Cercle d'écriture, acte 4

Le sujet : « Isaac Asimov, dans *Fondation's Edge* a écrit : “The closer to the truth, the better the lie, and the truth itself, when it can be used, is the best lie.” (Soit en français quelque chose comme “Plus il est proche de la vérité et meilleur est le mensonge, et la vérité elle-même, quand elle peut servir, est le meilleur mensonge.”) On demande d'illustrer cette affirmation paradoxale de manière frappante. »

Table des nouvelles


Le trésor des korrigans

« Il n'y a pas de trésor gardé par des korrigans. » murmure la nuit.

Elle parle par la voix des chouettes et des engoulevents, cette nuit de Samain. « Le voyageur audacieux qui s'aventure au pied du vieux dolmen n'y découvrira pas sa fortune. » Elle parle par les feuilles bruissantes des ormes et des saules. « Le portail qui s'ouvrira vers l'autre monde ne le mènera pas à une chambre remplie de joyaux. » Sa parole descend le long des rayons de lune qui inondent les crânes des dormeurs. « La porte ne se refermera pas à l'aube pour emprisonner celui qui sera resté trop longtemps, aveuglé par sa cupidité. »

Dans leurs songes, ils entendent la nuit leur révéler ses secrets. La plupart d'entre eux se retournent dans leur lit, en sueur, avant de replonger dans un sommeil plus profond, plus calme. Seuls les jeunes gens à l'imagination vive, toujours en alerte, sentent ce message distinct d'un rêve ordinaire et se réveillent en sursaut, la tête toujours bercée de rayons de lune.

Ce sont des poètes, des aventuriers, des amoureux. Parmi eux, Pierrick rêve d'épouser Jeannie, mais il est pauvre, trop pauvre pour elle. « Il n'y a pas de trésor. » se souvient-il, quand il se réveille. C'est une triste nouvelle, et il devrait se rendormir, mais ces phrases l'intriguent. S'il n'y a rien, pourquoi tant de détails? Le sommeil le fuit. Le vieux dolmen n'est pas si loin. S'il n'y a rien, quel mal y a-t-il à y faire un tour?

Pierrick se lève, s'habille en hâte, prend sa lampe-tempête, et se dirige vers le vieux dolmen. La nuit est froide, le vent acide. Au fur et à mesure qu'il marche, il se raisonne. Il s'attend vraiment à ne rien trouver, ce n'est que pour ne pas avoir de regrets plus tard qu'il achève sa course et se penche sur le creux au pied de la roche.

La double lumière de sa lampe et de la lune éclaire une petite porte, fermée à clé. Mais la clé est là, elle tourne dans la serrure, révélant un escalier qui s'enfonce dans les profondeurs de la terre. Il est formé d'une sorte de cristal étrange, qui parfois reflète la lumière et parfois l'absorbe. Pierrick a l'impression d'être à la fois dans l'obscurité et dans un tourbillon de couleurs tandis qu'il descend les marches.

Alors qu'il arrive en bas de l'escalier, il s'attend à voir la chambre emplie de joyaux de son rêve, mais les lumières colorées à perte de vue ne sont que les reflets de sa lampe sur la même roche que celle de l'escalier. Soudain, il entend une voix derrière lui.

« Notre message a été entendu. »

Il se retourne en sursautant, et se retrouve nez à nez avec un des korrigans. Il n'en a jamais vu, même s'il en a entendu parler. La créature est naine et difforme, ses membres sont longs et maigres, son corps semble formé d'une sorte de granit velu. Ses oreilles et son nez sont démesurés, et ses yeux dorés brillent d'une lueur de cruauté qui l'épouvante, qui lui fait sentir qu'il n'a plus longtemps à vivre, plus encore que le bruit de la porte qui se referme — la clé est restée à l'extérieur.

« Le sacrifice pour la nuit de Samain est arrivé. »

À ces mots, une horde de créature semblables à celle-là surgissent de chaque recoin de la grotte, l'ensevelissent, l'immobilisent, le privent de tout mouvement et de tout espoir. La vague de rocs nauséabonds l'emmène jusqu'à leur roi, plus terrifiant qu'eux tous, avec ses longues défenses qui lui sortent de la bouche. Et Pierrick voit bien que la grande pièce est vide, implacablement vide.

Il n'y a pas de trésor gardé par des korrigans. Ceux qui viennent ici, attirés par les voix de la nuit, sont en général des miséreux ; de toute façon, leurs maigres possessions sont éparpillées dans la lande. Personne ne fera sa fortune ici.

« Il fera un bon sacrifice. » dit le roi d'une voix tonnante comme un tremblement de terre. « Il est jeune, solide, il saignera jusqu'à l'aube. »

Les korrigans sont des créatures qui ne peuvent pas mentir.


La pianiste chinoise

Les volutes bleues de l'encens s'élèvent lascivement dans le chœur de l'église. Alexandre s'abandonne à ce vertige ; tous ses nerfs sont tendus vers les mains de la pianiste qui vont dans un instant briser le silence majestueux du lieu. Alors que Jing Zeng entame les premières mesures de l'opus 18 des Variations Goldberg, il se détend enfin. Finies les conversations mondaines de l'entracte, seules les notes limpides du grand piano à queue imprègnent désormais son esprit. La lumière chaude du soir tombe des vitraux pour éclabousser l'instrument dont les cordes se reflètent sur le couvercle soulevé. La musique se mêle aux vapeurs enivrantes. « Valse mélancolique et langoureux vertige… Tout souvenir en moi luit comme un ostensoir »… Alexandre n'arrive pas à savoir s'il est merveilleusement serein ou profondément malheureux, au bord de la crise d'angoisse. Un jeune Adonis blond se tient à côté de l'artiste pour lui tourner les pages, mais il ne suffit pas à l'arracher à ses sentiments.

