Cercle d'écriture, acte 3

Le sujet : Écrire une nouvelle dans laquelle le lecteur fera implicitement une supposition, qui ne se révèlera fausse qu'au dernier paragraphe (par exemple, l'histoire d'un aveugle où l'on n'apprend qu'à la fin qu'il s'agissait d'une femme, ou encore l'histoire racontée dans Sixième Sens). Ici aussi, le lecteur sera censé connaître la contrainte.

Table des nouvelles


De l'importance du secret…

Les passants rentraient silencieusement chez eux en empruntant la grande rue, essayant de paraître le plus ordinaire possible aux caméras omniprésentes sur les lampadaires, les entrées d'immeuble et les rebords de fenêtre, installées selon un plan national afin de renforcer le civisme des gens. S'ils arrivaient à passer outre cette surveillance électronique constante, il leur restait à accepter le contrôle humain, caractérisé par des postes de trois agents de police à chaque coin de rue, cette fois installés dans le cadre de la sécurité. La rhétorique était simple : les honnêtes gens n'ont rien à cacher, donc ces mesures ne peuvent en rien leur nuire.

Ce leitmotiv oppressant, Lisa ne le connaissait que trop bien. Marchant parmi la foule, elle essayait comme tous les autres de passer inaperçue, non pas auprès de forces de l'ordre, mais surtout aux yeux des autres citoyens. Dénoncez un récalcitrant à l'ordre et vous serez favorisé dans le calcul de vos impôts ! Au bout de dix, c'est une prime d'aide qui tombe ! Le civisme, les dirigeants n'avaient que ce mot là à la bouche. Quant à ce qu'ils en sachent le véritable sens… Toutes ces mesures n'avaient pour but que de les protéger, eux et leurs légions de conseillers, les nantis d'un nouveau régime totalitaire que l'on ne pensait plus possible dans notre bon monde moderne. La faute à qui ? A la crise et la récession qui a suivi, faisant en comparaison du Jeudi Noir de 1929 un ridicule rhume des finances. Chômage, maladie, rébellion, famine… Lisa ne connaissait que trop bien cette misère du quotidien, celle dans laquelle elle avait grandi. Personne n'aurait jamais pu imaginer à la fin du 20ième siècle que de tels tourments pourraient s'abattre sur un pays aussi prospère que le sien. Mais la réalité était bien là, mettant à bas toutes les belles prévisions utopiques des économistes talentueux.

En passant à deux pas des hommes en uniformes, la jeune femme se retînt de trembler de peur. Bien sûr, c'était presque devenu une habitude pour tout le monde de vivre dans la peur de la police. Quand on arrive au pouvoir par la force, le défaut de légitimité est une chose dont on ne peut jamais vraiment se débarrasser. Dès lors, il fallait continuer à alimenter le régime par la force et la répression brutale, afin de pouvoir l'asseoir le plus longtemps possible. Et plus l'oppression était forte, plus la répression était nécessaire contre le peuple de plus en plus en colère. C'était un cercle vicieux qui remontait à l'aube de la civilisation et aucun dictateur n'avait réussi à s'en sortir. A force, ils vivaient dans la paranoïa, ne reposant sur aucune confiance, mettant en place des mesures de plus en plus agressives envers les libertés, dans le but de s'assurer le maximum de contrôle sur ses ennemis innombrables, réels ou chimériques. Et c'est ainsi qu'avec l'alliance de la technologie, ses dirigeants immoraux créaient un monde auquel ils transmettaient leur peur, le faisant devenir à son tour méfiant envers tous.

Lisa repensait sans cesse à ça. Elle n'arrivait pas à s'extraire ces idées de sa tête, à accepter la fatalité qui s'abattait sur tous. Peut-être parce que cela vous traumatise quand vos parents sont enlevés par la police politique un soir de Noël alors que vous avez huit ans, pour ne plus jamais les revoir. Ou encore cet « orphelinat » pour enfants de citoyens déchus de leurs droits, au frais de l'Etat, où l'on vous bourre le crâne d'une propagande jours et nuits, à vous en faire rêver durant le peu de sommeil que vous avez. Lisa avait connu tout cela et malgré tout, elle avait réussi à s'en sortir, plus déterminée que jamais à essayer de changer ce monde abject dans lequel elle vivait. De toute façon, elle n'avait plus rien à perdre.

Avec un aplomb hors du commun, elle avait simulé son adhérence à ces valeurs morales dont la société d'aujourd'hui faisait cruellement défaut et avait accepté tous les choix de sa conseillère en éducation, pour son bien, évidemment. Issue d'un établissement pour les personnes en voie d'insertion, elle ne pouvait espérer mieux qu'un emploi aux usines des entreprises en collaboration avec l'Etat, seule solution possible pour les gens comme elle, assurant ainsi une main d'œuvre bon marché et sans problème. Sans rien dire, elle avait supporté ses quinze heures de travail journalières, ainsi que les brimades des contremaîtres se croyant tout-puissants sur leurs esclaves. Elle attendait qu'un espoir se présente en silence, comme elle avait toujours fait, car le silence était le meilleur ami de chacun en ce nouveau millénaire.

Intelligente, elle avait déjoué les pièges du mouvement fanatique de l'Eglise de la Flamme Rédemptrice qui séduisait tant les opprimés comme elle. Ces adeptes recrutaient parmi les miséreux auxquels tout espoir avait été retiré, non pas pour leur en offrir un nouveau, mais tout simplement une occasion de donner un sens à leur vie en rejoignant le combat pour la destruction des dirigeants corrompus. Le pays était devenu l'équivalent d'une nouvelle Babylone et ils se disaient être la voix et le bras armé du courroux céleste dans le but de nettoyer le monde de cette injure à Dieu. Régulièrement, des attentats suicides avaient lieu, revendiqués par l'Eglise de la Flamme Rédemptrice, contribuant à exacerber encore plus le climat de terreur qui régnait dans tout le pays. Coupables ou innocentes, les personnes dénoncées comme faisant partie de l'Eglise de la Flamme Rédemptrice étaient sommairement jugées et exécutées dans la nuit-même. Mourir pour une cause plaisait à Lisa, mais encore fallait-il que cette cause lui paraisse juste et raisonnable. A ses yeux, ces fanatiques n'étaient pas une solution aux maux qui les frappaient tous, mais seulement un de leurs aspects les plus sombres et incontrôlés.

Alors elle s'était méfiée de ses camarades qu'elle soupçonnait être partisans de tels préceptes et avait continué de se taire, se créant le moins de liens possibles avec les gens, simplement par sécurité. Petit à petit, pour ne pas éveiller l'attention, elle s'était créée un rôle de simplette, lente à la détente et incapable du moindre mal. Cela avait mis du temps, mais s'était avéré payant au bout du compte. Pour autant, inlassablement, elle continuait de chercher les traces d'une quelconque opposition sérieuse au pouvoir en place. Mais la méfiance générale, devenue une véritable philosophie de vie, lui avait considérablement compliqué la tâche.

Elle s'était alors mise à suivre d'une oreille discrète les rumeurs circulant à l'usine, espionnant de temps à autre les contremaîtres et la plupart des ouvriers. Mais c'était les on-dit de son quartier, un lotissement pour défavorisés loin en périphérie de la ville, qui avaient été les plus payants au départ. C'est ainsi qu'elle avait appris l'existence d'escadrons de la mort liés à l'armée, issus d'une confrérie appelée les Glaives Libérateurs. Horrifiés par l'avilissement de leurs dirigeants et par la menace à l'ordre de l'Eglise de la Flamme Rédemptrice, ces jeunes officiers avaient formé une conspiration dans le but de régénérer le régime afin de le rendre plus fort et comptaient à terme renverser les officiels corrompus dans le but de recréer un Etat enfermé dans un carcan de moralité. Extrémistes, ils agissaient de nuit et éliminaient brutalement tous ceux qu'ils considéraient comme inaptes à vivre dans leur société de demain.

Lisa avait d'abord cru au mythe, mais après avoir assisté impuissance au lynchage sauvage de pauvres habitants de son quartier d'origine étrangère, les Glaives Libérateurs étaient entrés brutalement dans sa vision d'un monde qu'elle cherchait toujours à changer. Les années passaient et la jeune femme désespérait peu à peu de trouver sa flamme dans les ténèbres qui l'entouraient. Pourtant, elle finit par se présenter, prenant l'aspect des apparents délires d'un fou dans la rue.

L'homme était bien connu de tous les habitants du quartier, mais malgré sa mendicité et la violente répression à ce sujet des groupes armés, quels qu'ils soient, il avait toujours réussi à survivre et à réapparaître, jour après jour. Au début, la jeune femme ne faisait pas attention à ses divagations, mais plusieurs fois, elle avait eu l'impression de reconnaître des passages identiques à divers journaux publicitaires qui étaient distribués gratuitement aux citoyens, à quelques nuances près. Un soir, plus par ennui qu'autre chose, elle avait cherché à faire un lien entre ses textes écrits et le doux dingue de la rue. Se prenant au jeu, elle finit par dégager d'étranges messages qui ressemblaient fortement à des paroles codées.

Les jours suivants, elle fit bien attention aux divagations du vieil homme et finit, grâce à ses recommandations déguisées, par obtenir les coordonnées d'une adresse à quelques pâtés de maisons de chez elle. Méfiante mais dévorée par la curiosité, elle s'y rendit, pour tomber sur une série de boîtes aux lettres fermées par des cadenas à codes. Reprenant ses notes, elle finit par trouver deux références, l'une à un numéro de boîte aux lettres, l'autre à un code qui ouvrait le cadenas. Emplie d'une hardiesse comme jamais elle n'en avait ressenti, Lisa ouvrit la boîte et tomba sur une pile de journaux identiques, tous au nom de l'Alliance Armée pour la Paix. Sans réfléchir davantage, elle en prit un et repartit immédiatement chez elle afin de ne pas attirer l'attention de qui que ce soit.

Là-bas, elle dévora littéralement son secret, accédant enfin à tout ce dont elle avait rêvé depuis la disparition de ses parents. Le journal parlait pour le nom d'une organisation qui luttait pour défendre les libertés dont le régime privait chaque jour un peu plus la population. Ensemble de personnes prêtes à se battre pour le retour à la démocratie, l'Alliance Armée pour la Paix se voyait cependant dans l'obligation de communiquer par messages interposés et en évitant le maximum de rencontres entre ses adhérents, afin de protéger et faire perdurer le mouvement. Pour lutter, le journal organisait un réseau de boîtes aux lettres permettant par leur intermédiaire de communiquer et de diffuser les idées de l'Alliance, ainsi que les différents plans d'actions mis en œuvre par elle.

Patiemment, Lisa s'empressa de suivre chaque jour les divagations du vieil homme dans la rue menant à son usine, décodant ainsi, mais pas toujours avec succès, les références pour trouver les diverses boîtes aux lettres, qui changeaient à chaque fois. Et à la lecture des journaux de l'Alliance, l'ouvrière idéaliste se remettait à rêver d'un jour où ceux qui avaient éliminé ses parents payeraient leur crime. Mais parallèlement, sa vie était devenue encore plus stricte, afin qu'elle puisse cacher aux yeux des autres qu'elle participait à la grande œuvre de l'Alliance Armée pour la Paix. C'était son secret et sa vie en dépendait.

Jamais elle n'avait osé communiquer avec les journaux, mais peu à peu, elle suivit son évolution. Plusieurs fois, elle eut peur d'être menacée, car le doux dingue qui servait de relais de transmission ne vînt pas dans la rue, lui faisant craindre le pire pour elle et pour l'organisation secrète. Mais toujours, il réapparaissait, tôt ou tard. Après plusieurs mois de chasse à la boîte aux lettres, Lisa se sentit frustrée de rester à rien faire et à se contenter du récit des actions des autres. Elle sentait bien qu'au fond d'elle, l'envie de s'impliquer réellement dans les efforts de l'Alliance Armée pour la Paix croissait de jour en jour, au point d'avoir atteint le point de non-retour. Elle ne voulait plus être spectatrice, mais bel et bien agir. Toutefois, son entrée en scène devait être grandiose et non anodine. Cela faisait trop longtemps déjà qu'elle vivait dans l'ombre.

Elle pista quelques semaines durant encore les actions importantes qui se préparaient et finit par entrevoir ce qu'elle espérait. Le journal, en termes imprécis comme toujours, parlait d'une action extrêmement importante, qui, si elle réussissait, pourrait changer à jamais le cours de choses. Seulement, cette tentative était sujette à de gros risques et seuls les plus valeureux étaient appelés à se présenter pour cette action, décisive, mais des plus périlleuses. Lisa ne prit même pas la peine de réfléchir, certaine que si elle ne saisissait pas cette occasion, elle ne se représenterait jamais.

Sans plus attendre, elle avait décodé le reste du message, trouvant ainsi une autre boîte aux lettres et un autre message codé, qui allait lui donner un lieu de rendez-vous. Et c'est ainsi qu'elle se retrouvait par une froide nuit d'hiver dans cette rue morne d'un quartier qu'elle ne connaissait pas, afin d'aller à la rencontre de son destin, en total accord avec ses convictions.

Lisa vérifia une nouvelle fois l'adresse qu'elle avait inscrite hâtivement sur le morceau de papier journal, puis la compara avec ce qui était marqué sur le panneau indicateur, en bout de rue, juste en dessous d'une des caméras pivotantes de la police. C'était bien ici, quelques maisons plus loin. Faisant taire la tension qui montait en elle, la jeune femme se dirigea droit vers la maison de type middle class puis, une fois à la porte, frappa trois fois avec le marteau, comme convenu dans le message secret. Elle attendit l'espace d'une minute, puis la porte s'entrebâilla, dévoilant à peine le visage d'une femme, qui lui demanda presque en chuchotant :

— Vous êtes là pour le travail ?

— Oui…

— Alors entrez.

Une fois les divers verrous et chaînes enlevés, Lisa entra dans une maison où la lumière se faisait rare et où le mobilier était dans sa quasi-totalité recouvert par des draps blancs. La femme qui l'avait accueillie la conduisit jusqu'à une petite cuisine dans laquelle un homme à l'allure sévère était assis face à une table, en train de fumer une cigarette.

— Prenez place, dit simplement la femme.

