Comments on Quelques formes de ma mémoire

Ilia (2019-07-07T18:59:32Z)

Je suis particulièrement fasciné par la question de savoir comment les gens mémorisent les airs de musique - surtout les gens qui, comme moi, ont une oreille musicale peu développée. À ce propos, j'observe une sorte de paradoxe :

- d'une part, je suis capable de fredonner l'air de la plupart des musiques que je connais. En général, je chante faux (dixit ma femme, qui, elle, a une vraie oreille musicale), mais je le fais en temps réel, sans hésitations, et je produis quand même quelque chose qui, au moins à mon oreille, ressemble à l'original. Bien sûr, je suis également sans problème capable de reconnaître ces mélodies.
- d'autre part, j'ai une difficulté extrême à retrouver au piano un air que je connais uniquement de façon auditive. En général, même après de nombreux tâtonnements, ce que je finis par jouer ne ressemble pas du tout à l'original, même à ma propre oreille.

Je pense que mon expérience est assez représentative. Pour le premier point, ça me paraît évident que c'est assez largement partagé - si on demande à un quidam lambda de chanter (disons) la Marseillaise ou l'air de "Joyeux anniversaire", ils produiront sans hésiter une version reconnaissable (même si, peut-être, pas parfaitement juste du point de vue d'un musicien). Pour le deuxième point, je ne sais pas trop si c'est pareil pour les autres ; je suis éventuellement intéressé par d'autres témoignages !

J'aimerais bien à l'occasion essayer de m'enregistrer chanter, de retranscrire la mélodie que je chante effectivement, et de la comparer à la vraie mélodie - peut-être que ça pourrait m'aider un peu à comprendre sous quelle forme mon cerveau stocke la musique. Mais ça a l'air fastidieux… Quelqu'un connaît-il un logiciel libre qui peut génèrer, à partir d'un enregistrement, un spectrogramme avec une grille superposée permettant de lire les notes ?

Ilia (2019-07-07T18:59:01Z)

Ce texte décrit bien également mon expérience ! Je peux souscrire à peu près à tout : voix qui parle dans la tête, difficulté pour dicter mon numéro de téléphone dans une langue inhabituelle, stockage d'un visage sous forme hachée, mémoire procédurale au piano qui ne supporte pas les interruptions… Je suppose qu'il s'agit de phénomènes assez communs ; d'ailleurs, ils sembleraient que certains aient même des noms : cf. https://en.wikipedia.org/wiki/Baddeley%27s_model_of_working_memory

La seule différence, c'est que, pour ma part, je ne dirais pas que j'aie une mauvaise mémoire visuelle.

Quelques remarques :

> et particulièrement le tadada-tadada tadada-tadada des alexandrins

Euh les alexandrins se découpent certes toujours en deux hémistiches de 6 syllabes, mais à l'intérieur des hémistiches, d'autres variantes sont possibles, non ? Prenons les deux premiers vers de l'extrait que tu as cité : "C'est alors qu'apparut, tout hérissé de flèches, / Rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches…". J'aurais tendance à les scander plutôt comme ceci ("x" pour une syllabe non-accentuée, "/" pour un accent sans ambiguïté, "\" pour une syllabe où l'hésitation est possible, "|" marque la césure et ne représente pas une syllabe) :
x x / x x / | \ x x / x /
/ x x \ x / | x \ x / x /
Seul le premier hémistiche du premier vers rentre dans le schéma "tadada-tadada"…

> on peut faire n'importe quelle permutation des quatre autres, et je ne sais
> jamais laquelle est la bonne

Ça me fait penser à un poème russe fondé sur les permutations - le "Carré des carrés" de Severyanin : http://www.stihi-rus.ru/1/Severyanin/45.htm . Tu connaissais ?

La première strophe est faite de 4 vers contenant chacun 4 pieds anapestiques, avec chaque pied correspondant aussi à une unité syntaxique.

La deuxième strophe s'obtient de la première en échangeant les deux pieds dans chaque hémistiche de chaque vers (avec juste une petite adaptation : "меж поэм и тревог" devient "меж тревог и поэм"). La troisième, en échangent les deux hémistiches de chaque vers. La quatrième, en échangeant à la fois les hémistiches et les pieds dans chaque hémistiche. Donc pour résumer, les quatre strophes s'obtiennent par l'action du groupe de Klein.