 

Lorsque les derniers applaudisements s'éteignent, le public s'ébroue, la bonne société parisienne rentre dans ses foyers, et si les propos fusent instantanément, ils portent plus sur la personnalité médiatique de la pianiste que sur sa performance. Alexandre prête une oreille agacée au brouhaha « Quand même, cette p'tite nana, pas mal… C'est un miracle de pouvoir jouer comme ça après avoir passé tant d'années dans les camps de rééducation de Mao… Une héroïne de la liberté… des droits de l'homme… ». Bla bla bla… bande de perroquets… Alexandre aussi a lu le programme de ce soir avec la biographie de la pianiste : Jing Zeng, fille d'un haut fonctionnaire communiste, un des premiers compagnons de Mao lors de la longue Marche, l'enfance heureuse dans un quartier privilégié de Shanghaï, et puis l'arrivée de la Révolution culturelle et tous les ennemis du père trop intègre qui précipitèrent sa chute, l'acculèrent au suicide et envoyèrent tout le reste de la famille en camp de rééducation après d'interminables séances d'auto-critique. Seule Jing Zeng en était revenue et avait pu s'enfuir en Grande-Bretagne avant de venir en France. Mais pas grand chose sur le jeu de la pianiste ; il y aurait pourtant eu beaucoup à dire. Un critique avait un jour écrit : « Jing Zeng joue un Bach qui n'aurait pas cru au Paradis ». Un mélange d'élévation et de désespoir profond, une beauté incroyable qui vous emplissait pour vous laisser complètement vidé, dévoré par un poison étrange. On attribuait évidemment ce jeu magnifique et tourmenté aux épreuves qui l'avaient frappée : pas très étonnant quand on avait des dizaines de fois vu son père se faire rouer de coups par des gardes rouges de quinze ans, ou quand on avait passé cinq ans à étendre du purin dans les marécages délétères de la Mandchourie.

* * *

Jing Zeng caresse doucement les muscles élastiques de son chat étendu sur le clavecin. Un verre de porto à la main, elle laisse lentement retomber la tension du concert. Elle peut voir le ruban argenté de la Seine de son appartement du sixième arondissement, et le coucher de soleil embrase la pierre blanche des immeubles. La sonnerie à sa porte la fait sursauter.

Une silhouette ironique et dégingandée se profile sur le palier.

« Alexandre ! Bonsoir. Mais je ne t'attendais pas ! »

— Bonsoir ô diva. J'étais à ton concert ce soir. Magnifique. Puis-je entrer quelques minutes ?

Et un baise-main, comme d'habitude avec ce charmeur d'Alexandre.

— Écoute, je suis vraiment fatiguée. Pourquoi ne m'as-tu pas prévenue ?

Toujours ce petit accent carillonnant dont elle ne s'est jamais débarassée.

— Juste quelques minutes s'il-te-plaît. À moins évidemment que tu ne caches dans quelque placard et en petite tenue le charmant éphèbe qui te tournait les pages ? Je comprendrais évidemment dans ce cas…

L'air espiègle d'Alexandre la fait rire et elle le fait entrer.

— Non, désolée. Que tu bois-tu ?

— Non ? Tu as tort. Un whisky s'il-te-plaît. Il avait l'air bien mignon et à ta place… Comment le connais-tu ?

— Le petit crétin a failli me renverser une fois qu'il traversait la cour à fond sur ses rollers.

Le ton bourru cache une tendresse qui n'échappe pas à Alexandre. Il s'installe confortablement.

« Il a eu l'amabilité de tomber pour m'éviter, s'est joliment écorché au passage, je l'ai emmené chez moi pour le soigner et depuis nous sommes amis. Au grand dam de ses parents qui sont de grands soixante-huitards devant l'éternel et n'aiment pas que leur gamin rentre en leur disant leurs quatre vérités sur le maoïsme qu'ils trouvaient si cool… »

— Ah là là et moi ça ne m'arrive jamais que de jolis garçons me tombent dans les bras. Quel gâchis…

Elle sourit. Alexandre est connu pour avoir eu un nombre d'amants incroyable, tous fort beaux. Aujourd'hui inspecteur des théâtres, il y a vingt ans il était metteur en scène d'une troupe tinérante de danse au Costa Rica, entouré d'une myriade de jeunes filles et jeunes garçons qui l'adulaient. Tous vivaient ensemble, couchaient ensemble dans un hédonisme d'avant le péché originel. C'était à cette époque qu'il avait réalisé ses plus belles créations artistiques. L'explosion du SIDA avait brutalement mis un terme à cette aventure et Alexandre était rentré endeuillé et amer.

Pendant qu'elle disparaît pour lui chercher à boire, son regard fait le tour du salon, une œuvre d'art en lui-même avec ses meubles laqués, sa collection d'instruments de musique et de peintures d'eau et de montagnes. La fenêtre est ouverte et les feuilles d'un arbre frémissent doucement. Le chat s'est couché dans une tâche de lumière qui diminue peu à peu.

Jing Zeng revient, petite mais très droite dans sa robe chinoise. Son visage sans âge est impénétrable. Elle lui tend son verre.

— Vois-tu, Alexandre, c'est amusant de voir à quel point nous avons des réactions différentes face à un jeune garçon d'une telle beauté. Car j'imagine que nous sommes d'accord pour dire qu'il est très beau. Tu voudrais en faire ton amant, quant à moi sa beauté me suffit en quelque sorte. Sa contemplation me comble d'un bonheur calme. C'est drôle, chez moi la quête de la beauté a toujours été décorrélée de la sexualité, ça n'a rien à voir avec mes cinquante-cinq ans. Tous mes amants n'étaient pas beaux. Et quand je croise dans la rue une belle femme ou un beau garçon, j'éprouve une décharge d'émotion et je suis comme reconnaissante à la personne de donner tant de beauté…

— Je constate cependant que ton faune à roulettes est un garçon et pas une fille…

Elle joue avec son verre, hésite un instant en caressant le chat indifférent.

— Je pourrais te répondre que tu es de fort mauvaise foi, mais il y a quand même quelque chose de vrai. Je ne suis pas sûre que je pourrais avoir cette amitié avec une fille. Une fille de cet âge et de cette beauté serait presque à coup sûr moins « innocente », elle saurait qu'elle est belle et serait une vraie chipie. Ça ira quand même mieux quand on cessera de bourrer le crâne des filles en leur faisant croire qu'il est plus important pour elles d'être impeccablement épilées que d'apprendre les langues vivantes.