Ce que fit Lisa. Puis elle ne put s'empêcher de sourire et de déclarer  :

— Je suis vraiment ravie de vous rencontrer. Si vous saviez depuis combien de temps j'ai attendu ce moment ! Je me nomme…

— Stop ! coupa la femme. Moins nous en saurons sur vous, mieux ce sera. Vous pouvez m'appeler Blanche. Bien entendu, ce n'est pas mon vrai nom. De même, voici Black, qui sera notre guide pour ce soir. Quant à vous, vous serez Violeta. Pas un mot sur autre chose que le travail et une fois que ce sera fini, nous repartirons chacun de notre côté sans jamais chercher à nous revoir. Est-ce bien clair ?

Lisa hocha la tête, quelque peu surprise par un tel comportement, mais n'osa rien ajouter. Après tout, tout ceci était nouveau pour elle et elle ne connaissait pas les règles du milieu. Pour sa part, ledit Black se contenta de sourire, exhibant au passage une parfaite dentition blanche, puis écrasa en silence son mégot contre sur le cendrier posé droit devant lui.

— Bien, reprit Blanche. Nous attendons jusqu'à 22h00 d'éventuels autres volontaires. Après quoi, il faudra nous hâter, car le travail ne peut-être fait que cette nuit. C'est une chance unique, à ne pas rater.

En silence, les trois attendirent l'heure convenue, les yeux quasiment fixés sur le cadran de la vieille horloge pendue au mur. Plus les minutes s'écoulaient et plus Lisa se demandait pourquoi cela devait se passer ainsi. Un froid s'était jeté entre eux et personne ne semblait vouloir tenter de changer cela. C'était si loin de ce qu'elle s'était imaginée ! A la lecture de ses journaux, elle voyait une action soudée et des membres combattant pour la même cause, unis dans une franche camaraderie. Au lieu de cela, elle avait à faire à des personnes aussi aimables que les inspecteurs de la police politique.

L'horloge finit par marquer 22h00 et aucun bruit ne s'était fait entendre du côté de la porte d'entrée. D'un commun accord, Blanche et Black se levèrent et commencèrent à prendre les divers sacs qui se trouvaient juste à côté d'eux, par terre. Blanche prit l'un d'entre eux, puis le tendit à Lisa en lui disant :

— Voici une partie du matériel dont nous avons besoin, Violeta. Maintenant, nous allons vous expliquer rapidement en quoi consiste notre mission. Nous savons de source sûre qu'un membre éminent du régime se trouve à l'une des grandes fêtes organisées par un notable de la ville. Nous avons obtenu, par l'intermédiaire de Black, le moyen d'entrer dans cette propriété privée. Il nous faut récupérer cet homme et les informations qu'il détient, dans la mallette noire qui ne le quitte jamais. Comme je l'ai déjà dit, cette occasion est unique, elle ne se représentera pas. Aucun d'entre nous ne doit faillir, compris ?

Une fois de plus, Black répondit par l'affirmative en hochant la tête, tandis que Lisa acquiesçait par un discret « oui ».

— Parfait. Dans ce cas, nous devons partir au plus vite.

En silence, le groupe quitta la maison pour prendre une vieille automobile, type années 60. Lisa monta à l'arrière tandis que Black conduisait et Blanche semblait lire quelque chose sur une carte. Le trajet dura peut-être une vingtaine de minutes, toujours sans qu'aucun mot ne soit échangé. Manifestement, les deux compagnons de la jeune femme ne semblaient pas en éprouver la moindre envie, ce qui attristait au plus haut point Lisa. Au fond, elle n'avait pas plus l'impression d'exister pour ce qu'elle était, que ce soit à l'usine ou ici. Dans les deux cas, les gens ne lui adressaient la parole que pour lui dire ce qu'il fallait faire. Personne ne s'intéressait vraiment à elle. Ce n'était pas cela à quoi Lisa s'attendait, absolument pas. Mais il était trop tard pour renoncer et puis peut-être que si elle arrivait à mener une mission à terme avec eux, alors sans doute les choses changeraient-elles  ? Après tout, il était tout à fait qu'ils soient en train de la tester, uniquement. Oui, ce devait être cela. Et Lisa en convînt que c'était une chose normale, après tout. Le monde pouvait tellement receler de faux activistes qui se disaient combattre le régime alors qu'en fait, ils travaillaient à le soutenir… C'était une chose normale que de se méfier en ces temps si troublés.

La voiture arriva enfin dans un quartier nettement plus riche, où leur véhicule tranchait littéralement par rapport à tous ceux qui étaient visibles sur le bord du trottoir ou garés dans les cours si joliment aménagées. Au bout de ce qui semblait être un sens unique, une grande demeure s'élevait, éclairée de mille feux par les diverses lampes accrochées ici et là sur la façade du bâtiment. Juste en dessous, une grande grille en fer forgé en garantissait l'entrée, avec trois gardes habillés pour l'occasion en majordomes qui vérifiaient consciencieusement les invitations de quiconque voulait entrer. La vieille automobile de l'équipe s'arrêta à quelques maisons de là et entra dans l'une des cours, en essayant de se faire le moins remarquer possible.

Après quoi, en silence, Lisa suivit Blanche et Black jusqu'à une échelle qui leur permettait de passer par-dessus un mur, afin d'accéder à une autre propriété pour recommencer le stratagème et ainsi de suite, jusqu'à arriver directement dans le jardin de la grande demeure. Puis, par un chemin que Blanche semblait connaître par cœur, ils firent le tour de la maison et tombèrent sur une petite porte arrière où un homme athlétique et aux cheveux très courts tournait en rond, une cigarette à la main, regardant nerveusement toutes les trente secondes sa montre. Sans hésiter, Blanche alla à sa rencontre, en l'appelant :

— Majordome !

L'homme se retourna, presque paniqué, puis se calma quelque peu tout en marchant rapidement vers elle alors que Lisa et Black sortaient des fourrées.

— Non de Dieu ! s'exclama-t-il. Vous en avez mis du temps ! Je vous avais pourtant dit de vous dépêcher. Vous savez que je risque ma peau à chaque seconde passée ici !

— Désolée, répondit Blanche, il y avait du monde sur la route. Il est ici ?

— Oui, avec la mallette, comme prévu. Et eux, ce sont ceux qui t'accompagnent pour la mission ?

— Exact. Tu as réussi à nous récupérer des uniformes de domestiques ?

— Oui, ils sont dans l'arrière-cuisine. Bon, je vous ouvre la porte pour entrer et après quoi, je disparais.

— C'est ce qui était prévu. Allez, on y va !

Comme convenu, Majordome ouvrit la porte et une fois l'équipe entrée, fila sans demander son reste. Non loin d'eux, divers uniformes se trouvaient dans des casiers, qu'ils mirent rapidement. Puis, toujours suivant Blanche, ils s'engagèrent dans un étroit couloir qui les mena à un ascenseur. A l'intérieur, Blanche appuya sur le bouton « 3 ». Le rideau se referma et l'appareil monta, alors qu'au loin se faisaient entendre de la musique et des rires.

Lorsque les portes s'ouvrirent de nouveau, ce fut pour faire place à un couloir somptueux, avec des tableaux répartis harmonieusement sur l'impeccable mur blanc, interrompu de temps à autre par des portes en bois massif et parfaitement recouverts d'une couche de vernis qui les faisait scintiller à l'éclat des chandeliers de cristal éclairant l'ensemble. Lisa n'avait jamais connu pareille débauche de richesse, ce qui lui coupa le souffle quelques secondes. Ce fut le regard dur de Blanche qui la rappela à ses devoirs. Sans l'attendre, ses deux compagnons partirent d'un pas sûr jusqu'à l'une des portes, puis entrèrent aussitôt. Lisa suivit presque en courant, pour se retrouver aussitôt dans une immense verrière, avec des fleurs aux mille couleurs à perte de vue. Mais cela ne semblait pas plus émouvoir que cela Blanche et Black, qui déjà disposaient leurs sacs sur une table basse, récupérant à l'intérieur d'entre eux chacun une arme de poing.

— Ce n'est pas dangereux d'avoir de telles armes ? balbutia la jeune femme. Je veux dire… ça risque d'attiser leur violence s'ils nous voient avec, non ?

Blanche alla jusqu'à elle et la regardant droit dans les yeux, lui dit non sans ironie :

— De toute façon, armés ou non, si nous sommes pris, nous sommes morts. Tu vas rester ici et garder les sacs, vu le peu d'expérience que tu as. Pendant ce temps, je vais aller attiser notre grand homme influent et Black va commencer à mettre en place ses machines pour le grand final. Ouvre l'œil et reste silencieuse.

Et aussi vite qu'elle était entrée, Blanche repartit d'un pas presque aristocratique, malgré sa tenue de domestique, décidée visiblement à bien mener sa mission jusqu'au bout. Bien qu'elle ne cachait pas une certaine antipathie pour elle, Lisa trouvait cette femme fascinante. Elle était déterminée, savait quoi faire dans l'action et le faisait avec une maîtrise de soi qui impressionnait véritablement l'ouvrière qui avait rêvé toute son enfance d'entrer dans la clandestinité. Un jour, peut-être qu'elle serait comme elle, la morgue en moins sans doute…

Jetant un coup d'œil à son autre compagnon, elle ne put s'empêcher de réprimer un frisson en le voyant s'activer sur une série de ce qui semblait être des ordinateurs. Avec un calme et une précision parfaite, il reliait les machines les unes aux autres, complètement absorbé par sa tâche. Du moins, c'est ce que crut Lisa, jusqu'au moment où il jeta soudainement un regard vers elle. Elle crut presque lire du mépris dans ses yeux, ainsi qu'une violence difficilement contenue qui la submergea, l'obligeant par peur à se retourner pour s'occuper de son travail et ainsi lui échapper. Décidément, ce Black ne lui plaisait absolument pas. Peut-être un de ceux qui s'investissaient dans l'Alliance plus pour se battre que par véritable idéalisme … Peu importait, de toute façon.

Elle n'eut pas le temps de s'interroger plus longtemps, car une voix la fit sursauter, venant du couloir :

— Il y a quelqu'un ici ?

Avant même qu'elle ne trouve les moyens de réagir, la porte s'ouvrit, dévoilant un garde en treillis, armé d'un fusil d'assaut, la scrutant de haut en bas, puis lui demandant :

— Que faîtes-vous ici, mademoiselle ?

— Euh… C'est-à-dire que… Mon compagnon et moi avons été envoyés par monsieur pour…

— De quel compagnon parlez-vous, mademoiselle ?

Surprise, Lisa se retourna vers l'endroit où quelques secondes plus tôt se trouvaient Black et ses affaires. Mais de l'étrange homme, il n'y avait aucune trace. Seuls restaient des sacs en toile noire sur le sol.

— Y'a-t-il quelqu'un d'autre avec vous, mademoiselle ?

Le ton de l'homme se faisait nettement moins sympathique tandis qu'il s'approchait de la jeune femme, que la panique gagnait peu à peu.

— Je ne me souviens pas de vous avoir déjà vue auparavant dans le service de monsieur, ce qui me trouble beaucoup.

Joignant le geste à la parole, il leva son arme vers elle, prenant déjà sa radio pour prévenir le reste de son équipe.

Non, ce n'est pas possible ! Pas après tant d'attente !

Le garde allait se mettre à parler quand une ombre surgit brusquement derrière lui, abattant de toutes ses forces une longue lame dans la gauche de son cou. Le garde n'eut même pas le temps de crier, du fait que ses cordes vocales furent tranchées immédiatement après lorsque Black ressortit dans un mouvement ample son arme, faisant jaillir le sang de la carotide directement sur Lisa, qui était cette fois littéralement paralysée de terreur. Black ne s'arrêta pas là, allant directement vers elle, la secouant brutalement en disant d'une voix chargée de fureur  :

— Fais ton travail correctement, nom de Dieu ! Pas étonnant que vous soyez si nuls, vous autres… Vous êtes incapables de…

Mais au moment où il allait finir sa phrase, la porte s'ouvrit de nouveau, violemment cette fois, pour laisser passer Blanche qui portait par-dessous les bras un homme visiblement ivre. Une mallette glissait négligemment au sol, raccordée à l'individu par une chaîne attachée directement à son poignet gauche.

— Bon sang ! Venez m'aider, vous deux ! s'exclama Blanche. Ils vont bientôt se rendre compte que le ministre a disparu et notre temps sera dès lors compté.

Se détournant de Lisa, Black alla récupérer le poids mort tandis que Blanche refermer la porte. Le traînant dans la flaque de sang laissée par le garde, le tueur posa sans aucune délicatesse l'homme politique sur le sol, non loin de l'ensemble d'ordinateurs, ce qui le fit momentanément sortir de son brouillard éthylique.

— Où est mon oiseau d'amour ? marmonna-t-il en cherchant des yeux un repère stable quelconque

— Je suis là, mon cher ministre, répondit calmement Blanche en s'approchant. Laissez-moi donc vous aider…

Dans un geste d'une infinie précision, elle sortit un pistolet à silencieux de son sac et dans le même mouvement lui logea une balle entre les deux yeux, étalant pour de bon le corps sur le carrelage blanc.

— Maudit Vagoth ! On pourra dire que tu nous auras déshonorés jusqu'au bout avec tes vices ô combien multiples.

Lisa avait assisté à la scène de manière complètement passive, incapable de contenir le flot de violence qui s'imposait à elle depuis une minute. Elle eut juste la force de murmurer tout bas :

— ça ne devait pas se passer comme ça… Ce n'est pas comment il faut agir…

— Tu n'en sais rien ! la coupa Blanche. Cet homme était une gêne, il devait mourir.

— Mais les informations ?

— Seule compte sa mallette. Et sa main droite, pour les empreintes digitales.

Se détournant de Lisa, la femme alla directement vers Black qui déjà, ouvrait la mallette, révélant en fait un curieux ordinateur portable avec à divers endroits des symboles de l'armée.

— Grandiose ! exulta Blanche. Avec cela, nous contrôlons enfin toutes les batteries de missiles du régime installés par nos chers dirigeants dans la capitale. Avec ça, rien ne nous empêche désormais de reprendre le pouvoir à cette bande de dégénérés. Ils vont enfin comprendre ce que signifie le mot ordre …

— Je… Je n'arrive pas à comprendre, balbutia Lisa. En quoi cette mission va-t-elle aider l'Alliance Armée pour la Paix pour arriver à ses fins ?

