrait peut-être... Voir ça du côté des flics. Et on pourra aviser. »

Sur ce, il sortit du confessionnal, alla à la porte de l'église, et y plaça un papier sur lequel il avait écrit :

« Pas de messe aujourd'hui. Faudrait voir à pas pousser grand-mère dans les orties. »

« Surtout quand elle est en short. » rajouta-t-il in petto.

Il alla s'écrouler sur son lit après avoir raflé au passage deux-trois bouteilles. Il y a deux-trois façons d'accéder au paradis, il avait choisi la plus simple.

Le paradis était au croisement du boulevard Saint-Michel et du boulevard Saint-Germain.


[R] CLICHÉ CLICHÉ CLICHÉ CLICHÉ


David Madore