— Tu exagères, vilaine féministe !

— En es-tu si sûr ? On voit bien que tu n'es pas une nana ! Prends ma filleule Frédérique. Elle est polytechnicienne, monitrice de voile, parle 4 ou 5 langues et dirige un groupe de recherche chez Air Liquide. Pas vraiment le genre de nana qui a besoin d'être protégée ou qui n'a que son physique comme atout, tu vois. Et pourtant elle passe des heures dans les salons de beauté ou à chercher de la jolie lingerie pour son mari (qui j'imagine ne doit pas se faire épiler le torse ou chercher des boxers sexys pour lui faire plaisir, tel que je le connais). Et elle ne fait pas ça parce qu'elle aime ça, c'est plutôt qu'elle s'y sent « obligée ». On vit dans une société complètement absurde, et ça risque de durer un certain temps… Enfin, tout ça pour dire que c'est vrai, je préfère peut-être l'amitié des beaux adolescents à celle des belles adolescentes. Et pour mon « faune à roulettes » comme tu l'appelles je voudrais qu'il ignore sa beauté le plus longtemps possible. Une caresse furtive dans ses boucles blondes est le geste le plus osé que je me permettrai avec lui, car je ne voudrais pas qu'il change, justement.

— Pourquoi pas. Je t'accorde que nous avons des réactions fort différentes, concède-t-il avec un sourire. La vie est courte et je ne suis pas un contemplatif. Mais je ne suis pas venu pour cela. À propos de beaux garçons, te souviens-tu de Wang ?

— Wang ?

La petite chinoise se redresse brutalement dans le gros fauteuil en cuir qui l'avait engloutie.

— Mais oui Wang, Li Wang, le beau Wang que j'ai beaucoup aimé… qui a connu comme toi les camps de rééducation par le travail, n'est-ce pas ?

Alexandre contemple avec plaisir le désarroi de Zeng, dont le visage devient cramoisi. Il affecte une mine hypocrite.

— Désolé de te rappeler ces souvenirs douloureux… même s'ils ne correspondent pas forcément à ceux que te prêtent tes fans, n'est-ce-pas Jing Zeng, héroïne de la résistance à la dictature maoïste… ou bien garde rouge à quinze ans qui parcourait le pays pour terroriser les « bourgeois », avant de devenir garde dans un camp de rééducation en Mandchourie… ma chère héroïne des droits de l'homme…

Jing Zeng bondit avec un râle de fauve blessé :

« Tu racontes n'importe quoi ! D'où sors-tu ça ? Tu n'as aucune preuve ! »

Alexandre l'attrape par les poignets :

« Mais que fais-tu ? Voyons, Jing Zeng, que crois-tu ? J'admets que ton mensonge est admirable tellement il est osé mais tu devais t'attendre à ce qu'il soit découvert un jour, non ? »

Elle se rasseoit, le souffle court, et fixe son tortionnaire qui la surplombe. Ses yeux gris en amande ne sont plus que des fentes impénétrables, sa bouche est tordue en un rictus sybillin. Il a l'air plus diabolique que jamais.

« Comment sais-tu ? Comment ? Et arrête de me regarder comme un sphinx ! Pourquoi maintenant ? Wang est mort il y quinze ans au moins ! »

— Seize ans et quatre mois pour être exact.

Alexandre a un petit rire.

— Vois-tu, ton secret aurait pu rester caché à jamais sans un concours de circonstances assez compliqué. Quelques mois avant sa mort, j'ai rompu avec Wang. J'ai peine à dire que mon petit chinois l'a assez mal pris. Il était désespéré, m'écrivait de longues lettres enflammées tous les jours, bref il m'ennuyait, si bien qu'à la fin je ne les ouvrais même plus. Je suis retombé sur cet énorme paquet de lettres il y a quelques jours, j'ai repensé avec tendresse à lui et je n'ai pas pu m'empêcher d'en lire quelques-unes au hasard.

— Et ?

Mais c'était la grande heure d'Alexandre et il distillait ses effets aussi lentement que possible.

— Et je suis tombé sur cette lettre où il me parle de votre passé commun à Shanghaï et au laogai de Shenyang…

Elle essaye de gagner du temps.

— Attends. Tu es train de dire que toutes ses années tu as gardé ces lettres sans les lire ? Même après l'accident qui lui a coûté la vie, tu n'as pas voulu les ouvrir ? Tu es un beau salaud !

Alexandre répond doucement : « Peut-être avais-je tout simplement peur d'y découvrir que sa mort n'était pas si accidentelle… ».

— Mais attends, je vais te lire quelques passages, ça va te rappeler des souvenirs. Non, ne bouge pas. Tu n'as pas tellement le choix, de toute façon ?

Alexandre fait les cent pas dans la pièce. Il passe distraitement la main dans ses longs cheveux noirs, sort de sa poche quelques feuillets qu'il parcourt rapidement et entonne de sa belle voix d'acteur : « Les gardes rouges entrèrent en trombe dans la maison, nous rassemblèrent dans la pièce principale et commencèrent à détruire méthodiquement tout ce qu'ils pouvaient trouver, dont la collection d'objets d'art que ma famille avait accumulés pendant des générations… Quand ils eurent fini, leur chef, un gros garçon au teint rouge, nous fit un discours pompeux pour nous dire en substance que les bourgeois étaient les ennemis du président Mao et que les gardes rouges allaient les exterminer. Une fille sortit du rang, attrapa mon père à genoux par les cheveux et lui cracha au visage « Chien de bourgeois, confesse tes crimes ! ». C'était Jing Zeng. Tous se déchainèrent alors contre nous, particulièrement contre mon père qu'ils battirent sans pitié avec leur ceinturons. Le plus vieux devait avoir seize ans et le plus jeune douze… En partant ils nous rasèrent la moitié du crâne et nous laissèrent pleurant d'humiliation et de douleur. »