Cette question fit apparaître un sourire carnassier sur les lèvres de Blanche, qui aussitôt se retourna vers Lisa, braquant son arme vers elle.

— Pour ce qui de l'Alliance Armée pour la Paix, je doute que cette opération l'aide en quoi que ce soit. Par contre, indéniablement, cela va nous permettre, nous autre les Glaives Libérateurs, d'assainir une bonne fois pour toute ce gouvernement remplit de vice et de pus.

Lisa resta littéralement sur place, ne sachant que répondre, le sol se dérobant sous ses pieds.

— Vois-tu, « Violeta », reprit Blanche, vous avez fait un superbe travail, vous autres à l'Alliance Armée pour la Paix. Vous nous avez procuré une chance incroyable et vous nous avez monté une opération parfaite, permettant de nous faire une fois pour toute gagner. Quel dommage que vous soyez tant obsédés par le secret ! Au point d'en perdre toute prudence élémentaire afin de préserver votre anonymat et ainsi protéger les vôtres en cas de prise de l'un d'entre vous. Mais ça ne vous protége pas de l'infiltration et du contre-espionnage… J'ai été étonnée de te voir arriver, cela dit, en début de soirée. Nous pensions avoir éliminer tous vos membres. A croire que le travail a été mal fait… Enfin, ce n'est pas bien grave, au moins, ce stratagème m'aura permis d'éliminer les derniers rats. Désolée, n'y vois rien de personnel surtout.

Et de nouveau, Blanche tira, abattant la pauvre Lisa qui voyait tous ses espoirs s'envolaient en même temps que sa vie.

— Pauvres idéalistes ! Vous êtes incapables de vraiment bien vous organiser. Vous ne faites pas le poids face aux professionnels.

Au même instant, deux coups de feu étouffés partirent de derrière Blanche, deux projectiles traversant de part en part le corps de la militaire. Dans un cri de douleur et de surprise, la femme s'écroula sur le ventre. Encore en vie, elle chercha à se retourner vers son agresseur, mais une chaussure noire vînt écraser la main avec laquelle elle tenait son arme. Tournant avec douleur sa tête, son regard rencontra celui de Black, qui la fixait avec un amusement non feint et son arme encore fumante braquée sur sa tête.

— Pourquoi, Black ? croassa faiblement Blanche.

L'homme laissa un silence avant de répondre, semblant se délecter du spectacle, puis enfin dit de sa voix sifflante :

— Qui a dit que je faisais partie des Glaives Libérateurs ?

La balle partit juste après, clouant pour de bon la tête de Blanche au sol. Puis, en sifflotant un air qu'il affectionnait par-dessus tout, Great Balls of fire de Jerry Lewis, Black alla jusqu'à l'ordinateur portable laissé juste derrière, prêt dans quelques secondes à déverser les flammes des enfers sur la Nouvelle Babylone.


Extrait du journal de Claude Sélimartin

1/02, 22h

Mauvaise journée. Les élèves me semblent de plus en plus imprudents. Pourtant, aujourd'hui c'étaient les grands, ceux qui sont en terminale, je croyais qu'ils étaient plus responsables. Cela dit, quand je pense à mon fils, je vois que je n'avais aucune raison de croire cela. Pour en revenir à mes élèves : ils ont encore cassé un ballon aujourd'hui, ballon qui, heureusement, ne contenait que de l'eau salée. Mais il a fallu envoyer une des filles à l'infirmerie, elle avait réussi à se mettre des débris de verre dans la bouche. Ce n'est pas que je me soucie tellement des élèves, mais j'ai toujours peur qu'un accident ne m'arrive pendant ces séances de TP auxquelles l'incompétence des professeurs me contraint à assister, alors qu'en principe je suis seulement là pour leur préparer le matériel.

Bien entendu, ma voiture a été prise dans les embouteillages et il m'a fallu presque une heure et demie pour rentrer chez moi.

En arrivant à la maison, j'ai trouvé un mot de ma femme :

« Mon amour, C'est encore la folie à l'hôpital. Il y a eu plusieurs accidents sur la route cet après-midi. Tout le personnel va devoir travailler cette nuit et une partie de la journée de demain. Peux-tu s'il te plaît emmener les enfants au lycée demain matin et faire les courses au Monoprix en bas de chez nous ? Je t'ai mis la liste sur la porte du frigo. Je reprendrai les enfants demain après-midi en revenant de l'hôpital. Le dîner est au frigo, dans la casserole bleue. Merci beaucoup, tu es un ange. Ta Cécile qui t'aime. »

Je trouve que ma femme s'absente souvent en ce moment. Est-ce que par hasard elle me tromperait ? Non, c'est absurde, je prête bien trop d'attention à ce genre de peurs irrationnelles. Ce doit être la fatigue, il est tard. Je vais coucher les enfants et me mettre au lit. Bonne nuit tout le monde.

2/02, 14h

Les enfants étaient tout contents d'aller au lycée en voiture. D'habitude c'est ma femme qui les emmène à pied. Elle ne les laisse aller seuls nulle part, heureusement que le lycée est sur le chemin de son hôpital. Ils sont grands pourtant, mais ma femme a peur qu'ils soient… peut-être pas idiots, mais un peu spéciaux, déconnectés de la réalité. Moi aussi j'ai peur. Bien sûr, cela pourrait sembler étrange, maintenant que le procédé de fécondation d'une femme par une autre est bien rodé, et que les mariages lesbiens sont presque aussi courants que les scandales politiques (et bien moins nuisibles). Mais à l'époque, il y a 15–20 ans, on en était encore presque au stade expérimental. Et si quelque chose avait mal tourné ?

Bon, je devrais me changer les idées. Je ne travaille pas aujourd'hui, je vais en profiter pour aller au cinéma cette après-midi.

21h

Comme d'habitude, je n'ai pas compris grand-chose au film. Tant pis. Pourquoi aussi vais-je toujours regarder des films de science-fiction ? J'ai fait les courses en rentrant. C'était l'heure de pointe, comme toujours quand je fais les courses (du moins à ce qu'il me semble). Je déteste faire les courses. Je ne peux m'empêcher de m'imaginer dans la peau de la pauvre caissière. Comme cela doit être pénible d'être une caissière de Prisunic !

En rentrant, vers 20h, j'ai trouvé un autre mot de ma femme :

« Mon amour, J'avais besoin de me détendre après cette orgie de travail, je suis partie faire du jogging. Tu ne m'en veux pas, n'est-ce pas ? Je rentrerai vers minuit. Ne m'attends pas. Le dîner est au frigo dans la casserole rouge. Je t'embrasse. Ta Cécile qui t'adore. »

Un jogging de plus de quatre heures, elle exagère ! C'est bien ma femme, ça. Elle est complètement obnubilée par l'idée de se maintenir en forme. Il faut toujours qu'elle aille à l'hôpital à pied, sans doute en courant (brrr), alors qu'il est à l'autre bout de la ville. Je lui ai proposé, pourtant, d'acheter une seconde voiture, nous en avons largement les moyens, mais non, elle a toujours refusé. "Ne m'attends pas." ça non, je ne vais pas l'attendre. Demain, je commence à 7h30, j'ai besoin de me coucher tôt ce soir. Et elle le sait très bien.

5/02, 20h

Je ne me considère pas comme une personne d'une intelligence exceptionnelle. Alors pourquoi ai-je si souvent l'impression que presque tous les gens sont idiots, ou tout du moins se conduisent de façon stupide ? Les automobilistes, par exemple. Imaginons qu'il y ait des embouteillages. Vers 18h, aux grands carrefours des portes de Paris, près des sorties du périphérique, rien de plus normal (d'ailleurs je me fais prendre dedans presque tous les jours). Pourquoi faut-il que les voitures s'engagent dans le carrefour alors qu'il est évident qu'elle ne pourront pas le traverser avant que le feu ne passe au rouge ? Cela ne fait qu'empirer la situation : les voitures qui roulent dans la direction transversale ne peuvent plus passer et leurs conducteurs deviennent fous. Alors commence le concert des klaxons ; il me semble que je l'entends encore. Le klaxon, voilà un autre exemple de stupidité déconcertante ; à part dans quelques cas très particuliers, il me semble n'avoir absolument aucune utilité, et pourtant les gens en usent et en abusent à longueur de journée. Je crois qu'il faudrait faire passer un test psychologique spécial avant de donner l'autorisation de l'utiliser.

Enfin, je m'égare. La vraie cause de ma mauvaise humeur d'aujourd'hui, c'est ce jeune professeur de chimie qui a voulu me "tenir compagnie" pendant le repas de midi. Comme si je ne voyais pas assez de professeurs pendant mes heures de travail ! Ce jeune imbécile, fraîchement sorti de son école Normale Supérieure, qui se croit le plus intelligent du lycée parce qu'il a été dans les cinquante premiers à l'agrégation (j'oublie toujours son rang exact, et pourtant ce n'est pas faute de me le faire rappeler), tenait absolument à m'exposer ses nouvelles théories sur la conduite des TP. Je n'ai pas pu lui échapper avant la reprise des cours, et par conséquent je n'ai pas eu le temps de lire un peu, comme j'aime à le faire après le déjeuner. Enfin, ce supplice n'aura pas été tout à fait inutile : j'ai trouvé le moyen de rappeler à ce jeune prétentieux (il l'avait bien entendu oublié, l'idiot) de bien dire aux élèves de terminale, pendant le TP sur la fabrication du savon, que le savon qu'ils allaient obtenir ne serait pas de la meilleure qualité et qu'il serait dangereux de s'en servir pour se laver. Depuis mon arrivée dans ce lycée, il n'y a pas eu de cas d'élèves brûlés par leurs savons mal fichus, et j'entends que cela reste ainsi. Tiens, une idée : je vais aller lire maintenant le livre dont j'ai été privé ce midi. De toute façon, si je ne me calme pas un peu, je n'arriverai jamais à m'endormir.

8/02, 22h

Qu'est-ce que je peux en avoir assez de ces embouteillages ! Il m'a encore fallu deux heures pour rentrer du travail aujourd'hui, deux heures pour faire moins de dix kilomètres. Le problème, bien sûr, c'est que Paris est surpeuplé. Quelquefois, je m'imagine tous ces immeubles, divisés en petites cases, et dans chaque petite cases il y a plusieurs bestioles qui s'agitent ; alors la tête commence à me tourner et j'ai l'impression que je vais perdre la raison. Heureusement, la plupart du temps j'arrive à ne pas y penser. Ce serait bien pire si je prenais le métro et le RER ; c'est l'enfer, là-dedans. Je préfère encore la voiture, même si j'y passe plus de temps ; au moins, personne ne me pousse ou ne me marche sur les pieds. Je rêve d'avoir un hélicoptère, mais je sais bien que c'est impossible. Un jour, j'irai m'installer à la montagne. Il y a encore des vallées bloquées par la neige en hiver, où très peu de gens vivent. Le paradis… Les montagnes vous protègent le la folie qui règne alentour et vous la cachent. Ou alors, encore mieux, je m'installerai dans un refuge désaffecté, vers 2000 mètres d'altitude. En été, il y aura bien quelques personnes qui viendront, mais en hiver j'aurai une paix royale. Je m'achèterai un âne pour m'aider à porter les provisions (parce que bien sûr il n'y aura pas de route), des skis pour pouvoir circuler l'hiver…Il faudra que j'apprenne le ski de fond, je n'en ai jamais fait de ma vie. Bah, si je m'entraîne quotidiennement, cela ne devrait pas prendre bien longtemps. Vivement que j'aie assez économisé pour prendre ma retraite !

11/02, 21h

J'ai relu ce soir ce que j'écrivais il y a trois jours. Oui, c'est un bien beau rêve, mais en attendant il faut toujours que je me traîne au travail tous les matins. Aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi, je suis la proie d'une fatigue écrasante depuis le matin ; pourtant j'ai dormi le nombre habituel d'heures la nuit dernière. Et alors, évidemment, je suis d'une humeur massacrante, et j'ai plus que jamais peur d'avoir un accident. étant donné l'abrutissement général de ceux qui travaillent avec moi, c'est presque un miracle que je n'aie jamais eu de problème. Parfois (et en particulier les jours comme aujourd'hui), j'ai de brusques et violentes envies de meurtre, au travail, dans les embouteillages, même simplement dans la rue. Cela me fait un peu peur, et surtout honte. Car enfin, qui suis-je pour décider qui doit vivre et qui doit mourir ? Et puis-je m'arroger le droit de supprimer une vie humaine, une étincelle de conscience brillante et unique, irremplaçable ? Je me demande si les autres ressentent aussi ces pulsions meurtrières, ou si je suis un cas unique, un monstre. Je ne sais pas ce que je dois souhaiter.

15/02, 23h

C'est arrivé aujourd'hui ! Et par la faute de ce petit crétin prétentieux de normalien ! Mais comment peut-on être aussi bête ? Que leur apprend-on donc dans leur école, où ils sont grassement payés et reçoivent une éducation "supérieure" ?

Enfin, du calme, sinon je n'arriverai jamais à écrire ce qui s'est passé. Tâchons de voir les choses objectivement. Je préparais donc un TP avec ce jeune collègue. Il a eu besoin d'une solution d'acide acétique diluée, or les solutions de cet acide que nous recevons de nos fournisseurs sont très concentrées. Bon, cela ne pose aucun problème à quelqu'un qui a deux sous de jugeote. Eh bien, tout ce que ce jeune crétin a trouvé à faire, c'est d'ajouter de l'eau distillée à sa solution d'acide concentrée… Il a été pris de panique devant la réaction et a jeté son bécher le plus loin possible de loin, et bien entendu dans ma direction. Résultat : il va devoir racheter une blouse, et moi, je ne pourrai pas me servir de ma main droite pendant dix jours, a dit le médecin. Comme je ne pouvais pas conduire, j'ai laissé ma voiture sur le parking du lycée, et un collègue très serviable, qui enseigne les mathématiques, m'a conduit à l'hôpital le plus proche, puis chez moi, sans sa propre voiture. J'ai beaucoup plus d'affection pour les professeurs de mathématiques que pour mes collègues de chimie, peut-être simplement parce que je dois travailler avec les derniers alors que je vois les premiers uniquement lorsque j'en ai envie.