Pour tout j et (ce qui est remarquable) pour tout i, le i-ième pied de la j-ième strophe rime avec le i-ième pied de la (j+2)-ième strophe (modulo 4). Ainsi, quelle que soit la permutation à l'intérieur des vers, le quatrain continue à rimer (avec des rimes croisées).

Grâce à la magie de l'ordre libre des mots en russe, pour chaque vers, toutes ces permutations sont grammaticalement correctes, parfaitement naturelles à lire, et ont le même sens. Seule l'émotion change, d'une façon difficile à qualifier - mais, en gros, elle va crescendo du début à la fin.

Traduction approximative de la première strophe :

[Jamais] [à propos de rien] [je ne veux] [parler]…
[Crois-moi !] [Je suis fatigué], [je suis totalement] [épuisé].
[Pendant des années] [je fus bourreau] - [pour un bourreau] [il n'est pas donné de voler].
[Telle une bête], [je me suis égaré] entre [les angoisses] et [les poèmes].

> Autrement dit, dans un premier temps j'apprends à prononcer le son, puis
> j'apprends à le distinguer à l'oreille de sons qui ressemblent, et c'est
> seulement ensuite, après encore assez longtemps, que j'arrive à distinguer
> dans ma mémoire ces différents sons.

J'ai eu ce problème en polonais, avec les paires [ʂ] - [ɕ], [t͡ʂ] - [t͡ɕ], [ʐ] - [ʑ], [d͡ʐ] - [d͡ʑ].

Je n'ai absolument aucun problème à les prononcer, en utilisant des analogies. Le russe possède déjà les phonèmes [ʂ], [ɕ:] et [t͡ɕ]. Raccourcir le [ɕ:] en [ɕ] ne pose pas de difficulté (il faut quand même un petit effort conscient, mais c'est faisable). Le [t͡ʂ] n'existe théoriquement pas en russe, mais on obtient une bonne imitation en prenant [t] + [ʂ] et en les écrasant bien ensemble (parce que [tʂ], apparemment, ce n'est pas pareil que [t͡ʂ]). En cherchant un peu mieux, on le trouve même en fait comme allophone dans certains mots russes comme "лучше" (où le cluster [t͡ɕ] + [ʂ] est assimilé en [t͡ʂʂ]). Ensuite, les quatre autres, ce sont juste les versions voisées des quatre premières.

En revanche, j'ai dans un premier temps eu un mal fou à mémoriser lequel va où : même si j'arrivais à les prononcer, clairement, il n'y avait qu'une "case" dans mon cerveau pour chacune des paires ; et la palatalisation devait être retenue comme une information séparée.

L'illumination est venue lorsqu'on m'a fait remarqué qu'étymologiquement, [ɕ], [t͡ɕ], [ʑ] et [d͡ʑ] en polonais correspondaient, en fait, respectivement à [sʲ], [tʲ], [zʲ] et [dʲ] en russe. Tout est tout de suite devenu plus simple : maintenant je retiens un mot contenant l'un de ces quatre premiers phonèmes comme s'il contenait l'un des quatre derniers, mais qu'il était juste prononcé de façon différente.

Mais je ne saurais pas résoudre ce problème pour une langue qui n'est pas, comme le polonais, très proche de ma langue natale…

wandering tourist (2019-07-05T00:47:49Z)

Purée, c'est exactement ça, quand je dois traduire mon numéro de téléphone ça prend des plombes.

Joe (2019-07-01T10:24:31Z)

C'est marrant : j'ai l'impression d'avoir exactement le même type de mémoire, à quelques détails près.

As-tu une bonne mémoire pour les voix ? Il m'est souvent arrivé de reconnaître un acteur venant d'entrer en scène (si j'ose dire) au cinéma à sa seule voix. Je ne le reconnaissais pas tant qu'il était silencieux (pas forcément par manque de physionomisticité, cela pouvait être parce que l'acteur était maquillé, habillé inhabituellement, ou ce genre de choses) et dès qu'il ouvrait la bouche, je pensais « Ah ! mais c'est untel ! ».

Typhon (2019-06-29T23:48:06Z)

C'est marrant que tu cites ces kana là et pas le trio infernal の, ぬ et め ou わ, れ et ね, par exemple.