— Quelques mois plus tard, le tout jeune Wang se retrouve donc dans un laogai en Mandchourie. Son père est en prison, sa mère s'est suicidée… et il a la mauvaise surprise de te retrouver au camp : « Jing Zeng était en fait moins sadique que ma première expérience avec elle m'avait fait craindre. Mais la vie en Mandchourie était très pénible, la chaleur exaspérante, l'atmosphère fétide, et les gardiens se déchaînaient souvent pour un rien. Elle roua un jour de coups une jeune fille qui s'était taillé une flûte en roseau, la « traitant d'ennemie du peuple aux goûts bourgeois »… alors qu'elle avait fait transporter un piano dans la maison d'un paysan pour exercer son talent incontestable. Moi qui aurais tant donné pour un pinceau et de l'encre, je la haïssais plus de jour en jour. »

— J'avoue que j'admire ton ingéniosité. As-tu seulement jamais affirmé que tu avais été prisonnière au laogai ? Et ta description du camp : la chaleur étouffante en été, le froid glacé en hiver, les moustiques, les épidémies, les mauvais traitements des gardiens ; tout celà était rigoureusement exact — et vrai ! Et ta famille a bien été victime des gardes rouges, si j'en crois Wang : tu n'as juste pas dit que tu faisais partie de ces gardes… Comment ne t'aurait-on pas crue ? Quand je pense que le député machin chouette te demandait l'autre jour de venir témoigner dans les écoles…

Son sourire se fait de plus en plus narquois.

— Je m'incline devant un tel talent, moi qui ai appris la casuistique chez les bons pères… Le mensonge par omission. Si près de la vérité… à quelques détails près.

Jing Zeng est restée muette. Elle articule enfin difficilement :

— Je te dois quelques explications. Mais pourquoi Wang n'a-t-il rien dit ? Pourquoi n'en a-t-il parlé qu'à toi ? J'avais cru qu'il ne m'avait pas reconnu en fait quand je l'avais brièvement aperçu chez toi.

— Ah, c'est une autre histoire compliquée. Voyons, voilà c'est ici. Bien sûr qu'il t'avait reconnue. Il s'était juré de te tuer, ne croyant guère qu'en sa propre justice. Il avait également choisi le lieu : ce serait pendant un concert, pour venger sa famille de peintres qui n'avaient pas eu la chance de pouvoir exercer leur talent. Je lui laisse la parole : « Je m'assis derrière un pilier pourqu'elle ne me reconnaisse pas. Je décidai de la laisser commencer à jouer avant de la tuer. Ce fut mon erreur. Les premières notes du prélude de Bach déchirèrent le silence et pénétrèrent profondément en moi. L'émotion que je ressentis dans la vieille église était insoutenable. Ce fut un choc immense : je n'avais jamais entendu quelqu'un jouer comme ça. À la fin du premier morceau je décidai tout tremblant d'attendre le suivant, puis encore le suivant : j'aurais voulu qu'elle ne s'arrêtât jamais. Pendant l'entracte je réalisai qu'il ne m'appartenait pas de faire mourir l'art avec l'artiste et je m'enfuis en pleurant. ». Comprends-tu maintenant ?

— Je ne sais pas… Wang était à coup sûr plus un artiste que moi… je n'aurais pas fait le même choix je pense. Je n'ai jamais voulu être une victime, même de l'art. Mais je comprends son émotion, il m'est arrivé d'éprouver la même chose. Je suis allée voir le cirque de Pékin il y a quelques jours, oui ça peut paraître trivial le cirque, mais à un moment un jeune homme vêtu de blanc a attaché une corde entre deux piliers, assez lâche pour pouvoir se balancer dessus. Après quelques démonstrations d'équilibre très impressionnantes, il a commencé à osciller avec des mouvements d'amplitude croissante battant doucement des ailes, ou peut-être des bras, et c'était tellement beau qu'on en oubliait qu'il ne reposait que sur une corde. On aurait dit un danseur, un oiseau : moi aussi j'aurais voulu qu'il ne s'arrêtât jamais, comme si je lui avais irrévocablement confié la capacité de me rendre heureuse. Mais tu vois, tout en m'abandonnant complètement à cette euphorie esthétique, j'étais tout à fait consciente qu'il s'agissait d'un plaisir de femme riche et que je me gargarisais de ma sensibilité artistique en même temps que j'admirais l'artiste. J'étais en plein kitsch à la Kundera. Donc je ne suis pas sûre que ça aurait fait le poids face à un drame tel que celui que Wang avait connu. Je pense qu'il s'est trompé, même si je dois la vie à cette erreur.

— Enfin, tu me l'as dit toi-même : tu me dois quelques explications. Ne crois pas que je sois venu ici pour t'accabler : je ne pense pas être connu pour ma moralité irréprochable. J'aurais pu envoyer la lettre à Paris-Match, mais je préfèrerais comprendre, maintenant que je connais la vérité : comment en as-tu pu arriver à participer à des purges contre ta famille ?

— Déjà ce n'était pas vraiment ma famille. Et s'il-te-plaît, arrête de parler de vérité et de mensonge à tout bout de champ. Il y a rarement eu d'époque plus trouble que cette période en Chine. Imagine-toi que pour la majorité des gens, « la vérité », c'était ce que disaient ceux qui avaient le pouvoir. Même si c'était exactement le contraire de ce qu'ils avaient dit un mois auparavant. J'ai passé mon adolescence à apprendre par cœur des slogans serinés à longueur de journée et à pourchasser les « menteurs » qui dénonçaient ces incohérences. Alors s'il-te-plaît, ne me parle pas de « vérité ». La vérité historique n'est-elle pas toujours celle des vainqueurs, de toute façon ? Ne crois surtout pas que je dise que tout se vaut, ou que je veuille me disculper… Ce qui est vrai, c'est la souffrance, c'est l'humiliation.