J'ai obtenu quinze jours d'arrêt de travail, auxquels vont s'ajouter les deux jours du week-end, puisque nous sommes aujourd'hui vendredi. à quelque chose malheur est bon. Et au moins, je peux toujours écrire. C'est bien utile parfois d'être ambidextre.

17/02

J'ai décidé de profiter de ces vacances imprévues pour aller au cinéma tous les jours, plusieurs fois par jour. Ce n'est pas que les films actuels m'enthousiasment tellement, mais l'ambiance des salles me détend très agréablement, l'obscurité, le silence (malheureusement trop souvent relatif) de mes voisins, qui me permet d'oublier leur présence. Je n'aurai qu'à choisir des films assez anciens, qui n'attirent plus beaucoup de monde ; je serai dans de petites salles vides, l'idéal, et je pourrai en profiter pour revoir les films que j'ai aimés dans ma jeunesse. Je n'ai pas très envie d'écrire dans ce journal en ce moment. Vivent les vacances !

22/02

Il me semble que ma femme n'est jamais là quand je rentre. Ce soir encore, je n'ai trouvé qu'un de ses mots et un dîner tout prêt dans le frigidaire. Quand je lui en ai parlé il y a quelques jours, elle a ri et m'a expliqué que j'avais un esprit trop négatif, que les mauvaises expériences laissaient dans ma mémoire une trace plus durable que les bonnes, et que c'était pour cela qu'il me semblait souffrir tellement. Elle a peut-être raison ; après tout, c'est elle le neurologue de la famille. Tout de même, je voudrais la voir plus souvent. Et si elle se moquait de moi, si elle me trompait ? Non, c'est impossible, je ne veux pas y croire.

25/02, 23h30

Mon fils m'a flanqué une belle frousse aujourd'hui. En fin d'après-midi, il prenait une douche (un évènement rare), et voilà qu'il se met à crier comme un cochon qu'on égorge. J'ai aussitôt couru dans la salle de bain. Sa peau était rouge et irritée. Je l'ai porté chez le docteur (bien qu'il pèse presque aussi lourd que moi) ; heureusement, il n'y a rien de grave. C'est seulement après notre retour à la maison que j'ai compris la cause de cette irritation (« peut-être une allergie, appelez-moi si ça se reproduit » a dit le docteur, ils voient vraiment des allergies partout maintenant) : cet idiot se lavait avec le savon qu'il a fabriqué en TP de chimie il y a deux semaines. Et moi qui m'étais personnellement assuré que son professeur lui rappellerait de ne pas le faire… Vraiment, j'ai peur que mon fils ne soit assez étrange, il me semble que les mots glissent sur lui sans l'atteindre.

Ce soir, pour l'aider à s'endormir et parce qu'il me le réclamait, je lui ai fait la lecture, "L'anniversaire de l'infante" d'Oscar Wilde, une de mes histoires préférées. Et lui qui voulait un conte de fées, à son âge ! à la fin de l'histoire, il dormait déjà. J'étais si bien sur ce lit que je me suis endormi avec lui ; je viens de me réveiller, mon dos me faisait trop mal. Je retourne me coucher maintenant.

27/02

Ces films sont vraiment tous idiots ! Enfin, pas tous, j'exagère bien sûr, c'est encore mon esprit négatif à l'œuvre. Mais tout de même, tout de même, il me semble qu'ils étaient plus intéressants avant. Maintenant, la plupart du temps je ne comprends rien. Je comptais aller voir les films de ma jeunesse, mais très peu passent encore au cinéma (pas assez de public, je suppose).

Enfin, au moins j'ai pu me reposer, marcher, me détendre, faire la grasse matinée tous les jours. Je me sens bien mieux qu'il y a deux semaines. Et lundi, je retourne à mon dur labeur.

29/02, 13h

Dur retour au boulot. Il n'a pas fallu longtemps à la routine pour me saisir à nouveau dans ses griffes d'acier. J'étais en retard ce matin : les embouteillages étaient encore pires que d'habitude. Je viens de me disputer avec le crétin de normalien ; il voulait à nouveau manger avec moi, pour m'expliquer pourquoi il n'avait aucune responsabilité dans mon accident (et moi je l'avais toute, bien entendu). Je l'ai envoyé au diable. Je me sens vraiment très mal, j'ai hâte que la journée se finisse ; l'idée d'avoir à travailler avec des gens cet après-midi m'est presque insupportable.

19h20

Je viens de rentrer. J'ai l'impression que les embouteillages n'ont jamais été aussi mauvais qu'aujourd'hui. J'avais sincèrement envie de massacrer tous les autres conducteurs. Mais ce n'est pas le pire. Cécile n'est pas là. Je n'ai trouvé qu'un mot, que j'ai mis en pièces. C'en est trop ! Est-ce qu'elle se moque de moi ? Est-ce qu'elle croit que je suis stupide, que je vais me laisser tromper par ses discours ? En plus, elle n'est même pas psychiatre. Esprit négatif, vraiment ! Cette fois, j'en suis sûr : elle me trompe, elle voit un autre homme.

Mais ça ne se passera pas comme ça. Ce soir, je l'attendrai, toute la nuit s'il le faut. J'ai pris le grand couteau dans la cuisine et je l'ai caché sous mon oreiller. Je ne dormirai pas de la nuit s'il le faut, mais je la tuerai.

***

Rapport préliminaire des médecins

Des infirmiers ont trouvé le sujet, dégouttant de sang, tôt ce matin devant l'entrée des urgences. Des analyses sont en cours pour déterminer si ce sang est seulement le sien ou non. Des examens physiques et psychologiques approfondis nous serons nécessaires pour pouvoir l'affirmer de manière définitive, mais nous soupçonnons fort que le sujet a perdu depuis longtemps tout contact avec la réalité.


Nos cinq cents meilleures années

Ma chère Marta, tu sais pourquoi je t'écris. Découvrir après tant et tant d'années que ce que l'on croyais sans doute être le plus certain était un mensonge est sans aucun doute une experience terrible à vivre. Ne serait-ce que par égard pour toi, je suis dans l'obligation de chercher à me justifier. Je tiens donc à te convaincre que le renversement complet de ce que tu pensais et croyais, que ce renversement que tu as subi n'est peut-être pas aussi simple, aussi univoque que tes quelques mots, la dernière fois que nous sommes parvenus à nous parler, le laissaient entendre.

Ce que tu me permettras d'appeler notre histoire d'amour est inséparable de ce qu'a vécu tout notre genre depuis cinq cents ans. Notre relation était fondée sur notre communauté de vue, et nous partagions à la fois nos cœurs et nos idéaux. Pourtant, ces idéaux en moins, ne reste-t-il rien ?

Lorsque l'Observatoire Spatial a fait son annonce, celle qui a changé nos vies, celle du 25 Vanvier 2156, et publié ces images où l'on ne voyait que quelques taches floues ; lorsque le monde scientifique est parvenu peu à peu à la conclusion qu'il s'agissait là de la preuve indéniable de l'existence d'une vie intelligente venue d'une autre planète, un ami à moi, que je tenais en haute estime, s'est écrié : « Celui qui change le moindre aspect de son comportement où de sa pensée à cause d'une photo floue qui nous montre des choses incompréhensibles à plusieurs dizaines d'années-lumières de chez nous, celui-là est un con. Ce que nous avons vécu, l'avons-nous fait en pensant que jamais une image comme celle-là ne nous parviendrait ? » Ce que nous avons vécu, l'avons nous fait en pensant ne jamais subir aucun démenti ? Avons-nous été si sûrs de nous ? Marta, tu penses que rétrospectivement, le sens que tu donnes à mes actes à remis en cause, en quelque sorte, l'existence même de mes actes. Pour moi, rien ne change le passé. Tu as été heureuse (comme je l'ai été), et rien n'importe sinon ce que tu penses maintenant. Je veux bien regarder à nouveau le passé, te convaincre de la cohérence de mon comportement, je veux bien redoubler le procès que nous subissons tous collectivement aujourd'hui par mon procès individuel, dans lequel tu seras juge et parti, et plus impatiemment que le jugement dernier j'attends ton propre jugement à mon égard. Je veux tout cela, non parce que je me soucis de savoir si j'ai été ou non un « Juste », mais parce qu'à l'instant présent une seule chose me préocuppe encore. Je veux savoir si tu m'aimes.

Je t'ai longtemps raconté que l'annonce du 25 vanvier avait été pour moi une nouvelle naissance. Quand nous nous sommes rencontré quelques heures à peine après l'événement, dans un café où se réunissait déjà un embryon de groupe ayant un projet de contact, comme en des milliers d'autres endroits dans le monde, je me trouvais dans un état d'esprit propre à te donner cette impression. Les premiers mots que nous avons échangés, les premières choses que tu as crues de moi, je les ai décidées avant de te connaître. Je t'ai menti avant de t'aimer, et jamais je n'ai pu revenir sur ces premiers instants. Jamais je n'ai pu te dire qu'il fallait recommencer. Si j'étais dans ce café, ce n'était pas bien sûr pour fêter le commencement d'une nouvelle ère, ni pour inventer quoi que ce soit. Depuis longtemps déjà les experts dont je faisais partie préparaient cette découverte. Nous savions, ou du moins nous nous doutions. Déjà parmi nous certains prévoyaient de tirer parti de cet événement pour des projets politiques, et déjà, tu t'en doutes, se mettaient en place les structures du Réseau des Quatre-Vingt-Un. Pour moi, le contraste entre le cynisme et l'avancement des travaux qui nous caractérisaient, et l'enthousiasme ou la naïveté dont vous faisiez preuve était désarmant. Il faut voyager dans le monde social, il faut voir ces extrêmes pour sentir la légereté et l'absurdité de notre condition. Et au moment même où je commençais à t'aimer, pour ce que tu représentais d'innocence et et d'intelligence, pendant que tu proposais de renouveler chaque soir ces réunions politiques et alcoolisées, je croyais plus fermement que jamais que le Réseau devais réussir, et mener sa tâche à bien.

Nous ne vous laissions aucune chance. Vous pensiez à une rencontre pacifique avec le peuple des étoiles, vous pensiez à des siècles de progrès entièrement tournés vers ce projet gigantesque : la rencontre de l'Autre. Mais nous avions de l'avance, nous avions des moyens, et une grande partie de vos activités, à votre insue, servait nos projet. Oui, j'ai moi-même orienté tes décisions vers la réalisation la plus rapide possible d'un vaisseau de contact. La rapidité de sa construction vous a grisé, vous ne vous êtes pas même demandé qui avait déjà prévu de répondre à vos commandes, qui avait précédé vos questions techniques, qui avait lancé les programmes de recherche appropriés. Le Magnate Prolomere, presque seul parmi vous, s'est posé un moment la question : il y a vu une logique historique, un destin. Les deux courants d'analyse dont la guerre faisait rage parmi vous, les « moraux » qui assimilaient intelligence supérieure, technique supérieure et plus haute morale, et les « inquiets », qui pensaient que tout pouvait arriver, que la fin de notre civilisation pouvait venir des étoiles, tous deux étaient d'accord sur le sens du premier geste, sur le fait que nous devions chercher le contact, nous déclarer, et afficher une confiance absolue, sans condition. L'idéalisme forcené de cette idée aurait pu la condamner. Elle fut comme une vague qui balaya toutes les oppositions, les vieilles nations, les vieux reflexes des militaires et des hommes politiques, les vieilles préventions, les analyses stratégiques. Rien ne résista à ce désir simple : maintenant que nous savons que nous ne sommes plus seuls, que nous ne sommes plus entre nous, il faut changer. Faire preuve d'une telle confiance face à ceux qui nous étaient les plus inconnus, c'était renvoyer à leur misère, à leur mesquinerie les disputes au sein de notre espèce. Il s'agissait tout simplement de donner un sens à notre aventure biologique et historique. Sur ce point au moins, nous étions d'accord.

Il me faut au moins expliquer quels furent les raisonnements des Quatre-Vingt-Un (nous étions plus nombreux, bien sûr). Toutes les rumeurs, toutes les caricatures ont couru à propos de nos motivations une fois la trahison et le complot révélés. Les procès rapides et marqués par la colère qui condamnèrent tous ceux d'entre nous qui furent pris rendirent rarement justice à la cohérence de notre démarche. J'ai l'occasion, enfin, de tomber le masque et de dire ce qu'il en était.

On peut dire qu'il y avaient parmi nous deux tendances. La première (appelons-là la tendance stratégique) était finalement extrêmement proche de vous, elle souhaitait ce contact comme un orphelin cherche une famille adoptive. Mais elle ne refusait pas la stratégie et le calcul par principe. Au contraire, sans doute refusait-elle tout principe. Elle se disait simplement : si nous attaquons ces êtres, sans préavis, avec tous les moyens dont nous disposons, alors ils se rendront compte de notre faiblesse. Il nous faut leur montrer que nous ne sommes pas un danger pour eux, que nous sommes innoffensifs. C'est notre seul espoir, car si nous les inquiétons, alors un jour où l'autre ils seront confrontés à notre instabilité, à notre imprévisibilité, et le retour au calme ne se fera que d'une seule façon : la destruction. Et si nous ne sommes pas si innoffensifs que cela pour eux, alors de toute façon la guerre aura lieu un jour : autant attaquer les premiers. Leur position pouvait se résumer à ceci : il faut sortir de l'incertitude ou nous sommes placés, eux comme nous. La seconde tendance était celle qui m'avait d'abord séduit. Appelons-là la tendance sacrificielle : cette fois, rétablir l'information était une question morale : nous ne pouvions pas mentir, et faire croire que nous étions un peuple pacifique. L'honnêteté nous dictait une conduite et une seule : les attaquer par surprise. J'imagine, à la lecture de ces lignes, à quel point ta haine pour moi peut grandir. Car évidemment ce peuple pacifique, tu pensais que nous pouvions le devenir. Nous, les Quatre-Vingt-Un, en vous manipulant au nom de l'existence intrinsèque du Mal en nous, nous démontrions par nos actions mêmes le postulat qui nous faisait agir, et notre raisonnement circulaire faisait disparaître vos espoirs dans un triste paradoxe. Il est sans doute inutile ici d'engager un débat historique sur le rôle des Quatre-Vingt-Un dans les succès sans précédent du pacifisme pendant ces trois ans, comme si le « Bien » ne triomphait apparemment que parce qu'il était instrumentalisé par le « Mal ». Tu diras, et tu as déjà dis, que ce débat n'a aucune importance : il fallait essayer, il fallait au moins essayer la paix.