Pour ce qui concerne les kana, mon expérience récente a été d'essayer de les apprendre passivement sur Duolingo et de constater que ça me prenait beaucoup de temps et que c'était difficile.

J'étais perplexe car pour le cyrillique russe c'était venu à peu près tout seul (j'ai peut-être oublié mais il me semble pas que ça m'ait posé de problème particulier).
On peut inventer des explications ayant trait à la proximité du système cyrillique avec l'alphabet latin comparativement avec le hiragana (qui contient plus de signes, etc), ou bien du fait que j'étais plus jeune et travailleur quand j'essayais d'étudier le russe et que j'avais une prof.

Mais l'explication qui est je crois correcte (ou en tout cas que c'est un facteur plus important), c'est que j'ai pas essayé d'apprendre les hiragana en les écrivant à la main car j'ai pris l'habitude de tout le temps écrire au clavier et je pense que ne pas avoir la mémoire procédurale comme alliée m'a bien ralenti.

JML (2019-06-28T22:32:49Z)

Jolie introspection ! Je ne crois pas que j'arriverais à décrire mon propre fonctionnement cognitif aussi précisément.
J'espère qu'un lecteur cultivé proposera des références bibliographiques accessibles au non-spécialiste, ça m'intéresse aussi !

Fred le marin (2019-06-28T13:20:34Z)

La mémoire survit

Dans mes souvenirs, j'appris (après mes études) qu'une formule simple donnait sin(p)+sin(q)… sans me la rappeler parfaitement à présent.
(les fonctions trigonométriques sont remarquables à bien des égards, et je voyais dans ma jeunesse l'impossible devenir vrai).
En Littérature, j'ai les bribes du début du poème El Desdichado ("Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé.") et la fin des Misérables ("Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange, il vivait.").
En Musique, je pense déjà pouvoir reconnaître beaucoup de mélodies/riffs.
En Histoire, c'est plus difficile (pour les dates).
En localisation spatiale (lieux virtuels ou non), moults repères sont intégrés dans ma cervelle.
Mais tout cela se travaille (la culture étant ce qui reste lorsque l'on a tout oublié [sic]).

N (2019-06-28T11:45:59Z)

Pour la musique, ne pas s'en tirer quand on s'arrête, c'est vraiment une différence entre l'improvisateur et les autres. Les deux types de musiciens se basent sur la mémoire, mais l'improvisateur a souvent plus de recettes génératives, donc elle s'en tire, tandis que les autres ont souvent des recettes si linéaires qu'elles sont vouées à l'échec en cas de problèmes.

Les non-improvisateurs, cela dit, s'ils ont une mémoire assez flexible, ils ont l'habitude de comprendre l'harmonie, et peuvent tirer de leur pratique des recettes génératives… A ce stade-là, c'est ce qu'on peut appeler des professionnels. :p

Mais c'est assez similaire avec les preuves en math, non ? Ou de très longues additions, ou de très longs calculs. Réussir à jouer une fugue de Bach et démontrer clairement au tableau un théorème un peu long. On peut toujours s'en tirer avec la mémoire, mais parfois s'arrêter ça casse la mémoire, ou l'attention des spectateurs… Il faut connaître quelques recettes génératives pour vraiment s'en tirer avec brio.

Gabriel (2019-06-28T10:48:43Z)

C'est troublant à quel point ma propre mémoire fonctionne exactement comme ce que tu décris de la tienne (à part que j'ai appris bien moins de decimales de pi). Je me demande s'il y a des types de mémoire, et que les individus tombent globalement dans une classe ou une autre. Il semble certainement y avoir des corrélations entre les différents aspects que tu abordes.

jonas (2019-06-28T00:38:21Z)

See some rambling about my experiences about this topic in <URL: https://slatestarcodex.com/2018/04/19/gupta-on-enlightenment/#comment-620761 >, though it's not written too well.

Also, I can type on a QWERTY keyboard with reasonable speed in English and in Hungarian, but if I try to deliberately type slowly, or mimic typing in the air without a keyboard present, then I completely fail, like I've suddenly forgotten where all the buttons are. I knew this for a long time, but I had an experience a few years ago that really proved this. Someone showed me a QWERTY keyboard where the four rows weren't offset horizontally, such that the "Q" key is directly above "A", and "Z" is directly below. I was almost incapable of typing on it, despite practicing for over ten minutes.


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