Pour en revenir à ma famille, mon père n'était que mon père adoptif. Ma mère était une concubine dont le mari précédent — mon vrai père — était mort. Si le statut de concubine avait été aboli par les communistes, ça n'avait pas changé grand chose pour ma pauvre mère. Ma belle-mère l'humiliait constamment, nous étions traitées comme des servantes et j'ai grandi dans la haine de cet homme qui passait pour un héros du communisme mais maintenait des traditions archaïques et dégradantes dans sa propre famille. Je n'ai jamais été qu'une souffre-douleur pour mes « frères et sœurs ». Si j'ai pu apprendre le piano, c'est parce qu'ils me faisaient faire leurs gammes dès que les parents quittaient la pièce. Autant te dire que ça, ça ne me gênait pas ! J'ai vu dans la Révolution Culturelle un moyen d'échapper à cette servitude. Que veux-tu, je n'avais guère le choix… mon père était tombé en disgrâce et si je n'avais pas été contre eux j'aurais été cataloguée « ennemi du peuple » comme eux. Et une fois que je suis devenue garde rouge, la violence était la seule solution : tout ce système reposait sur la terreur. Tout le monde était amené à commettre des actions contre son gré, enfin presque tout le monde car certains ont courageusement résisté mais ceux-là sont morts ou ont été complètement brisés… Ne crois pas que je cherche à me justifier, je voudrais juste que tu comprennes. Je suis désolée pour la famille de Wang, et je n'ai pas vraiment la conscience tranquille : il m'arrive si souvent d'entendre résoner les cris de tous ces gens chez qui nous allions semer la terreur…

— Je comprends. Tu admets que tu t'es comportée comme un monstre, mais tu le referais. Et ne crois pas que c'est moi, un bon bourgeois dont les seules épreuves ont été des chagrins d'amour, qui vais te juger. C'était différent pour Wang évidemment. Lui en avait sûrement plus le droit.

Elle ne peut s'empêcher de sourire.

— Amusant de t'entendre dire que tu es un bourgeois.

Son sourire disparaît.

— Et maintenant, que vas-tu faire ? Que veux-tu ?

— Ah ! Ma a bella dona io non mi vendo a prezzo di moneta, signora.

— Ta galanterie est charmante mais l'opéra italien n'est pas mon répertoire et je crois que tu t'intéresses plus aux jeunes Apollons qu'aux vieilles chinoises.

— Mais excellente idée : pourquoi ne me présenterais-tu pas ton jeune Apollon ?

Un silence pesant lui répond.

— Alexandre, reprend-elle avec un soupir douloureux, il y a tellement de jeunes gens qui ne demandent qu'à t'aimer, faut-il vraiment que ce soit celui-ci ?

— Mais celui-ci me plaît beaucoup et je commence même à penser que je pourrais être amoureux.

« Peut-être devrais-tu envoyer ton histoire à Paris-Match… » déclare-t-elle avec amertume.

— Allons allons Jing Zeng tu as jusqu'à aujourd'hui fait preuve d'un instinct de conservation assez impressionnant, tu n'es pas sérieuse.

— Tu es quand même un sacré salaud…

— Mais chère amie, et toi donc ?

La sonnette les arracha à ces amambilités.

 

Le jeune tourneur de pages se précipita dans la pièce, les cheveux au vent et le visage crispé de cette fureur radieuse qui fait les martyrs et les inquisiteurs.

— David, que t'arrive-t-il ?

— Je me suis engueulé avec mes parents !

— Sur le maoïsme, comme d'habitude ?

— Oui. Mon père m'a dit que je faisais partie d'une jeunesse sans rêves, sans idéaux : il ne veut juste pas reconnaître qu'il s'était complètement fait endoctriner. Et il m'a giflé : j'ai dix-sept ans, putain, je suis plus un gosse ! Dis, je peux rester ici cette nuit ? Je veux pas rentrer !

Elle soupire : « OK, tu peux rester, mais d'abord tu te calmes et puis tu téléphones à tes parents pour les prévenir. Je n'ai pas envie qu'ils appellent les flics pour te chercher. »

— Je ne veux pas lui parler !

— Eh bien tu n'as qu'à parler à ta mère. Fais ce que je te dis.

Le gamin s'exécute et disparaît dans le bureau.

— Et maintenant Alexandre s'il-te-plaît pars.

— Pourquoi ? Ne serait-il pas dommage que ce jeune homme apprenne que son idole a commis les exactions qu'il a en horreur ?

Elle reste silencieuse, le regard chargé de haine.

— Allons, je ne te demande que ça : rester quelques heures cette nuit à discuter avec vous deux, et effacer à jamais huit ans de barbarie. Tu resteras ce que tu as toujours été, la victime héroïque. Ton mensonge parfait restera pour toujours la vérité. Il faut bien continuer à vivre n'est-ce-pas ?

 

Le visage angélique de David apparaît dans l'encadrement de la porte et Alexandre sait que la nuit va être longue.


Série policière

« Je ne mens jamais. », telle est la première réplique de Dr Sheppard, la nouvelle série de la télévision américaine ; elle est adressée à un suspect en interrogatoire, bien sûr, mais il est clair que c'est dit principalement à l'attention du spectateur.

Le thème est à la mode ces temps-ci : le Dr Sheppard du titre est un psychologue qui travaille avec la police pour trouver les criminels difficiles. Cette fois-ci, pas de sombre passé qui rend le héros plus tourmenté que les fous qu'il traque. Pas non plus d'exagération dans le sordide des situations ni le glauque des décors. Le personnage principal est sympathique et brillant, les enquêtes sont dynamiques. Elles s'étendent à chaque fois sur deux épisodes, ce qui autorise une certaine profondeur de scénario tout en gardant un rythme efficace. Les histoires sont à peu près indépendantes, mais les affaires personnelles des personnages se développent tout au long de la série.

De temps en temps, le Dr Sheppard rappellera au spectateur qu'il ne ment jamais, une manière de l'inviter à le mettre à l'épreuve. Et on se prend facilement au jeu, on guette ses affirmations douteuses dans l'espoir de le prendre en défaut — en vain.