Non, le problème n'est pas historique. Je suis né une seconde fois, dans ce café où je t'ai rencontré, parce que tu naissais, toi, une seconde fois, et parce que cette naissance à fait de moi une autre personne, une autre personne mais qui continuais à agir comme avant. J'ai découvert avec toi que la tendance sacrificielle, sans parler de la tendance stratégique, était fondamentalement fausse. Mais j'ai découvert aussi les raisons plus profondes qui m'avaient convaincu. Devant la révélation qui venait d'être faite au monde, nous étions tous soudain confrontés d'une manière plus solide et plus innéluctable que jamais à la possibilité de la fin, rapprochée dans le temps, de tout ce que nous connaissions, de la fin du monde. Les uns et les autres nous découvrions que la fin du monde était possible, et nous avons décidé, soit de chercher à l'éviter, soit de choisir ce que nous devions faire du temps qui nous était imparti. Mais la question n'était déjà plus là. La question était celle-ci : pouvions-nous plus longtemps fermer les yeux sur l'absurdité ? Certes, chacun évoque, plus ou moins souvent, au long de sa vie, la réalité de la mort et la disparition de toute chose. Chacun décide de ses actes en sachant cela. Mais pour la première fois, me semblait-il, la fin du monde mettait sous les yeux de tous, au même moment, cette question de l'absurdité. La mort devenait un souci simultané de toute la collectivité, de tous les peuples, et nous nous retrouvions dans une abstraction de tous les determinismes sociaux et historiques, comme une assemblée siégeant dans le chaos aux temps immémoriaux de la création de l'univers. Pourquoi je voulais envoyer dans l'espace, et vers ces êtres sans doute immenséments puissants et armés, cette armada ridicule ? Pour faire éprouver à tous cette libération. Il nous fallait sauter dans le vide, et puis ne plus rien attendre.

Bien sûr, ce projet se contredisait lui-même. Mes efforts constant pour construire ce qui ne devait aboutir qu'à la destruction trouvaient leur unique raison dans mon amour pour toi. En un sens, cette lettre aujourd'hui n'est pas une tentative de revenir en arrière, elle est l'aboutissement même de notre histoire, sa fin et sa raison d'être. Je me souviens (difficilement après toutes ces années) du soir où nous avons décidé d'aller vivre ensemble chez Elmar, dans sa communauté « libérée », en renonçant à avoir jamais d'enfants. Nous sortions d'une réunion, par les cuisines de la cantine du Centre Marta Deman. Je voyais tes yeux rendus vagues par la fatigue, ton corps courbé, les soucis et les difficultés qui s'ammoncelaient te rendaient presque semblable au coquillage ridicule que je regardais dans un plat, encore parcouru sans doute par quelques derniers instincts de survie. Je songeais que quelques jours plus tard seulement, tous ces soucis s'envoleraient, que le vaisseau serait irrémédiablement parti, que tu serais libérée. Je songeais à ta réaction d'immense déception, quand tu réaliserais que tout ce que tu avait fait pendant tant d'années aboutissait à un échec total. Je songeais aux efforts et aux mensonges que je devrais faire alors pour t'accompagner dans cette deception, puis pour en sortir avec toi. Mais déjà il ne dépendait plus de moi que le vaisseau, tel que nous l'avions préparé, nous, les Quatre-Vingt-Un, parte ou non. Déjà je pouvais sincèrement regretter, et même j'aurais pu alors tout t'avouer que cela n'aurait pas changé grand chose à l'histoire : elle était déjà faite. J'ai été pris d'une peur immense, devant le poids de la culpabilité : j'avais fait ce qui me vaudrait la haine éternelle de tous, et si je m'étais trompé, alors j'était damné. Entre les plats et les assiettes, j'ai tremblé devant l'irreversible. Et puis je suis devenu un autre, une nouvelle fois. Et je me suis consacré tout simplement, à partir de ce moment, à tirer profit de chaque instant, c'est-à-dire à t'aimer.

Tu peux croire encore que je suis d'un immense égoïsme, ou d'autres mots qui te plairont. Souvient-toi seulement de tes propres sentiments, quand trois ans exactement après le 25 Vanvier tu as appris que le vaisseau était rempli de toutes les armes que nous avions pu imaginer, aussi inutiles qu'elles puissent parfois être, de bombes, de virus, de nano-fauves, de gaz divers, destinées à se déployer et à attaquer les premiers éléments de toute civilisation interstellaire qu'elles rencontreraient, et que ce vaisseau-missile était parti sans aucun espoir de le rattraper. Je t'ai vu alors apprendre la nouvelle, et j'ai su que tu vivais presque exactement ce que j'avais vécu quelques jours plus tôt : La peur absolue, la culpabilité irraisonnée, et puis la paix. J'ai su que je ne m'étais pas trompé sur toi quand tu as dit que tu ne chercherais même pas à châtier ou à trouver les coupables.

Et je souhaite évoquer avec toi quelques unes des images qui me restent de ces cinq cents années passées à tes côtés, bien plus nombreuses que nous ne l'avions espéré, et qui nous ont amené à ce jour pour nous autrefois si lointain où nous devons assumer les conséquences de nos actes. Maintenant qu'Ils sont venus, pour nous juger, et sans doute pour nous punir, et peut-être pour nous détruire, maintenant que la vérité a été révélée, bien malgré moi, sur tous les événements des années 2150, je voudrais que tu te souviennes avec lucidité de ce qui s'est passé. L'effondrement progressif des grandes religions en même temps que leur extremisme de plus en plus affirmé. La fin du système national, l'effacement des structures étatiques devant les organisations lâches des coopératives et des fédérations, la diminution, d'abord lente, puis de plus en plus accélérée, de la population. La destruction inconsidérée de nombreuses ressources naturelles, mais aussi l'effondrement économique et même le dénuement materiel dans lequel nous avons vécus ces dernières années. Les progrès etonnants de la science, de la médecine en particulier, mais aussi du voyage spatial, et l'exploration tranquille de notre système stellaire. Les progrès de l'égalité, entre nivellement et révolutions. Tout ceci n'est compréhensible que par cet événement fondateur que tu as vécu comme tous les autres, de ce déception soudaine, suivie de ce sentiment invincible de légèreté. De mon point de vue, l'exécution des Quatre-Vingt-Un Condamnés, chiffre symbolique et bien entendu dérisoire, n'était que le sacrifice aux anciennes tradition qui servit à amnistier tous les autres, dans l'indifférence générale. Comment expliquer ce developpement prodigieux de l'art, autrement que par le sens du jeu : plus de public, plus de critique, mais des participants, des échanges. Tu sais comme moi que ceci n'était pas du à un quelconque progrès technique, à de nouvelles possibilités pratiques. C'est que la vie, pendant toutes ces années, a été guidée par un principe quasiment unique : le plaisir. On peut dire beaucoup de chose à propos de ce choix presque universel du plaisir, mais ce qui est sûr, c'est que quoi qu'on pense aujourdhui, il est très difficile d'éprouver des regrets. Marta, dis-le moi, car je sais que tu le penses : ce furent nos cinq cents plus belles années.

Tu as été, comme moi, cartézienne. Carteze a écrit « le jugement du peuple des étoile pour la faute que nous avons commise ne nous intéresse pas pour ce qu'il impliquera comme peine. Il nous intéresse par ce qu'il nous apprendra sur nous-même. Ce n'est pas la connaissance qui entraîne le Mal, mais le Mal qui entraîne la connaissance. Nous les avons attaqué sans raison sans doute tout simplement parce que nous voulions savoir, ou même seulement savoir ce que nous ne savions pas. La faute n'est pas originelle par contingence, mais par nécessité : elle est l'origine même de la conscience. »

Ce jugement, je ne souhaite même plus en connaître le fin mot. Ils veulent semble-t-il nous condamner, parce que nous sommes une espèce fondamentalement mal partie : nous sommes les seuls êtres intelligents de notre planète, non seulement nous sommes des animaux et non des plantes, mais en plus nous sommes carnivores. Nous avons une reproduction sexuée, et fondée sur la compétition. Nos outils de communication au sein de l'espèce sont rares et limités. Notre planète est riche, abondante : nous sommes ses enfants gâtés. Tout ceci joue bien sûr contre nous. Mais je sais que d'autre part l'extraordinaire proximité entre nous et eux les trouble : n'ont-ils pas comme nous tous ces défauts ou presque, n'ont-ils pas comme nous des membres pour se mouvoir et d'autres destinés à la préhension ? Deux yeux, une bouche dont ils se servent pour communiquer et pour se nourrir, tout cela placé sur la même partie du corps, près du siège biologique de leur intelligence ? L'étrangeté absolue, pour nous, de leurs vaisseaux, immenséments fins et compliqués de forme, lorsqu'ils sont apparus dans le ciel, nous a d'abord dissimulé cette ressemblance.

Aussi pour moi cette période de grâce que nous avons vécue est-elle aujourd'hui finie. En même temps que la curiosité et la peur m'ont saisi à nouveau, l'histoire a repris son cours, au bord duquel nous avions pu nous croire abandonnés du temps pour un bref amour. Si tu peux seulement me dire, ou me faire dire, dans la cellule où je suis, ce que tu sais encore de moi, de toi, et de nous deux, alors j'attendrais plus sereinement la fin. Et ton jugement effacera à mes yeux totalement celui de ces êtres qui au fond m'indiffèrent, qui ont envoyé ces représentants dans un long voyage pour venir nous juger et qui doutent plus que nous même, qui portent sur leurs épaules le poids et la poussière de milliers d'années d'histoire, de ces exilés qui se font appeler « Humains ».


Entre Ses mains

Un trône ruisselant de dorures était la première chose qu'on voyait dans la grande salle. Le roi, un vieil homme au teint mat et à la barbe grise, y était assis. Il était drapé dans un manteau de soieries bleu ciel, rehaussé d'or et d'argent qui dessinaient sur son vêtement des oiseaux qui pleuraient une mer emplie d'algues, et des serpents mélancoliques qui regardaient les étoiles.

A la droite du trône, était un autre siège, d'argent, inoccupé, tendu de voiles noirs. A la gauche, était un siège de bronze, sur lequel était assise une jeune fille d'une grande beauté. Sa peau était sombre avec des reflets d'or, ses cheveux noirs comme la nuit et son visage doux comme la pleine lune. Elle portait une longue robe bleue, et elle avait au cou un simple collier de bronze.

Le troisième et dernier personnage dans la salle du trône était un prêtre, debout près des trônes, drapé dans une grande toge bleu nuit. Il frappa le sol de son bâton, lança sa tête en arrière, puis dit d'une voix sourde et solennelle :

« Les chiens de l'aube mordent le monde. Le ciel est rouge au lever du soleil, vert à son coucher. Notre Dieu a des pensées de mort, et nous serons bientôt détruits, sauf peut-être si l'un de nous parvient à la caverne où l'on entend sa voix, et réussit à implorer et obtenir son pardon.

— Pourquoi n'y vas-tu pas, prêtre ? » grogna le vieux roi, relevant sa tête qui pendait sur son menton. « Tu es l'homme de Dieu.

— Il ne m'entend plus, enfermé qu'il est dans ses sombres obsessions. Seul un jeune cœur pur pourrait désormais l'émouvoir, d'après les prophéties. Et ce n'est pas tout : il faut, pour entrer dans la grotte, combattre un terrible ange à l'apparence d'un dragon, et je suis trop vieux pour ce genre de luttes.

— Et que conseilles-tu ? Ne pourrais-tu pas en venir au fait ?

— Majesté, j'ai un neveu qui est jeune et fort. Permettez-moi de l'y envoyer en votre nom. »

Le roi eut un geste de lassitude. « Fais ce que bon te semblera, si cela peut être utile.

— Ne désirez-vous pas lui parler ?

— Comme tu voudras. »

Le prêtre, semblant surpris, sortit de la pièce.

« Pensez-vous que nous soyions perdus, père ? » demanda la princesse.

« Je le pense en effet, mais c'est sans aucune importance. » répondit le roi. « Il n'y a plus rien en ce monde. Il n'y a jamais rien eu. »

Le prêtre revint, accompagné d'un jeune homme brun, au bras fort, au pied léger, au front brave, à l'œil pur. Le roi souleva à peine ses lourdes paupières pour le regarder, et lui accorda une bénédiction de forme. Par contre, la princesse ne détourna pas son regard du nouvel arrivant, et le suivit longtemps des yeux quand il sortit de la pièce en promettant de réussir.

« Réussir ou mourir, c'est ce que nous disions dans les temps anciens. » dit le roi. « Ton neveu est bien arrogant.

— S'il échoue, nous mourrons tous. » dit le prêtre. « Une telle formule serait déplacée. » Puis « Nous sommes entre les mains de Dieu. »

La nuit, le jeune homme se préparait pour son voyage, empilant armes et vivres sur sa selle, quand il entendit un bruit. Il tira le sabre. Une voix féminine se fit entendre.

« Je suis la princesse que tu as vue cet après-midi, je t'aime, et si tu le permets, je viendrai avec toi. Je couperai mes cheveux, je serai ton écuyer, je porterai tes armes, et je te suivrai jusqu'à la grotte de l'ange. »

Il la regarda, montrant une grande surprise devant ses paroles, son ton, son visage.

« Savez-vous à quel point c'est dangereux, princesse ?

— Et je sais que si tu échoues, je mourrai de toute façon. Si tu as perdu ta confiance, permets-moi au moins de vivre et de mourir avec toi. »

Alors, il tendit solennellement son sabre à la princesse.