Si les enquêtes sont prenantes, et leur dénoument plutôt plausible, il y a un point qui agaçe assez rapidement : les preuves qui confondent le coupable sont souvent exagérément ténues. Sheppard est assez charismatique, et ses explications sont assez plausibles pour que sur le moment, on soit convaincu qu'il a raison, mais en y réfléchissant, les faits concrets, les preuves qui doivent convaincre un tribunal ne sont en fait que de petits détails, très circonstanciels. Ça va très bien pour une série comme Columbo, mais pour une série où l'intrigue est importante et se prend au sérieux, on ne peut pas s'empêcher d'être gèné, et de se demander comment les auteurs ont pu laisser passer ça.

Le double épisode 17–18 apporte une variation intéressante. À la fin de l'épisode 16, Sheppard est grièvement blessé par le suspect qu'il essayait de convaincre de se rendre. L'épisode 17 le trouve hors de danger, mais cloué dans un lit d'hôpital. C'est l'occasion pour lui de faire une démonstration de maestria, en résolvant l'affaire en cours sans bouger de sa chambre. Comme il faut de l'action pour tenir le spectateur éveillé, c'est également l'occasion pour les autres personnages de la brigade d'être un peu plus que des faire-valloir, c'est leur tour de briller sur le terrain.

La fin de l'épisode 17 est assez surprenante. D'habitude, le premier épisode d'une paire se termine sur une image dramatique, souvent un nouveau meurtre, ou au contraire un indice important. Cette fois-ci, la dernière image est un gros plan sur une clef, une petite clef trouvée au domicile d'une victime, un pickpocket à la petite semaine retrouvé éventré ; à aucun moment dans l'épisode il n'a été question d'une clef, et on n'a pas non plus droit à une explication au début de l'épisode 18.

Le seul élément qui vient rappeler cette histoire de clef dans l'épisode 18, c'est que Charles, le jeune inspecteur qui l'a trouvée, se met à délaisser l'enquête commune pour poursuivre des recherches personnelles dont l'objet nous échappe. Il persiste dans cette ligne dans l'épisode 19, ce qui lui vaut un sacré savon de la part de son chef. C'est à cette occasion que nous apprenons le fin mot sur cette fameuse clef : dans l'épisode 4, le suspect basait sa défense sur le fait qu'il avait pu emprunter une certaine porte, et ainsi ne pas passer sur la scène du crime, or il n'avait pas pu présenter la clef lui permettant d'ouvrir la porte en question, il prétendait l'avoir perdue. C'est cette clef que Charles a trouvée.

Dans l'enquête des épisodes 19 et 20, Sheppard est à nouveau sur pieds, et même s'il doit se ménager, il mène sur le terrain une enquête sur un empoisonneur. Mais l'enquête ne se développe pas bien pour lui, et il se montre inhabituellement colérique et irritable. En parallèle, Charles poursuit ses recherches personnelles, et on comprend qu'il reprend toutes les affaires qui nous ont été présentées.

Et vient le dénoument, le vrai coup de théâtre. Sheppard arrive, seul, chez le principal suspect. Comme ça lui est déjà arrivé souvent dans la série, à peine sur les lieux, il appelle des renforts avec son téléphone mobile. Mais les renforts arrivent plus vite qu'ils ne l'auraient dû, et en silence. À leur tête, Charles surprend Sheppard en train de préparer l'apparent suicide du suspect. Le dernir plan montre Charles énumérant tous les meurtres dont Sheppard est accusé.

Ce dénoument inattendu, sans aucune explication, conduit à immédiatement visionner la série entière une seconde fois, d'un œil complètement nouveau. On remarque cette fois une foule d'indices mineurs qui ne collent pas avec la conclusion de chaque enquête. Dans une histoire soignée, à la Agatha Christie, l'explication finale aurait soigneusement tenu compte de tous les petits détails incohérents, mais ici, ils sont simplement oubliés. Le spectateur attentif qui sait quoi chercher — et celui qui a lu les explications sur le blog des auteurs après la diffusion du dernier épisode — les remarque bien, lui, et tout s'enchaîne parfaitement.

On comprend en particulier pourquoi les preuves étaient souvent si légères, et on ne s'étonne plus de la manière dont Sheppard arrive à toujours prédire quelques petits détails anodins, et ainsi renforcer sa théorie : c'est lui-même qui les a placés.

Mais l'aspect le plus impressionnant, le plus virtuose de la construction du scénario, c'est ce fameux « je ne mens jamais ». Au premier degré, quand on croit à une simple enquête de série policière classique, on cherche des mensonges destinés à prendre le suspect au piège, et on n'en trouve pas. Au second degré, quand on guette les signes de la culpabilité de Sheppard, on cherche évidemment des mensonges destinés à masquer sa propre intervention, et on n'en trouve encore pas : Sheppard met en scène, il laisse ses collègues se tromper, il pose des questions orientées, mais jamais il de dit quelque chose de faux. Mais il y a plus, et c'est là qu'on voit l'astuce des dialogues : à plusieurs reprises, Sheppard donne des indices clefs qui le compromettent, mais à chaque fois, l'attention du spectateur est détournée par ce qui ressemble à un mensonge patent — mais qui évidemment n'en est pas un. De ce point de vue, le scénario est extrêmement réussi.


Une société secrète

— Une société secrète ? Tu as trop regardé le navet américain à la mode !

— Mai…

— Non, attends, laisse-moi deviner. Tu vas me citer une demi-douzaine de personnages historiques majeurs qui en étaient membres, et ensuite m'expliquer que tel et tel événement n'est pas du tout ce qu'on croit, que c'était leur action qui était derrière, et que ça servait leur grand plan. Avec des majuscule à grand et à plan, pour faire bonne mesure.

— Non, pas du tout.

— Non, vraiment ? Même pas un peu ?

— C'est une société secrète avec « secrète » comme dans « personne ne sait qu'elle existe », pas comme dans « je sais que tu sais que je sais que tu sais, mais je n'en parle pas parce que c'est secret ».

— Mais toi tu sais, et tu en parles…

— C'est vraiment un hasard complet, je t'assure, une combinaison de circonstances assez improbable, mais qui doit bien arriver de temps en temps, sur la durée.

— Et c'est tombé justement sur toi. Hum…

— Évidemment, c'est tombé sur moi, puisque je suis en train de t'en parler. Pense à tous les jours de ta vie où personne n'est venu te révéler l'existence d'une société secrète. Mais passons, j'étais là au mauvais endroit au mauvais moment, et si tu veux des détails, je te racconterai ça plus tard.

— Ok, je veux bien admettre, pour le moment. Et donc ils n'ont pas eu de membre célèbre, et n'ont rien fait qui a fait du bruit ? Ce ne serait pas « secrète » comme dans « tout le monde s'en fout, de ta société secrète » ?

— Je n'ai pas dit qu'ils n'avaient personne et qu'ils n'avaient rien fait, j'ai dit que je n'avais personne ni aucun événement à te citer. Je pense bien qu'ils ont recruté pas mal de gens parce qu'ils étaient importants, ou au contraire que des membres sont devenus importants dans le monde parce qu'ils étaient membres. Ou même les deux à la fois : quelqu'un d'un peu influent, ils le recrutent, ils le poussent et il devient plus influent. Tiens, tu sais qui je verrais bien dans ce rôle ? Colbert. Je trouve que ça colle très bien avec le style du personnage. Mais là, j'invente complètement.

— Bon, d'accord. Donc c'est une société vraiment secrète, tu as salopé le premier point de la checklist pour faire un best-seller. On passe au deuxième point : maintenant que tu les as découverts, ils sont après toi.

— Je crois que j'ai salopé aussi le deuxième point.

— C'est pas sérieux. Ils ne sont pas après toi ?

— Non. Déjà, je crois qu'ils ne savent pas encore ce que j'ai découvert, et si je me tiens tranquille, il n'y a pas de raison qu'ils l'apprennent. Mais surtout, je ne pense pas qu'ils prennent la peine de faire quoi que ce soit.

— Ils s'en foutent ? C'est pas très sérieux.

— Je ne dirais pas qu'ils s'en foutent, quand même, ils préfèrent quand personne n'est au courant. Mais pas au point d'intervenir pour un type comme moi. Prends l'autre con, là, celui qui prétend qu'il n'y a pas eu d'avion sur le Pentagone…

— Meyssan ?

— Ouais, celui-là. Il a du talent pour faire parler de lui et des réseaux pour se faire entendre. Il a un bouquin entier de pseudo-preuves. Il exploite la vague d'anti-américanisme de ces dernières années. Et il parle d'un truc assez énorme. Et avec ça, quoi ? On l'invite à la télé, oui, mais personne de vraiment sérieux ne fait attention à lui, ça reste un guignol.

— C'est pas faux.

— Alors qu'est-ce tu veux que je fasse, moi ? Je n'ai aucune preuve, seulement mon témoignage, je ne connais personne d'important, et ma théorie du complot est beaucoup moins… comment dire… beaucoup moins médiatique, moins passionnante…

— Tu veux dire qu'ils te laisseraient causer parce que personne ne t'écouterait ?

— Oui, exactement. Regarde autour de toi. Si le vent fait tomber la cheminée de la voisine, tu trouveras un type sur internet pour accuser le complot judéo-maçonnique d'avoir saboté le mortier. À quelques liens de là, tu tomberas sur un groupe qui a des preuves irréfutables que le poulet a traversé la route à cause de la créature de Roswell. Soit dit en passant, ça fait un moment qu'on n'en entend plus parler, de celle-là… Enfin bref, des tarés avec des théories du complot, on en trouve à tous les coins de rue. Et si dans le lot il y en avait un qui avait raison ?

— Tu ne vas pas me dire que tu crois à tout ça ?

— Non, au contraire. Ce que je dis, c'est que s'il y a vraiment un complot quelque part, celui qui le dénonce sera noyé dans le bruit. Rien à faire, à moins d'avoir des preuves vachement solides et évidentes.

— Dis, tu ne serais pas en train de me faire le coup du « tu l'as pas vu, c'est bien la preuve qu'il est invisible », là ?

— Non, parce que je ne te demande pas de l'accepter comme argument pour me croire. Pour ça, je n'ai que ce que j'ai vu. Ce n'est pas très lourd mais j'ai l'honnêteté de le reconnaître. À la limite, je pourrais dire que c'est eux qui jouent sur ça, mais un cran plus loin : on n'a pas zigouillé les types qui nous dénoncent, c'est bien la preuve qu'on n'existe pas.

— C'est quand même très tiré par les cheveux, ton histoire.

— Au contraire, c'est très naturel. Rappelle-toi, je te parle en vrai, là, on n'est pas dans le scénar de la prochaine superproduction hollywoodienne. Dans la vraie vie, les sociétés secrètes qui contrôlent le monde ne vont pas envoyer des tueurs pour éliminer le péquenot qui les a découvertes, elles se contentent de laisser causer, au pire elles font un procès si elles ont un prétexte plausible.

— Je t'arrête tout de suite, là : dans la vraie vie, il n'y a pas de sociétés secrètes qui contrôlent le monde.

— Touché. Enlève le secrète, alors : regarde comment ça se passe dans les grosses boîtes, les multinationnales. Tout le monde est pourri, tout le monde magouille avec tout le monde, le public est au courant mais à moins d'un dossier très complet, et encore, rien à faire.

— Bon, on s'éloigne un peu du sujet, là. Je récapitule. Tu as par hasard eu vent d'une société secrète vachement influente. Tu ne m'as pas encore dit ce que fait, au juste, cette société secrète, mais ça je pense que ça va venir. Tu viens de passer dix minutes à m'expliquer que tu es tellement insignifiant pour eux qu'ils ne vont pas prendre la peine de t'écraser. Maintenant, avant d'aller plus loin, il y a une chose que j'aimerais bien que tu m'expliques.

— Vas-y.