« Voici mon gage, princesse, et nous partons demain. Je crains pour votre vie, mais je crains aussi de vous tromper par un refus. Retournez dormir dans votre chambre et rejoignez-moi au petit matin. »

Le lendemain, le soleil rouge déversait sa lumière sur les montagnes bleues, et le cheval du jeune homme, suivi de la mule de son écuyer, partirent vers le nord. En un rien de temps, ils arrivèrent au pied de la montagne. Cachés derrière deux rochers posés là providentiellement, ils entrevirent l'entrée de la grotte. Mais surtout, ils virent le dragon. C'était une créature immense et terrifiante, svelte et serpentine, aux écailles multicolores et chatoyantes, aux grands yeux pensifs dans lesquels se reflétait le ciel. Il semblait méditer, éveillé mais figé.

« Pourquoi Dieu nous permet-il de combattre ses propres anges ? » demanda la jeune fille d'un air songeur et triste.

« Je l'ignore. » dit son compagnon d'un visage surpris. « Peut-être en a-t-il suffisamment pour que la différence ne compte pas. Peut-être peut-il les ramener à la vie. Ou peut-être… » Il serra la main de la jeune fille. « Peut-être une telle créature ne peut-elle pas être vaincue. »

Mais il prit son sabre, et partit combattre. Ce fut long et périlleux, et de nombreuses fois, le jeune homme ne dut sa survie qu'a son adresse extrême. Le dragon semblait ne pas pouvoir être blessé. Alors qu'il sautait en arrière pour éviter ses dents, un coup de tête lui arracha son sabre et le projeta au loin. Mais il continua d'esquiver, comme s'il entendait la rumeur d'encouragement qui lui venait d'au-delà du monde.

La princesse, elle, sortit de derrière son rocher et rampa vers le sabre. Mais au moment où elle allait l'apporter à son compagnon, le dragon se retourna, la fouetta d'un grand coup de sa queue cinglante et souple, envoyant l'arme gicler en l'air ; puis il se retourna, d'un mouvement souple et beau, comme pour mieux observer cette chose étrange.

Le jeune homme se précipita vers elle, ses forces décuplées par la colère. Il attaqua le dragon penché sur son corps, de plus en plus fort, le faisant reculer. Il finit par l'avoir à sa merci, épuisé à son tour, pitoyable avec ses grands yeux bleu transparent.

Alors il entendit appeler son nom, et il sut que la princesse était vivante. Il leva l'épée, sans la laisser retomber, et fit à la place un geste autoritaire, enjoignant la créature de fuir. Puis il se retourna vers sa compagne, qui se releva avec peine.

« Il ne t'a pas tuée. » lui dit-il. Elle hocha la tête. Puis, ensemble, ils entrèrent dans la grotte sombre, et on ne les vit plus, on n'entendit plus que quelques faibles bruits de pas qui s'éloignaient…

« Seigneur… » dit la voix du jeune homme. « Nous sommes venus…

— Prier pour votre pauvre vie, n'est-ce pas ? » répondit une voix terrible. Non qu'elle fut si forte, ou si caverneuse, ou si grave, mais ceux qui l'entendait se persuadaient qu'elle était la seule voix réelle de cet univers, celle qui pouvait tout détruire d'un souhait. Les deux jeunes gens furent saisis d'effroi, et n'osèrent rien dire.

Mais la voix se fit plus douce. « Vous avez montré de la compassion. Vous me touchez, à tel point que j'en oublie que vous êtes nés sans libre-arbitre, et que je vous aime tout de même. »

« Vous ne souhaitez donc pas notre mort ? » demanda la princesse, malgré le tremblement dans sa voix.

« Non. » répondit la voix. « Allez en paix. Le plus longtemps possible. »

Quand ils rentrèrent, le roi et le prêtre étaient toujours à leur place, comme s'ils n'avaient pas bougé, mais leurs visages étaient soucieux, et ils se murmuraient à voix basse des paroles de réconfort. Quand les deux jeunes gens entrèrent dans la pièce, se tenant par la main, leur visage exprimait la plus vive indignation.

« Nous avons parlé à Dieu. » dit la princesse, en se précipitant vers son père, devançant ses reproches. « Il ne souhaite pas notre mort.

— Est-ce possible ? » dit le prêtre, les yeux écarquillés.

« C'est ce que nous avons entendu… Auroins-nous été abusés ? C'est vous-même qui nous avez indiqué le lieu. »

« C'est une bonne chose. » dit le roi. « Une très bonne chose. Je vais maintenant célébrer… »

C'est alors qu'il se tut, et que la princesse s'effondra sur elle-même, doucement, sans un bruit.

Les autres n'eurent pas la possibilité d'esquisser un geste pour lui porter secours : aussitôt après, ils s'effondrèrent eux aussi sur le sol de bois et y restèrent, définitivement inanimés, comme terrassés par un grand cataclysme, par un fléau invisible.

Le vieux montreur de marionnettes n'eut pas le temps, cette fois, de terminer la représentation. Il mourut de vieillesse sans pouvoir finir de raconter à quel point il voulait que ses créatures d'illusion lui survivent. Les adultes jugèrent cette imagination puérile, ridicule, et la pièce stupidement mystique. Quant aux enfants, ils ne comprirent pas. Nous sommes dans la réalité : les personnages ne prendront pas vie d'eux-mêmes. Y aura-t-il, un jour, quelqu'un pour les ressusciter ?


Le mystère du diamant jaune

Il était deux heures de l'après-midi lorsque le célèbre détective luxembourgeois, Achille Navez, arriva chez le notaire, au 3 de la rue de la Paix, à Paris. Il était accompagné de son assistant, le Suisse Jacques Esquispasse, et de sa vielle gouvernante anglaise Miss Marbles. Il avait en vain essayé de dissuader Miss Marbles de venir. Elle avait répliqué que sa connaissance de la nature humaine leur serait très utile. « Vous les jeunes », avait-elle dit aux deux hommes, qui avaient d'ailleurs dépassé la cinquantaine, « vous manquez d'expérience, et vous vous fiez seulement à vos raisonnements logiques, à vos calculs. Mais moi, j'ai longtemps vécu et beaucoup observé, et j'ai, sans vouloir me vanter, développé une certaine intuition pour tout ce qui concerne les relations entre les gens. Vous ne pourrez pas vous passer de moi. » Achille Navez, qui ne voulait pas froisser la vieille demoiselle, la laissa donc venir.

Le notaire, un petit homme chauve qui semblait très nerveux, entra tout de suite dans le vif du sujet. « Merci d'être venu si vite, dit-il.

— Je me trouvais par hasard à Paris, répondit Achille Navez.

— Vous savez déjà, par mon appel téléphonique, que je vous ai invités pour vous parler de l'affaire de la comtesse Ozhegova. Vous avez peut-être déjà entendu parler de la comtesse, car elle très riche et surtout elle possède une pierre précieuse unique, le remarquable diamant jaune, qui est d'une valeur inestimable.

— Le nom de la comtesse m'est en effet familier, dit Achille Navez.

— Laissez-moi tout de même vous donner quelques informations que vous ignorez peut-être, reprit le notaire. La comtesse Natalia Alexandrovna Ozhegova est la fille de Russes blancs qui ont émigré et se sont installés à Paris en 1920, alors que la comtesse avait 10 ans.

— Ce qui lui en fait maintenant 84, coupa Miss Marbles.

— 94, corrigea Esquispasse.

— Ses parents l'ont mariée au comte Ozhegov alors qu'elle avait 16 ans et lui 85, continua le notaire en ignorantl'interruption. Le comte est mort six mois après cela en lui laissant toue sa fortune, en particulier le diamant jaune. La comtesse n'a pas d'héritiers directs, mais elle a deux petits-neveux : Richard Dupont, 32 ans, petit-fils de sa sœur cadette, et Vladimir Mostov, 33 ans, petit-fils de son frère aîné. Jusqu'à hier, le testament de la comtesse était très simple : toute sa fortune, y compris le diamant jaune, était divisée également entre ses petits-neveux, moins une somme d'argent peu importante qu'elle léguait à sa femme de chambre Lucie. Mais hier vers minuit, la comtesse m'a appelé chez moi et m'a demandé de venir la voir immédiatement : elle voulait absolument modifier son testament le plus rapidement possible. Elle était très agitée, mais j'ai fini par comprendre que, se promenant l'après-midi sur le boulevard Saint-Michel, elle avait été prise dans la Gay Pride et y avait aperçu son petit neveu Vladimir dans une tenue…hum…légère et avec une grande plume dans…à un certain endroit. La comtesse, qui est très vieux jeu, en a été indignée et a décidé de léguer le diamant jaune au seul Richard. La comtesse et moi nous connaissons depuis très longtemps, c'est pourquoi j'ai accepté de venir à cette heure pour le moins inhabituelle. Quand la comtesse est sortie de sa chambre pour me recevoir au salon, j'ai cru voir Richard Dupont en tenue d'Adam dans son lit, mais la comtesse a vite refermé la porte et je ne puis malheureusement être sûr de rien. La comtesse et moi avons donc modifié le testament, et je suis retourné me coucher. Tôt le lendemain matin, c'est-à-dire aujourd'hui, Lucie, totalement affolée, m'a appelé pour m'apprendre que la comtesse était morte.

— Bonté divine, c'est horrible ! s'écria Miss Marbles.

— C'est malheureusement vrai, dit le notaire. Bien entendu, j'ai informé la police, mais la comtesse avait demandé dans ses dernières volontés qu'on vous appelle si elle mourait d'une façon suspecte. C'est le cas, puisque d'après le médecin qui l'a examinée la comtesse a été empoisonnée.

— Doux Jésus ! s'exclama Miss Marbles.

— Je voudrais rencontrer ce médecin, dit calmement Achille Navez.

— Bien sûr, répondit le notaire. Je vais maintenant vous emmener chez la comtesse, le médecin s'y trouve encore. Vous pourrez également parler avec Lucie, qui est, comme je vous l'ai déjà dit, la femme de chambre, une fille très dévouée. J'ai demandé à Richard Dupont et à Vladimir Mostov de passer chez la comtesse cette après-midi, vous pourrez donc aussi les interroger.

— Parfait, allons-y, dit Achille Navez en se levant. Allons, Miss Marbles, calmez-vous. »

***

Le détective, son assistant et Miss Marbles se trouvaient maintenant dans la chambre de la comtesse avec le médecin. Ce médecin était en fait le docteur habituel de la comtesse, et il semblait presque aussi vieux qu'elle. Esquispasse, qui le soupçonnait d'être sénile, le considérait d'un œil méfiant. Le docteur leur répéta ce que le notaire leur avait déjà dit : la comtesse avait été empoisonnée. « Quant à dire avec quoi, ça, j'avoue que je l'ignore. Avec toutes les saloperies chimiques qu'ils ont inventées, oh, excusez-moi, Madame, oui, avec tous ces sales produits secrets, allez vous y reconnaître. L'heure de la mort, c'est dur à dire, peut-être bien deux heures du matin, peut-être bien trois heures, même quatre heures c'est pas exclu. »

Remarquant qu'Achille Navez ne prêtait plus d'attention au médecin, Esquispasse suivit son regard, et découvrit enfin les deux inscriptions écrites en grandes capitales rouges sur le mur au-dessus du lit de la comtesse :

« Richard m'a tuer. »

« Il était une fois dans l'Ouest le Bon, la Brute et le Truand. Ils décidèrent que deux d'entre eux étaient de trop dans l'Ouest, et organisèrent un combat, dans lequel ils tireraient chacun leur tour un coup de revolver, dans l'ordre Bon-Truand-Brute-Bon-etc, le premier à tirer étant choisi par le sort. Sachant que la Brute fait mouche à tous les coups, que le Bon a une chance sur deux d'atteindre sa cible et que le Truand la touche 64 fois sur 100, qui a le plus de chances de régner sur l'Ouest ? »

Pendant qu'Esquispasse notait fébrilement les inscriptions et que Miss Marbles prenait un air entendu, Achille Navez demanda au docteur : « à votre avis, docteur, la comtesse a-t-elle eu le temps d'écrire tout cela au mur avant de mourir ? » Miss Marbles laissa échapper un petit rire. Le docteur sursauta, regarda le mur d'un air hébété. « Euh ? Inscriptions ? Ah ouais tiens, les avais pas vues celles-là ! Est-ce qu'elle a eu le temps de les écrire ? Ce n'est pas évident comme question. Voyons… Cela dépend du moment où elle a compris qu'elle avait été empoisonnée. Si elle l'a compris assez tôt, elle a eu le temps, ça c'est sûr.

— Par exemple, si elle s'est administré le poison elle-même ? demanda Esquispasse.

— Par exemple, répondit le docteur. »

Miss Marbles, voyant que tout le monde avait ignoré son rire précédent, rit plus fort, mais personne ne réagit.

« Et si c'est quelqu'un d'autre qui lui a administré le poison, a-t-elle pu tout de même écrire les inscriptions ? demanda Esquispasse au docteur.

— Ben ça, mon gars, c'est bien possible. Par exemple, si l'assassin, après lui avoir fait avaler le poison, l'en a informée pour la narguer. On ne sait jamais, avec ces fous.

— J'ai tout compris, s'écria Miss Marbles, qui décidément ne parvenait pas à attirer l'attention sur elle, tout est clair maintenant. Vous pouvez arrêter de vous casser la tête.

— Oui, Miss Marbles ? demanda patiemment Achille Navez.

— C'est Richard l'assassin ! Et il s'est accusé lui-même par cette inscription pour que personne ne pense à le soupçonner. C'est évident pour quelqu'un qui connaît la nature humaine comme je la connais. Tenez, ça me rappelle le cas du petit Joe Ellis qui avait volé des confitures dans l'armoire, et…

— Je suis sûr que cette affaire est très intéressante, Miss Marbles, l'interrompit Achille Navez, mais vous comprendrez que dans un cas aussi grave que le nôtre, il faille plus de preuves pour accuser quelqu'un. »

Miss Marbles prit un air dépité, et le docteur se préparait à lui adresser quelques mots d'encouragement, car elle lui plaisait bien, quand Esquispasse bondit, très excité. « Navez ! Nous avons été idiots ! Je tiens le moyen de régler toute l'affaire !

— Oui, mon ami ?

— Les inscriptions ! C'est du sang, n'est-ce pas ?

— Eh bien…

— Et la comtesse n'a pas saigné, sinon il y aurait des traces dans le lit aussi. Nous pouvons donc en conclure que l'assassin a écrit avec son propre sang ; pourquoi, je l'ignore encore. Comparons le sang avec celui de nos suspects, et nous serons fixés !

— Raisonnement très ingénieux, mon cher. Mais pendant que vous contempliez le docteur, j'ai examiné les inscriptions de près. Elles ne sont pas écrites avec du sang, mais avec du ketchup.

— Oh.

— Il y a tout de même quelque chose d'intéressant. L'inscription du haut, “Richard m'a tuer”, a l'air plus fraîche que celle du bas. Et les écritures me semblent différentes.

— Vous voulez dire qu'elle a pu être écrite par quelqu'un d'autre que la comtesse, après la mort de celle-ci ?

— Je ne puis rien affirmer pour l'instant. Vous avez un ami calligraphe à Paris, je crois. Essayez donc de le faire venir demain. Et nous demanderons à Lucie de nous prêter un manuscrit de la comtesse, nous pourrons ainsi comparer les écritures.

— Mais que faire maintenant ? dit Esquispasse d'un air déçu.

— Avant tout, il faut interroger nos suspects. Docteur, pouvez-vous demander à Lucie d'entrer et nous laisser, s'il vous plaît ? Merci. »

***

Lucie, la femme de chambre, était visiblement la proie d'une vive émotion. « Ma pauvre maîtresse ! Moi qui l'aimais tellement, que vais-je devenir sans elle ? Enfin, au moins elle ne souffre plus maintenant.

— La comtesse était-elle souffrante ? demanda Esquispasse.

— Oh, elle avait toutes sortes de maladies. à son âge, vous imaginez bien. Oui, elle souffrait terriblement.

— Alors, vous croyez qu'elle aurait pu se suicider ? poursuivit Esquispasse en s'animant.

— Oh, ça, sûrement pas ! Ce n'était pas son genre, elle était très courageuse. Et puis, elle en aurait été bien incapable, elle était à moitié aveugle et ne pouvait se débrouiller sans moi. Non, je suis sure que c'est Richard qui l'a tuée. Ce petit serpent a eu peur qu'elle ne change à nouveau son testament ; et de toutes façons, il la haïssait, même s'il filait doux devant elle, le lâche.

— Et vous-même, que faisiez-vous la nuit dernière ? demanda Esquispasse.

— Pourquoi, est-ce qu'on me soupçonnerait ? Je vous jure que je n'aurais fait une chose pareille ! La nuit dernière, je lisais dans ma chambre, un livre de ce Russe avec un nom imprononçable, Crime et châtiment.

— Avez-vous des témoins ?

— Non, pour qui me prenez-vous ? D'ailleurs, la comtesse n'aurait jamais toléré que je reçoive des hommes dans ma chambre. Mais je peux prouver que je lisais bien ce livre. » Elle prit un air solennel. « L'assassin est Raskolnikov. » Elle regarda autour d'elle d'un air triomphant. Achille Navez était impassible, Esquispasse interloqué, et Miss Marbles avait à nouveau un air entendu.

Ce fut Achille Navez qui rompit le silence le premier. « Et que pensez-vous de cette énigme, Mademoiselle ?

— Sur le mur ? Vous savez, j'ai toujours été nulle en maths, et cette énigme est très mal écrite. C'est “64 fois sur 100” ou “67 sur 100” ?

— Vous avez raison, ce n'est pas clair, les deux sont possibles, dit Achille Navez en fronçant les sourcils. Cela complique le problème.

— Allons, dit Esquispasse, croyez-vous vraiment qu'une si petite différence va changer le résultat ? Alors, Mademoiselle, votre opinion ?

— Je pense que c'est le Bon qui va gagner.

— Et sur quoi fondez-vous cette opinion ? voulut savoir Esquispasse.

— La comtesse avait bon cœur, au fond. Elle n'aurait pas écrit une énigme dans laquelle les mauvais auraient pu gagner.

— Eh bien, Mademoiselle, merci, conclut Achille Navez. Ce sera tout pour aujourd'hui ; nous aurons peut-être d'autres questions à vous poser plus tard. Nous vous demanderons aussi de mettre à notre disposition un manuscrit de la comtesse, afin que nous puissions examiner son écriture. M. Dupont est arrivé, je crois. Pourrez-vous le faire entrer lorsque vous sortirez, s'il vous plaît ? Merci. »

Lorsqu'elle fut sortie, Miss Marbles déclara d'un air pénétré : « Elle est amoureuse de ce Richard. C'est évident. » Personne ne réagit.

***

Richard fit son entrée. C'était un homme grand et élancé, blond aux yeux bleus, dont le sourire éclatant montrait les dents blanches et régulières ; il avait belle allure. Ayant salué Miss Marbles, il s'assit et regarda Esquispasse bien en face. « Autant que je vous le dise tout de suite, il n'y avait pas beaucoup de sympathie entre ma tante et moi. D'ailleurs, elle n'avait pas un caractère facile, et je ne suis pas masochiste comme Lucie. Mais je suis tout de même attristé par ce qui lui est arrivé.

— Le notaire nous a dit qu'il vous avait vu chez la comtesse la nuit dernière, dit Esquispasse.

— Non, je n'y étais pas, répondit Richard d'un air étonné. Ce notaire n'est qu'un vieux fou, je ne comprends vraiment pas pourquoi ma tante tenait tant à le garder. Enfin, les personnes âgées ont parfois leurs petits caprices, n'est-ce pas ? » Et il sourit à Miss Marbles, qui feignit de ne pas avoir entendu. Achille Navez pouvait cependant l'entendre marmonner « C'est lui, c'est lui, je le savais. C'est un être méprisable, il la haïssait. »

« Où étiez-vous donc la nuit dernière ? demanda Esquispasse, qui ne se laissait pas distraire.

— Je me promenais dans les rues de Paris et je goûtais la tranquillité nocturne de la grande ville, répondit Richard.

— Avez-vous des témoins ? s'enquit Esquispasse.

— Bien sûr ! Dédé ! Entre, veux-tu ? »

Il y eut un moment de confusion. Un clochard totalement ivre et répandant une odeur épouvantable était entré dans la pièce, et répétait d'une voix tonitruante en rotant « Ouais, mon pote Richard et moi, la nuit dernière on s'est baladés dans Paris toute la nuit, pas vrai Richard ? » Enfin, au bout d'une dizaine de minutes, Achille Navez, qui était resté très calme, réussit à faire sortir le clochard et à ranimer Miss Marbles, qui s'était évanouie.

« Et, hum, que pensez-vous de l'énigme qui est écrite au mur ? demanda Esquispasse à Richard.

— Oh, d'après ce que je sais de ma tante, c'est la Brute qui gagne. Oui, j'en suis sûr, elle ne pouvait autoriser que cette solution.

— Mais il s'agit d'une énigme mathématique, fit observer Esquispasse, vous ne pouvez pas la résoudre ainsi.

— Croyez-moi, je suis sûr de ma solution, dit Richard. J'ai fait un DEUG de mathématiques, cette énigme est donc très simple pour moi, et il évident que la Brute gagne, même sans l'information que donne la psychologie de ma tante.

— Eh bien, M. Dupont, nous vous remercions… » commença Achille Navez.

On frappa à la porte.

***

« C'est Vladimir Mostov ! cria une voix de l'autre côté de la porte.

— Entrez ! » répondit Achille Navez.

Vladimir était aussi grand que son cousin, mais il était plus trapu, les cheveux châtain foncé et les yeux marron, et il avait l'air maussade et renfrogné.

« — Bonjour, M. Mostov, dit Achille Navez.

— Bonjour.

— Vy govorite po-russkyj ? demanda Achille Navez.

— Pardon ?

— Oh, vous ne parlez pas russe ? Je croyais que vous étiez russe.

— Non, mon grand-père, le frère de la comtesse, était russe, et je porte son nom, mais je suis français et je ne parle pas un mot de russe. Si je porte un prénom russe, c'est que mes parents avaient un sens de l'humour particulier et ont trouvé cela amusant, répondit Vladimir en se renfrognant encore plus.

— M. Mostov, où étiez-vous la nuit dernière ? demanda Esquispasse, qui ne perdait pas son affaire de vue.

— La nuit dernière ? Je regardais des cassettes vidéo chez moi.

— Quel genre de films ?

— Des films pornographiques, dit Vladimir en rougissant.

— Seul ?

— Oui.

— Vous n'avez donc aucun moyen de prouver que vous avez bien regardé ces cassettes ?

— Oh, si ! Je peux vous apporter les cassettes. Vous verrez que les bandes sont toutes à la fin. »

Esquispasse décida de changer de sujet. « M. Mostov, savez-vous que votre tante a changé son testament la nuit dernière ?

— Non, qu'a-t-elle donc changé ? demanda Vladimir, l'air inquiet.

— Elle vous a retiré le diamant jaune, expliqua Esquispasse.

— Chiort' poberi ! Déshérité ! Mais savez-vous pourquoi ?

— Elle vous a vu à la Gay Pride et l'a mal pris.

— Ah, la vieille folle ! s'exclama amèrement Vladimir. Bourrée de préjugés jusqu'à la fin. Et alors c'est Lucie qui hérite du diamant, je suppose ?

— Mais non, voyons, dit Esquispasse, c'est votre cousin, M. Dupont. »

Vladimir, fou furieux, se tourna vers Richard. « Comment, tu ne lui a pas dit pour nous deux ? Tu l'as pourtant vue hier soir. Répugnant lèche-bottes ! » Et il sortir en faisant claquer la porte.

« — M. Dupont ? demanda doucement Achille Navez.

— Oui, j'ai vu ma tante hier soir, avant d'aller me promener avec Dédé, mais je ne suis pas resté longtemps et nous avons à peine parlé.

— Et à quoi votre cousin faisait-il allusion ?

— Vladimir est mon petit ami. Vous voyez pourquoi l'affirmation de cet imbécile de notaire est absurde.

— Oui, je vois, dit Achille Navez d'une voix neutre. Je pense que vous devriez maintenant aller vous expliquer avec votre cousin, si vous ne voulez pas que votre relation soit gravement compromise.

— Je crois que vous avez raison.

— Au revoir, M. Dupont. »

***

Le soir, après le dîner, Achille Navez se tourna vers son assistant et demanda :

« Alors, Esquispasse, que pensez-vous de tout cela ?

— Je pense d'abord que nous pouvons exclure l'hypothèse du suicide, déclara Esquispasse.

— Et pourquoi donc ?

— La femme de chambre, Lucie, nous a affirmé que la comtesse en était incapable.

— Et vous faites confiance à cette Lucie ?

— Eh bien, peut-être avez-vous raison, je m'avance trop, dit Esquispasse mécontent. Que pensez-vous, alors ?

— Quelles sont les autres possibilités ?

— Lucie a pu tuer la comtesse, pour la soulager de ses souffrances. Il est d'ailleurs possible que la comtesse lui ait elle-même demandé de l'aider à mourir.

— Oui, je pense que Lucie a aidé Richard à tuer la comtesse, intervint Miss Marbles.

— Qu'est-ce qui vous fait penser cela, Miss Marbles ? demanda Achille Navez.

— Il y a deux écritures différentes dans ces inscriptions, n'est-ce pas ? Il y a donc eu deux assassins. Comme il est clair que Richard est l'un des deux, il me paraît évident que le second est Lucie ; elle l'a aidé par amour pour lui. Exactement comme dans l'affaire d'Annie Hawkes et du laitier.

— Il est aussi possible que Vladimir Mostov, devinant la colère de la comtesse à son égard et craignant qu'elle ne change son testament, ait décidé de la tuer le plus vite possible, poursuivit Esquispasse en ignorant Miss Marbles.

— Ce Vladimir est d'ailleurs étrange, remarqua Achille Navez. Il prétend qu'il ne parle pas russe, mais c'est du russe qui lui a échappé quand il a appris qu'il était déshérité.

— Vraiment ? dit Esquispasse. Je n'avais pas remarqué, c'est très intéressant. Un mauvais point pour lui.

— Ce petit Vladimir est très sympathique, dit Miss Marbles d'un air rêveur. J'ai tout de suite remarqué qu'il était fou amoureux de Lucie. Il voulait tellement qu'elle hérite du diamant jaune, c'est touchant. Mais il n'a aucune chance, le pauvre.

— Miss Marbles, Vladimir Mostov est homosexuel, fit remarquer Achille Navez.

— Oh, les jeunes, vous ne savez jamais ce que vous voulez vraiment. Oui, il croit peut-être qu'il est homosexuel, mais c'est absurde. C'est un jeune homme parfaitement normal, et il est amoureux de Lucie.

— Miss Marbles, vous avez une étrange définition du mot “normal”, dit Achille Navez.

— Allons, assez de philosophie ! coupa Esquispasse. Laissez-moi finir. Donc, nous ne pouvons pas exclure Richard Dupont de la liste des suspects, surtout s'il a menti et se trouvait vraiment chez sa tante la nuit dernière. Car dans ce cas, il aurait connu la modification du testament en sa faveur, et aurait pu décider de tuer la comtesse avant qu'elle ne change à nouveau son testament.

— Bref, nous ne sommes pas très avancés, résuma Achille Navez. Il faudra que nous finissions d'interroger Vladimir Mostov demain. En attendant, parlons de l'énigme. J'ai vu que vous avez fait des calculs. Avez-vous réussi à la résoudre ?

— Oui, je crois, déclara fièrement Esquispasse. Cela n'a pas été simple, mais j'ai calculé les probabilités de succès dans les deux cas, si on lit “64” ou “67”, et la Brute l'emporte à chaque fois.

— Vraiment ? Pouvez-vous me montrer vos calculs ? »

Esquispasse tira de sa poche quelques feuilles couvertes de calculs et indiqua une colonnes de nombres. « Voilà les probabilités que j'ai trouvées. » Achille Navez regarda les nombres quelques instants en silence, puis fit remarquer gentiment : « Esquispasse, je crois qu'il y a un problème. La somme de vos probabilités ne fait pas 1. » Esquispasse lui arracha les feuilles des mains et les parcourut fébrilement du regard.

« Sacré nom de …, vous avez raison, Navez. Il va falloir que je recommence tous mes calculs.