— Pourquoi tu me raccontes ça, à moi ?

— Là, je suis vexé. Je sais que tu es dans le coup. Je voudrais bien en être aussi. Donc si je te dis ça, c'est pour que tu me présentes, tout simplement.


Fugue de la Mort

« Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen »

Paul Celan, Todesfuge

C'est mon anniversaire aujourd'hui. Es ist heute mein Geburtstag ! Je voudrais que vous me jouiez quelque chose. Allez jouez, dansez ! Les Juifs qui composaient l'orchestre du camp se mirent à jouer une sorte de Klezmer tandis que d'autres se mirent à danser mollement, comme des pantins, sur les couinements des clarinettes et sous les claquements d'un fouet. Non, pas ces saloperies juives ! Il obligea trois hommes à chanter du Brahms. Comme l'un d'eux y mettait visiblement de la mauvaise volonté, H.A. l'abattit de trois coups de fusil.

Les nouvelles de l'Est étaient chaque jour plus mauvaises, les officiers chaque jour plus nerveux, le camp chaque jour plus semblable à un immonde bourbier. À un mouroir.
La veille, un soldat s'était fait sauter la cervelle.
Il grimaça en pensant aux débris de crâne et de cervelle sur le plancher du réfectoire.

La mort était sale, la mort était laide.
Et laids étaient ces cadavres porteurs du typhus.
Il les haïssait, il les vomissait.
Il ne cessait de se laver les mains.
Avec acharnement.

Il préférait tuer au pistolet ou au fusil, de loin, ou avec les chiens.
Lâchement.
Il avait encore du mal à tuer de ses mains comme on répugne à écraser un cafard ou une araignée.
Il tuait plus facilement ivre.
Ivre de schnaps, de musique, de vers de Goethe, ou de tout ça à la fois.

Parfois, il lançait ses deux molosses sur un groupe de prisonniers.
Les prisonniers n'étaient plus que des os à moelle, tant ils étaient maigres.

La fumée l'obsédait.
Quand le vent la rabattait vers le camp, vers les casernes.
Cela lui donnait envie de vomir.

Son cigare ne le faisait plus jouir

Tout était souillé.
La mort était sur ses mains.
La mort était dans la bière, dans le vin, dans le lait.
La mort était dans sa bouche.

Il devenait fou, à force d'avoir en tête ces bouches déformées, ces mains raidies.
Las de voire la mort à longueur de jour, à longueur de nuit.
Nulle eau claire pour se laver les mains de ce sang,
Dans ce camp où tout n'était que boue et cendres.
Le sang sur ses mains ne partait pas.
L'odeur de pourriture envahissait son cerveau comme une vapeur d'alcool
Il avait l'impression d'être lui-même en train de pourrir.

S'évader.

Nulle eau claire pour laver son âme sinon les vers qu'il se récitait en boucle.
C'était sa fuite, sa fugue.

Le soir il guettait les étoiles entre les nuages.

La nuit de noires Sulamith venaient répandre
Sur son corps nu leur chevelure de cendre.

Un jour il tomba malade, à force de boire de l'eau souillée.
Il vomissait le sang.
Il vomissait le camp.

Tout était souillé.

Il maigrit beaucoup en quelques jours.
Il se vidait de partout.
Il devenait peu à peu semblable aux hommes qui gisaient sous ses bottes depuis des mois.

La peur des Russes.

Il semblait mourant.
Dans l'affolement on le laissa.

Les étoiles se rapprochaient

- - -

L'officier américain l'écoutait. Un secrétaire notait son témoignage.

Il n'était pas arrivé en trop mauvais état, non.
H.A. expliqua que ceux qui transportaient les cadavres, qui les portaient aux fours, étaient mieux nourris que les autres prisonniers.
Ils étaient craints, on les laissait entre eux. Maudits et craints.
Intouchables.

Il avait transporté des milliers de cadavres raidis et souillés.
Là bas, tout était souillé.

L'odeur ne le quittait pas.

Oui, les SS sélectionnait ceux qui allaient directement dans la chambre à gaz.
Les autres mouraient à petit feu.
Les autres pourrissaient sur pied.

Non, il n'était pas juif.
Il était là probablement parce qu'il était un malade mental.
Un fou.

Non, il n'avait pas de matricule.
Non, il n'était pas le seul prisonnier du camp à ne pas en avoir.

Il y avait des salles de torture, oui.
Il y avait également une salle de chirurgie qui était aussi une salle de torture.
Non, il n'y avait jamais pénétré mais il savait ce qu'on y faisait.

Un jour, devant lui, un officier allemand avait abattu un homme parce qu'il chantait faux. Juste parce qu'il chantait faux, vous vous rendez compte!
Cet Allemand était un diable aux yeux bleus.
Il avait deux gros chiens aux redoutables mâchoires qu'il lâchait contre les Juifs.
Il était mélomane.
Il forçait les Juifs à danser et à jouer de la musique.
Plus tard, le typhus s'abattra sur lui, si propre et digne.

S'évader, même par les airs
Même sous la forme de fumée.

À la fin, ils avaient dû creuser des fosses à mains nues pour enterrer les monceaux, les morceaux de cadavres, pour tout cacher. Même les Allemands, affolés, s'y étaient mis.
Tous creusaient comme des chiens.
Ils avaient déplacé des corps gelés et d'autres pourris.

Tout était souillé.

Il avait eu beaucoup de chance : pour qu'il n'y ait pas de témoins on l'avait cherché, avant l'évacuation du camp, pour l'abattre.
Il avait pu se perdre dans le chaos.

Puis ce furent les marches forcées vers l'Ouest, vers le centre du Reich agonisant.
C'était comme un cortège d'âmes damnées traînant leurs victimes avec elles en enfer.
Comme un volcan qui ravale sa lave déversée sur l'Europe.

L'évasion, la campagne polonaise.
L'Allemagne.
Chien errant.

Et ce nouveau camp, américain.

Il serait cru
Il fuirait très loin
Il reverrait Grete, sa femme
Il ne finirait pas au bout d'une corde