— Eh bien, vous ferez ce que vous voulez, dit Miss Marbles, quoique je pense que c'est très vilain de votre part d'utiliser des expressions pareilles. Quant à moi, je vais me coucher.

— Sage décision, Miss Marbles, dit Achille Navez. Je vais en faire autant. »

***

Le détective Achille Navez, son assistant et Miss Marbles attendaient l'arrivée de Vladimir Mostov dans la chambre de la comtesse Ozhegova. Le calligraphe venait de partir. Il avait confirmé ce que les trois compagnons commençaient à soupçonner : que les écritures des deux inscriptions étaient différentes, et étaient différentes de l'écriture de la comtesse. Il avait été impressionné par l'écriture de cette dernière. « Une femme très intéressante », avait-il remarqué, « peut-être la femme que je cherche vainement depuis des années. Pourriez-vous me donner son numéro de téléphone ? » Il avait été fort déçu d'apprendre qu'elle était morte.

Miss Marbles était très satisfaite des informations données par le calligraphe. « Cela confirme tout à fait mes déductions. Je le savais. Lucie a aidé Richard, elle a écrit l'énigme, il a écrit l'inscription qui l'accuse lui-même. Et maintenant Lucie accuse Richard pour que personne ne se doute de leur complicité. Mais je suis plus maligne qu'eux, et surtout je connais bien la nature humaine.

— Et pourquoi Lucie a-t-elle écrit cette diable d'énigme sur le mur ? demanda Esquispasse de mauvaise humeur (il avait essayé pendant une bonne partie de la nuit de résoudre l'énigme, mais n'arrivait jamais à obtenir des probabilités de somme 1 ; néanmoins, il était maintenant convaincu que le Bon l'emportait).

— Pour brouiller les pistes, enfin, c'est évident », dit Miss Marbles lentement et distinctement, comme si elle s'adressait à un petit enfant.

La conversation, qui aurait pu s'envenimer, fut interrompue par l'arrivée de Vladimir Mostov.

***

Vladimir commença par s'excuser pour sa conduite brusque de la veille. Miss Marbles était plein d'indulgence pour lui. « Dans votre situation, votre comportement était tout à fait naturel, mon petit, lui dit-elle.

— Vous êtes bien gentille, Madame, dit timidement Vladimir.

— Mais non, mais non. Sachez, mon enfant, que je vous comprends parfaitement et que je trouve que vous ne vous contrôlez pas si mal que cela. Surtout n'ayez pas peur d'être vous-même. Vous êtes un jeune homme charmant.

— Oh, merci, Madame, dit Vladimir en rougissant et en souriant pour la première fois. Vous êtes si bonne. Vous me rappelez un peu ma mère, qui est morte quand j'avais dix ans. Comme elle me manque ! »

Esquispasse interrompit cette scène touchante. « M. Mostov, peut-être pourrions-nous revenir à nos affaires ?

— Oui, excusez-moi, Monsieur, dit Vladimir d'un air penaud.

— Tout d'abord, pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de l'énigme ?

— Eh bien, je vais vous dire comment je vois les choses. à mon avis, le Truand est amoureux de la Brute. Ils vont s'allier pour éliminer le Bon, et ils vont vivre heureux ensemble.

— Vous avez une interprétation originale, remarqua Achille Navez.

— J'aime tellement les histoires d'amour qui se finissent bien, dit Vladimir.

— Bon, bon, bougonna Esquispasse, parlons plutôt de vos relations avec votre tante… »

Mais à ce moment-là, un autre personnage fit irruption dans la chambre.

***

C'était un homme de taille moyenne, musclé et compact, le cheveu noir, l'œil d'un bleu intense, la peau bronzée. Il parlait avec un fort accent américain. Vladimir et lui s'étreignirent joyeusement. « Dave, vieux brigand ! » « Vovka, vieux frère ! » Ils se donnaient l'un à l'autre de grandes claques dans le dos.

Esquispasse toussota. « Je suis désolé d'interrompre vos retrouvailles, mais j'aimerais bien savoir qui est Monsieur…Monsieur ?

— Dave. Appelez-moi juste Dave.

— Je crains que ce ne soit pas suffisant, dit Esquispasse avec désapprobation. Quel est votre nom de famille ? »

Le nouveau venu se pencha à son oreille et lui souffla quelque chose.

« Maslov ? s'étonna Esquispasse. Vous êtes russe ?

— M-a-t-h-l-o-u-g-h, le corrigea Dave. Je suis américain.

— Dans quel état vivez-vous ? demanda Miss Marbles.

— Le Vermont.

— Je le savais, dit Miss Marbles d'un air satisfait. Votre accent, vous savez. Peu de gens peuvent deviner l'état d'origine d'un américain à son accent, mais je suis de ceux-là.

— Je vis maintenant au Vermont, précisa Dave, mais je suis né au Texas et j'y ai vécu jusqu'à l'âge de 32 ans, ensuite j'ai passé 2 ans en France. J'ai 35 ans maintenant. »

Miss Marbles fut soudainement prise d'un grand intérêt pour le motif du tapis.

« — Qui êtes-vous, au juste ? demanda Esquispasse.

— Je suis l'ex-mari de la comtesse Ozhegova.

— Mais vous avez 59 ans de moins qu'elle !

— Vous ne pouvez pas comprendre. C'était une femme exceptionnelle. Je l'aimais à la folie. Je l'aime toujours, d'ailleurs. Elle m'a brisé le cœur. Ah, Tachenka… »

Et il se mit à pleurer. Vladimir lui mit le bras sur l'épaule et lui murmura des paroles des paroles de consolation. Quand il parut calmé, Achille Navez lui demanda :

« Vous disiez que vous êtes l'ex-mari de la comtesse ?

— Oui, confirma Dave. Il y a un an elle a voulu divorcer. J'ai cru d'abord que c'était Lucie qui l'y avait poussée.

— Et pourquoi Lucie aurait-elle fait cela ? demanda Esquispasse.

— La comtesse avait une liaison avec elle, sado-masochiste je crois. Mais maintenant, je pense que Tachenka était jalouse parce qu'elle croyait que je m'intéressait à Lucie. Comme si c'était possible, avec une femme pareille. Ah, Tachenka… »

Il se serait sans doute remis à pleurer si Achille Navez n'était pas intervenu. « M. Mathlough, je respecte votre douleur, mais nous avons une enquête à mener. Pouvez-vous nous dire où vous étiez la nuit de la mort de la comtesse ?

— J'étais dans ma chambre à l'hôtel. Je pleurais.

— Vous étiez seul ?

— Oui.

— Donc vous n'avez pas de preuve, dit triomphalement Esquispasse.

— Mais si, répondit Dave, vous ne voyez pas comme mes yeux sont rougis ? Comment voulez-vous que j'aie fait cela, si ce n'est pas en pleurant toute la nuit ?

— Et vous êtes en France depuis longtemps ? demanda Esquispasse.

— Depuis deux jours.

— Tiens, pourquoi êtes-vous revenu juste à ce moment ?

— J'ai senti qu'elle allait mourir, dit solennellement Dave. J'espérais la revoir une dernière fois avant. Mais je ne suis pas arrivé à temps. Ah, Tachenka… »

Quand il eut arrêté de pleurer, Esquispasse poursuivit l'interrogatoire :

« Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de cette énigme ?

— Oh, c'est Tachenka qui a écrit ça ? Oui, oui, je reconnais bien son style ; elle adorait les énigmes. Eh bien, il me semble que le Bon, c'est moi. Donc, le Bon perd. Tachenka ne m'aurait jamais fait gagner ; elle ne me tenait pas en très haute estime.

— Il me semble que vous vous trompez, M. Mathlough, intervint Achille Navez. Nous sommes presque sûr que ce n'est pas la comtesse qui a écrit cette énigme. Ce n'est pas son écriture.

— Ce n'est pas un problème, dit Dave en riant. La comtesse pouvait imiter toutes sortes d'écritures. C'était une professionnelle. Ah, oui, C'était vraiment une femme exceptionnelle, ma Tachenka…

— Je vous crois, M. Mathlough, dit rapidement Achille Navez. Nous n'avons plus de questions pour l'instant. Pouvez-vous nous laisser votre adresse, s'il vous plaît ? Nous aurons sans doute besoin de vous poser d'autres questions plus tard.

— Avec plaisir, dit Dave, je serai ravi de vous revoir. Vous a-t-on déjà dit que vous avez des yeux magnifiques ? »

Vladimir s'éclipsa en même temps que Dave, et les trois compagnons, restés seuls, décidèrent de retourner à leur hôtel. Esquispasse nota qu'il faudrait reconvoquer Vladimir le lendemain.

***

Le soir, Esquispasse, surexcité, brûlait de faire part de toutes ses idées à Achille Navez. Il avait encore travaillé sur l'énigme, et, bien qu'il n'ait pas trouvé de solution satisfaite, pensait maintenant que le Truand l'emportait dans le cas du “67”, et le Bon dans l'autre.

« Peut-être que la comtesse s'est suicidée pour se venger de Lucie, qu'elle soupçonnait d'avoir une liaison avec Vladimir, dit Esquispasse.

— C'est possible, dit Achille Navez.

— Ou alors Richard a demandé à Dave, qui de toutes façons a des raisons de haïr la comtesse, de la tuer, en lui promettant de partager l'argent de la vente du diamant jaune avec lui. J'ai d'ailleurs trouvé que le chagrin de Dave était artificiel.

— Nous n'avons pas de preuve du contraire.

— Ou alors Lucie, jalouse de Richard, a tué la comtesse et essaie de le faire arrêter pour cela. Vous vous souvenez comme elle l'a accusé ?

— Effectivement.

— Ou alors Vladimir, blessé par le mépris de la comtesse pour son homosexualité, et en même temps jaloux parce que Richard le trompe avec elle, et en même temps désirant que le diamant revienne à Richard dont il est amoureux malgré tout, a attendu pour tuer la comtesse qu'elle ait changé son testament.

— Pourquoi pas ? dit patiemment Achille Navez.

— Vous vous compliquez inutilement la vie, dit Miss Marbles, alors que je vous ai donné depuis longtemps la solution. à propos, méfiez-vous de ce Dave. Il est évident qu'il est très instable et imprévisible.

— Ou alors Dave, continua Esquispasse en ignorant Miss Marbles comme d'habitude, qui est visiblement très ami avec Vladimir, a tué la comtesse, pour essayer de l'empêcher de changer son testament, et pour venger Vladimir de la trahison de Richard.

— Ce n'est pas impossible.

— Ou alors la comtesse était si aigrie par sa maladie, qu'elle haïssait tous ses proches, et qu'elle s'est suicidée en créant plusieurs pistes pour leur causer des désagréments.

— Ce n'est pas exclu.

— Ou alors… »

Il était quatre heures du matin quand Achille Navez put enfin aller se coucher.

***

Le lendemain matin, Achille Navez, très fatigué, se rendit de nouveau dans l'appartement de la comtesse, où il avait convoqué non seulement Vladimir, mais aussi Lucie, Richard et Dave, espérant apprendre de nouveaux faits pendant cette confrontation. Comme les jours précédents, il était accompagné d'Esquispasse et de Miss Marbles, qui avait fermement refusé de rester à l'hôtel.

Dans le salon, ils trouvèrent Lucie en pleurs. « J'avoue tout », dit-elle en sanglotant. « J'ai tué la comtesse. J'étais si jalouse quand je me suis rendu compte qu'elle me trompait avec Richard que j'ai perdu la tête. » « Je l'avais bien dit, je le savais » commenta Miss Marbles.

Laissant Lucie dans le salon, ils passèrent dans la chambre. Richard s'y trouvait déjà, prostré sur le lit. Miss Marbles l'attaqua tout de suite. « Vous devriez avouer, maintenant, nous savons bien que c'est vous, Lucie nous a tout dit. De toute façon, c'était évident, et je le savais depuis le début. » Richard la regarda, l'air désespéré. « Oui, c'est moi, murmura-t-il. Quand elle a changé son testament cette nuit-là, j'ai tout entendu depuis sa chambre, et j'ai décidé de la tuer pour avoir le diamant jaune tout de suite. J'ai d'énormes dettes, vous savez. Mais Lucie n'a rien fait, elle est innocente. » « Il défend sa complice » commenta Miss Marbles.

Elle fut distraite par l'arrivée de Dave, qui avoua qu'il avait tué la comtesse pour se venger de Lucie. « Mais pour que ma vengeance sois complète, il fallait que Lucie sache qui avait provoquée ses souffrances », ajouta-t-il. « C'est pour cela que je vous dis la vérité maintenant. »

à ce moment, Vladimir entra en courant et cria : « Eto ja ! Eto ja ubil staruju krysu ! » Il tomba à genoux et se cacha le visage dans les mains.

Achille Navez, qui commençait à se sentit un peu perdu, fut appelé à la porte par Esquispasse, qui lui dit que le notaire voulait lui parler. Heureux de saisir une occasion de s'arracher à l'atmosphère de plus en plus étrange de la chambre, le détective sortit et rencontra le notaire dans le salon, où Lucie sanglotait toujours dans un coin. « Je voulais vous dire, pour vous éviter de nouvelles difficultés », dit le notaire, « que c'est moi qui ai tué la comtesse. Depuis des années je la poursuivais de mes assiduités et elle refusait. L'autre jour, sous l'effet de la pression accumulée pendant si longtemps, j'ai fini par exploser, et…voilà… » Il s'écroula en sanglotant près de Lucie.

Achille Navez se dirigea en silence vers la sortie, mais il fut arrêté sur son chemin par le docteur, échevelé et puant l'alcool. « C'est moi, c'est moi qui ai tué la comtesse… »

***

Extrait du Figaro :

Fin de l'affaire du diamant jaune

La police a décidé hier d'arrêter l'enquête sur la mort de la comtesse Natalia Alexandrovna Ozhegova. En effet, après le massacre par le détective Achille Navez de tous les proches de la comtesse, de Jacques Esquispasse et Martha Marbles, il ne reste plus personne qui puisse donner des renseignements sur l'affaire, et il n'y a plus aucun espoir de résoudre le mystère. D'après les spécialistes de l'hôpital Saint-Anne, il est très peu probable que M. Navez, qui est le seul à pouvoir encore faire la lumière sur cette affaire, soit à nouveau capable de parler un jour.